Comme sous l’ère édouardienne, l’Angleterre est redevenue le centre de la mondialisation des sports. Les grands clubs liverpuldiens, londoniens et mancuniens attirent les stars de la planète football. De puissants groupes audiovisuels s’arrachent les droits de diffusion de leurs affrontements hebdomadaires, dont certains matchs sont avancés en fin de matinée pour satisfaire l’appétence du public asiatique pour le football anglais. Dans cette histoire du temps présent sportif, l’identité de l’association football a été transformée en profondeur au moins au niveau de la Premier League, la première division anglaise refondée sur des bases commerciales en 1992. Ce que l’on appelait, non sans déférence, the people’s game, le sport emblématique de la classe ouvrière britannique, est devenu the global game, le sport numéro un de la mondialisation culturelle et économique, qui attise l’appétit des fortunes nouvelles des pays producteurs de pétrole ou de la finance américaine. Avec pour conséquence de le transformer en un spectacle vivant désormais réservé à la classe moyenne supérieure britannique et aux touristes asiatiques, reléguant les classes populaires devant leurs écrans, ceux des pubs ou dans les tribunes des divisions inférieures.
Ce deuxième numéro de la revue Football(s). Histoire, culture, économie, société propose de revenir sur ce processus de globalisation et gentrification du ballon rond autour de plusieurs axes d’analyse. La dimension économique sera largement envisagée au travers de l’évolution des sociétés par action qu’ont été, dès la création en 1888 de la Football League1, les clubs professionnels. Jusqu’au début des années 1980, ces entreprises ont pratiqué un régime de limitation des salaires alloués aux joueurs et des dividendes versés aux actionnaires. Nécessité faisant loi, certains clubs se sont lancés précocement dans la formation comme Manchester United. Et l’argent est resté longtemps un moyen pour remporter des titres avant de se muer en simple fin à partir des années 1980.
Cette mutation s’accompagne d’un changement du rapport à l’Europe et au monde. Longtemps méfiants à l’égard des Européens et des Sud-Américains, les dirigeants de la Football Association2, convaincus de leur supériorité, n’adhérèrent définitivement à la Fédération internationale de football association (FIFA) qu’en 1946, plus de quatre décennies après sa fondation à Paris. De même, le football anglais se montra d’abord circonspect à l’égard de la création des Coupes d’Europe dans la seconde moitié des années 1950. Sans doute, la victoire à domicile lors de la Coupe du monde 1966, rappelée par la couverture de ce numéro, suivie du premier trophée européen de Manchester United (1968) ont contribué à lever ces réserves.
Les exactions des hooligans anglais dans les matchs européens des années 1970-1980 et la catastrophe du Heysel (1985), qui a entraîné l’exclusion pour cinq ans des Coupes d’Europe des clubs anglais (1985-1990), ont ralenti cette européanisation du football anglais. L’ouverture à l’Europe et au monde a véritablement commencé avec la création de la Premier League et l’essor des télévisions par satellites, avec l’arrêt Bosman qui, en 1995, a libéré la circulation des footballeurs dans l’espace économique européen et avec la rénovation des stades pour l’Euro 1996. Dès lors, les plus grands clubs anglais sont devenus de véritables marques globales, adulées par une communauté de supporters-consommateurs qui se recrute sur tous les continents. Si le fighting spirit reste à l’honneur dans le jeu, leurs équipes ont été entraînées par des techniciens étrangers comme les Français Gérard Houllier ou Arsène Wenger et composées de stars recrutées sur le continent européen à commencer par « the King » Éric Cantona. Au point que, au temps du Brexit, le football est sans douté resté le conservatoire d’un certain européisme. Pas question, pour les supporters anglais, de quitter l’Union des associations européennes de football et sa Champions League pour une Superligue réunissant les seuls clubs ultrariches, ou son Euro, que les Lionesses viennent de gagner chez les femmes. Féministes ou pragmatiques, les grands clubs et la fédération anglais ont d’ailleurs beaucoup investi dans le football féminin vu comme une réserve de croissance en termes de licenciées et de revenus.
Il n’en reste pas moins que la culture du football anglais n’échappe pas à la nostalgie d’un people’s game joué dans des enceintes de briques et d’acier devant un public populaire, comme le Highbury de Fever Pitch (1992), le roman de Nick Hornby. Les statues érigées devant les stades gardent la mémoire de ses grands protagonistes comme Matt Busby ou Bill Shankly. Des réalisateurs de renom tels que Ken Loach ont consacré à la transformation contemporaine du football anglais certains de leurs films les plus savoureux. Le monde académique n’est pas resté, lui non plus, insensible à ce domaine de l’histoire sociale et culturelle du Royaume-Uni depuis le livre classique de Tony Mason, Association Football and English Society (1980) jusqu’aux ouvrages de Matthew Taylor3. Il est vrai que, à l’instar de Preston North End, la première grande équipe du professionnalisme, le monde du football anglais a su conserver ses archives et construire sa mémoire.