Longtemps tapi dans l’ombre de son homologue masculin, le football « féminin1 » européen est reconnu par les instances nationales au cours des années 1970 dans de nombreux pays2. Considérées aujourd’hui comme des pratiquantes à part entière3, les femmes sont largement soutenues et incitées4 à rejoindre les rangs des clubs. Grâce à la mise en place de politiques volontaristes en faveur du « deuxième sexe5 », le football des femmes jouit d’« une croissance et d’un développement régulier en Europe ». Pour preuve, en 2017, le rapport6 publié par l’UEFA montre que cinquante-deux pays organisent un championnat féminin national, que le nombre de championnats jeunes (des U6 aux U23) est passé de 164 à 266 entre 2012 et 2017 et que le nombre d’équipes nationales (233), tout comme celui des techniciennes encadrant le jeu au sein des associations nationales (19 474) n’a jamais été aussi élevé7. Du côté des licenciées, le constat est identique puisque le nombre total de joueuses s’élève désormais à plus de 1 365 000 pour la saison 2016-2017. Toutefois, comme le souligne Nadine Kessler, ambassadrice du football féminin à l’UEFA, le chantier est encore « vaste et l’(in)égal accès à la pratique, un défi collectif ancré dans l’ère du temps8 ». Il faut dire que des disparités s’observent encore en Europe. En effet, alors que le taux de féminisation du football français (7,4 %), espagnol (6 %), portugais (2,75 %) ou encore italien (2,4 %), peine à dépasser les 8 % malgré l’impulsion des plans fédéraux, a contrario et toutes proportions gardées, l’Allemagne (15,5 %), la Norvège (29,7 %) ou encore la Suède (38,4 %) affichent des taux largement supérieurs9.
L’Angleterre, patrie du football, est plutôt bien placée dans ce tableau puisque presque un quart des footballs players y sont des footballeuses (24,6 %). Un pourcentage qui ne va toutefois pas de soi tant l’histoire du people’s game a longtemps banni les femmes outre-Manche. À l’heure où les grands clubs professionnels anglais investissent dans le football féminin dans l’espoir de remporter la Champions League, alors que les Lionesses sont championnes d’Europe en titre, retour sur un long chemin semé d’embûches10.
Footballeuses vs Détracteurs : 0-1, retour aux vestiaires !
Le football est né en Angleterre au xixe siècle dans les publics schools11. Ce n’est qu’au début des années 1880, en Angleterre, qu’apparaissent les premières footballeuses. Comme le souligne Jean Williams, les Britanniques sont pionnières en la matière même si leur pratique demeure encore, pour l’époque, confidentielle. La première association féminine – le British Ladies’ Football Club – voit le jour en 1894 grâce à l’engagement de Nettie Honeyball12. Souhaitant attirer davantage l’attention, ces joueuses décident d’organiser un match d’exhibition, à Newcastle, le 23 mars 1895. Au total, ce sont plus de 8 000 spectateurs13 qui se déplacent pour assister à cette rencontre dont, parmi eux, plusieurs journalistes. Si quelques jours après, le magazine The Graphic affiche ces sportives en Une14, les autres, en majorité, les critiquent :
Il serait vain de tenter une quelconque description de la pièce. Les premières minutes ont suffi à montrer que le football féminin, si l’on prend les British Ladies comme critère, est totalement hors de question. Un footballeur a besoin de vitesse, de jugement, d'habileté et de courage. Aucune de ces quatre qualités n’était apparente samedi (L’Esquisse, 27 mars 1895). Source : National Football Museum.
Alors que ces initiatives ne sont pas tolérées par la Fédération anglaise de football (the Football Association), au cours des années suivantes, la pratique du ballon rond continue d’attirer de nouvelles joueuses. Les transformations économique et sociale, engendrées notamment par la première guerre mondiale, jouent un rôle non négligeable dans ce premier essor du football féminin. En effet, alors que de nombreux hommes sont partis au front, les femmes participent à l’effort national de guerre en les remplaçant dans les usines15. En raison de conditions de travail difficiles, certains patrons, comme André Citroën en France16, les encouragent à pratiquer des exercices physiques. Certaines décident alors de s’engager dans « des activités masculines [comme] le football »17. De nouvelles équipes d’ouvrières se forment et des rencontres se mettent en place. Grâce à cet engouement, le nombre d’équipes féminines augmente en Angleterre, passant de 50 en 1918, à plus de 150 en 1921. Des équipes représentant l’Angleterre sont même envoyées sur le continent où elles jouent contre leurs homologues françaises.
Toutefois, les critiques à l’encontre des footballeuses se font de plus en plus vives. En 1921, le Western Morning News18 déclare que ces matchs sont ridicules et que les joueuses manquent de féminité19. Le non-soutien des médias, les représentations sociales et les impératifs sanitaires de l’époque, incitent le Conseil de la Fédération à mettre sous tutelle la pratique des femmes. Le 5 décembre 1921, il adopte une résolution radicale qui interdit « à ses associations régionales, aux clubs, arbitres et dirigeants qui lui sont affiliés de soutenir le football féminin20 ». Progressivement, la pratique s’efface de la mémoire collective, renforçant ainsi la représentation d’un ballon rond se conjuguant uniquement au masculin.
La période de l’entre-deux-guerres, malgré les encouragements d’un paternalisme social britannique provoqué par les conséquences économiques sociales de la Grande Guerre, notamment l’emploi des femmes dans les usines21, reste finalement marquée par une forte contestation du mouvement d’émancipation sociale et culturelle des femmes22. Par ailleurs, « de nombreux sportifs et sportives issus de la bourgeoisie craignent, dans les années vingt, la popularisation du sport féminin car elle pourrait être synonyme de déclassement social23 ». La pratique du football par les femmes disparaît ainsi quasiment à la veille de la seconde guerre mondiale alors que celle des hommes, quant à elle, se popularise et se professionnalise24. L’institutionnalisation des compétitions masculines hégémoniques, le développement « des sports au féminin » recommandés par le corps médical25 expliquent en partie ce take-off raté, ou plutôt retardé du football pour les femmes.
Une reconnaissance institutionnelle au service de la pratique : des joueuses (enfin) légitimes ?
Il faut attendre les années 1960 pour voir les femmes rechausser en nombre les crampons. L’émancipation féminine commence à être à l’ordre du jour. De nombreuses lois autorisant les femmes à disposer librement de leur corps sont votées, telles que la loi relative à l’interruption volontaire de grossesse (1967) ou encore la loi sur le divorce (1969)26. C’est aussi l’heure d’un temps libre féminin riche en nouvelles possibilités récréatives27 qui les incitent à réinvestir le monde sportif en général, le football en particulier. C’est surtout l’organisation et la victoire des Three Lions lors de la Coupe du monde masculine de 1966 qui génèrent l’engouement et accompagnent l’apparition de nouvelles générations de joueuses28. Ces dernières, qui n’hésitent dorénavant plus à fouler les terrains, créent de nouvelles équipes qui défendent les couleurs du Royal Exchange Assurance Office ou encore la compagnie Southern Gas. Pour soutenir ce mouvement, certains dirigeants de clubs vont même à l’encontre de la Fédération et acceptent de prêter leur aide aux équipes féminines. Leurs matchs attirent l’attention du public et des journalistes. Et aussi surprenant que cela puisse paraître, les médias participent à cette ferveur du moment. De fait, la presse publie de nombreux comptes rendus de rencontres. D’autres supports diffusent également des images de joueuses comme par exemple la bande dessinée Roy of the Rovers ou encore les magazines Goal, Shoot ! et Match29. Le 13 novembre 1968, le tabloïd The Daily Mirror décide même de publier l’interview d’Arthur Hobbs, fervent défenseur de la pratique féminine, qui appelle la Fédération à lever son interdiction.
Capitulant devant la hausse du nombre d’équipes – d’environ 10 en 1960, on atteint 45 équipes en 1969 – et la pression sociale, la Fédération décide d’annuler la résolution de 1921 et d’offrir à la pratique une structure nationale : la Women’s Football Association (WFA)30. Les clubs sont désormais autorisés à accepter les femmes permettant ainsi, en 1970, de recenser 70 équipes sur l’ensemble du territoire. Si la Football Association reste toutefois hostile à la pratique, en 1972, elle accepte de rencontrer une délégation de la WFA et de verser des subventions pour soutenir le développement du football dit féminin. Reconnaissant officiellement la pratique, le journal de la Fédération, le FA News, choisit de consacrer, la même année, une « une » ainsi qu’un article entier au football dit féminin.
Dans la foulée, une équipe nationale féminine est créée. Si au cours de cette période, la Fédération Internationale de Football Association (FIFA) et l’Union des Associations Européennes de Football (UEFA) ne souhaitent pas prendre en charge le mouvement31, des hommes d’affaires et des avocats italiens décident, quant à eux, de créer la Fédération Internationale et Européenne de Football Féminin (FIEFF) et d’impulser des premières compétitions internationales réservées aux femmes32. À l’entreprise n’était attaché aucun objectif féministe. Il s'agissait d’exploiter le sensationnel et l’inédit du football. En 1970, ils créent, en Italie, la Coppa del Mondo, compétition durant laquelle la sélection anglaise termine quatrième. En 1971, ils réorganisent le tournoi. Toutefois, les joueuses britanniques finissent, cette fois-ci, dernière de la compétition. En 1984, la FIEFF reprend en charge le Mundialito (féminin), mis en place trois ans auparavant par l’Asian Ladies Football Confederation (ALFC)33. En 1981 et 1984, les Anglaises se classent à la troisième place, en 1985 et en 1988, elles remportent le tournoi. Face à la hausse du nombre de joueuses et des compétitions internationales, l’UEFA et la FIFA décident respectivement, en 1982 et en 1986, de prendre en charge la pratique des femmes et d’engager, à leur tour, des politiques de « développement », conscientes de la nécessité de contrôler et réguler une pratique émergente qui échappe à l’institution34.
Les performances de la sélection nationale, le nombre grandissant de pratiquantes et la récente reconnaissance de la pratique incitent les instances dirigeantes à impulser de nouvelles politiques en faveur des femmes. En 1985, la fédération anglaise autorise la mixité dans les stages de perfectionnement d’été et au football à cinq. En 1991, la WFA introduit la première Ligue féminine nationale officielle : la WFA Cup35. Deux ans plus tard, sous la pression exercée par la FIFA, la Football Trust36 ou encore le Sport Council37, la Football Association décide de prendre le contrôle de la pratique et d’affilier la WFA en son sein, sous la forme d’un Comité pour le football des femmes. Ce moment charnière marque l’intégration totale des footballeuses au sein de la FA et permet à la Fédération d’enregistrer une nouvelle hausse du nombre de licenciées : de 251 clubs en 1990, on passe à 700 en l'an 2000, soit de 7 000 à 35 000 joueuses38.
Certes, au cours de cette période en Angleterre, les institutions sportives ont joué un rôle important dans la structuration de l’activité par la prise en charge du mouvement et l’impulsion de politiques incitatives. Cela étant, la médiatisation de la pratique ou encore la mise en place de politiques publiques égalitaires ont joué un rôle de starter et permis aux joueuses de gagner en notoriété et en reconnaissance auprès des populations locales et des dirigeants sportifs39.
La structuration du football féminin anglais : une entrée dans la cour des grands ?
Une fois placé sous l’égide de la Fédération, le football dit féminin se réorganise. La Ligue nationale est renommée FA Women’s Premier League (FA WPL) et un championnat professionnel intitulé FA Women’s Super League (FA WSP) est mis sur pied. D’autres plans de développement vont également voir le jour au cours des années 2010. En 2013, la Fédération lance le programme « Game Changer » qui vise à restructurer la pratique de haut niveau en créant une deuxième division et à améliorer les performances des équipes nationales lors des grandes compétitions grâce à la création d’une unité de performance (Elite Performance Unit). En 2017, elle lance le plan « The gameplan for growth, the FA’s strategy for women’s and girl’s football » et affiche de nouvelles ambitions : accroître le nombre et la diversité des entraîneurs, arbitres et administrateurs féminins à tous les niveaux, développer des opportunités de participation pour les infrastructures ou encore améliorer les perspectives commerciales de la pratique. En parallèle, la Fédération met tout en œuvre pour accueillir des évènements d’envergure sur son territoire. Le pays décroche, en 2005, l’organisation du Championnat d’Europe féminin et en 2012, celle des Jeux olympiques. L’accueil et les performances de l’équipe nationale lors de ces compétitions, ont permis aux footballeuses anglaises de gagner en visibilité et en popularité auprès des populations locales.
Du côté des médias et des évènements sportifs, les années 2000 constituent un autre moment charnière. Il faut dire qu’en 2003, la Women’s Sports Foundation40 a lancé la campagne « Britain’s Best Kept Secrets » pour souligner le manque de couverture médiatique accordé aux femmes dans le sport. La pression exercée par cette dernière sur les médias pousse la BBC à retransmettre l’intégralité du Championnat d’Europe de 2005. Cet évènement, qui captive jusqu’à trois millions de téléspectateurs soit « 15,2 % de l’audience pendant le match Angleterre-Suède »41, marque un tournant dans la médiatisation de la pratique. Au cours des années suivantes, la retransmission d’évènements sportifs majeurs ou de tournois permet également aux joueuses anglaises de gagner en visibilité. L’organisation des Jeux olympiques en 2012 incite, l’année suivante, la British Multinational Telecommunications Services Company42 à acquérir, pour sa chaine sportive BT Sport, les droits de la FA Women’s Super League, de l’England Women’s Senior Team et de la FA Women’s Cup. L’intérêt de la population pour le football féminin encourage les médias à augmenter le nombre d'heures de diffusion. Ainsi, en 2015, à l’occasion de la Coupe du monde au Canada, « la BBC assure une couverture complète pour la première fois »43. Peu de temps après, la BBC signe un contrat avec la FA WSL 1 pour diffuser les matchs à la télévision, à la radio et en ligne. Ce partenariat inclut la saison régulière de football féminin sur « BBC 2, les commentaires en direct des sports sur Radio 5 live, les matchs internationaux en direct ainsi que les matchs de qualification pour la Coupe du monde féminine »44. Parallèlement, le football des femmes enregistre, pour la saison 2015-2016, plus de 1 300 000 licenciées, soit un taux de féminisation de 24,6 %.
Aujourd’hui, la pratique est reconnue et prise en charge, officiellement, à tous les niveaux. Pour preuve, la responsable nationale du développement de la pratique insiste sur les actions menées par la Fédération pour permettre au football dit féminin de se développer plus encore : « nous avons lancé une action de partenariat avec les écoles. Il s’agit d’environ 4 000 écoles avec lesquelles nous entretenons des liens pour encourager les filles à jouer au football dans le cadre scolaire » ; « une enquête est menée chaque année auprès des clubs amateurs et professionnels. L’objectif étant de demander à tous les acteurs du football leur avis sur le football masculin et féminin afin de nous aider à améliorer notre suivi » ; « une conférence de la ligue des femmes se réunit tous les trimestres. Elle regroupe toutes les ligues amateures d’Angleterre, afin que ces dernières puissent venir nous voir et communiquer avec nous45 » ; etc. (extraits d’entretiens menés par Audrey Gozillon).
En 2020, la fédération dévoile sa nouvelle stratégie pour le football des femmes – intitulée « Inspiring Positive Change » – qui se compose de huit objectifs : accès égal des filles dès l’école primaire au football à l’école et dans les clubs ; accès égal aux compétitions ; collaboration avec les clubs pour développer des parcours efficaces ; créer les meilleurs ligues et championnats professionnels du monde ; gagner un tournoi majeur ; recruter et soutenir les dirigeants locaux ; soutenir le développement des entraîneuses ; veiller à offrir des opportunités d’apprentissage et de développement aux femmes arbitres (The FA, 2020)46.
En 2022, la Fédération accueille, pour la deuxième fois, le Championnat d’Europe féminin. Les performances de l’équipe nationale et la victoire inédite en finale constituent un point d’orgue. Cet évènement permet à la BBC d’atteindre son pic d’audience, lors de la finale, avec plus de 17,4 millions de téléspectateurs et d’accroître de 32 % la notoriété des Lionnesses chez les petites filles âgées de 5 à 16 ans. Peut-on, pour autant et comme le souligne Mark Bullingham (directeur général de la FA) affirmer que : « le succès des Lionnes a laissé une marque indélébile et durable sur le football féminin en Angleterre47 » ?
Une victoire du sport féminin ou en trompe-l’œil ?
L’histoire du football féminin anglais a été marqué par des périodes d’avancée suivies par des moments de recul ou de stagnation. Au début des années 1920, si la participation des femmes à l’effort national de guerre et la mise en place d’évènements sportifs officieux ont permis au football de sortir de la confidentialité, le non-soutien des médias, les critiques émises par legrand public et, surtout l’opposition résolue des dirigeants de la Football Association (FA) ont condamné pour longtemps la pratique à l’oubli et ainsi retardé son éclosion.
Au cours d’une période que l’on pourrait qualifier de « Vingt Décisives »48, ce sont les premières formes de (méga)évènements sportifs dédiés aux femmes ainsi que le soutien des médias qui ont permis aux footballeuses de s’émanciper et de faire émerger culturellement la pratique. Face à la hausse des effectifs, en 1972, la Fédération décide de reconnaître officiellement le football des femmes. En créant la Women’s Football Association et en offrant ainsi, pour la première fois, une structure nationale à la pratique, la FA permet au football féminin de se développer à l’échelle locale et nationale.
Aujourd’hui, l’impact croisé des politiques sportives fédérales, des (méga)évènements sportifs, de l’engagement féminin et des médias permet au football féminin d’acquérir un statut culturel à part entière49. Il faut dire que si le football des femmes connait un tel succès en Angleterre, l’accueil de compétitions d’envergure, la variété des supports médias et l’importance des plans fédéraux jouent un rôle non négligeable. À tel point que la question du modèle se pose à l’international50. Dans un contexte de globalisation du football, le nombre de licenciées51 ne cesse de croître dans le monde. Pourtant des inégalités d’accès demeurent et la domination masculine reste prépondérante52. En entrant « régulièrement, si ce n’est toujours, en conflit » les deux sexes « fabriquent […] de l’histoire53 » : le vingt-et-unième siècle constituera-t-il celui des « hommes justes » et de l’égalité54.