La Premier League s’ouvre au monde : 60 ans d’expatriation des footballeurs en Angleterre

  • The Premier League opens up to the world: 60 years of expatriate footballers in England

DOI : 10.58335/football-s.268

p. 69-81

Résumés

À l’aide d’une cartographie originale, cet article examine l’évolution du nombre d’expatriés en Premier League anglaise depuis les années 1960. Marqué par une immigration sportive essentiellement britannique à l’origine, le championnat d’Angleterre s’est ouvert progressivement à l’Europe, puis au monde. Balançant entre le désir d’accueillir les meilleurs footballeurs de la planète et la volonté de préserver les joueurs et une identité anglaise, l’évolution de la Premier League illustre les effets concomitants de la mondialisation du football et des évolutions des réglementations concernant les transferts de joueurs.

This paper studies the evolution of the number of expatriate players in the English Premier League since the 1960s with the help of an original mapping. Initially characterized by a British immigration, the English league opened gradually to Europe, then to the world, balancing constantly with the desire to host the world’s best footballers and the preservation of English identity. The evolution of the Premier League illustrates the simultaneous effects of the globalization of soccer and the changes in regulations concerning player transfers.

Plan

Texte

Lors de la saison 2022-2023, plus de 60 % des minutes jouées en Premier League l’ont été par des expatriés qui représentent 58,6 % des effectifs1. À l’échelle européenne, sur le même indicateur, la compétition se classe à la sixième place derrière la First Division chypriote, la Super League grecque ou encore la Süper Lig turque. Parmi les grands championnats, si elle est devancée par la Série A italienne pour le nombre d’expatriés, la Premier League est reconnue comme la plus grande compétition domestique, celle dont les images se diffusent au monde entier et, par effet miroir, celle dont les joueurs proviennent de toute la planète. Elle est bien loin l’époque où ses équipes étaient composées des seuls joueurs britanniques, lui donnant cette identité si particulière définie autour du kick and rush autant fantasmé que véritablement pratiqué. Désormais, l’inéluctable globalisation a transformé la Premier League en un championnat mondialisé. Elle a suivi une tendance générale qui a vu la part des joueurs expatriés dans les équipes de football professionnelles augmenter constamment et régulièrement lors des 60 dernières années suite à l’effet croisé de facteurs juridiques et économiques. L’arrêt Bosman de 1995 a affaibli le régime des quotas en vigueur jusque-là et qui faisait du football un domaine protégé par les frontières nationales. Le développement du football en tant qu’industrie du spectacle, avec notamment l’arrivée des télévisions payantes et l’explosion des droits qui s’en est suivi, a permis à la plupart des clubs d’augmenter leurs recettes et d’élargir par là même leurs aires de recrutement.

Le championnat anglais de première division a été l’une des premières compétitions à saisir ce potentiel commercial. Si, sur le plan des institutions, les Anglais étaient toujours restés en retrait dans leur superbe isolement, la création de l’entité commerciale Premier League en mai 1992, la marchandisation des droits de la compétition au Royaume-Uni et à l’ensemble du monde, l’ouverture du capital des clubs aux investisseurs étrangers et la sélection par l’argent des supporters ont fait passer dans la décennie 1990 le football anglais dans une nouvelle dimension, sorte de modèle sportif et commercial pour les autres ligues. Sur le plan des équipes, cette évolution s’est traduite par une internationalisation croissante des effectifs, passant d’un recrutement focalisé sur une aire culturelle bien définie (les îles britanniques) à un recrutement global. Mais au-delà de cet élargissement géographique permis par le succès économique, c’est tout le système du marché international des joueurs qui a été bouleversé par les clubs anglais. En devenant les principaux acteurs du marché des transferts par leur capacité à investir massivement sur des footballeurs, ils ont contribué à sa structuration, son organisation, voire aujourd’hui sa dynamique.

D’un point de vue méthodologique, la cartographie est particulièrement efficace pour saisir cette évolution car elle permet de visualiser efficacement les concepts utilisés comme celui des zones géographiques de recrutement, ou de la mondialisation des effectifs. Créé en 2005, l’Observatoire du football CIES a toujours eu pour objectif de comprendre l’évolution du football dans une perspective de comparaison internationale. En récoltant, structurant et traitant les données sur les joueurs et leurs équipes, il est possible grâce à différents travaux réalisés de construire cette géohistoire des joueurs expatriés en Premier League depuis le début des années 1960 jusqu’à aujourd’hui. Pour mener à bien l’analyse, nous nous sommes basés sur la définition suivante utilisée dans tous les travaux de l’Observatoire : un expatrié est un footballeur jouant à l’extérieur du pays où il a grandi, qu’il a quitté suite au recrutement effectué par un club étranger. Cette définition permet de mesurer l’évolution réelle des flux internationaux des footballeurs, indépendamment de leurs nationalités. Elle doit aussi être distinguée de la nationalité sportive, le critère de sélection pour les équipes nationales, peu pertinent en raison des stratégies déployées tant par les fédérations que par les joueurs. Rappelons par exemple que sur les 26 joueurs marocains de la dernière Coupe du monde, 15 d’entre eux étaient nés ou avaient grandi hors du pays et pouvaient aspirer à une autre nationalité sportive2.

Pour parcourir cette géohistoire, nous procéderons d’une manière chronologique. Dans un premier temps, nous reviendrons sur l’évolution globale des footballeurs expatriés sur le temps long par une comparaison entre les championnats du Big 5. Cela nous permettra d’identifier plusieurs phases dans le processus d’internationalisation que nous présenterons ensuite en nous appuyant sur une cartographie originale.

Un accroissement général du nombre d’expatriés

Depuis le début des années 1960, l’évolution du pourcentage d’expatriés dans les cinq ligues majeures montre une évolution en quatre grandes phases (figure 1). À l’exception d’un creux dans la décennie 1965-1975, le taux est stable de 1960 jusqu’au milieu des années 1980. Les expatriés, dont le nombre est limité par des quotas, constituent moins de 10 % des effectifs. Une première augmentation se produit à partir du milieu des années 1980. La présence relative d’expatriés double en dix saisons (de 9,1 % en 1985-1986 à 18,6 % en 1995-1996). L’arrêt Bosman se trouve à l’origine de la troisième phase qui se caractérise par une forte croissance du taux d’expatriés. Entre 1996 et 2000, le pourcentage double à nouveau (de 18,6 à 35,6 %). Par la suite, la croissance est moins forte, mais régulière. Si la même tendance est observée pour chacune des ligues séparément, les chiffres très faibles de l’Angleterre avant 1995 résultent du fait que la quasi-totalité des « expatriés » sont alors originaires des nations britanniques ou de l’Eire, pays dont les joueurs bénéficient du même statut dérogatoire (figure 2)3. On observe néanmoins depuis 2015 une légère décrue des expatriés en Premier League.

Figure 1 : évolution du % d’expatriés dans les championnats du Big 5 (1960-2022).

Figure 1 : évolution du % d’expatriés dans les championnats du Big 5 (1960-2022).

Figure 2 : évolution du % d'expatriés, par ligue (1960-2020).

Figure 2 : évolution du % d'expatriés, par ligue (1960-2020).

Cette évolution a projeté le football professionnel de clubs dans une dimension où, aujourd’hui, les questions de la nationalité, et par là même l’identité des équipes, sont devenues secondaires, voire ont disparu du débat. Alors qu’en 1999, l’alignement par le club de Chelsea d’un onze titulaire sans aucun anglais avait provoqué un débat fiévreux et enflammé, le phénomène s’est banalisé depuis et passe quasiment inaperçu aussi bien dans les médias que pour les supporters. Changement de générations, évolution du monde et du sport, la mise en perspective historique nous permet de revenir sur ces quatre périodes qui ont vu le football changer profondément.

Phase 1 : des expatriés britanniques (1960-1980)

Des années 1960 à la fin des années 1980, l’appel à la main-d’œuvre expatriée dans le championnat d’Angleterre reste exceptionnel ou, du moins, exceptionnel en dehors des voisins des îles britanniques. La carte représentant l’origine des joueurs non-anglais lors de la saison 1970-971 est parfaitement révélatrice de cette situation (figure 3). Sur les 550 joueurs recensés, si 393 sont Anglais, les Écossais sont presque une centaine (93) et sont suivis par les Gallois (29), nord-Irlandais (19) et Irlandais (10). En dehors de cet espace proche et intégré, 3 des 6 autres expatriés proviennent de l’ex-empire. Le football du championnat d’Angleterre, qui n’est pas encore la Premier League, est quasi-exclusivement britannique.

Figure 3 : les joueurs « expatriés » en First Division, saison 1970-1971.

Figure 3 : les joueurs « expatriés » en First Division, saison 1970-1971.

Cet entre-soi footballistique n’est en rien une spécificité par rapport aux autres grandes ligues. Si le football moderne à la fin du xixe siècle s’est construit autour d’une élite internationale et migrante4, après la Première Guerre mondiale, la tendance est plutôt à l’affirmation des identités nationales et à une restriction drastique des migrations. Les législations qui se mettent en place dans les décennies 1920 et 1930 vont dans le sens d’une limitation des joueurs « étrangers » au profit des footballeurs identifiés comme nationaux. L’idée fondamentale est que le football, et le sport en général, est utile dans le cadre d’un processus d’affirmation et de marquage des frontières. Les principales fédérations de football européennes introduisent des quotas visant à limiter le nombre de joueurs étrangers habilités à jouer pour des clubs nationaux. Cette politique transpose dans le monde sportif l’idéal d’homogénéité de la patrie le plus souvent considéré par l’intelligentsia étatique comme une condition indispensable à l’émergence ou au renforcement d’une conscience5.

Au-delà de l’affirmation identitaire, cette politique restrictive a deux objectifs pour les institutions sportives. Le premier est le recrutement pour l’équipe nationale considérant que l’emploi de joueurs nationaux par les clubs professionnels du pays est un moyen de mieux contrôler leur capacité à rejoindre la sélection, tout en gardant une certaine identité du jeu garante des valeurs du pays. À une époque où la communication et les déplacements sont limités, c’est le moyen d’avoir dans une même compétition la quasi-totalité du vivier de joueurs dans lequel puiser les internationaux. Le deuxième objectif est assez similaire car il s’agit de préserver le marché national des travailleurs aux seuls nationaux pour leur permettre de se développer et, par là même, d’accroître le potentiel de joueurs sélectionnables.

Dans le football anglais du début des années 1970, les « étrangers » ne sont pas autorisés à participer à la compétition car, depuis 1930, la loi n’autorise que les joueurs des four home nations qui ont la possibilité légale de travailler en Angleterre comme dans toute autre partie du Royaume-Uni. L’Eire, indépendante depuis 1921, est néanmoins toujours considérée par la Football Association comme home nation. Les « étrangers » ne peuvent donc être recrutés pour leurs talents et les quelques footballeurs born overseas arrivent en Angleterre dans le cadre d’une migration non liée au football (réfugiés, travailleurs migrants) ou par le biais d’un pseudo-statut amateur.

La limitation est aussi imposée par l’Union des associations européennes de football (UEFA) qui n’autorise dans les compétitions européennes qu’un maximum de trois étrangers. Les clubs anglais qui y participent ne peuvent donc aligner les nombreux Écossais, Gallois ou Irlandais qui composent leurs effectifs. Cette restriction qui s’impose à tous les autres championnats européens reste secondaire jusqu’au milieu des années 1980, mais devient d’autant plus problématique que les compétitions européennes prennent de l’importance et que les effectifs des clubs s’internationalisent peu à peu.

Phase 2 : Une première ouverture (1980-1995)

Avec les années 1980, la carte évolue encore peu mais lors de la saison 1985-1986 les prémices d’une ouverture et d’un changement s’amorcent néanmoins (figure 4). Tout d’abord, la part des Britanniques commence à diminuer marquant le déclin inexorable des footballeurs du Royaume-Uni au profit des joueurs du reste du monde. En 1985, ceux-ci sont encore en nombre limité mais viennent déjà d’Europe, d’Afrique et des Amériques. À noter qu’en Europe, la connexion s’établit avec deux pays proches géographiquement et culturellement de l’Angleterre, les Pays Bas et le Danemark. Ils inaugurent la présence d’une longue liste de footballeurs étrangers, bercés par les images du football anglais6.

Figure 4 : les joueurs « expatriés » en First Division, saison 1985-1986.

Figure 4 : les joueurs « expatriés » en First Division, saison 1985-1986.

Dix ans plus tard, la saison 1995-1996 marque un tournant fondamental car, en décembre 1995, les quotas limitant le nombre de joueurs non-nationaux sont abolis avec l’entrée en vigueur de l’arrêt Bosman prononcé par la Cour de Justice des Communautés européennes. Le marché du travail des footballeurs de l’Union européenne n’est plus soumis à des restrictions. Toutefois, cette réglementation ne se traduira dans les faits que la saison suivante, c’est pourquoi les championnats 1994-1995 et 1995-1996 sont considérés comme les derniers de l’ère pré-Bosman. Pourtant, la géographie a déjà bien évolué, poursuivant les tendances observées dix ans plus tôt (figure 5). La proportion des étrangers britanniques continue de se réduire. Ils sont remplacés par d’autres Européens, principalement en provenance de Scandinavie et des Pays Bas. De nouvelles nationalités font leur apparition avec les joueurs d’Europe de l’Est ou des Français qui sont au nombre de trois pionniers : Éric Cantona, William Prunier et David Ginola ; une autre époque !

Durant cette période, les règles concernant les nationalités s’étaient déjà assouplies car les décennies 1980 et 1990 marquent le début d’une remise en cause systématique des frontières nationales au profit d’une circulation libre et accélérée des hommes et des marchandises. Sur le plan politique, le crédo libéral de l’Union européenne, la fin de la guerre froide et, plus globalement, le changement d’échelle de toutes les problématiques avec la mondialisation, placent le football devant une contradiction de plus en plus flagrante. Alors que les frontières s’ouvrent économiquement, elles restent encore bien hermétiques pour les sportifs. Poussée, dès la fin de la décennie par la Commission européenne vers une libéralisation du marché des travailleurs, les instances du football avancent très lentement. En 1988, l’UEFA autorise la présence de trois « étrangers » et deux « assimilés » dans ses compétitions alors que l’Italie avait dès 1982 supprimé toute barrière à l’entrée de son marché, tout en limitant le nombre d’expatriés entrant à deux. En France, on discute de la possibilité d’avoir un troisième étranger dans les clubs. En Angleterre, l’année 1978 marque une première rupture avec le recrutement des deux internationaux argentins champions du monde Osvaldo Ardiles et Ricardo Vila par Tottenham. Cet état de fait entraîne un débat sur une modification des règles et abouti à un compromis entre la fédération et le gouvernement sur le recrutement de deux established foreign players par club, à savoir des joueurs ayant déjà été international pour leurs sélections respectives7.

Figure 5 : les joueurs « expatriés » en Premier League, saison 1995-1996.

Figure 5 : les joueurs « expatriés » en Premier League, saison 1995-1996.

Phase 3 : la mondialisation de la Premier League (1996-…)

L’arrêt Bosman a offert aux clubs européens la possibilité de recruter un nombre illimité de joueurs étrangers possédant un passeport communautaire. Pour les joueurs non -communautaires, si des limites continuent à exister, elles ne sont généralement pas aussi drastiques que par le passé. Le fait de ne plus considérer les joueurs communautaires comme des étrangers a aussi indirectement bénéficié aux footballeurs non-communautaires qui ne subissent plus la concurrence des premiers pour atteindre le quota de places d’étrangers fixé. De plus, de nombreux footballeurs latino-américains, par leurs origines européennes, ou issus du Commonwealth possèdent un passeport communautaire.

Figure 6 : les joueurs « expatriés » en Premier League, saison 2005-2006.

Figure 6 : les joueurs « expatriés » en Premier League, saison 2005-2006.

Dix ans après sa mise en application, le visage de la Premier League a bien changé (figure 6). Le pourcentage d’expatriés a plus que doublé, la part des Britanniques s’est encore réduite et le championnat s’est ouvert au monde, ou plutôt, à l’Europe. Les joueurs extra-européens représentent lors de la saison 2005-2006 seulement 26 % des étrangers alors que ces taux atteignent plus de 60 % en France, Italie ou Espagne. Paradoxalement, alors que la Premier League devient le championnat qui vend ses droits TV au monde entier et que sa puissance financière la détache progressivement de ses concurrents européens, le recrutement de ses clubs est moins mondialisé, reste concentré sur les joueurs d’Europe de l’Ouest et plus particulièrement un pays : la France, avec 39 footballeurs cette saison-là.

Cette connexion, qui continue de s’accroître dans les années suivantes, illustre parfaitement les processus à l’œuvre dans le recrutement des footballeurs. Loin d’être liés à de simples opportunités, ces processus s’inscrivent plutôt dans un mélange de facteurs structurants et de relations individuelles. Entre la France et l’Angleterre, la proximité est évidente. Mais il aura fallu le succès et la notoriété d’Éric Cantona pour que les joueurs français soient dignes d’intérêt pour les clubs anglais. Alors que la génération championne du monde 1998 avait acquis une partie de son expérience en Italie dans les années 1990, l’Angleterre devient à partir des années 2000 la destination des joueurs français, auréolés du titre mondial (1998) et européen (2002). Devenant le championnat le plus riche de la planète8, la Premier League se doit de recruter les meilleurs joueurs. Nombreux sont les internationaux à y trouver un point de chute (Deschamps, Dugarry, Desailly, Viera, Wiltord, Henry, Anelka, Gallas…) et sont accompagnés de compatriotes moins connus, mais recherchant des conditions financières très avantageuses (Distin, Malbranque, Legwinski, Sibierski, Robert par exemple). Le joueur français n’est pas cher, bénéficie d’une très bonne image et semble être d’un bon rapport qualité/prix. La mode devient d’autant plus forte que les entraineurs français investissent la Premier League durant ces années. Arsène Wenger s’installe à Arsenal en 1996 et y reste 22 ans, Gérard Houiller devient entraineur de Liverpool en 1998, Jean Tigana, Jacques Santini et Alain Perrin complètent avec moins de succès cette liste des années 2000. Des réseaux, des nouvelles filières se mettent en place à travers des relations personnelles entre les entraineurs, les joueurs, les agents qui font du championnat anglais un débouché pour les Français.

Plus globalement, les Européens sont privilégiés au détriment des ressortissants des autres continents toujours soumis à la règle des established foreign players, à moins que ces derniers bénéficient d’un passeport communautaire. Alors qu’en Espagne ou Italie, l’arrêt Bosman a facilité l’arrivée de footballeurs issus d’Amérique latine et qu’en France l’ouverture a profité aux joueurs venus d’Afrique, les clubs anglais ciblent prioritairement leur recrutement dans les autres pays du Big 5 et, plus généralement, en Europe9. Outre l’augmentation considérable des droits TV à partir des années 2000, les clubs anglais bénéficient de l’arrivée d’investisseurs étrangers, issus de pays à faible culture footballistique (américains, russes, asiatiques, moyen-orientaux) qui dépensent sans compter. Ils cherchent à investir un business duquel leur région est exclue et, d’autre part, à accéder à une notoriété planétaire favorable à leur image et affaires. Avec des moyens financiers en très forte hausse, les clubs privilégient donc deux types de joueurs : les footballeurs confirmés évoluant déjà sur le marché européen et les jeunes joueurs prometteurs en vue de réaliser des plus-values sportives et/ou financières. La Premier League devient ainsi la consécration d’une carrière et/ou le moyen d’accéder plus rapidement à un pactole monétaire. Cette stratégie renforce donc le recrutement des joueurs issus du continent européen car ils évoluent déjà dans des équipes compétitives et ont été formés dans des pays avec un système de formation réputé. Les footballeurs des autres continents ne sont pas directement recrutés depuis leurs pays d’origines, mais après avoir fait étape dans un ou plusieurs clubs européens. L’Angleterre est au bout de la chaîne, l’aboutissement de la carrière.

Phase 4 : redonner de la place aux joueurs anglais (2006-2022)

La carte de la saison 2020-2021 a peu évolué, mais deux changements traduisent l’adéquation entre puissance économique et qualité des joueurs (figure 7). En Europe, si les Français restent les plus demandés, les joueurs ibériques ont intégré le marché anglais. Comme ce fut le cas avec la France au début des années 2000, cette présence reflète les succès sportifs espagnols et portugais de la décennie 2010 avec l’arrivée concomitante d’entraîneurs réputés et charismatiques comme Pep Guardiola ou José Mourinho.

En dehors de l’Europe, la Premier League accueille désormais un nombre plus important de joueurs brésiliens et, dans une moindre mesure, argentins. Au regard de leur réputation de footballeurs talentueux, le paradoxe n’est qu’apparent car leur nombre était faible jusque-là, en raison notamment des quotas en vigueur pour l’emploi des joueurs non-européens. Le premier brésilien de Premier League fut Isaías qui évolua deux saisons à Coventry entre 1995 et 1997, mais sans vraiment marquer de son empreinte la compétition. Le football anglais de l’époque était encore à l’opposé du football brésilien. D’un côté, les valeurs du fighting spirit, un « style » kick and rush faisant office de tactique, une certaine abnégation collective sur des terrains humides et boueux ; de l’autre, un football d’artiste, privilégiant le geste et le beau jeu10, deux imaginaires et visions du jeu diamétralement opposées. Il faudra donc attendre encore dix ans pour que les Brésiliens intègrent plus intensément la Premier League en même temps que les joueurs espagnols et portugais dont ils bénéficient des réseaux. Avec les autres joueurs latins, ils apportent une nouvelle dimension, bien plus en phase avec un football moderne à succès.

Figure 7 : les joueurs « expatriés » en Premier League, saison 2020-2021.

Figure 7 : les joueurs « expatriés » en Premier League, saison 2020-2021.

Néanmoins, au milieu des années 2010, cette internationalisation à outrance fait ressurgir les débats qui agitaient le football anglais presque un siècle plus tôt. Si l’arrivée massive des meilleurs étrangers augmente l’attrait et la qualité de la compétition, elle apparaît aussi comme un frein à l’émergence des talents locaux et, par conséquence, à la qualité de l’équipe nationale. De 2005 à 2012, la part des minutes jouées par les U2111 est divisée par deux passants de 10,3 à 4,4 % mais, surtout, seulement la moitié de ce temps de jeu est le fait de jeunes Anglais. S’ils sont toujours formés en nombre par les clubs du pays, ils ne jouent pas ou très peu au sein de l’élite. Cette situation aboutit en 2010 à la proposition d’une mesure pour la promotion des joueurs formés localement suivant en cela la politique de l’UEFA. Ne pouvant agir dans le cadre de l’UE sur la question de la nationalité, la notion de homegrown players définit des footballeurs ayant été engagés au moins pendant trois années dans un club du pays avant leur 21e anniversaire et permet donc à des joueurs étrangers d’obtenir ce statut en cas de recrutement précoce. Depuis, les débats sont récurrents sur le durcissement ou non de la règle. En 2015, le président de la Football Association (FA) propose qu’une plus grande place soit encore accordée aux jeunes Anglais dans la perspective de la Coupe du monde 2022. À partir de 2021, l’application du Brexit permet une remise à plat des règles concernant le permis de travail des joueurs expatriés12 et interdit les transferts de mineurs depuis l’étranger, potentiels talents dont le football anglais était un grand importateur

Ces différentes mesures n’ont pas réussi à diminuer la présence massive des étrangers, ni à stopper le déclin des joueurs anglais, de moins en moins influents sur le jeu. Ainsi, entre 2009 et 2018, si leur temps de jeu est passé de 40 à 35,2 % des minutes en Premier League, le nombre de buts marqués a baissé encore plus fortement (de 38,8 à 30,7 %). Durant la même période, chez les non-Européens dont la présence est restée stable, la part de buts marqués a augmenté de plus de 5 points13. Néanmoins, quelques signes de changement sont apparus.

Tout d’abord, le temps de jeu des U21 anglais est un peu remonté, atteignant près de 6 % lors de la saison 2021-2022. L’âge moyen des joueurs anglais a baissé entre 2009 et 2018, passant de 27,5 à 26,9 ans. En parallèle, les performances des équipes de jeunes anglaises indiquent une nette amélioration de la qualité : les U17 ont été champions du monde en 2017, les U19 en 2022. Et, après avoir été en finale de l’Euro 2020, l’équipe A d’Angleterre a atteint les quarts lors du mondial 2022, avec une équipe relativement jeune et talentueuse. Des footballeurs comme Phil Foden, Bukayo Saka, Reece James ou encore Jude Bellingham sont parmi les footballeurs les plus chers du marché international. Même si globalement les caractéristiques de la Premier League n’ont guère changé, ces quelques éléments prouvent que les choix politiques, les débats sur ce que doit être le football peuvent encore avoir un impact, certes léger, sur cette économie.

Conclusion

Le 26 février 1999, l’entraîneur italien du club londonien de Chelsea, Gianluca Vialli, choisissait d’affronter Southampton avec onze joueurs titulaires non-anglais. Dès la diffusion de la feuille de match quelques minutes avant la rencontre, la presse et les supporters analysaient déjà ce choix tactique comme une révolution du football anglais, s’interrogeant avec vigueur sur l’aspect disruptif d’une telle décision. Les joueurs, eux, n’ont semble-t-il pas vécu ce match comme un événement, habitués à s’entrainer et travailler avec des collègues de différentes nationalités14. Depuis, de nombreux autres championnats ont connu ce moment, celui où symboliquement le football national passe aux mains des étrangers, celui où la notion d’identité est interrogée, celui où les certitudes sur les raisons du soutien sont bouleversées15.

Aujourd’hui, en 2023, le même événement passe inaperçu. Chaque année les taux d’expatriés augmentent un peu plus et, alors que 15 ou 20 ans plus tôt ces chiffres suscitaient de longs éditoriaux enflammés, ils font maintenant partie de la banalité du football, celle d’un sport ouvert à l’international dont les frontières ne sont plus refermées sur les limites du pays. On présente souvent le football comme une fenêtre ouverte sur la réalité du monde, comme un révélateur de son évolution. Il est vrai qu’après avoir longtemps tenté de résister dans ses logiques nationales, il s’est ouvert à la globalisation comme le reste de l’économie. Le football a évidemment changé car, outre les joueurs, les autres acteurs du jeu ne sont plus les mêmes que soixante ans plus tôt. Les nouveaux investisseurs (grands groupes internationaux, hommes fortunés de tous les pays) ont remplacé les entreprises et notables locaux. Les médias diffusent les images des rencontres et des joueurs au-delà de toutes frontières, phénomène amplifié par la dématérialisation complète des supports et l’accessibilité quasi instantanée. Les fans et les consommateurs appartiennent à de nouvelles générations qui sont moins sensibles à l’identité nationale, mais plus à la personnalité, l’image, le style du joueur. Dans ce cas, comment s’étonner finalement que cette problématique si clivante au début des années 2000 ait quasiment disparu du débat ?

Elle s’est peut-être déplacée dans le champ de l’équipe nationale. Alors qu’on annonçait sa disparition dans ce contexte de globalisation, le contraire s’est produit. La Coupe du monde Qatar 2022 a été l’événement planétaire suscitant dans tous les pays participants les meilleures audiences télévisuelles, signe d’un attrait toujours aussi fort malgré les polémiques sur l’organisation16. De ce point de vue, la FIFA reste très restrictive sur les nationalités comparées à d’autres fédérations internationales beaucoup plus libérales comme le rugby, le handball ou le basket17. Elle garde la mainmise sur la composition des équipes qui doit refléter au plus près l’état du football dans le pays.

Dans cette perspective, la Premier League a été confrontée constamment depuis 60 ans à cette dualité d’ouverture/fermeture matérialisée, entre autres, par l’adoption du Brexit et par les interrogations récentes sur la place accordée aux jeunes joueurs anglais. Il n’empêche, la tendance a toujours été à une plus grande internationalisation, à une concentration des meilleurs joueurs de la planète en son sein. À chaque début de saison, on s’interroge sur cette fuite en avant et, pour l’instant, les faits s’accordent à la confirmer.

Notes

1 CIES Football Observatory, Demographic Atlas, 2023. Disponible à : https://football-observatory.com/IMG/sites/atlasdemo/ Retour au texte

2 Les données utilisées proviennent de la base de données de l’Observatoire du football CIES. Elles ont été complétées pour le siècle dernier par un travail d’archives à partir de l’exploitation des annuaires publiés chaque saison par les organes de presse spécialisés. Compte tenu du recul historique, seuls les cinq grands championnats européens « Big 5 » ont été comparés sur le temps long. D’un point de vue méthodologique, les joueurs des îles britanniques (écossais, gallois, irlandais et irlandais du Nord) n’ont pas été considérés comme expatriés avant 1995 dans les chiffres globaux quand ils évoluaient en Angleterre car non soumis aux quotas qui prévalaient avant la libéralisation du marché européen. Retour au texte

3 Conor Curran, « Irish-born players in England’s Football Leagues, 1945-2010: an historical and geographical assessment », Sport in Society, 2016, 19/1, p. 74-94. Retour au texte

4 Paul Dietschy, Histoire du football, Paris, Perrin, 2010 ; Pierre Lanfranchi, Mathew Taylor, Moving with the Ball: The Migration of Professional Footballers, Oxford, Berg, 2001. Retour au texte

5 Raffaele Poli, Le marché mondial des footballeurs, Berne, Peter Lang, 2010. Retour au texte

6 Matti Goksøyr, Hans Hognestad, « No longer worlds apart? British influences in Norwegian football », in Gary Armstrong, Richard. Giulianotti (dir.), Football cultures and identities, London, Macmillan, 1999, p. 201-210. Retour au texte

7 A non-EU player applying for the permit must have played for his country in at least 75 per cent of its competitive “A” team matches for which he was available for selection during the previous two years, and his country must have averaged at least 70th place in the official FIFA world rankings over the previous two years (FA regulation) Retour au texte

8 Voir notamment « Big five European league revenues », in Deloitte & Touche, Annual Review of Football Finance, Deloitte, 2022, p. 10. Retour au texte

9 Raffaele Poli, Loïc Ravenel, « Les frontières de la libre circulation dans le football européen. Vers une mondialisation des flux de joueurs ? », Espace Population Société, 2005, n° 2, p. 293-303. Retour au texte

10 Bernardo Borges Buarque de Hollanda, « In the land of “football-art”: football books, national identity and the building of imagined communities in modern Brazil », Papeles del CEIC, 2020, 1, p. 1-18. Retour au texte

11 Joueurs de moins de 21 ans au moment du match. Retour au texte

12 Le Brexit s’est accompagné d’une remise à plat des conditions pour obtenir un permis de travail pour l’ensemble des joueurs, y compris les footballeurs ayant un passeport communautaire. Il s’agit désormais d’un système de point affecté à chaque joueur en fonction de ses sélections en équipe nationale adulte et jeune, du niveau du club dans lequel il évolue et de ses performances. Ces mesures devraient limiter le nombre de recrutements depuis les clubs des petits championnats et renforcer l’existant, à savoir les talents et futurs talents mondiaux. Il est encore trop tôt pour en mesurer réellement l’impact. Pour plus de détails : https://www.thefa.com/news/2020/dec/01/gbe-points-based-system-launched-011220. Retour au texte

13 Raffaele Poli, Roger Besson, Loïc Ravenel, « Cartographie de l’origine des joueurs de Premier League anglaise (2009-2019) », Rapport mensuel de l’Observatoire du football CIES, 2019, n° 43. Retour au texte

14 https://www.express.co.uk/sport/football/548650/Chelsea-s-non-British-starting-XI-Gianluca-Vialli-against-Southampton Retour au texte

15 En Ligue 1, le PSG aligne une équipe sans aucun français le 1er décembre 2013 et, comme ailleurs, cette première interroge. Voir par exemple : https://www.lexpress.fr/sport/le-psg-sans-joueur-francais-vrai-debat-ou-fausse-polemique_1304459.html Retour au texte

16 https://www.nouvelobs.com/sport/20221120.OBS66131/apres-12-ans-de-preparatifs-et-de-polemiques-la-coupe-du-monde-de-football-2022-s-ouvre-ce-dimanche-au-qatar.html Retour au texte

17 Hervé Andrès, Les enjeux sportifs, juridiques et politiques de la binationalité dans le sport, In La plurinationalité en Méditerranée occidentale : Politiques, pratiques et vécus [en ligne]. Aix-en-Provence, Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans, 2016 (généré le 27 février 2023). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/iremam/3600>. ISBN : 9782821877467. DOI : https://doi.org/10.4000/books.iremam.3600. Retour au texte

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Référence papier

Loïc Ravenel, Raffaele Poli et Roger Besson, « La Premier League s’ouvre au monde : 60 ans d’expatriation des footballeurs en Angleterre », Football(s). Histoire, culture, économie, société, 2 | 2023, 69-81.

Référence électronique

Loïc Ravenel, Raffaele Poli et Roger Besson, « La Premier League s’ouvre au monde : 60 ans d’expatriation des footballeurs en Angleterre », Football(s). Histoire, culture, économie, société [En ligne], 2 | 2023, publié le 20 avril 2023 et consulté le 07 décembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/football-s.268. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=268

Auteurs

Loïc Ravenel

Observatoire du football, Centre International d’étude du sport, université de Neuchâtel Suisse

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Raffaele Poli

Observatoire du football, Centre International d’étude du sport, université de Neuchâtel Suisse

Roger Besson

Observatoire du football, Centre International d’étude du sport, université de Neuchâtel Suisse

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