Le ballon est l’objet du désir du footballeur. Sa forme sphérique ou ovale définit le type de jeu et les différentes formes d’usage du pied ou de la main qu’en font les joueurs. Il est aussi le trait d’union entre le folk football de l’ère préindustrielle, sous la forme d’une vessie de porc gonflée ou rembourrée de foin, et les footballs association, rugby, gaélique ou américain codifiés à partir des premières règles de la Football Association (1863), et leurs ballons manufacturés constitués d’enveloppes de cuir enserrant une chambre à air de caoutchouc. Depuis 1872, la circonférence du ballon de football (association) doit tenir entre 27 et 28 pouces (0,657 m et 0,700 m). Toutefois, son aspect « sphérique » n’est mentionné dans les lois du jeu qu’en 1938. Son poids a été fixé (avant la rencontre) de 12 à 15 onces (entre 340 et 425 grammes), puis de 14 à 16 onces (396-453 grammes) en 19371. Il est aussi précisé « qu’aucune matière susceptible de constituer un danger pour les joueurs ne pourra être utilisée dans sa confection ».
Un premier marché du ballon de football
L’histoire de l’exportation du football et de sa première mondialisation commence souvent par l’introduction de cet objet de cuir sur un territoire étranger. Ainsi, la mémoire sportive du Honduras a retenu l’année 1896 et l’arrivée d’un ballon transporté par un navire battant pavillon français comme début de l’histoire du football national2. La sphère de cuir participe aussi de l’histoire de la consommation et du développement d’un nouveau secteur de l’industrie, de l’habillement, de la chaussure et des jeux, celui du sport3. Dès l’avant-guerre, la Football Association considère que le nombre de pratiquants se situe dans une fourchette entre 300 000 et 500 000 joueurs4. Il faut donc fournir des ballons en quantité… industrielle, ce que faisait la firme Shillcock installée à Birmingham et qui vendait entre 40 et 50 000 ballons de football5.
Jusque dans les années 1920, le ballon de football, hors d’Angleterre, reste un produit d’importation. Toutefois, la création de producteurs nationaux d’articles de sport introduit de nouveaux acteurs. Encore faut-il maîtriser le délicat processus de fabrication situé entre cordonnerie et industrie et dont l’étape-clé est constitué par l’assemblage des différents panneaux de cuir par un artisan qualifié capable de garantir la rotondité et l’imperméabilité de l’objet6. Ce qui n’est pas le cas de tous les ballons produits en France selon Jacques Mairesse. En 1933, année du premier championnat professionnel, le joueur du Red Star s’écriait : « Le ballon d’association doit être rond, tout le monde sait cela. Eh bien ! Au début du match, il l’est ; avant la mi-temps, il ne l’est plus. Expliquez cela comme vous le voudrez – poursuivait-il […], c’est un fait patent qu’après la mi-temps, le ballon décrit dans l’air des courbes inquiétantes et imprévues7. » Et Mairesse de marquer sa préférence pour les ballons étrangers.
Dans la concurrence que se livrent fabricants et distributeurs sur le marché français, les grandes compétitions offrent une vitrine de choix. La finale de la Coupe de France est disputée entre 1922 et 1924 avec un ballon DUCIM, puis avec le « Primo » Allen, marque qui devait aussi servir pour les matchs de l’équipe de France au moins jusqu’en 19608. Il est toutefois difficile d’en savoir plus car les archives de la Fédération Française de Football (FFF) ne conservent pas de traces des accords passés pour la fourniture desdits ballons. Toutefois, comme le montre l’exemple de la Coupe du monde organisée par la Fédération Internationale de Football Association (FIFA) dont il va être maintenant question, la fourniture devait se faire à titre gracieux, le fournisseur se payant grâce à la publicité faite à ses produits. À cette fin, la marque et le modèle du ballon étaient peints en lettres capitales blanches pour qu’on les distinguât bien sur les photographies des équipes, des capitaines et de l’arbitre prises avant le coup d’envoi.
Le ballon enjeu national des deux premières Coupes du monde
Disputée pour la première fois en 1930 en Uruguay, la Coupe du monde devient évidemment une vitrine de choix pour l’exposition du matériel sportif. La finale de la première édition opposant le pays organisateur l’Uruguay à sa voisine et rivale, l’Argentine, fut le théâtre d’une dispute sur le choix du ballon. « Chaque équipe – se souvenait l’arbitre belge du match, John Langenus, avait apporté une balle de fabrication nationale propre et prétendait ne jouer qu’avec une balle de cette espèce. C’est ce qui explique qu’au moment de donner le signal du début, je me trouvai au centre du terrain, portant un ballon sous chaque bras. La balle du jeu fut désignée à pile ou face9. » En première mi-temps, on joua avec la balle argentine, en seconde avec la sphère locale. L’enjeu était alors bien plus sportif que commercial. Les joueurs des deux équipes voulaient disputer la partie avec un ballon auquel ils étaient habitués. De fait, les Argentins menèrent au score à la mi-temps (2-1) après avoir utilisé leur ballon, avant que les Uruguayens ne remportent le match et le titre (4-2) à l’issue d’une seconde mi-temps disputé avec leur propre matériel.
Afin d’éviter d’avoir à résoudre un nouvel imbroglio, la FIFA décida que le ballon de l’édition 1934 serait italien et… anglais. Le 3 mai 1934, la commission d’organisation de la Coupe du monde prescrivit que « sur chaque terrain de jeu il y aura trois ballons de circonférence et de poids comme prescrits par les Lois du jeu, [à] savoir deux ballons italiens et un ballon anglais10. » Il fallait autant satisfaire les préceptes autarciques du régime fasciste que d’assurer la qualité du spectacle sportif, en disposant au cas où d'un robuste modèle britannique. La publicité pour le pallone « tipo Federale 102 » produit par l’Ente Centrale Approvvigionamenti Sportivi de Rome, publiée dans le programme officiel, précisait que « dans l’année des plus grandes victoires, tous les clubs de football italiens ont le devoir de remplacer les ballons étrangers par cet authentique produit de la ténacité et du travail nationaux11 ». Néanmoins, les réclames du même programme vantaient aussi les mérites des ballons britanniques. Celui produit par Tuphine, modèle ZIG-ZAG, « le plus coté », « parfait », indéformable », avec lequel les azzurri avaient disputé plus de 35 matchs à domicile de 1910 à 193212, ou le ballon Cliff, modèle Globe, qui avait été « de 1928 à 1934, sélectionné par la F.I.G.C. pour tous les matchs internationaux d’équipe A et B 13», mention qui pouvait passer pour contradictoire avec les allégations de Tuphine. En tout cas, il revenait aux capitaines des deux équipes de choisir le ballon du match. En cas d’échec, « l’arbitre en décidera[it] et sa décision sera[it] définitive14 ».
Le ballon Allen et ses successeurs
Quatre ans plus tard, en France, c’était la maison Allen, le fournisseur de la Fédération française de Football qui était retenue, ses ballons devant être « examinés et estampillés par le Comité d’arbitrage de la FIFA15 ». S’il n’existe pas, à notre connaissance, de correspondance relative au marché des ballons de la Coupe du monde16, une publicité de la marque Allen signale que le ballon « Coupe du Monde », spécialement produit pour l’occasion, aurait été choisi « parmi tous les ballons présentés17 ». Toutefois, les archives de la Fédération Française de Football (FFF) et de la FIFA ne mentionnent aucun type d’appel d’offre. L’exclusivité accordée à cette marque parisienne qui importait aussi des ballons d’Angleterre s’expliquait sans doute par ses liens anciens avec la FFFA, via la Coupe de France, et son origine anglo-française qui garantissait la qualité des ballons.
Le Allen Officiel se différenciait assez peu de ses concurrents. Composé de 13 panneaux longitudinaux de cuir chromé, il présentait une fente fermée par un lacet de cuir par laquelle on introduisait la chambre à air de caoutchouc. Si la tête n’était pas encore un geste technique maîtrisé par tous les footballeurs, le contact rugueux avec le lacet n’encourageait pas les joueurs à s’y entraîner. En tout cas, il semble que le ballon Allen ait satisfait les équipes participant à la Coupe du monde 1938. Le lacet disparut au seuil des années 1950. En 1947, le joueur et ingénieur danois Eigil Nielsen avait créé une valve en caoutchouc intégrée à l’enveloppe de cuir qui permit d’éliminer les valves rigides qui rendaient nécessaire la fente fermée par les lacets de cuir. Désormais la surface du ballon était uniforme et l’on ne pouvait plus changer de chambre à air, à moins de découdre les panneaux. Si le ballon était moins durable, n’étant pratiquement plus utilisable s’il était crevé, il devenait beaucoup plus lisse. L’innovation se diffusa très rapidement puisque le ballon Duplo T fabriqué par la firme Superball Organização Brasileira de Equipamentos Esportivos utilisait ce nouveau procédé de fabrication pour fournir les organisateurs de la Coupe du monde 1950. Une innovation qui, selon le programme de la compétition offert par la Standard Oil Company of Brazil, prouvait l’avance du nouveau monde sur l’ancien qui utilisait encore « le ballon ancien à lacet18 ».
Si la FIFA organisa jusqu’à la Coupe du monde 1966 un examen des ballons pouvant être utilisés pour chaque compétition, il restait très formel. Le Comité suisse d’organisation de la Coupe du monde 1954 décida qu’un « ballon suisse, un italien, un argentin19 » devraient être lui être soumis pour choisir le modèle qui serait commandé à 50 exemplaires pour les matchs de la compétition. Finalement, alors que de « nombreuses firmes suisses et étrangères » avaient « proposé des balles de leur fabrication aux organisateurs20 », ce fut le ballon de marque… Swiss, modèle WC Match Ball qui fut retenu, l’entreprise devant livrer quatre ballons neufs par match, soit en tout 104 unités. L’ouverture formelle du marché de la Coupe du monde continua en 1958. Plus de 110 différents types de ballon furent soumis anonymement au comité de sélection qui retint le n° 5 Top Star de fabrication… suédoise. La FIFA commençait alors à se préoccuper d’autres critères de qualité. En octobre 1957, sa Commission d’arbitrage proposait « d’allouer à la Football Association de Londres, une subvention de 50 £ (frais totaux 250 £) pour des recherches scientifiques relatives aux qualités balistiques des ballons de football21 ». Une question qui est aujourd’hui au cœur des débats sur les ballons officiels des compétitions de football.
Bien que des échantillons de ballons de marques nationales et étrangères aient été adressés à la Commission d’Organisation pour le Championnat du Monde-Coupe Jules Rimet 1962 disputé au Chili, le Comité d’organisation local demanda expressément, plus d’un an avant la compétition, « qu’un ballon de fabrication chilienne soit choisi ». Le modèle Zamora de la marque « Crack », de couleur orange, blanche ou jaune fut retenu, le producteur s’engageant à mettre « gratuitement à disposition les ballons pour tous les matches du Tour Final22 ». Néanmoins, pour plus de sécurité, un ballon de fabrication suédoise fut aussi choisi pour compléter le kit de ballons neufs fourni pour chaque rencontre. De fait, l’inspection des lots réalisée par la Commission d’arbitrage prouva que la fabrication d’un ballon restait un art difficile. Selon Helmut Käser, le secrétaire-général de la FIFA : « Le contrôle a démontré que sur les quarante-huit ballons chiliens, […], vingt-sept ne répondirent pas aux exigences règlementaires, vingt-et-un étaient conformes. Sur les cent ballons suédois, vingt-neuf ont dû être éliminés et septante-et-un se sont avérés conformes aux règles23 ».
L’organisation de la Coupe du monde 1966 ayant été confiée à l’Angleterre, le pays qui produisait les meilleurs ballons de football, les motifs de préoccupation étaient moindres pour cette édition 1966. D’autant que le choix fut fait en amont, à l’occasion de la réunion de la Commission d’organisation tenue à Londres en mai 1965. Pour l’occasion, la FIFA avait demandé à la Football Association « d’obtenir un certain nombre de ballons de football de différents fabricants pour qu’ils soient examinés par les membres de la Commission24 ». Le modèle Challenge 4 Star de Slazenger sortit vainqueur de la comparaison de 111 ballons britanniques et étrangers. Pour la dernière fois, une sélection était organisée et un ballon véritablement national était utilisé pour la phase finale d’une Coupe du monde de football.
Adidas entre France et monde
Un an avant que la Coupe du monde 1970 ne fût disputée, la Fédération mexicaine proposa à la Commission d’organisation de la FIFA « que l’on utilise pour les matchs des tours finals du Championnat du monde des Ballons Adidas25 ». La requête fut acceptée. Pour justifier leur demande, les dirigeants mexicains avancèrent que « cette firme a maintenant une fabrique au Mexique et que ces ballons ont fait entièrement leurs preuves lors du Tournoi Olympique de football26 ». Si la décision révélait l’influence acquise par Horst Dassler, le fils du fondateur de la marque allemande, dans les organisations sportives internationales, elle rappelait aussi indirectement l’aboutissement de l’investissement du marché français par la filiale hexagonale depuis 1959. Dirigée justement par Dassler junior, la branche installée en Alsace devait compter avec la domination d’Hungaria, marque d’Orléans, qui avait mis au point le ballon Scaphandre réputé pour sa solidité et son indéformabilité. Sur les conseils de Just Fontaine, jeune retraité et propriétaire d’un magasin de sport à Toulouse, Adidas commença à fabriquer à partir de 1962 un ballon de 12 panneaux pentagonaux noirs et 20 hexagonaux blancs, conçu par la marque danoise Select fondée en 1947 par Eigil Nielsen. Baptisé Telstar, du nom du satellite américain de communication lancé la même année, il s’imposa vite comme un produit de référence. Avec les chaussures, les maillots, shorts et bas Adidas, promus par le savoir-faire de Horst Dassler, il devint le cheval de Troie de la marque allemand au sein de la FFF. Au milieu des années 1960, Hungaria pour les ballons, Allen désormais pour les maillots, étaient les fournisseurs officiels de la fédération française27. Prétextant « les difficultés d’utilisation lors [du match] France-Allemagne du ballon », son bureau décida d’étudier « la question de la résiliation des accords avec la marque Hungaria28 ». La voie était libre pour Adidas qui évinça par la même occasion Allen. Le 5 décembre 1970 un contrat triennal, avec clause de reconduction tacite était signé pour la fourniture de l’équipement des Bleus29. La même année Adidas installait son monopole sur les ballons de la Coupe du monde. Une prise de taille tant le ballon de football est devenu l’un des objets emblématiques de la globalisation économique30 et de la concurrence que se livrent aujourd’hui les grands équipementiers du sport dans les compétitions mondiales et les malls commerciaux de la planète.