Introduction
Le film-essai – aussi désigné sous les noms d’essai filmé, essai filmique, essai au cinéma, essai cinématographique dans ses formes d’écritures vivantes, variées et métamorphiques – permet de penser la modernité cinématographique en théorisant et interrogeant la forme au cinéma. À travers son foisonnement éclectique, le film-essai s’inscrit dans des correspondances artistiques (le cinéma et les autres arts, les autres arts dans le cinéma) avec pour enjeux majeurs l’inventivité, le renouvellement de la perception, l’inachèvement et l’infinitude de l’œuvre d’art, ainsi que l’ouverture à de nouvelles possibilités et à d’autres devenirs.
Selon José Moure, « le film-essai se caractérise en outre par le fait de s’installer dans une zone d’indétermination entre la non-fiction et la fiction. […] Le film-essai assume cette indétermination, la travaille, la réfléchit, en fait l’objet même de sa méditation » (MOURE, 2004, p. 217). L’indétermination soulignée par José Moure a une résonance significative au sein des films Méditerranée (POLLET, 1963), Sans soleil (MARKER, 1983) et Asientos (WOUKOACHE, 1995), dont les formes diverses et les pratiques artistiques multiples les situent dans le domaine des films-essais.
Ces films, bien qu’ayant des structures de montage spécifiques et des esthétiques très variées, présentent aussi de nombreuses ressemblances formelles qui tendent à les rapprocher. À l’image de de José Moure pour qui, « si le cinéma doit penser, c’est par lui-même et de lui-même, et non pas en ‟adaptant” des textes déjà pensés » (MOURE, 2004, p. 32), Méditerranée, Sans soleil et Asientos, loin d’être des représentations du réel ou des « adaptations » de textes, convoquent des formes d’écritures filmiques spécifiques pour faire de l’expérience perceptive un espace réflexif privilégié pour le spectateur qui, nous le verrons, devient ainsi percep’acteur.
Le choix porté sur ces trois œuvres n’est pas anodin. Il s’agit non seulement de films axés sur les voyages spatio-temporels – correspondances entre les civilisations, les cultures, les souvenirs, les époques, les pays – qui traitent les questions de mémoires : du devoir de mémoire (JABOT, 2023), du droit de la mémoire, et du « ‟droit à la mémoire [TAUBIRA, 2006, p. 164-166]”, selon la formulation de Jean-Luc Godard, qu’il oppose à l’expression ‟devoir de mémoire” » (COUREAU, 2019, p. 97-123) ; mais aussi qui, dans une rencontre entre le réel, l’imaginaire et l’imaginal1 (CHARON, 1985, quatrième de couverture), éprouvent sans cesse la pensée en apportant une valeur testimoniale et mémorielle participant à la construction d’une expérience multisensorielle chez le spectateur, à travers une esthétique du témoignage.
Au sein de ces films, les zones d’indétermination qui permettent de construire de nouvelles formes esthétiques se situent jusqu’à un certain point dans les interstices de rencontre entre les arts plastiques et les arts appliqués, les installations artistiques et vidéos, les artéfacts technologiques et numériques, et y compris toutes les autres formes de bricolage filmique à la lisière entre le conventionnel et le non conventionnel. Ces pratiques artistiques issues de l’hétérogénéité des éléments plastiques engendrent au sein des trois films analysés – dont les formes artistiques se veulent essayistes – une démultiplication des effets sensoriels contribuant à agir sur la perception et l’attention du spectateur. Cependant, dans quelle mesure cette démultiplication sensorielle affecte-t-elle l’attention du spectateur ?
Les œuvres Méditerranée, Sans soleil et Asientos, dans leurs formes d’écritures subversives et dans leurs engagements artistico-politiques (au sens large socio-politiques et historico-civilisationnels), tendent à éprouver et à mettre à contribution (dans diverses mesures) les processus affectifs et réflexifs du spectateur, notamment à travers des techniques de captation et de captivation de son attention, lesquels se déclinent lors de la percept’action en de nombreux modes d’attractions, parmi lesquels la captivation réflexive. Cependant, quelles sont les techniques de captation et de captivation qui visent à maintenir l’attention du spectateur ?
Bien au-delà de la simple vision du quotidien, Méditerranée, Sans soleil et Asientos, en juxtaposant et en entremêlant de façon ambivalente différentes zones de perception – ce qui sollicite en retour une perception multisensorielle du spectateur devenu percept’acteur par son engagement perceptuel – rendent poreuses les frontières entre le réel, l’imaginaire et l’imaginal, afin d’infléchir « l’attention en régime esthétique » (SCHAEFFER, 2015, p. 48-49) et en modalité poétique (ESSOUKAN EPEE, 2023, p. 313). Grâce aux effets cinématographiques multisensoriels, le spectateur devient alors percept’acteur (ESSOUKAN EPEE, 2023, p. 18) et acquiert par là le statut de sujet agissant et non subissant : il participe à la cocréation artistique de l’œuvre, en transformant ce qu’il perçoit et en prolongeant cette cocréation dans ses pensées et ses imaginaires. Quelles modalités attentionnelles permettent d’infléchir l’attention commune du spectateur en attention esthétique, poétique et poïétique du percept’acteur ? Pour mener à bien nos analyses, nous suivrons en partie les recherches de René Passeron et Jean-Marie Schaeffer sur l’esthétique et la poïétique (PASSERON, 1999), ainsi que les travaux de Jean-Philippe Lachaux pour aborder la question du processus attentionnel.
L’infléchissement de l’attention commune du spectateur en attention esthétique, poétique et poïétique du percept’acteur
Le processus attentionnel inhérent à la condition humaine est un véritable concept transdisciplinaire qui introduit l’être imageant – l’humain – au cœur de toute situation existentielle. Selon Jean-Philippe Lachaux, l’attention :
Détermine notre perception du monde, notre rapport à ce qui nous entoure et à nous même. Elle éclaire le monde et nos pensées, nos sensations et nos sentiments comme une torche […] Faire attention à un objet, à une scène ou à un être, c’est le faire exister dans le champ de son expérience sensible, c’est lui donner vie (LACHAUX, 2011, p. 9-10).
À l’image d’un lampadaire cérébral multisensoriel nous aidant à percevoir ce qui est obscur ou lumineux, intuitif ou instinctif, nouveau ou familier, l’attention qu’un individu prête aux images, sons, textes, formes et couleurs qu’il perçoit lui permet de prendre connaissance des choses saisies ou entr’aperçues en essayant de les identifier ou de leur donner un sens.
Du cinématographe à la modernité cinématographique, l’attention a toujours été un élément fondamental en ce sens que « faire attention à un objet, à une scène ou à un être, c’est le faire exister dans le champ de son expérience sensible, c’est lui donner vie » (LACHAUX, 2011, p. 8). Méditerranée, Sans soleil et Asientos n’échappent pas à cette réalité. Pour ouvrir d’autres passerelles imaginaires et sémantiques propres à l’inventivité essayiste, ces œuvres s’éloignent de toute matière vidée et appauvrie2 pour favoriser l’émancipation du spectateur devenant par son engagement perceptif un percept’acteur. Dans ce contexte perceptuel, le percept’acteur devient un individu participant de façon active à la cocréation d’une œuvre artistique ; un être agissant, libéré de la vision amorphe que connait le spectateur, ce passager clandestin et individu-témoin, prenant part passivement à un spectacle.
Le spectateur acquiert le statut de percept’acteur et lect’investigateur par l’infléchissement perceptif qui s’opère lorsqu’il est face aux éléments filmiques ne jouant plus seulement sur des effets immersifs et déterminants, mais sur des indéterminations perceptives, sur « la promenade esthétique » (SCHAEFFER, 2015, p. 48-49) et, sur la « poétique du désœuvrement » (BONAMY, 2016). Ce processus décline ainsi l’attention en différents processus cognitifs : non seulement l’attention esthétique construite par l’expérience perceptive, contemplative et méditative ; l’attention poétique inscrite dans le prolongement perceptif, l’épiphanie, la rêverie, les discrétions spirituelles et mystiques suggérées par nos propres perceptions ; mais aussi l’attention « poïétique3 » traduisant la transgression, la création des imaginaires et de nouveaux espaces de pensée (ce cinéma qui se réalise dans nos pensées). Ces processus cognitifs ont une forte résonance dans la « Zone » de Chris Marker à travers, les effets de répétitions et de variations sur le mode de la pensée de l’Éternel retour4 et le rythme des travellings.
Sans soleil fait en effet émerger une « Zone » dans laquelle des images du réel subissent par voie de polarisation et de synthétisation une dégradation, une altération, voire un effacement pour donner vie à des perceptions nouvelles. Marker fait revivre les événements historiques dans une temporalité hybride qui acquiert une plasticité spécifique dans la « Zone », cet espace infini et imaginaire où les formes se déforment et se reforment en fonction des sensations perceptives.
Lorsque les images du réel intègrent la « Zone », elles transcendent la dimension esthétique pour atteindre la dimension poétique en passant par la sphère poïétique comme « conduites créatrices » et condition sine qua non à la création de la « Zone ». La mutation se fait à travers une forme d’enfantement et non par un dédoublement, car, une fois synthétisées, il ne s’agit plus des mêmes images, mais d’images nouvelles qui ne renvoient à aucun analogon. À ce niveau, les images deviennent esthétiques par leur beauté, philosophie et sensibilité, poétiques en baignant dans l’insaisissable, l’indicible, les émotions et sensations, et poïétiques par la création de nouvelles perceptions.
Chris Marker recourt aux images « Zonées » de façon répétitive pour déconstruire la linéarité diégétique du film et introduire l’idée d’un changement et d’une reconstruction permanente par le renouvellement. Cette pratique de la répétition est aussi visible dans Asientos où les images, les textes et les sons se répètent pour faire vivre la mémoire dans une ressouvenance et une commémoration, alors que, dans Méditerranée, la répétition permet de renouveler les mouvements de la vie et de donner à percevoir une accumulation de mémoires et de civilisations.
En écho avec la pensée de l’Éternel retour / recommencement comme « répétition et différence » (DELEUZE, 2019, p. 7), la répétition chez Pollet, Marker, Woukoache se présente comme une figure de la modernité cinématographique. Il ne s’agit pas d’une répétition du même de façon monotone, mais d’un recommencement selon les principes de création, de nouveauté, de différence, de circularité, mais aussi d’enfermement agissant sur la perception de manière suggestive. En ramenant constamment l’objet/sujet déjà perçu, la répétition permet au percept’acteur de l’investir non plus avec les organes sensoriels, mais avec la pensée. L’efficacité de cette pratique est accentuée par la durée des plans et la lenteur des travellings. Plus les images sont lentes, meilleure est la contemplation.
L’éloge de la lenteur entretenue par la durée des travellings et de certains plans, à l’opposé de la logique de l’hyper rapidité, permet de créer une harmonie entre l’espace-temps filmique et le percept’acteur. En parcourant les objets de croyances, les temples en ruines, les statues et les monuments historiques (18:29) dans Méditerranée, ou les lieux carcéraux des esclaves transformés en musée (39:37) dans Asientos, ou encore les images de la vie quotidienne à Tokyo (35:20), celles du Cap-Vert montrant la force de travail des femmes (34:42) dans Sans soleil, les travellings permettent de repenser le temps à travers divers espaces et de revivre les émotions du passé en favorisant l’émergence d’une sensation d’ubiquité, d’omniprésence et d’omniscience chez le percept’acteur. Dans ce contexte, « ce n’est plus le temps de l’action, mais celui de la contemplation » (COLLET, CAZENAVE, 2014, p. 139) qui permet de savourer le film au lieu de l’appauvrir par l’impératif de la vitesse.
La lenteur des travellings au sein de ces films permet de dé-voiler, de dé-couvrir, et de spiritualiser la matière, afin d’apporter un autre regard sur certains éléments devant lesquels l’histoire serait passée trop vite. Selon Didier Coureau, « devenu métaphysique, le travelling se détache un peu plus encore de la rigidité matérielle pour acquérir la dimension d’un véritable flux spirituel reliant les éléments naturels et leurs dimensions symboliques […] » (COUREAU, 2010, p. 47). Cette pensée s’accorde avec celle de René Zazzo lorsqu’il souligne : « la caméra […] a trouvé empiriquement une mobilité qui est […] celle de la vision psychologique » (ZAZZO, 1946, p. 29-36). À la fois spirituel et psychologique, le travelling mène dans sa mobilité une investigation psychique sur les entités saisies, et nous amène à voir autrement certaines reliques, dont les images acoustiques que nous possédons sont majoritairement vagues et imprécises. Combiné à d’autres éléments filmiques il contribue également à la démultiplication sensorielle et attentionnelle en parcourant différentes zones de perception.
Démultiplication sensorielle et répartition des ressources attentionnelles
L’attention est une faculté ontologique et ontique ouverte sur notre existence et sur les dimensions – physiologiques, psychologiques, spirituelles, mystiques et imaginaires – qui structurent notre être et traduisent notre présence au monde. Lorsqu’un objet ou sujet se donne à notre perception, la capacité à se concentrer sur l’élément perçu peut variablement se décliner en de nombreuses formes attentionnelles dont « l’attention soutenue (ou maintenue), l’attention sélective (ou focalisée) et enfin l’attention divisée » (LIEURY, 2020, p. 228-238).
Face à la pluralité des zones de perception que peuvent comporter certaines séquences et plans tels que le dédoublement de l’image de la jeune femme grecque se peignant les cheveux devant le miroir (26:53) dans Méditerranée, le reflet d’un motocycliste sur le rétroviseur de sa moto comme empreinte de la réalité (16:37) dans Sans soleil, le rêve comme miroir multidimensionnel (06:20) dans Asientos, l’attention du percept’acteur est diversement et activement sollicitée à la fois de façon affective et réflexive. La démultiplication sensorielle amène le percept’acteur à se doter de l’ensemble de ses capacités sensorielles et attentionnelles pour mieux saisir, interpréter, analyser et imaginer les contenus filmiques avant de se les approprier.
Lorsqu’un individu est face à une œuvre cinématographique ou artistique, il participe activement aux traitements des séquences de l’information filmique qui structurent sa perception et ses représentations (contempler un paysage, imaginer l’œuvre, établir un lien d’identification à certains éléments). Ces éléments filmiques ou artistiques chargés de stimuli qui agissent sur l’attention du percept’acteur sont pour Tim Smith :
La seule preuve externe de cette activité interne visible à un spectateur qui se manifeste par les expressions faciales, les mouvements du corps, les changements physiologiques (par exemple la fréquence cardiaque, la transpiration et la dilatation de la pupille), les vocalisations involontaires (par exemple les rires, les cris), et les mouvements oculaires. (SMITH, 2013, p. 165-191).
Certains éléments, tels que la voix off, la mise en abime des images-sons, le rêve, la discontinuité diégétique, les sous-titres, présents dans Méditerranée, Sans soleil et Asientos, contribuent fortement à défocaliser et désuniformiser l’attention du percept’acteur pour l’amener, dans un effort perceptuel supplémentaire, à explorer d’autres zones de focalisation lors de sa sélection attentionnelle, puisque, face à une multitude d’éléments, l’attention sélectionne automatiquement ce qui est perçu. En prenant le cas du sous-titrage des films, Tim Smith souligne :
La présentation des sous-titres divise l’expérience de visualisation du film dans une double tâche : lire et regarder. Étant donné que les médias ont été initialement conçus pour communiquer des informations critiques à travers deux canaux, l’image, le texte et la bande son comme un troisième canal de communication, imposent des exigences supplémentaires sur le système visuel du spectateur (SMITH, 2015, vol 9).
Nous constatons par-là que, lors de la perception des images, des sons et des sous-titres, l’attention du percept’acteur cesse d’être synchronisée à des fixations centrales et se lance dans une exploration élargie des objets dynamiques décentralisés. L’attention à ce niveau passe, de manière variable, de la « phase focalisée » à la « phase distribuée » (SCHAEFFER, 2015, p. 76). Cette variabilité est aussi prégnante lors de l’accumulation des mémoires, l’emboîtement d’images et le dédoublement des personnages.
Comme nous pouvons l’observer au sein de Méditerranée, des mémoires méditerranéennes d’ici et d’ailleurs sont montrées de manière variable par l’accumulation, superposition et juxtaposition des civilisations, mémoires et cultures. Dans Sans soleil, des mémoires fragmentées de l’humanité, des mémoires biologiques d’hommes et des mémoires artificielles de machines (télévision, ordinateur, synthétiseur) se matérialisent de manière désuniformisée. Dans Asientos, des mémoires de natures diverses sont perçues de façon transversale : une mémoire entretenue par l’esprit des hommes, une mémoire entretenue par la convergence artistique (dessin, architecture, sculpture, photographie…) et une mémoire diffusée par la télévision.
Lorsque la caméra filme la télévision dans Asientos, une autre forme de démultiplication sensorielle et attentionnelle se manifeste. Au début de la séquence sur la télévision (03:04), la voix off féminine chevauche le reportage télévisé et s’arrête ensuite ; le percept’acteur est orienté auditivement vers des sons sarcastiques qu’émet la télévision. De façon simultanée, on perçoit des voix de reporters, d’enfants, d’hommes, et des sons environnants. On perçoit aussi en filigrane, dans tous ces sons, ceux que produit le verre lorsqu’il est fracassé : une manière pour Woukoache d’amplifier le désordre sonore afin de préparer le silence. Subitement tous les sons hétérogènes s’estompent, le silence se met à régner avec pour seul flux sonore les bruits de parasites qu’émettent certains dispositifs de diffusion (télévision, radiodiffusion). Dans la continuité, une musique harmonieuse revient sur un plan de fond noir pour introduire, à travers un autre rythme, une perception additionnelle.
Dans Asientos, la télévision, en agissant comme une « fenêtre mémorielle », nous fait sortir de l’espace-temps initial du film, pour introduire une autre dimension : le Rwanda. Cette séquence met en exergue une double mobilité et un double cadrage : nous avons d’une part la mobilité de la caméra avec le travelling qui balaie l’environnement immédiat pour s’arrêter sur le téléviseur ; d’autre part, nous avons la caméra qui filme les images de la télévision, elle-même montrant certains journalistes occidentaux en train de filmer les événements au Rwanda. L’enchâssement des cadres dans le film donne lieu à une multiplicité et une circularité de la perception : celui du percept’acteur qui perçoit5 le film, celui de l’objectif de la caméra qui filme la télévision, celui de la télévision qui montre les journalistes en train de photographier et de filmer à leur tour les victimes de la guerre les regardant en retour.
Au moment du dédoublement de cadres, on observe une mise en abyme des images, laquelle multiplie les champs de perception. Les champs encastrés dans les différents cadres partant du percept’acteur aux personnages du film, et réciproquement, sont des fenêtres spatio-temporelles qui nous entrainent dans d’autres univers parallèles. Le montage, dans ce contexte, agence plusieurs couches perceptives, crée une dispersion de l’espace et de l’attention, engendre un certain retour dans le passé avec l’utilisation des images télévisées (archives), et procède par un emboîtement des images (images filmique, télévisuelle, photographique) à un agencement esthétique qui apporte une dimension poétique et poïétique à Asientos. Il s’agit ici « des ‟images secondes” qui peuvent modifier le rapport que le spectateur entretient avec l’image du film, dite ‟l’image première” » (BALPE, 2009, p. 4).
La présence de plusieurs cadres au cinéma traduit le temps dans l’image, le temps de l’image et l’empreinte de l’empreinte. Ces mises en abyme se manifestent aussi par l’image dans l’image, le texte dans le texte, le film dans le film, dans une logique d’emboitement spatio-temporel : dans Sans soleil, des images évoquent Apocalypse Now (COPPOLA, 1979) ; dans Méditerranée, il y a des images de Bassae (POLLET, 1964). Au sein de Sans soleil, des textes de Jean Racine6 et de Basho Matsuo7 sont mentionnés, tout comme dans Asientos l’une des voix off évoque un poème d’Aimé Césaire8. Notons aussi, le texte lu et écrit par Philippe Sollers (Méditerranée) qui par son éclectisme n’est ni un commentaire sur le film, ni une narration des faits, mais une voix off faisant son film dans le film indépendamment du rythme des images elles-mêmes antagonistes.
L’expérience multisensorielle connait un autre déploiement dans la subjectivité du personnage chez Chris Marker. Sans soleil nous transporte, à travers un écrivain-caméraman, dans des voyages croisant de nombreux espaces et temporalités du monde à la rencontre des sphères culturelles, sociales, politiques et spirituelles. L’une des modalités multisensorielles du film est de faire émerger plusieurs personnages filmiques dont deux principaux. La présence de Krasna (absence d’image, absence de voix), personnage trans-temporel voyageant dans différentes époques et spatialités du globe, est rendue sensible par ses multiples lettres envoyées sans précisions temporelles à une narratrice (absente de l’écran) dont la voix off décrit ce que Krasna a observé durant ses voyages. La narratrice lisant les lettres est une amie de Krasna : elle n’est présente que par une voix off féminine du film, portée par Florence Delay. L’amie de Krasna dernière, en parcourant oralement les lettres envoyées ne se contente pas de les lire, mais les commente sous forme de récit entrainant ainsi « un double processus de sémiotisation » (CHARAUDEAU, 1995, p. 96-111) qui suscite un questionnement. Au moment où les lettres sont commentées et narrées, s’agit-il encore des visions de Krasna sur ses voyages ou des interprétations de l’amie qui les rapporte ? L’amie, à qui les lettres semblent être adressées, est-elle la destinataire finale de ces messages ?
En employant le verbe écrire à l’imparfait (« il m’écrivait »), la voix off se met dans une posture de narration : son rythme et ses variations ponctuent le récit rapporté. En racontant les voyages de Krasna, la voix off acquiert à la fois le statut de médiatrice et de médium, dont le destinataire final est le percept’acteur. Il est donc question pour Chris Marker d’interpeller la mémoire de façon imaginaire pour parler à la conscience. Il choisit la voix off – « la voix est la conscience » (MONDZAIN, 2005, p. 24) –, l’image – « l’image est conscience de quelque chose » (SARTRE, 1936, p. 240) –, et le texte pour appeler à la prise de conscience chez le spectateur. Il interroge l’histoire pour faire renaître le souvenir afin de lutter contre l’oubli.
Le film Sans soleil apparaît à ce titre emblématique des formes de la démultiplication sensorielle et attentionnelle, comme le démontre sa nomenclature avec Chris Marker jouant presque tous les rôles : Chris Marker est le réalisateur, le scénariste et le monteur du film. Il est l’avatar de Hayao Yamaneko (créateur de la « Zone » et des effets spéciaux), de Sandor Krasna (caméraman imaginaire et rédacteur des lettres), et de Michel Krasna son frère (compositeur de la bande-son électro-acoustique). Cette omniprésence du ciné-poète nous amène à penser qu’il pourrait également incarner l’amie qui « reçoit » les lettres. Le film devient alors un soliloque épistolaire dans lequel Chris Marker s’envoie des lettres et les dévoile également sous la voix off portée par Florence Delay.
Les différentes pratiques artistiques menées par Jean-Daniel Pollet, Chris Marker et François Woukoache font émerger une multitude d’espaces à partir d’autres espaces eux-mêmes démultipliés, faisant de l’espace cinématographique une sphère multisensorielle et méta-créative par excellence, à partir de laquelle opèrent les techniques de captation et de captivation de l’attention du percept’acteur
Captation et captivation de l’attention
L’expérience sensorielle du percept’acteur se construit par des stimuli suffisamment saillants, lesquels visent à capter, captiver et maintenir l’attention. Lorsque nous sommes confrontés aux écrans, « certains stimuli attirent l’attention comme un aimant le métal, au point d’attirer également le regard, car le regard suit souvent l’attention » (LACHAUX, 2011, p. 140). Plusieurs éléments filmiques dont la composition des plans, le rythme des images, les variations chromatiques et colorimétriques, les saillances sonores (voix off, bruits de fond, musiques, intonations), que l’on retrouve dans Méditerranée, Sans soleil et Asientos, ont des effets très accentués sur la perception. Ces éléments filmiques capturent, captivent et affectent l’attention du spectateur / percept’acteur par le biais de certains mécanismes psycho-physiologiques, cognitifs et neurologiques, tels que les affects, les sensations, les émotions, la nostalgie, le souvenir, la mélancolie et la rêverie.
De pareils effets et éléments filmiques, outre le fait d’attirer l’attention du percept’acteur, induisent également « une phase de fascination ou, pour utiliser le néologisme, de captivation, pendant laquelle l’attention reste captive de son ravisseur » (LACHAUX, 2011, p. 171). C’est-à-dire que, durant ce moment de captivation :
L’attention peut donc rester piégée, captive, si la sensation éprouvée au contact du distracteur le justifie. La victime tarde à quitter son ravisseur ; c’est la version neuronale du fameux syndrome de Stockholm, qui décrit le sentiment d’attachement que ressentent parfois les otages pour leurs geôliers. Une nouvelle fois, la capture de l’attention est suivie par une phase de captivation, mais qui n’est pas motrice cette fois, mais émotionnelle, et que Damasio désigne sous le terme d’attention dwelling, qui traduit bien cette idée de durée – to dwell signifie « rester, habiter, résider ». Cette forme de captivation dépend principalement de l’intensité et de la qualité du ressenti, plaisir ou déplaisir en présence de l’objet. (LACHAUX, 2011, p. 186-187)
La captivation par les affects possède une plus grande inertie, elle dure dans le temps et captive ainsi nos opérations mentales, comme si un autre esprit s’emparait du nôtre. Dans un espace diégétique fortement façonné par des éléments visuels et sonores, la saisie et le maintien de l’attention s’opèrent en quatre phases : la captivation émotrice (le regard du percept’acteur se tourne vers l’objet / sujet de l’attention, ce que le cerveau reconnaît, ce dont il se souvient, surtout vers ce qu’il cherche à connaître) ; la captivation émotionnelle (la compassion, la peur, le plaisir ou le déplaisir que produisent ce qu’on perçoit) ; la captivation cognitive (lorsque l’attention s’oriente vers l’intérieur, vers les images mentales, dans une forme de rétro-attention : à travers ses pensées, le percept’acteur assimile ce qu’il perçoit à des scènes vécues, se sent concerné par le film, y participe à sa manière) ; et la captivation réflexive qui est le fer de lance des films poétiques. À partir du mixage d’éléments composites, la captivation se manifeste par l’indétermination des contenus perçus (images, sons, textes, couleurs…), lesquels amènent le percept’acteur à rassembler les pièces du puzzle pour construire ce qu’il perçoit ou à créer son propre univers imaginaire à partir des éléments distincts.
Dans les films Méditerranée, Sans soleil et Asientos, les captivations motrice, émotionnelle, cognitive et réflexive sont engendrées par de nombreux objets, sujets et formes, qui stimulent la pensée, les croyances, et la mémoire de façon synesthésique pour atteindre des sensations, voire des rêveries imaginaires du passé. C’est par exemple le cas dans Méditerranée : les bruits d’une eau invisible à l’œil nu, mais perceptible par l’ouïe lorsque la caméra traverse le jardin, donnent l’impression d’une source, d’une fontaine ou d’un robinet qui laisse couler son contenu, introduisant une captivation cognitive. Les grillons qui stridulent pour attirer les femelles dans leur terrier et pour repousser les autres mâles décrivent, à travers une captivation motrice, une certaine saison – l’été –, un certain moment du temps – l’aube et l’approche de la nuit –, une certaine situation – les lieux sont vides et désertés –. Le bourdonnement des mouches peut traduire la présence des matières en décomposition et suscite chez le percept’acteur soit la tristesse, soit le dégoût. Il en est de même pour le vent que l’on ne voit pas, mais qu’on entend par un souffle balayant, et qu’on perçoit à travers les vagues de la mer, le feuillage des arbres et la verdure mis en mouvement.
À partir d’une captivation motrice, une autre forme de synesthésie est exprimée métaphoriquement dans Asientos pour traduire la poétique de l’absence. Filmer en gros plan et dans une succession permanente les murs des cachots et la peau d’un Subsaharien, c’est aussi établir un rapport spécifique à la matière, puisque « la maison des esclaves et le corps du vieil homme ne font qu’un » (ESSOUKAN EPEE, 2017, p. 118). Dans cette métaphore, « le mur disparaît alors en tant que mur pour apparaître en tant que corps. […] [et] devient forme corporelle, matière transcendée, sujet humanisé » (MAURY, 2011, p. 85). Le mur devient un espace sensoriel et un corps social qui se fait chair pour exprimer les meurtrissures.
Le gros plan dans la métaphore de la peau et du mur joue le rôle de passeur. Il intervient également dans Méditerranée et Sans soleil comme un amplificateur de sensations lors de la saisit des visages. Il s’agit d’une façon de transcender la vision du percept’acteur pour l’atteindre intimement et faire naître des émotions et des affects. Gilles Deleuze disait que « l’image-affection, c’est le gros plan, et le gros plan, c’est le visage » (DELEUZE, 1983, p. 125) et Bela Balazs (cité par Edgar Morin) soulignait que « les gros plans sont lyriques : c’est le cœur, non l’œil qui les perçoit » (MORIN, 1956, p. 73). Lorsqu’une image sensorielle est présentée en gros plan, elle provoque suffisamment de stimuli chez certains percept’acteurs pour créer un état hypnotique et capter avec intensité leur attention. Cette stratégie visuelle entraîne l’intériorisation des émotions chez le percept’acteur et permet de le rapprocher au maximum du sujet ou de l’objet filmé.
La force d’attractivité de certaines images comme celle du visage du vieil homme imaginaire (09:01) dans Asientos, ou celles des visages de la momie (25:54) et de la jeune femme (13:53) qui sourit dans Méditerranée, ou encore celles des dames du marché de Praia (32:49) dans Sans soleil, guident le plus souvent le regard et l’attention de façon involontaire. C’est à ce titre, comme le souligne Jean Theeuwes (cité par Jean-Philippe Lachaux), que « nos yeux ne vont pas toujours là où nous voudrions qu’ils aillent » (LACHAUX, 2011, p. 141). L’attention du percept’acteur se laisse facilement capter par ce qui se distingue des chose ordinaires et neutres. Nous comprenons pourquoi le gros plan « c’est l’expression d’une essence singulière, l’expression d’un affect ‟pur”, donc c’est une entité c’est à dire un fantôme » (DELEUZE, 1982). Le gros plan serait ce fantôme qui par la magie du détail parvient à charmer les percept’acteurs et à engendrer leurs émotions. Edgar Morin voit dans cette pratique filmique que « cette façon d’‟interroger” les objets (Souriau) obtient en réponse à sa fascination macroscopique un épanouissement de subjectivité » (MORIN, 1956, p. 73).
Pour Jean Epstein, « le gros plan est l’âme du cinéma » (EPSTEIN, 1974, p. 93). Le montage dans Méditerranée, Sans soleil, et Asientos attribue en effet au gros plan un caractère quasi mystique car, grâce à sa puissance affective, il permet une forme de rupture entre ce qu’il se passe à l’écran et ce qu’il se passe dans le corps du percept’acteur : la distance entre le virtuel et le physique s’abolit, les émotions exprimées sur l’écran frappent de plein fouet le percept’acteur en affectant ses sens.
Il faut souligner qu’au sein des films-essais Méditerranée, Sans soleil, et Asientos, la présence des éléments saccadés et changeant épuisent difficilement l’attention du percept’acteur, étant donné qu’on ne se lasse presque pas en face des éléments qui changent, ou difficilement : c’est ce procédé qui est aussi utilisé par les médias sociaux (TikTok, Instagram, Snapchat, Facebook, Twitter – X –…) pour attirer et maintenir durablement l’attention des internautes en faisant défiler de nouveaux contenus de façon inépuisable. En effet, comme le signale Lachaux, « le cerveau réagit plus vivement à ce qui est nouveau, et c’est ce qui explique en partie pourquoi l’attention aime tant la nouveauté. Naturellement, vous auriez eu beaucoup plus de mal à vous lasser d’un écran de télé dont l’image change tout le temps » (LACHAUX, 2011, p. 150). La présence de nouveau contenus créée une incitation perceptive et maintient l’attention par un désir de curiosité et de découverte. La nouveauté occasionne un maintien de l’attention, puisqu’elle est reçue par le cerveau comme une trouvaille, une récompense satisfaisante lors des activités neuronales.
Conclusion
L’essai cinématographique possède la particularité de faire du film une œuvre inachevée ouverte à tout déploiement imaginaire, à toute pensée créative, à l’infinitude, aux nouvelles possibilités et à d’autres devenirs. La convergence sensorielle, le prolongement des sens et de leur dilatation, bien au-delà des considérations psycho-physiologiques, sont l’apanage de cette pratique cinématographique qu’est le film-essai. En accordant la primauté à des correspondances artistiques de divers ordres, l’essai filmé mobilise nombre d’éléments esthétiques et d’effets cinématographiques qui parviennent à infléchir l’attention commune du spectateur en attention esthétique, poétique et poïétique du percept’acteur, faisant de lui un être agissant et non plus subissant (spectateur) lors de son engagement perceptuel.
Lorsqu’on perçoit les films-essais Méditerranée, Sans soleil et Asientos, on constate que les événements ne se réalisent pas « devant la caméra, mais avec elle » (TRÖHLER, 2012, p. 65-80). En effet, les espaces ne sont pas interdépendants comme on peut le percevoir dans un certain cinéma. Chaque espace jouit d’une autonomie distincte et apporte son expérience « géopoétique » (POUPON, 2018, p. 51-64), lorsqu’il correspond avec d’autres espaces différents. De ce choc des différences, « les espaces lisses et striés » (DELEUZE, GUATTARI, 1980, p. 459-460) « s’archipélisent » (GLISSANT, 1997, p. 31) pour nous faire explorer de manière intuitive les imprévus et les dérives imaginaires qui sourdent dans les clivages et les rapprochements des images, des textes, et des sons.
Les pratiques artistiques menées par les cinéastes Jean-Daniel Pollet, Chris Marker et François L. Woukoache dans leurs films-essais parviennent à poétiser et à poïétiser l’attention du percept’acteur à travers des effets filmiques multiples : non seulement le silence et le vide, la discontinuité et la rupture diégétique, la répétition des images, textes et sons comme pensée de l’Éternel retour, l’inversion temporelle dans une vision de rétro-attention, les mouvements de la caméra comme esthétique de la mobilité perceptive, la composition des plans, le rythme des images, les variations chromatiques et colorimétriques, mais aussi les saillances sonores (voix off, musiques, paroles, « fond cinématographique » (BONAMY, 2013, p. 13), « décors sonores »).