Témoignage de doctorante : Étudier les traductions en langue française des romans d’Alberto Manzi

  • Alberto Manzi’s Novels in French Translation: A Study

Notes de la rédaction

Patrizia d’Antonio a soutenu sa thèse en études italiennes en décembre 2019 sous la direction de Nicolas Bonnet à l'Université de Bourgogne-Franche-Comté.

Texte

Ma mission d’enseignante d’italien LV2 à l’étranger terminée en 2015, j’ai estimé que les conditions étaient enfin propices pour me lancer dans le projet de recherche que je caresse depuis longtemps ; je me suis donc inscrite en thèse en cotutelle avec l’Università degli Studi de Milan sous la codirection de M. Bonnet et M. Piotti. Mon objet de recherche, « l’humanisme dans l’œuvre littéraire et de vulgarisation d’Alberto Manzi », n’est pas étranger à ma vie professionnelle et personnelle car j’ai eu la chance de bien connaître un grand auteur pour la jeunesse italien, Alberto Manzi. Je voulais donc que cette thèse soit consacrée à l’analyse de l’œuvre littéraire de Manzi et à l’étude de sa réception en Italie et en France.

Intéressée depuis toujours par les langues étrangères et par la traduction (dont j’ai une connaissance non seulement théorique mais pratique, ayant traduit un roman du français à l’italien et plusieurs livres de littérature jeunesse) j’ai été naturellement amenée à m’interroger sur les enjeux du passage d’une langue à l’autre. Aussi ai‑je décidé de consacrer une partie de ma thèse à l’étude des traductions en langue française des romans d’Alberto Manzi. Cela m’a menée à entreprendre un parcours difficile mais passionnant à plus d’un titre. D’abord, du point de vue théorique : j’ai en effet découvert à cette occasion un nouveau champ d’étude, la traductologie. Ensuite, du point de vue historique, car ces traductions sont représentatives d’une certaine pratique de la traduction inhérente à l’époque à laquelle elles appartiennent.

Je suis ensuite partie à la recherche des traducteurs encore en vie afin de recueillir leur témoignage. Ces échanges ont été particulièrement stimulants et fructueux. Mais j’ai aussi rencontré des difficultés liées à l’accès aux archives des éditeurs, la frustration et la peur de ne pas être en mesure de mener à terme mon enquête ou de ne pas savoir exploiter correctement le matériel recueilli dans le cadre de ma thèse… enfin tout ce qui arrive, semble-t-il, à la plupart des doctorants lors de leurs recherches !

Mais procédons dans l’ordre pour mon témoignage…

Il était une fois un grand auteur italien pour la jeunesse publié et traduit en France et dans beaucoup d’autres pays. Son roman Orzowei [Isa, enfant de la forêt] est le livre pour la jeunesse en langue italienne le plus traduit après Pinocchio. En France, les deux premiers romans de Manzi sont présentés par l’éditeur comme des « adaptations ». Mon premier travail a consisté à comparer les textes pour identifier la nature des différentes opérations que le travail d’adaptation avait en l’occurrence comporté. Or, à ma grande surprise, cette comparaison n’a révélé aucune des transformations auxquelles je m’attendais. Le texte de Vildrac ressort, semble‑t‑il, beaucoup plus à de la simple traduction qu’à ce que l’on entend communément par le terme d’adaptation, à moins de considérer que quelques rares coupes et certains choix traductifs (assez discutables) relèvent de l’adaptation. C’est ainsi que commence mon parcours, que je n’imaginais pas si riche ni labyrinthique, plein de chemins croisés et des recherches interdisciplinaires.

D’abord il s’agissait bien évidemment de définir les concepts d’adaptation et de traduction, de souligner les différences, tout en tenant compte de la spécificité de ces pratiques dans la littérature jeunesse. J’avance en me posant de plus en plus de questions : pourquoi les adaptations des œuvres (pas nécessairement destinées à un jeune public) continuent‑elles à être si nombreuses au fil du temps ? Quelle réflexion sur la fidélité à l’œuvre se développe, particulièrement en littérature pour la jeunesse ? Je me retrouve ainsi au croisement de l’anthropologie, de la sociologie, de la littérature, de l’histoire, de la linguistique.

Plus j’avance dans la recherche et plus je découvre la richesse et la complexité de ce que je m’étais proposé d’explorer. Si certaines pistes que j’avais suivies n’ont abouti à rien, j’ai découvert de nouveaux horizons par sérendipité, comme Christophe Colomb parti à la recherche de la route des Indes et qui tombe sur un nouveau continent.

L’inquiétude croît à raison de l’intérêt que je porte à mon objet de recherche. Je continue à chercher de nouvelles sources, à contacter les éditeurs et les traducteurs pour récolter des données qui pourraient m’être utiles lors de l’analyse comparative que je vais entreprendre. À ce stade je ne puis encore qu’énoncer des hypothèses à défaut de pouvoir développer une véritable thèse ; je me concentre actuellement sur celle qui me semble la plus probable : le travail de « reformulation », effectué par Vildrac visait à « embellir » l’ouvrage pour lui conférer un cachet plus « littéraire » ? Avec le recul, on peut considérer que l’opération n’est guère concluante : le traducteur est passé à côté de la singularité et de la modernité du style narratif de Manzi pour proposer de son récit une version plus conforme au canon académique. Il s’agit en définitive de cette tentative d’« ennoblissement » qui relève à une certaine tradition française de la traduction.

Mes recherches me mènent à Milan, pour consulter les archives de Valentino Bompiani, éditeur du premier roman de Manzi paru sous le titre Le Castor Grogh et sa tribu. Je cherche les termes du contrat entre Bompiani et Bourrelier mais je ne trouve rien de pertinent. Côté français, j’essaie de trouver le lieu où sont conservés les archives de Bourrelier après sa fusion avec Armand Colin mais j’obtiens des réponses inquiétantes : un incendie aurait détruit la plupart des archives, « et puis à Paris vous savez ce n’est pas tellement facile de conserver les anciennes archives ; essayez plutôt à l’IMEC ». Pleine d’espoir, je me rends à Caen où il existe ce véritable paradis sur terre pour les chercheurs ! Si vous traversez un moment critique pendant votre thèse et avez besoin de vous plonger dans une atmosphère idyllique pour réfléchir, rédiger et échanger avec d’autres chercheurs, l’IMEC est le lieu idéal ! Je souhaite vivement à tout doctorant·e de passer comme moi au moins deux jours à l’Abbaye d’Ardenne. Hormis l’expérience fabuleuse d’avoir eu accès à la bibliothèque de recherche à l’intérieur de l’Abbaye où sont gardées les archives des auteurs et éditeurs de cette époque‑là, de lire dans le merveilleux jardin des simples, de loger dans les chambres de l’ex‑couvent et de profiter du restaurant installé dans l’ex‑réfectoire, je suis rentrée bredouille ! Presque au bord du désespoir, j’attaque le côté traducteurs : si j’arrive à avoir un contact avec certains traducteurs de mon auteur je pourrai me baser sur des éléments concrets. J’obtiens une réponse de l’auteure et traductrice Nathalie Bauer qui a traduit El loco [Les Insoumis] de Manzi et qui me promet de regarder ses notes de l’époque pour pouvoir répondre à mes questions.

À côté des difficultés, il y a donc autant de belles satisfactions : mes propositions de communication à des colloques internationaux ont été retenues. Je pars à Bilbao, à Louvain, à Rome, à Bologne, à Besançon. Dans mes communications, je trouve toujours le moyen d’intégrer le fruit de mes recherches. Je suis heureuse de pouvoir parler de « mon auteur » dans des contextes internationaux. Pour prouver l’actualité des romans de Manzi et leur variété (il a écrit pour tous les publics, aussi bien pour les plus jeunes que pour les adultes, des œuvres narratives ainsi que des ouvrages de vulgarisation scientifique), je lance une enquête en ligne et je mène un projet de deux ans sur la lecture et les réécritures (graphique, littéraire, …) dans des classes du CP au lycée. Mais comment donner de la visibilité à ce projet ? Comment l’intégrer dans ma thèse ? Pour le deuxième point je suis en train d’analyser les questionnaires et de rédiger un chapitre sur l’actualité de l’œuvre de Manzi. Pour la question de la visibilité je me lance dans l’organisation d’une journée dédiée à Manzi à l’Institut italien de culture à Paris. Je n’aurais pas pensé être capable de tout organiser de A à Z : réussir à obtenir la participation d’intervenants prestigieux, animer la table ronde, la matinée avec les classes qui ont participé au projet, réaliser l’exposition de leurs travaux, bref tout ce qu’il faut faire lorsqu’on décide de prendre en charge l’organisation d’un tel événement ! Un engagement très important, mais quelle satisfaction d’avoir pu constater l’intérêt pour « mon auteur » de la part d’un public qui a participé nombreux et beaucoup apprécié la manifestation !

Après tout cela, le moment est arrivé de rédiger… Je consulte mes notes et je commence justement par la partie sur la traduction et/ou adaptation ; sur l’analyse comparée… je relis Comment Pinocchio a parlé français, dans La Littérature d’enfance et de jeunesse italienne en France au xixe siècle : édition, traduction, lecture de Mariella Colin.

Je lis aussi le travail de comparaison de Grace Mitri Younes, La Traduction de la littérature de jeunesse. Une recréation à l’image de ses récepteurs, Étude des contes et nouvelles de Fouad Ephrem Al Boustany : la partie historique m’aide à saisir l’évolution de la réflexion théorique et des pratiques traductives. D’autres études me sont précieuses : « Littérature de jeunesse et traduction : pour une mise en perspective historique » (Isabelle Nières‑Chevrel in Traduire les livres pour la jeunesse: enjeux et spécificités), La Traduction de la littérature d’enfance et de jeunesse et le dilemme du destinataire (Roberta Pederzoli), « Pourquoi traduire ? » (Bernard Friot in Traduire les livres pour la jeunesse : enjeux et spécificités), pour ne citer que quelques titres.

Et puis je relis All’ombra dell’altra lingua. Per una poetica della traduzione [À l’ombre de l’autre Langue. Pour un art de la traduction] d’Antonio Prete qui sait aborder les questions de l’altérité et du mythe de Babel dans la traduction avec un lyrisme enchanteur.

En conclusion de mon témoignage, j’ai envie ainsi de partager un passage de son texte que je traduis de l’italien ici pour vous :

Traduire, c’est expérimenter la dislocation, un transfert de l’autre côté, dans un point décentralisé à partir duquel s’observer soi‑même et observer le monde. Un déplacement. Un geste qui donne une forme visible et qui est la substance de notre relation au langage : nous sommes en effet toujours au‑delà d’une langue première, d’une langue maternelle, de son univers enchanteur de sons et de silences. Traduire, c’est peut‑être rechercher, dans le corps vivant des autres langues et dans le souffle du nouveau texte, une réverbération lointaine de ces sons, de ces silences.

À suivre…

Citer cet article

Référence électronique

Patrizia d’Antonio, « Témoignage de doctorante : Étudier les traductions en langue française des romans d’Alberto Manzi », Éclats [En ligne], 1 | 2021, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/eclats/index.php?id=199

Auteur

Patrizia d’Antonio

Université de Bourgogne, Centre Interlangues, UR 4182, ED 592 LECLA, UBFC

Droits d'auteur

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