Témoignage de doctorante : L’interprète en langue des signes

  • The Sign-Language Interpreter

Texte

Je m’appelle Emeline Arcambal et je suis doctorante au laboratoire CLESTHIA, université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle. J’ai commencé ma thèse en 2016 sur le thème de « L’interprète en langue des signes en milieu pédagogique : adaptabilité, enjeux, éthique, tactiques ».

Suite à mon Master professionnel en interprétation français/langue des signes, j’ai été embauchée dans un service d’interprètes intervenant principalement dans le domaine pédagogique (collège, lycée, études supérieures et formations professionnelles). Dans ce domaine particulier où la transmission des connaissances passe par la langue de l’interprète, le rôle du professionnel semble bien particulier, et différent des autres domaines (réunion, rendez‑vous chez le médecin, conférence, etc.). C’est pourquoi, après un an de pratique dans ce service d’interprètes, j’ai décidé de faire un Master de recherche en traductologie pour prendre du recul sur l’interprétation en milieu pédagogique, tout en continuant à travailler. J’ai ensuite choisi de continuer mes recherches en m’inscrivant en doctorat, au sein du laboratoire CLESTHIA. Ce dernier regroupe une quarantaine d’enseignants‑chercheurs en sciences du langage sur des thèmes aussi divers que la linguistique textuelle, l’analyse du discours, l’acquisition du langage, la sociolinguistique et la traductologie. Le laboratoire est subdivisé en 4 axes principaux qui permettent de regrouper les enseignants‑chercheurs et les doctorants sur des projets collectifs. Pour ma part je suis intégrée au 4e axe : « Pratiques langagières et interactions ».

Il convient ici de noter qu’une des difficultés à laquelle je dois faire face est le fait de mener de front ma thèse et mon métier d’interprète français/langue des signes que je pratique à 100 %. C’est pourquoi, il m’est difficile de parler d’intégration au sein de l’équipe, car malheureusement mon emploi du temps ne me laisse que peu de temps en journée pour me rendre à mon laboratoire et rencontrer les enseignants‑chercheurs. Mon travail de thèse s’effectue davantage en soirée et le week‑end, en plus de mon emploi. Les échanges avec les équipes et les autres doctorants sont donc rares pour moi. Pour pallier cette difficulté, une organisation sans faille de mon emploi du temps est nécessaire. Cela me permet de me réserver du temps d’échange avec ma directrice de thèse et les enseignants‑chercheurs dans le domaine de la traductologie, tout en préservant ma vie professionnelle et personnelle. En effet, travailler à 100 % en tant qu’interprète en langue des signes en plus du doctorat, est à la fois un avantage et un inconvénient. Un avantage car cela me permet de continuer à éprouver ce qu’il se passe sur le terrain, et donc à questionner sans cesse ma pratique. Pour autant, il est nécessaire de trouver du temps pour les recherches, la transcription des corpus, l’analyse des données et la rédaction de la thèse, ce qui n’est pas une mince affaire avec un emploi du temps d’interprète.

En ce qui concerne ma recherche à proprement parler, j’ai décidé de m’intéresser au rôle de l’interprète en langue des signes en milieu pédagogique. En effet, propre aux interprètes en langue des signes, l’interprétation en milieu pédagogique est une situation aux attentes et aux besoins complexes qui requiert une adaptabilité constante de l’interprète. La langue de scolarisation des enfants sourds reste le français, mais l’enseignement se fait via la langue des signes de l’interprète. C’est pourquoi, comme le précise Séro‑Guillaume (2011), il est nécessaire que l’interprète tienne compte de tous ces enjeux afin de ne pas faire obstacle à la visée pédagogique du discours. Néanmoins, le vide lexical existant entre le français et la langue des signes (Pointurier, 2014) amène les interprètes à adapter leurs tactiques traductives pour ne pas faire obstacle à l’objectif de l’enseignant : l’acquisition de connaissances nouvelles par l’élève sourd.

De plus, une norme largement observée voudrait que dans toute situation de communication, l’interprète se fasse oublier des participants. Cette invisibilité serait gage de « bonne » interprétation. Néanmoins, grâce à l’observation du rôle de l’interprète en interaction, les recherches sociolinguistiques, inscrites dans la lignée de Seleskovitch, ont permis de mettre en lumière la notion d’adaptabilité de l’interprète pour répondre aux attentes du « trilogue » (Seleskovitch, 1968). Qu’il soit interprète en langue vocale ou en langue des signes, le professionnel est désormais vu comme un médiateur de l’interaction prenant sa place dans les échanges pour permettre à la situation de communication de trouver une issue favorable. De nombreux auteurs (Wadensjö, 1998 ; Roy, 1999 ; Metzger, 2000) ont alors redéfini l’interprète comme un tiers actif de l’interaction. En assumant sa place dans l’échange, son impact sur la situation sera réduit.

Ces recherches ont aussi permis de mettre en évidence le fait que, contrairement à ce qui est avancé dans les codes professionnels, chaque situation dans laquelle intervient l’interprète est unique et ne peut être abordée de la même manière. C’est ce que Llewellyn‑Jones et Lee (2014) ont mis en évidence avec leur concept de rôle‑space. En effet, ils précisent que l’éthique personnelle de l’interprète doit l’amener à adapter son comportement aux personnes en présence et aux enjeux de la situation, permettant ainsi le bon déroulé des échanges.

C’est pourquoi, je me suis demandé quelle influence l’adaptabilité et l’éthique de l’interprète ont sur la situation de communication et les choix tactiques du professionnel.

Pour répondre à cela, mon étude se basera sur trois corpus. Deux corpus naturalistes correspondants à l’enregistrement de deux situations d’interprétation. La première, situation transcrite et analysée pour mon master recherche en traductologie effectué il y a deux ans est la traduction d’un cours de « français en milieu professionnel » par trois interprètes, à destination d’un adulte sourd. La seconde situation, filmée à l’hiver 2017‑2018, est en cours de transcription actuellement. Il s’agit de l’interprétation par une interprète d’un cours de biochimie, niveau BTS, « Analyse de Biologie médicale » à destination d’une élève sourde en formation initiale. Enfin, un troisième corpus, plus théorique viendra compléter ma recherche. Il s’agit de l’analyse d’un focus group regroupant dix interprètes. Ces corpus m’aideront à mettre en lumière l’adaptabilité de l’interprète dans les interactions. En effet, en collaborant avec les participants, sourds comme entendants, il prend sa place dans les échanges et leur permet de se dérouler sans encombre. De plus, sa gestion des enjeux de la situation de communication, lui permet de ne pas faire obstacle à la visée pédagogique du discours. En ayant conscience du vide lexical entre les deux langues, les interprètes choisissent leurs tactiques en fonction de leur éthique personnelle et de l’enjeu de la situation de communication. Tout cela redéfinit donc la notion d’adaptabilité de l’interprète qui prend en compte dans ses choix tactiques, à la fois les besoins des participants, son éthique personnelle, et l’enjeu de la situation de communication.

Les recherches traductologiques sur l’interprétation en langue des signes en France n’en sont qu’à leurs prémices, et les travaux dans ce domaine ne sont pas très nombreux (Sero‑Guillaume, 1995 ; Pointurier, 2014). La rareté des sources documentaires et la prédominance britannique des travaux fait de cette thèse un sujet innovant pour la recherche française. Cette étude, une des premières dans le domaine de l’interprétation en langue des signes en milieu pédagogique en France, pourra permettre une prise de recul sur l’enseignement de cette profession dans les universités. En effet, grâce à l’analyse du rôle de l’interprète dans la situation pédagogique et de sa place primordiale, les enseignements auprès des futurs professionnels pourront être adaptés pour mieux répondre aux besoins de terrain. Étant en parallèle de mon métier d’interprète chargée de cours au sein d’une formation d’interprètes français/langue des signes, je souhaite me servir de mes recherches afin de nourrir mes enseignements et permettre aux futurs professionnels de mieux appréhender cette partie bien spécifique du métier.

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Référence électronique

Emeline Arcambal, « Témoignage de doctorante : L’interprète en langue des signes », Éclats [En ligne], 1 | 2021, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/eclats/index.php?id=191

Auteur

Emeline Arcambal

Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle

Droits d'auteur

Licence CC BY 4.0