Barbara Cassin, Nicolas Ducimetière (dir.), Les Routes de la traduction : Babel à Genève

Référence(s) :

Barbara Cassin, Nicolas Ducimetière (dir.), 2017, Les Routes de la traduction : Babel à Genève, Gallimard/Fondation Martin Bodmer, Paris/Genève, 336 pages

Texte

Cet ouvrage place la traduction au cœur de la construction d’un patrimoine littéraire universel. Il se divise en cinq parties thématiques réunissant trois ou quatre essais. Un appareil iconographique complexe – photographies des œuvres assorties de notices détaillées – vient illustrer le propos et solliciter une participation active du lecteur dans la construction du sens. Les collections de la Fondation Martin Bodmer s’articulent autour d’Homère, la Bible, Dante, Shakespeare et Goethe, sans se limiter à ces cinq piliers de la culture européenne puisqu’elles font aussi place aux écrits et récits venus d’Orient. L’exposition présentée à Cologny du 11 novembre 2017 au 25 mars 2018 se prolonge avec ce beau livre dont la maquette réalise une synthèse des messages textuels et visuels tout en proposant plusieurs modes de lecture. L’alphabet plein de symboles et les illustrations de Jacques Villeglé, reproduites sur fond jaune à la fin de chaque partie, constituent un résumé graphique qui prépare les lecteurs à aborder la suivante en les laissant libres d’appréhender le propos qu’ils commencent par les essais ou par la découverte des illustrations et de leurs notices. Les premiers offrent une synthèse historique, tandis que les secondes proposent une approche plus active qui mobilise davantage les facultés d’interprétation et permettent aux lecteurs de retracer le parcours du chercheur.

La première partie pose les grandes questions de la traductologie à travers l’évocation de quelques exemples précis tirés de l’antiquité et du Moyen Âge (Méla, p. 57‑71). Illustré de tableaux représentant la construction de la tour de Babel, le premier essai offre une lecture séculière de cet épisode de la Genèse. Il revient sur l’interprétation négative du mythe pour envisager positivement la diversité des langues (de Launay, p. 25‑42). Tablettes et cylindres d’argile ou papyrus accompagnent une histoire de la langue égyptienne (Valloggia, p. 43‑56) dans le second essai. La diversité des supports d’écriture oblige à se saisir de la dimension matérielle des textes et de son rôle dans leur interprétation. Et c’est exactement l’expérience de lecture que propose ce catalogue.

Sa maquette soignée montre manuscrits et incunables dans leur mise en page et avec leur calligraphie ou typographie et enluminures d’origine invitant le lecteur à percevoir la dimension intersémiotique de la traduction évoquée par Cassin (p. 244) et plusieurs auteurs. Ainsi, Letessier (p. 94) fait ressortir le lien entre présentation matérielle des textes et herméneutique à travers l’exemple du théâtre tandis que Yasmina Foehr‑Janssens (p. 113) attire l’attention sur la complexité de l’iconographie d’un manuscrit persan des Mille et Une Nuits du xiiie siècle.

En suivant la circulation et les transformations des grands récits fondateurs dans une perspective historique, ces essais illustrent sans y faire explicitement référence la théorie du poly‑système. La traduction n’a pas pour seule vocation de donner un texte à lire dans une autre mais d’enrichir les littératures et les langues. Il s’agit de faire « “chanter” Homère en latin » (Dupont, p. 75), de traduire la Bible, donnant ainsi une forme écrite au vernaculaire allemand (Bühler, p. 225‑238), puis de valoriser cette langue sous l’impulsion de Goethe (Berchtold, p. 143‑160) voire de forger une langue comme ce fut le cas du russe avec Pouchkine (Nivat, p. 161‑178). Les reproductions de livres en langue originale, souvent en bilingue ou plurilingue et en traduction, aident le lecteur à appréhender la dynamique d’échanges féconds et réciproques à l’origine des littératures européennes. La circulation des fables ésopiques aux origines babyloniennes portées vers le Nouveau Monde et le Japon par les Jésuites (Biscéré & Dandrey, p. 125‑139) contribue à l’évolution même de cette forme courte d’autant plus populaire que le récit édifiant et moralisateur séduit les pédagogues de tous temps.

La diffusion d’œuvres étrangères peut susciter des résistances temporaires (cf. le cas du théâtre « hybride » et donc « outrage au bon goût » de Shakespeare, p. 259), mais contribue au renouvellement des littératures en permettant l’émergence de formes jusque‑là inusitées, par imitation ou par création. Au‑delà de la réception des œuvres, Rueff montre comment traduire Poe a nourri les poètes traducteurs, participant à l’invention du poème en prose pour Baudelaire ou d’une écriture en rupture pour Mallarmé.

Les deux premiers essais réunis dans la thématique de la traduction en vernaculaire illustrent les enjeux de la traduction et de sa réception dans d’autres cultures et les problèmes de traduction auxquels se confrontent les professionnels. Borgeaud (p. 195‑224) pose la question du positionnement du traducteur par rapport au texte, montrant de manière concrète qu’il n’y a pas de traduction sans parti pris. Büher présente un Luther moins théologien que traducteur désireux d’adapter le message biblique à son public. Ce choix de traduction qui peut aujourd’hui sembler anodin au lecteur aboutit à la Réforme et contribua à donner à l’allemand parlé une forme écrite. Ossola, dans un entretien avec Barbara Cassin, met en perspective l’apport des trois grands poètes italiens classiques (Dante, Pétrarque et Boccace) à la littérature et à la formation de l’italien, illustrant ainsi l’idée empruntée à Umberto Eco que la traduction est la langue de l’Europe. Cottegnies, en évoquant la réception contrastée de Shakespeare en Europe, apporte un témoignage supplémentaire du rôle et des enjeux culturels de la traduction dans la fabrique de littératures nationales.

Ce parcours se conclut en Suisse avec des essais centrés sur le plurilinguisme, ramenant le lecteur visiteur à l’histoire de la Confédération helvétique, pays multilingue s’il en est comme le rappelle Lüdi en évoquant la constitution du pays (p. 305‑316). Du plurilinguisme en fiction au plurilinguisme du pays exemplaire pour la coexistence pacifique des langues, la Suisse apparaît comme un laboratoire, prototype du « troisième espace », expression que l’auteur emprunte à Homi Bhabba (1994) pour désigner un lieu où les locuteurs sont libres de transgresser les barrières linguistiques et de donner libre cours à leur inventivité sans s’interdire néologisme ou hybridité.

Suivant ses différentes traductions dans le monde entier de Heidi, trop vite étiqueté « roman jeunesse », Nières‑Chevrel (p. 281‑297) propose une lecture qui restitue à l’œuvre une complexité évacuée au fil de ses adaptations sous diverses formes, BD ou cinéma à destination d’un jeune public. Cassin (p. 298‑304) enchaîne avec le cas des albums d’Hergé, traduits « en autant de langues que la Bible » qui présentent la particularité d’inclure dans le texte de nombreuses occurrences dans les langues réelles ou fictives des pays visités par Tintin, offrant ainsi un texte plurilingue. La reproduction de la couverture de la version en Romanche du Crabe aux pinces d’or, Il Giomberet cun las Forschs d’Aur conclut cet essai sous un titre en gras : « Traduire Tintin, c’est faire exister une langue ».

 

Sans jamais verser dans la théorie théorisante, les dix‑huit essais réunis dans ce catalogue posent les questions qui taraudent les traducteurs et, par le biais d’études historiques, leur apportent des réponses concrètes. Leur lecture montre que la traduction ne se limite pas à donner à comprendre en une autre langue mais se confond avec la création littéraire et par là même avec la construction des cultures puisqu’elle contribue à l’émergence ou au renforcement de langues vernaculaires. La visite virtuelle en ligne1 constitue une belle introduction à la lecture de cet ouvrage. Elle donne à voir la scénographie de l’exposition et à entendre un commentaire qui fait la part belle aux erreurs de traductions dans le texte biblique (vignette 10), relativisant ainsi le dogme.

Bibliographie

Even‑Zohar Itamar (1979), « Polysystem Theory ». Article de revue in Poetics Today, vol. 1, no 1‑2, p. 287‑310.

Bhabba Homi (1994), The Location of Culture. Monographie, London, Routledge.

Ducimetière Nicolas, Cassin Barbara & Givry Yoann, audioguide de l’exposition « Les Routes de la traduction, Babel à Genève », https://izi.travel/fr/47d4-les-routes-de-la-traduction-babel-a-geneve/fr#b8c6-les-bibles-en-langues/fr.

Notes

1 https://izi.travel/fr/47d4-les-routes-de-la-traduction-babel-a-geneve/fr#b8c6-les-bibles-en-langues/fr. Retour au texte

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Référence électronique

Sophie Léchauguette, « Barbara Cassin, Nicolas Ducimetière (dir.), Les Routes de la traduction : Babel à Genève », Éclats [En ligne], 1 | 2021, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/eclats/index.php?id=185

Auteur

Sophie Léchauguette

MCF LEA, Laboratoire CECILLE EA 4074, université de Lille

Droits d'auteur

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