Christophe Maillard a raison d'avancer que l'on sait finalement assez peu de choses sur l'existence du courant syndicaliste jaune et de son leader, Pierre Biétry. De fait, en dehors du chapitre que Sternhell lui consacre dans son ouvrage Ni droite ni gauche , d'une thèse anglo-saxonne (non traduite et non éditée) et de quelques éléments disséminés dans des articles et de la littérature grise, on ne connaît que fort mal ce mouvement. Maillard a choisit d'aborder cette question par le biais de la biographie de Biétry. La thèse est divisée en cinq chapitres, chronologiques, résumant les étapes de la carrière de ce dernier. Les parties reposent sur une documentation assez diversifiée, essentiellement des archives policières pour la période activiste de Biétry, mais qui recoupe l'essentiel de sa vie. La première partie, la jeunesse, permet de corriger quelques erreurs. Contrairement à ce que beaucoup de sources (aussi bien hagiographiques qu'historiques) laissent à penser sur cette période, Biétry n'est pas un homme pauvre qui se serait fait tout seul, mais a eu une scolarité tout à fait normale pour un enfant des classes populaires (scolarité jusqu'à 12 ans). Après quelques frasques au moment du service militaire, il devient ouvrier très qualifié. A partir de cette période (seconde partie), qui commence en 1898, il s'engage en faveur du socialisme dans la région de Belfort sa région d'origine. Il devient rapidement un organisateur syndical, l'année 1899 étant marquée par de nombreuses grèves. Les grèves et mouvements qu'il anime, notamment une marche sur Paris, connaissent un retentissement national, attirant le soutien de Jaurès. Biétry part à Paris pour occuper des responsabilités au sein du mouvement socialistes. Après son retour en 1901, à Belfort, il publie des articles s'opposant à la grève générale, ce qui lui vaut son exclusion du courant auquel il appartient. Selon Maillard, cette « conversion » serait à porter au « pragmatisme » de l'individu, à la recherche de solutions concrètes pour le milieu ouvrier. Notons néanmoins que son rapprochement avec le mouvement jaune en gestation lui vaut immédiatement le soutien de l'industriel Japy et la réputation de corruption. La troisième partie porte sur les années 1901-1904. Le mouvement jaune est la création de Paul Lanoir. Biétry y apporte rapidement une dimension nouvelle, l'antisémitisme. Il relie Drumont à un programme ouvrier original : le socialisme national est né. Biétry rompt rapidement avec Lanoir et fonde la Fédération nationale des jaunes de France (FNJF) en 1902 : « Les liens avec les milieux antisémites et nationalistes sont désormais indissociables de l'aventure jaune », p. 220. Mais cette première version du mouvement jaune échoue en quelques mois, faute d'un ancrage social, hormis quelques employés. Biétry fonde alors le Parti socialiste national, expérience qui reçoit le soutien des milieux catholiques conservateurs ainsi que de Gaston Japy, indéfectible soutien patronal. Mais l'échec est aussi rapide puisqu'en 1903, le PSN est dissous. En 1904, second lancement de la FNJF, avec son hebdomadaire, « Le Jaune ». C'est le véritable essor d'un mouvement qui promeut la participation aux bénéfices et l'actionnariat populaire, le tout sur fond d'antisémitisme virulent. Lors du premier congrès de 1904, la FNJF rassemble entre 30 et 300 000 membres selon les sources. L'idée de socialisme, même national, est abandonnée au profit d'un nationalisme très antisocialiste. La période 1904-1908 (quatrième partie) est la plus importante du point de vue de l'activité syndicale et politique de Biétry. On retiendra, pour l'anecdote, que lors du congrès de 1906, la FJNF reçoit l'adhésion de Paul Leroy-Beaulieu, économiste renommé présenté comme un des pères du courant libéral français. En mai 1906, Biétry est élu député à Brest. Mais s'il est très présent à la Chambre, il s'oppose violemment à Jaurès à l'occasion de son premier discours et délaisse totalement sa circonscription. Biétry s'affirme comme le théoricien du mouvement jaune. Des très longs développements sur la prose de Biétry sont rapportés. Les juifs, les socialistes, les rouges et le syndicalisme incarné par la CGT sont virulemment critiqués. La révolution française est également l'objet de vindictes qui recoupent celles du courant contre-révolutionnaire, La Tour du Pin ou De Maistre. La franc-maçonnerie (main de l'étranger), le Parlement, l'Etat, les fonctionnaires sont attaqués sans discontinuer dans de très nombreuses brochures, ainsi que dans des livres, notamment Le socialisme et les Jaunes, Les Jaunes de France et la question ouvrière ). Biétry prône l'alliance capital/travail et l'accession à la propriété pour les prolétaires, condition d'appartenance à la communauté nationale. Sur le fond, la pensée de Biétry est libérale et corporatiste (voir par exemple sa conception de la Chambre des capacités, associant les travailleurs et les patrons à la gestion de l'économie de marché). De part ses soutiens, Biétry se situe politiquement à l'extrême droite, entre les royalistes, les bonapartistes et les conservateurs. Pour autant, l'assisse populaire des Jaunes est très limitée. Ajoutons que les jaunes sont opposés à Maurras et à l'Action Française, qui considèrent que ce type de syndicalisme est trop marqué par le soutien patronal. Au congrès de 1907, les jaunes apparaissent très isolés. Le caractère de Biétry, un extrémiste suscitant les bagarres, indispose même les milieux patronaux. Quant à sa vie privée, elle n'est pas à l'abri du scandale. En 1908, il crée un parti « propriétiste », aile politique du mouvement jaune. Il confirme son évolution sur le terrain de l'antisémitisme antisocialiste, obsédé par la décadence. Son dernier ouvrage en 1912, Le trépied , peut servir de bilan, désabusé, du mouvement des jaunes : « il considère que les ouvriers manuels sont les véritables privilégiés de la société car ils reçoivent beaucoup au vu de leur investissement de base et préconise même la disparition du syndicalisme », p. 472. En juin 1912, il commence une nouvelle vie en immigrant en Indochine pour y devenir un colon tyrannique. Le mouvement jaune disparaît avec lui. Ses plantations font l'objet d'incendies tant il méprise et exploite son personnel. Ce personnage meurt en 1918. On apprend beaucoup à la lecture de cette thèse très informée et narrative. Cependant, l'auteur apparaît un peu prisonnier de ses sources et le récit est parfois un peu répétitive. La multiplication des rapports de police permet en effet de suivre l'évolution de Biétry « en temps réel ». Par ailleurs, l'affirmation de l'auteur selon laquelle la biographie du chef permet d'éclairer l'histoire sociale du mouvement jaune n'est pas du tout démontrée. Bien au contraire, à l'issue de cette lecture, on se demande si la démarche inverse, partir du mouvement pour aborder la vie du dirigeant, n'aurait pas été plus heuristique. Cette remarque est d'autant plus justifiée que dans sa conclusion, l'auteur en vient à souhaiter la réhabilitation (posthume) de Biétry. Bien sûr, le caractère antisémite lui apparaît inacceptable, mais sa volonté d'association capital/travail, sous la forme d'insistance sur le dialogue social, d'intéressement et participation lui semblent des idées modernes. Ce n'est certes pas l'aspect le plus convaincant de la thèse, auquel il ajoute des remarques confuses sur « l'absence du pôle social-démocrate » qui « rendait impossible l'existence d'une force prônant un rapport nouveau dans l'organisation de la société », p. 499. Comme si les jaunes - moins l'antisémitisme - auraient pu constituer ce pôle. Autant Maillard est à l'aise quand il est proche de ses sources, autant il apparaît discutable et hâtif dans sa conclusion.
Christophe Maillard, Pierre Biétry (19872-1918) : du socialisme au nationalisme ; ou l'aventure du leader des Jaunes à la Belle époque , thèse d'histoire, Paris X-Nanterre, dir. Stéphane Courtois, 2005, 619 p. (incluant les annexes).
Article publié le 04 novembre 2011.
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Georges Ubbiali, « Christophe Maillard, Pierre Biétry (19872-1918) : du socialisme au nationalisme ; ou l'aventure du leader des Jaunes à la Belle époque , thèse d'histoire, Paris X-Nanterre, dir. Stéphane Courtois, 2005, 619 p. (incluant les annexes). », Dissidences [En ligne], Février 2012, Nos archives : le mouvement syndical, publié le 04 novembre 2011 et consulté le 21 novembre 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=761