Jean Jacob, auteur d’une intéressante étude sur L’antimondialisation. Aspects méconnus d’une nébuleuse (chroniqué sur notre site), dans laquelle il abordait les porteurs, au sein de la sphère écologiste et altermondialiste, d’un discours réactionnaire, a cette fois porté son scalpel sur l’œuvre d’Edgar Morin, dont le parcours croise justement l’écologie politique. L’essai est clairement à charge, à l’instar de ceux visant BHL ou Alain Finkielkraut (Le nouveau B.A.-BA du BHL de Jade Lindgaard et Xavier de La Porte, La position du penseur couché de Sébastien Fontenelle). Jean Jacob considère en effet ses écrits comme la « caution intellectuelle du conservatisme français » (p.5). La critique est donc logiquement sans pitié : la pensée syncrétique d’Edgar Morin est jugée fumeuse, faite d’invocations jargonneuses à la « complexité », planant dans les hautes sphères, tout en succombant aussi à une certaine naïveté (avec l’appel récurrent à l’amour), et ne s’intéressant pas à la société de classes réellement existantes. Indéniablement, le travail de décryptage de Jean Jacob s’appuie sur une analyse poussée des écrits de l’intellectuel, comme les six tomes de sa Méthode, condensé du style d’Edgar Morin, et son propos est souvent convaincant, ainsi lorsqu’il souligne le manque de rigueur de sa méthode sociologique, justement. Comme il le rappelle fort justement, ce travail critique avait déjà été pratiqué par Pierre Bourdieu dans les années 1960, Jean-Pierre Dupuy dans les années 80, jusqu’à Paul Ariès en 2010.
Un des éléments les plus précieux du livre de Jean Jacob touche aux réseaux d’Edgar Morin, avec sa participation au Groupe des dix à compter du milieu des années 1960. Côtoyant Robert Buron, Henri Laborit1 ou Jacques Attali2, il partageait avec eux l’objectif de lier sciences (biologie et cybernétique, surtout) et politique, ce qui les conduisit à défendre l’affaiblissement de l’État au profit d’une « gouvernance » qui partageait des points communs avec la pensée d’Hayek. Au-delà du cas Edgar Morin, idéal-type de l’intellectuel médiatique, intégré aux milieux patronaux, le travail de Jean Jacob s’inscrit dans la mouvance d’études comme celle de Michael Scott Christofferson3, apportant des éléments pour comprendre le basculement du monde occidental du dernier quart du XXe siècle, bien que le lien avec le postmodernisme ne soit pas abordé de front. La diffusion progressive de la pensée d’Edgar Morin en vint à toucher Michel Rocard, Pierre Rosanvallon, Edwy Plenel, les Verts et même Jean-Pierre Raffarin, tant selon Jean Jacob, l’invocation de la complexité pouvait justifier un rejet du volontarisme politique et d’un changement radical par trop imprévisible. Néanmoins, Jean Jacob nous semble à plusieurs reprises être trop « systémique » dans sa critique. Parler du « cadre un peu rance de l’OURS » est assurément inutilement polémique, insister sur le manque de diplômes universitaires d’Edgar Morin un peu trop formaliste, mettre exclusivement l’accent sur le potentiel conservateur de son discours théorique néglige une relative porosité à l’air du temps, et l’importance de la « complexité » dans l’aggiornamento et l’acceptation du capitalisme par le Parti socialiste dans les années 1990 est sans doute surévaluée.