C'est une somme d'importance que Michel Dreyfus a élaboré sur un sujet hautement délicat et polémique, celui de l'existence d'un antisémitisme au sein du mouvement ouvrier. En introduction, outre le fait que ce travail est destiné entre autre à permettre à la gauche de « (…) rester vigilante contre un danger toujours possible » (p.18), il insiste justement sur la responsabilité moindre de la gauche comparativement à la droite ou à l'extrême droite dans la propagation de l'antisémitisme, mais son étude transversale démontre bien que la réalité est loin d'un simplisme tentant.
Après un rappel de la reconnaissance des juifs permise par la Révolution , Michel Dreyfus débute son tableau en 1830, à une époque où le développement industriel entraîne l'élaboration de l'image du juif profiteur, véritable symbole du capitalisme qu'incarne à merveille la famille Rotschild. Le caractère infondé de telles accusations est utilement démontré, mais l'on trouve cet antisémitisme chez des noms aussi célèbres que Pierre Leroux (l'inventeur du mot socialisme), Fourier, Toussenel (auteur du livre Les Juifs, rois de l'époque en 1845), Proudhon, ou Blanqui et ses disciples, avec une certaine postérité sur le socialisme le plus cocardier en particulier. Il y a là, selon Dreyfus, la marque d'un mouvement ouvrier qui se cherche, et se révèle perméable à une tendance du temps.
A la fin du siècle, d'ailleurs, parallèlement aux soubresauts économiques, aux divers scandales émaillant la vie politique et au rôle accru de la presse, l'état d'esprit antisémite se généralise et concerne ponctuellement un grand nombre de personnalités de gauche, de Zola à Elisée Reclus en passant par Vallès. A côté d'antisémites affirmés comme Benoît Hamon ou Albert Regnard1, influencés par Drumont et misant sur le caractère anticapitaliste de son antisémitisme, on remarque l'imperméabilité des syndicalistes à l'antisémitisme. Avec l'Affaire Dreyfus, on assiste à la marginalisation progressive de l'antisémitisme au sein du mouvement ouvrier, à compter surtout de 1898, en même temps qu'il découvre pleinement le prolétariat juif. Une relance plus mesurée des thèmes antisémites est à noter dans l'extrême gauche à compter de 1906, alors que la réhabilitation de Dreyfus jette un soupçon sur les éventuelles pressions du milieu juif. L'incarnent Robert Louzon ou Georges Sorel, quelques individualités donc, la seule manifestation publique d'importance étant essentiellement la polémique autour du supposé financement juif de L'Humanité.
Après la Grande Guerre , Michel Dreyfus constate de très rares résurgences ponctuelles de l'antisémitisme, chez les communistes vis-à-vis de Blum, par exemple, non sans une certaine ambivalence. Avec les années 1930, par contre, un certain pacifisme antisémite se développe dans la SFIO , chez les néo socialistes, les syndicalistes révolutionnaires de La Révolution prolétarienne , voire les anarchistes, avec l'image du juif fauteur de guerre ; le révisionnisme de Rassinier trouverait là une de ses racines, et même le négationnisme ultra gauche, à travers les analyses d'un Louzon, qui diagnostique l'antisémitisme d'alors comme une quasi nécessité historique (les juifs incarnant le capitalisme libéral traditionnel face au capitalisme corporatiste moderne). Après la guerre, l'antisémitisme est résiduel à gauche, en raison de la prégnance de l'antifascisme2. Un chapitre entier est toutefois consacré à Rassinier et au négationnisme, l'occasion de rappeler les liens maintenus relativement longtemps entre l'auteur du Mensonge d'Ulysse et les anarchistes, La Révolution prolétarienne (toujours le cas Louzon) ou les objecteurs de conscience. On notera à cet égard la prégnance extrêmement faible des trotskystes à l'antisémitisme, sur laquelle une analyse de fond mériterait d'être menée3.
Le dernier chapitre s'intéresse aux positions de la gauche française face à l'Etat d'Israël, mais donne l'impression d'être moins approfondi4. Michel Dreyfus finit par la séquence actuelle, en relativisant à juste titre le regain d'antisémitisme des années 2000 et en critiquant les excès de plume d'un Taguieff ou d'un Finkielkraut. La conclusion l'amène à parler davantage d'un antisémitisme à gauche plutôt que d'un antisémitisme proprement de gauche. Reste que cette question de l'antisémitisme, principalement de nature économique ici (le juif riche, voire doté d'un pouvoir occulte), demeure souvent problématique à identifier, en particulier du fait de la possible critique de la religion juive (un antijudaïsme au sens strict) par des anticléricaux, qui ne vise aucunement le peuple juif en tant que tel5… Une étude d'importance, où le souci de contextualisation est permanent, et les rares erreurs vénielles6.