Voici un document dur, poignant et douloureux. Il s'agit du témoignage de l'un des leaders polonais du Bund – le Mouvement de l'Union générale des ouvriers juifs de Lituanie, Pologne et Russie, créé à la fin du 19 ème siècle, et d'obédience socialiste. Le livre commence en septembre 1939, avec le début de la guerre et se termine à la fin de celle-ci, en 1945, quand l'auteur quitte clandestinement son pays. Dans ces pages, Bernard Goldstein raconte la vie quotidienne des juifs à Varsovie et le développement de la terreur nazie, qui semblait à plusieurs reprises avoir atteint son sommet, avant de le dépasser en horreur quelques temps plus tard. En lisant ces pages, résonne en nous le sombre avertissement de Walter Benjamin quand il écrivait, en 1928, dans le texte Panorama impérial du recueil Sens unique : « En revanche, ceux qui espèrent encore, car « ça ne peut plus continuer ainsi », apprendront un jour qu'il n'y a, à la souffrance de l'individu comme des communautés, qu'une limite au-delà de laquelle on ne peut aller : l'anéantissement ».
Mais face à la terreur, il y a eu des résistances passives et actives qui se sont matérialisées de bien des manières – depuis la croix rouge bundiste jusqu'aux comités d'immeubles en passant par la contrebande – avant de culminer dans le soulèvement armé du ghetto de Varsovie au printemps 1943. à cette époque, les déportations, exécutions, promesses bafouées des nazis avaient largement mis fin à la « sorte d'autosuggestion provoquée par l'imminence du danger de mort », à cette « soif de vivre » qui faisait que la population juive s'accrochait « à toutes les illusions » (p. 117) et expliquent en revanche que « tous les habitants du ghetto participèrent à la bataille » (p. 182). Bataille perdue d'avance, mais dont l'enjeu était, puisqu'il n'y avait plus d'échappatoire, de mourir en combattant, de se venger des bourreaux et de réaffirmer, dans cet « ultime combat », leur humanité.
L'histoire du soulèvement du ghetto et de l'insurrection de Varsovie a beau être connue, ces pages en restitue leur densité quotidienne où se mêlent l'héroïsme sobre, le mépris des vies humaines, la faim et l'horreur. Aussi est-on frappé par ce que l'auteur appelle « l'empoisonnement » ; le « poison juif » dont « chaque Polonais absorbait chaque jour sa ration (…). Les tendances antisémites qui existaient déjà dans l'esprit de larges couches de la population polonaise se développaient » (p. 65). Or, ce poison infiltrait toute la société jusque et y compris la résistance. La vie de Bernard Goldstein et de ses camarades ressemble à une fuite désordonnée et sans fin. En effet, l'impression qui domine ce texte est l'isolement de la résistance juive qui du affronter à la fois la terreur nazie, les « zmalzovniks » (groupes de délateurs), l'hostilité de la population, l'indifférence ou la passivité de la résistance et des alliés. Comme le dit l'auteur : « Les puissantes armées alliées, dressées sur tous les fronts, combattaient fraternellement. Mais le front du ghetto de Varsovie resta seul. Ses héroïques combattants furent brûlés sur ses ruines. Leurs appels désespérés furent noyés dans les nuages de fumée, étouffés par le tonnerre des canons… » (p. 185). Or, cette fuite semble sans fin et cet isolement d'autant plus grand qu'ils se sont poursuivis en-dehors du ghetto, après son écrasement, après l'insurrection de la capitale polonaise, puis, plus tard, lors de l'occupation soviétique, qui cherchait à contrôler ou éliminer les différents courants non communistes de la résistance polonaise.
Il manque cependant à ce témoignage toute une armature critique qui fait ici défaut, malgré la préface de Daniel Blatman. Ainsi, un index des noms et des groupes cités, une chronologie, un plan du ghetto et, plus généralement, une rapide esquisse des liens entre les différents groupements ou courants de la résistance auraient été bienvenus. Ces diverses annexes auraient permis de mieux mettre en perspective ce témoignage écrit dans et autour d'« un vide qui me laissait pareil à une âme morte errant au hasard dans l'espace, sans raison et sans but, au-dessus d'un désert formé de décombres… » (p. 263). L'enjeu de la mémoire sur lequel revient la préface et se clôt ce livre prend ici tout son sens, à travers la récupération de cette expérience extrême.