G. Agamben, A. Badiou, D. Bensaïd, W. Brown, J.-L. Nancy, J. Rancière, K. Ross et S. Zizek, Démocratie, dans quel état ?, Paris, La fabrique, 2009, 151 p.

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Philosophie, Marxisme

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Reprenant la méthode des enquêtes surréalistes des années 20, La fabrique a eu la bonne idée d'interroger des philosophes, plus ou moins proches de cette maison d'édition, autour du « sens à se dire « démocrate » » (p.7). Il semble d'ailleurs que cela corresponde à un questionnement actuel en France puisque le n° 48 d'été 2009 de la revue Vacarme est consacré à la démocratie1. Si tous les intervenants de ce livre-ci s'accordent sur le malentendu qui règne sur le terme « démocratie », certains entendent ne pas l'abandonner à l'ennemi tandis que d'autres y voient une simple « marque » (Brown) ou un « emblème » (Badiou) qu'il s'agirait de destituer.

L'originalité des diverses réponses n'empêche pas de voir quelques fils conducteurs : le détour-retour par la pensée grecque (Aristote, Platon) pour Agamben et Badiou ; la mise en rapport de la démocratie avec le projet du communisme, tous deux à réinventer (Badiou, Bensaïd, Nancy, Ross). Pour plusieurs, reprenant à leur compte la conception de Rancière, cette réinvention se base sur l'absence de fondements supra humain et passe par une insistance sur le « moment insurrectionnel » (Nancy, p.83). Pour Bensaïd et Badiou dès lors, il convient de se distancier de la logique de la prise du pouvoir pour plutôt viser le « processus ouvert du dépérissement de l' é tat » (Badiou, p.25), et « de se passer de son bric-à-brac bureaucratique » (Bensaïd, p.39-40). Il est dommage cependant que les réponses d'Agamben (une note liminaire) et de Rancière (un entretien) ne soient pas plus développées.

Dans son texte, Badiou, affirme la nécessité a priori de ne pas se dire démocrate afin de provoquer, déplacer le consensus dont s'entoure le terme. Et s'il arrive à dégager des pistes intéressantes, sa réflexion est aussi chargée de raccourcis polémiques sur lesquelles je reviendrai plus loin. La réponse de Bensaïd est la plus longue et l'une des plus intéressantes. S'appuyant sur les révolutions française et russe, sur l'analyse de Rousseau et de Saint-Just, critiquant Badiou, il cherche à justifier la « médiation des partis », la « forme-parti » qui, aussi imparfaite qu'elle puisse être, marque le lien politique entre « l'inconditionnalité des principes et la conditionnalité des pratiques » (p.55). Son argumentation est percutante mais un peu courte elle aussi (ce qu'il reproche aux critiques du péril bureaucratique). Surtout quand il s'agit de nous brosser un portrait de Lénine en 1921, combattant « à travers l'Opposition ouvrière (…) une conception corporative de la démocratie socialiste » (p.50) alors que le débat était plus complexe, que, de toute façon, ces deux courants partageaient la vision autoritaire d'une « forme-parti » unique et hégémonique, et, enfin, en sachant que c'est la même année que Lénine interdit toute fraction au sein du Parti ! Kristin Ross fait référence à Rimbaud dans sa réponse, se demandant : « et si c'était Rimbaud et non pas Baudelaire le poète qui a le mieux réuni les tropes et figures centrales du XIXe siècle ? » (p.113). Plus spécifiquement, dans des pages passionnantes évoquant l'écrasement de la Commune, la colonisation, elle cite les poèmes des Illuminations dont, justement, Démocratie (p.112). Le problème est qu'elle fausse ou en tous les cas réduit la polysémie du poème en ôtant les guillemets, alors que le texte manuscrit est écrit entre guillemets, creusant la pluralité des sens, installant le doute sur qui parle et le statut de ce discours. À mon sens, Ross a tout à fait raison de voir et de puiser dans la poésie de Rimbaud une critique radicale de la démocratie marchande, mais il ne faudrait pas réduire les poèmes de celui-ci à de simples textes de propagande dont la signification serait une et transparente.

Enfin, Zizek esquisse une réflexion intéressante et d'actualité sur « une forme contemporaine de « dictature du prolétariat » » dont s'approcheraient Morales et Chavez en Amérique du Sud, et sur les fondements de leur légitimité. Mais il reprend aussi longuement une analyse, très imparfaite, sur le renversement d'Aristide en 2004, à Haïti. Selon Zizek, une alliance contre nature se serait nouée entre différents pays, les ONG humanitaires et « certaines organisations de « gauche radicale » », marquant la « collusion entre gauche radicale et droite libérale » (p.135) pour chasser du pouvoir un Aristide qui commençait à gêner en raison d'un positionnement anti-impérialiste. Il y aurait dans le cas de Haïti « un nouvel éclairage sur le grand problème (constitutif) du marxisme occidental, celui du sujet révolutionnaire manquant » (p.135). Pour ma part, j'y vois plutôt le grand problème des intellectuels, celui d'une surévaluation de leur position. S'y rattachent la vision surplombante de Brown, autour de l'« extrême vulnérabilité à la manipulation par les puissants » (p.72) et le Badiou critiquant « le faux rebelle des « banlieues » » demandant « des fringues, des chaussures Nike et mon shit » (p.19). On y retrouve un commun mépris, une même suffisance, une méconnaissance insultante envers les dominés ; ceux-ci, abrutis par le spectacle, manipulés par le Pouvoir, ou simplement « absents », dans tous les cas muets, ne sont visibles, ne peuvent être entendus que grâce à un é tat, un parti ou un intellectuel qui parle pour eux, à leur place. Jamais ils ne se rebellent. Ou alors ce n'est qu'un simulacre (« le faux rebelle » ; et c'est le philosophe parisien qui donne, avec ses cours révolutionnaires, les bons points). Ou, enfin, cette rébellion se confond avec l' é tat, comme à Haïti. Particulièrement significatif sont à cet égard les pages de Zizek décrivant une lutte où seuls apparaissent l' é tat haïtien, le complot international et les intellectuels occidentaux. C'est affirmer implicitement que les organisations sociales, les syndicats, les mouvements populaires haïtiens étaient derrière Aristide ou, plus simplement, n'existaient pas. Pour quiconque connaît un peu la réalité du pays, la vitalité des mobilisations sociales qui s'y développent, c'est absurde. En réalité, ce sont bien ces mouvements qui ont renversé le gouvernement d'Aristide – gangrené, sous des dehors progressistes et anti-impérialistes simplement rhétoriques (comme au Zimbabwe), par l'autoritarisme et la corruption – dont ils ne voulaient plus. De même que ce sont eux qui, aujourd'hui, luttent contre l'occupation des troupes étrangères sous mandat de l'ONU. Le problème réside dans cette victoire confisquée par la communauté internationale. Toutes choses invisibles, impensables même pour un Zizek, qui cherche du côté du leader, du chef une solution à un problème mal posé.

Une critique radicale, qui n'a pas à ménager les acteurs ni leurs espoirs, a le droit de revenir sur ce qui s'est passé à Haïti en 2004 ou dans les banlieues françaises en 2005, et de parler des démocraties réellement existantes comme des tentatives révolutionnaires. Mais encore convient-il d'abandonner cette posture2 doublement fausse du maître auprès de sujets impuissants.

Notes

1 Voir notre compte rendu dans la dernière « Revue des Revues », sur ce même site. Retour au texte

2 Posture très judicieusement démontée par Rancière chez Bourdieu, dans son livre Le philosophe et ses pauvres (Flammarion, 2007) Retour au texte

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Frédéric Thomas, « G. Agamben, A. Badiou, D. Bensaïd, W. Brown, J.-L. Nancy, J. Rancière, K. Ross et S. Zizek, Démocratie, dans quel état ?, Paris, La fabrique, 2009, 151 p. », Dissidences [En ligne], Politique et société en France, publié le 10 décembre 2012 et consulté le 21 novembre 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=572

Auteur

Frédéric Thomas

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