Zones a pris l'heureuse initiative de publier ce livre, écrit en 1979, et présenté comme l'un des textes fondateurs des « cultural studies ». L'ambition de l'auteur est originale et attrayante. Il entend, à partir de l'étude du style, d'objets triviaux, mais aussi à partir des relations avec la communauté antillaise en Grande-Bretagne, faire la sociologie des « sous-cultures », en général, et du punk, en particulier. Si le livre analyse l'histoire de l'émergence de mouvements juvéniles, comme les « mods », les « skins », les « teddy boys », etc., depuis la Seconde Guerre mondiale, il se concentre surtout sur le punk, dans les années 1976 et 1977, marquées par deux événements significatifs : les émeutes du carnaval de Notting Hill, durant l'été 1976, et le concert des Clash au Rainbow Theatre, en mai 1977, durant lequel le public arracha les sièges de la salle pour les lancer sur la scène lors de l'exécution de la chanson « White Riot ». Ce faisant, il offre une clef de compréhension du punk en l'inscrivant dans une triple convergence culturelle : celle de la communauté noire jamaïcaine, immigrée, et du reggae, le développement d'une culture juvénile et la culture ouvrière. L'hypothèse de Dick Hebdige est que « l'ethos rasta », marquée par le refus du consensus, la rupture avec les valeurs dominantes et le retournement de jugements racistes et dévalorisants sur l'identité noire en revendications positives et subversives, a « indirectement influencé » et nourri les autres « sous-cultures », avides de trouver une musique et un style correspondant à leurs sentiments de frustration et d'oppression. Le pouvoir d'attraction du reggae proviendrait ainsi d'affinités avec une partie de la jeunesse ouvrière, cherchant à se repositionner tout à la fois au sein de la crise des années 1970 et par rapport à la culture de sa propre classe sociale.
Ces pages sont parmi les plus passionnantes de l'ouvrage, ainsi que celles où l'auteur met en lumière les multiples correspondances entre le reggae et le punk - provoquant une condamnation commune de leurs styles jugés « dégénérés » et légitimant une « panique morale » - allant parfois jusqu'à des convergences organiques comme dans le punk dub, les Clash, les Slits ou Alternative TV. De même, les pages où Hebdige dessine le réseau de relations, parfois conflictuelles, entre ces différents mouvements et leurs rapports particuliers à la communauté noire, à l'identité britannique et aux transformations de la communauté ouvrière sont éclairantes. L'émergence du punk lui-même est finement étudiée et mise en perspective avec les mouvements surréaliste et dadaïste1, jusque dans ses détails graphiques. Enfin, l'auteur démonte intelligemment les mécanismes du scandale et de la « récupération » « idéologique et marchande » à travers une lecture attentive des médias, de la commercialisation et des réactions du public.
Il faut souligner l'audace et l'originalité de ce livre, qui s'inscrit au croisement de trois références - T. S. Eliot, Roland Barthes et Jean Genet - et arrive à faire du punk un objet passionnant d'étude sociologique sans le banaliser ou passer à côté de ses « excès ». L'essai constitue un bricolage, empruntant des concepts issus d'autres horizons (linguistique, anthropologie, philosophie, …) et y mêlant des apports pris dans les livres de Jean Genet. Ainsi, de la reprise de concepts comme « guérilla sémiotique », le « style comme bricolage », la « signifiance ». De même, la construction de la distinction entre « sous-culture » et « contre-culture » - la première manifestant « obliquement » une rupture que la seconde réélabore de manière plus explicite, consciente et politique - permet une lecture plus complexe. Cependant, souvent articulée à des intuitions fructueuses, l'importation de concepts de Roland Barthes, de Louis Althusser, de Julia Kristeva, …, non suffisamment mis en perspective, interrogés et critiqués dans leur application ici, constitue parfois une opération boiteuse ou, en tout cas, partielle et imparfaite. L'essai, en prenant des raccourcis un peu raides et multipliant les outils sans les développer, avance parfois des hypothèses quelque peu discutables, comme le reconnaît implicitement l'auteur lui-même.
L'hypothèse centrale d'une « sous-culture » différente de la contre-culture, pour intéressante qu'elle soit, reste problématique. Le paragraphe consacré à l'usage de la croix gammée pour faire scandale, montre bien les ambiguïtés, contradictions et limites du punk, sans pour autant dégager une vision plus complexe et nuancée des tendances au sein même de cette mouvance. Ainsi, la frontière entre « sous » et « contre » culture est perméable, mouvante et objet d'enjeux méthodologiques et éthiques. Les Clash, pour ne prendre que cet exemple, participent de plein pied à la contre-culture. Le souci justifié de Dick Hebdige de ne pas exagérer la conscience oppositionnelle ni la volonté explicite de subversion du punk, l'entraîne à adopter une vision quelque peu passive et à délaisser ou sous-estimer la dimension politico-culturelle subversive. Est à peine évoqué ici, à travers les concerts Rock Against Racism ou les réactions du milieu politique et de la presse, l'état d'esprit qui nourrissait nombre de groupes, et dont deux livres récents donnent une meilleure idée pour ce qui est du punk et du rock alternatif en France2. Une présentation générale aurait d'ailleurs permis de corriger quelque peu ce défaut.
Mais pour ceux qui s'intéressent au punk, à l'approche des « cultural studies », la lecture de cet essai est indispensable, dans la mesure où il offre un renouvellement de l'approche sociologique et une réinscription complexe de mouvements culturels dans les rapports sociaux sans pour autant le réduire au schéma simpliste infrastructure-superstructure.