Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, Éditions La fabrique, 2008, 145 p.

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Cet essai rassemble des conférences de Jacques Rancière autour de ce qu'il considère comme trois paradoxes : le paradoxe du spectateur ; celui de la critique ; et celui de l'art politique. Le premier peut être simplement formulé : « il n'y a pas de théâtre sans spectateur (…). Or, disent les accusateurs, c'est un mal que d'être spectateur, pour deux raisons. Premièrement regarder est le contraire de connaître (…). Deuxièmement, c'est le contraire d'agir. La spectatrice demeure à sa place, passive. Être spectateur, c'est être séparé tout à la fois de la capacité de connaître et du pouvoir d'agir (page 8, ce que l'auteur affirme par rapport au théâtre vaut pour toutes les formes artistiques). D'où les diverses tentatives de renverser cette séparation. Le paradoxe du modèle critique issu d'un certain courant du marxisme consisterait en un cercle vicieux s'épuisant dans l'impuissance et la vanité d'« un savoir désenchanté du règne de la marchandise et du spectacle », faisant « de toute protestation un spectacle et de tout spectacle une marchandise » (page 39). Mais pour Rancière, le post-modernisme auquel il s'attaque n'a en réalité qu'effectué un tour de plus à l'intérieur de la dynamique de ce courant, en opérant délibérément la déconnexion entre la critique de la marchandise et de l' é tat de toute perspective d'émancipation : « Il n'y a pas de passage théorique de la critique moderniste au nihilisme postmoderne (…). La déconnexion présente entre les procédures critiques et toute perspective d'émancipation révèle seulement la disjonction qui était au cœur du paradigme critique » (page 51). Enfin, le paradoxe de l'art politique découle de son efficacité qui ne tient ni du « modèle pédagogique » ni de « l'immédiateté éthique », mais au contraire de sa « distance » esthétique (page 64).

Par rapport à ces paradoxes, l'auteur, en s'appuyant sur l'art contemporain, propose des concepts – « subjectivation politique », « image pensive », … – sensés échapper aux contradictions et faux dilemmes qu'il dénonce. Il faut une fois de plus souligner la force de l'argumentation de Rancière, la précision et l'efficacité de sa critique, soutenues sur des exemples concrets d'œuvres contemporaines (photographies et films essentiellement, mais les reproductions photographiques reprises dans le livre auraient mérité d'être plus grandes). Ainsi, le démontage des conceptions de spectacle, spectateur et tradition critique offre au lecteur des pages passionnantes. L'auteur commence par réexaminer « le réseau de présuppositions, le jeu d'équivalences et d'oppositions qui soutient leur possibilité » (page 13) en invitant à « reformuler les rapports établis entre voir , faire et parler  » (page 25). Cela lui permet de réinterroger les ressorts centraux de ce courant : la question des médiations, l'opposition entre réalité et apparences, activité et passivité, … De la sorte, il dégage la double impasse à laquelle aboutit, selon lui, ce courant (sont ici visés Bourdieu et surtout Debord) : le savoir réservé d'une élite et l'impuissance généralisée. Les deux phénomènes se renforcent d'ailleurs mutuellement, nourris « de la double dénonciation du pouvoir de la bête et des illusions de ceux qui la servent en croyant la combattre » (page 42). En insistant sur le fait que la critique du système participe du système même, le serpent se mord la queue, accordant toujours plus de pouvoir à la bête capitaliste qui ne cesse de récupérer, inverser et, au bout du compte, gagner face à une critique au mieux spectaculaire, au pire complice. La critique du spectacle est toujours susceptible d'être dénoncée comme spectacle de la critique, « l'interminable tâche de démasquer les fétiches » de devenir « l'interminable démonstration de l'omnipotence de la bête » (page 55). Paradoxe « terminal » d'une critique ne fournissant plus aucune arme et ne servant qu'à railler ce « pauvre crétin d'individu consommateur submergé par le flot des marchandises et des images et séduit par leurs promesses fallacieuses » auquel à peu près tous nous serions réduits (page 52)…

Pousser la logique jusqu'au bout devrait entraîner l'abolition de toute critique. Mais Rancière montre comment, par une pirouette dialectique ( ?), cette dénonciation se mue en prétention dogmatique irréfutable des détenteurs du « secret caché » de la société. Au terme d'une telle démonstration, il est impossible de ne pas reconnaître à l'analyse une certaine pertinence tant il est vrai que les situationnistes eux-mêmes, mais surtout leurs héritiers semblent tourner en rond. De même, sa critique d'un « savoir réservé » étroitement lié à la soi disante détention de la vérité du Prolétariat et de la Révolution rappelle la brillante critique de Cornelius Castoriadis dans L'institution imaginaire de la société ( é ditions du Seuil, 1975) à propos du marxisme. Mais ces termes renvoient surtout il me semble au concept « d'avant-garde » – dont de nombreux courants d'extrême gauche ne se sont pas encore défait – et auquel, bizarrement, Rancière ne fait pas référence ici.

Cependant, à passer si rapidement sur ces paradoxes, à prendre des raccourcis trop abrupts, l'analyse se mue en pamphlet. Regrettons tout d'abord que le livre ne fasse pas référence à celui de Dominique Baqué, Pour un nouvel art politique : de l'art contemporain au documentaire (Flammarion, 2004), qui, à partir d'autres exemples et supposés, abordent des perspectives similaires. Ensuite, s'il est possible de rattacher Marx, l' é cole de Francfort, Bourdieu et les situationnistes au paradigme critique, encore convient-il de bien les distinguer et de ne pas faire comme si ils se réduisaient à quelques postures communes sous lesquelles les appréhender. Enfin, notons l'inscription « moderniste » de la pensée de Rancière, ignorant le concept de « romantisme révolutionnaire » tel que développé par Michaël Löwy et Robert Sayre dans Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité (Payot 1992). Or, c'est d'autant plus dommageable que ce courant romantique a irrigué Marx (le jeune Marx surtout) et les situationnistes. Dès lors, cette source est ramenée directement ou non et de manière erronée par Rancière à l'héritage de la critique réactionnaire et à la contre-révolution française. Enfin, il est étonnant que l'auteur passe sous silence les débats et recherches de l'entre-deux-guerres autour des surréalistes et d'autres groupes minoritaires, pour dégager un art politique échappant au paradoxe soulevé par Rancière. Revenir sur ces débats aurait permis une vue plus en profondeur et historique.

Plus fondamentalement, Rancière s'appuie sur des présuppositions qu'il faut à notre tour réexaminer. Ainsi, selon l'auteur, le refus de toute médiation, l'opposition entre apparence et réalité, entre vérité et simulacre, etc. caractériseraient la tradition critique, en général, et le situationnisme, en particulier. Or, cette série d'affirmations est très problématique dans la mesure où la critique du spectacle est une réélaboration de la critique du fétichisme de la marchandise de Marx et de la théorie de la réification de Lukcacs. L'originalité de ces concepts est justement de ne pas simplement opposer, comme le prétend l'auteur, l'illusion à la réalité, les images à la vérité, mais de concevoir la société capitaliste comme auto productrice de rapports d'inversion et de fausseté, inséparables de la production marchande. D'où la tentative de dégager une pensée pratique, une praxis , rompant avec les prétentions de la raison éclairée ou les vains appels à la « prise de conscience », en cherchant à fondre dans un même élan l'interprétation et la transformation du monde. Que cette double exigence ait très vite et souvent été escamotée pour terminer par se confondre avec le scientisme, l'avant-gardisme et tous les travers justement critiqués par Rancière est certain. Celui-ci a d'ailleurs mis en évidence les racines du paradoxe de ce courant critique : la disjonction entre critique du capitalisme et perspective d'émancipation. Simplement, nous ne tirons pas les mêmes conclusions que lui.

Pour l'auteur, il y aurait une « dialectique inhérente » au paradigme critique expliquant cette déconnexion. Nous pensons au contraire qu'il y a là une tendance importante qu'il ne convient pas de nier, mais bien d'affronter comme le principal enjeu, défi actuel : renouer dans une unité dialectique la critique de la marchandise et de l' é tat et l'action émancipatrice. Affirmer la fatalité d'une telle déconnexion au sein de ce courant revient à évacuer le problème et à reconduire le faux dilemme entre la sagesse des mots et des spectacles acceptant de n'être que cela – des mots et des spectacles – d'une part, et « les fantasmes du Verbe fait chair », d'autre part. Le livre semble alors nous tendre le miroir inversé du situationnisme ne voyant dans la poésie que spectacle littéraire et exigeant une « poésie nécessairement sans poème ». Mais c'est oublier tout un pan de la tradition artistique et poétique, depuis Rimbaud au moins, qui a refusé cette alternative et maintenu la différence entre poésie et littérature, en cherchant à réaliser une poésie au besoin avec des mots, des images, mais qui soit aussi plus et autre chose ; investie d'une efficacité indirecte.

La posture de Rancière risque de se résumer au rejet moderniste de toute pensée s'appuyant sur des déterminants idéologiques et des causes souterraines. Dès lors, ce n'est pas seulement le situationnisme et le marxisme qui sont en cause, mais tout un courant poétique et la psychanalyse. Il faut rappeler tout de même que la mise en avant de structures cachées ou non directement appréhendables n'implique pas automatiquement qu'aucune action consciente efficace, qu'aucune pratique autonome et égalitaire, chères à Rancière, ne soient possibles.

Malgré les critiques qui précèdent, on ne peut que conseiller cet essai par les débats passionnants et radicaux qu'il ouvre sur l'art politique contemporain, le situationnisme et une pratique émancipatrice.

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Référence électronique

Frédéric Thomas, « Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, Éditions La fabrique, 2008, 145 p. », Dissidences [En ligne], Culture, littérature (romans, BD), publié le 06 décembre 2012 et consulté le 21 novembre 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=509

Auteur

Frédéric Thomas

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