On dispose avec cet ouvrage d'une bonne illustration de ce qu'un bel objet d'histoire, inédit à ce jour, est gâché par une pensée dominée par une approche frénétiquement anticommuniste. En effet, derrière la volonté proclamée de critiquer les errements politiques du PCF stalinien, c'est à la tradition communiste (marxiste si l'on préfère) que ces deux auteurs s'en prennent. L'angle d'approche est celui popularisé par Stéphane Courtois dans Le Livre noir du communisme : si Courtois insiste sur cette dimension criminogène du communisme (logique puisque Octobre est né d'un « coup d'Etat », p. 20), les auteurs déclinent une autre variante. A savoir que l'on peut saisir la figure du communisme à travers le prisme du traître, ainsi que Lénine l'a écrit, du moins selon la lecture que les auteurs infèrent de Que faire ? (p. 20). Toute l'histoire du communisme peut donc se résumer à la manière dont le courant bolchevique a « traité » les « éléments impurs : aristocrates, bourgeois, socialistes-révolutionnaires, mencheviks, anarchistes, etc. » (p. 20). Fort de cette lecture téléologique, Sylvain Boulouque et Frank Liaigre se penchent sur l'analyse des listes qu'a publié le Parti communiste français a partir des années trente, jusqu'en 1945. Ces listes, qui ont comporté en tout 2300 noms sur la période, visaient à dénoncer publiquement des ennemis du Parti. Vingt-huit listes sont publiées dans la presse du PCF, sous forme de brochures et de documents pour les responsables de l'organisation. Douze sont publiées avant la guerre, treize durant l'Occupation et trois à la Libération. Trois périodes peuvent être distinguées, correspondant à des fonctions (et donc des individus) différentes. Durant un premier temps, 1933-1935, ces premières listes visent à dénoncer des militants qui ont failli, en particulier du point de vue de l'honnêteté. Le vol (des caisses, des cotisations etc.) apparaît comme le premier motif de ceux qui sont mis à l'index. Il s'agit donc de divulguer des principes de sécurité, de protection de l'organisation à l'encontre d'individus douteux. La figure du dissident politique va dominer la seconde période, celle qui s'écoule du Front populaire au déclenchement de la guerre. Le PCF est alors devenu un parti de masse. Il ne craint rien tant que l'hétérodoxie. Le complot trotskyste imprègne l'imaginaire des dirigeants thoréziens1. Le personnage du trotskyste, allègrement assimilé aux doriotistes, policiers, escrocs « devient central dans la construction des listes noires et dans la figure de l'ennemi, repoussoir absolu chez les militants » (p. 96). Notons d'ailleurs, au passage, à propos des voleurs, des formulations pour le moins équivoques des deux auteurs puisqu'ils écrivent : « L'argent des camarades est considéré comme sacré. Il représente un bien commun. Le Parti veut être propre. Comme l'image inversée de l'ordre bourgeois qu'il veut produire, il ne tolère en son sein aucune déviance » (p. 81). Personnellement, nous ne connaissons guère de structures, quelque soit leur nature, qui apprécient de se faire détrousser. Cette tendance à confondre l'analyse de la documentation et les jugements de valeur parsème l'ouvrage2. Après la déclenchement de la guerre, troisième moment, il faut attendre 1943 pour que paraisse la première liste. Celle-ci est considérée non seulement comme le fruit d'une « répression impitoyable », mais aussi comme un élément « d'acculturation au stalinisme3 (…) Staliniens et fiers de l'être, nombre de militants respectent ces impératifs à la lettre » (p. 168-169). Dans ce cadre, la figure du POPF apparaît comme décisive dans la haine des communistes. Rappelons que ce Parti ouvrier et paysan français est issu d'une scission de militants communistes ayant rompu avec le Parti au moment du pacte germano-soviétique4. La plupart de ses militants participent à la Révolution nationale de Vichy. Le dirigeant du POPF est Marcel Gitton, ancien député. Le propos des auteurs, borné jusqu'alors par un anticommunisme hystérique, verse dans cette dernière partie dans une défense des positions de la Collaboration. Que l'on en juge. Alors que le POPF débauche dans les prisons les militants communistes, que le RNP de Déat dénonce des militants à la Gestapo, que la police française traque sans pitié la Résistance, en particulier communiste, Boulouque/Liaigre en viennent à critiquer ce qu'ils appelent le « véritable harcèlement » (p. 176) du PCF contre le POPF. Si les mots ont un sens, comment faut-il comprendre ceci : « En maniant l'invective, le Parti communiste a considérablement gêné le POPF. Il orchestre un harcèlement moral » (p. 189, souligné par nous) ? Mieux même (si l'on peut dire), Boulouque/Liaigre en viennent à considérer que l'intégration de certains dans la Collaboration serait le fruit des pressions du PCF : « les opposants endurcis, aiguillonnés par l'adversité se sont peut-être radicalisés ». Le lecteur ne peut qu'en rester pantois ! La propension à la collaboration serait donc le résultat (pervers) des attaques du PCF. Fort de cette conception, l'ultime chapitre, « La liquidation des traîtres », esquisse du livre Liquidez les traîtres. La face cachée du PCF, 1941-1943 de Jean Marc Berlière et Franck Liaigre (lire le compte rendu sur ce site), constitue une dénonciation pro domo de l'élimination de ceux qui sont passés à l'ennemi. L'exécution du collaborateur Gitton et de quelques autres responsables du POPF devient ainsi un « assassinat » (p. 213 et 214). Le commando Valmy, bras armé de la direction clandestine du PCF, en une extraordinaire inversion « traque » (p. 221) les traîtres. Si certains exécutés n'avaient sans doute rien à se reprocher (ce que l'on est prêt à admettre quand en historien sérieux on prend en compte les conditions extrêmes de la Résistance), leur mort permet aux FTP, selon les auteurs, d'assumer leur « vengeance » (p. 217).
Au final, la confection des listes noires, dont trois paraîtront encore après la Libération, est l'occasion pour le PCF de promouvoir « l'infaillibilité du Parti, la justesse perpétuelle de sa ligne politique, la volonté d'unicité et, partant le refus de toutes hétérodoxies (…) » (p. 247). Et pour finir, le livre se conclut par une ultime remarque, frisant tout simplement l'abjection. En voulant, ce qui est légitime, montrer l'écart qui existe entre la mémoire héroïsée de la Résistance communiste et la réalité de ce que l'histoire permet d'en montrer, nos deux redresseurs de tort en viennent à se gausser de la réalité de la répression et des tortures subies par ceux qui furent arrêtés : « il est bien difficile d'avaliser la fiction toujours vivace dans l'historiographie, de communistes ne parlant pas, même sous la torture » (p. 247). Par cette ultime pirouette s'achève un livre dont l'anticommunisme forcené n'est pas sans rappeler celui de l'extrême droite.