Jean-Luc Sahagian, Victor Serge. L’homme double, Italie, Libertalia, 2011, 232 p.

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Anarchisme, Bolchevisme, Littérature

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L’approche est ambitieuse et originale : prenant « prétexte » du parcours de Victor Serge, l’auteur entend « interroger le siècle et tenter de saisir une évolution » (p. 19). En contrepoint en quelque sorte de l’intérêt accru et renouvelé pour Serge, Jean-Luc Sahagian cherche à cerner le paradoxe, la contradiction, la dualité entre le fervent adepte de l’anarchisme individualiste dans sa jeunesse et le bolchevique convaincu des années postérieures. Et il le fait en scrutant les écrits de Serge – et d’autres témoins – et son action. Ce qui nous offre des pages intéressantes sur son militantisme anarchiste, la description du milieu libertaire dans les années 1910. Malheureusement, le livre souffre de plusieurs défauts, qui hypothèquent son originalité.

Notons tout d’abord l’un ou l’autre raccourci ponctuel – les nihilistes et populistes comme précurseurs du bolchevisme, « au service d’abstractions » (p. 55) –, et le manque de réflexion approfondie quant au contexte russe et à l’usage des témoignages anarchistes sur la période soviétique de Victor Serge. Ainsi, jamais l’auteur ne s’interroge sur le prisme politique à partir duquel s’expriment ces témoignages, et les enjeux qu’ils revêtent. Il semble plutôt présenter de tels témoignages comme de simples vérités objectives pour mieux les opposer dès lors aux « mensonges » et à la « propagande » communistes de Serge. Cet a priori problématique atteint des sommets lorsque Sahagian se base (p. 101-110) sur le récit de Mauricius, un anarchiste français que Serge, dans ses mémoires, accuse d’être un indicateur. Non seulement cette accusation est écartée par l’auteur sans autre explication que la gêne de Victor Serge à se confronter à son récent passé anarchiste, mais son témoignage, largement romancé semble-t-il, n’est jamais remis en question.

De manière plus générale, Sahagian interroge les essais et les romans de Serge sans chercher à les distinguer, à montrer leurs spécificités. La parole romanesque est ignorée, les Mémoires d’un révolutionnaire (voir le compte-rendu dans cette revue) ramené à un « beau roman » (p. 224), et les deux, en fin de compte, réduits à de la propagande (p. 170 et 185), un « mensonge littéraire » (p. 39). Tout cela pour conclure – bien sûr – sur la dualité de Serge : « écrivain avant d’être militant, homme de plume avant d’être homme d’action » (p. 168).

Dans La Société du spectacle, Debord critiquait les anarchistes, affirmant que « leur activité intellectuelle se propose principalement la répétition de quelques vérités définitives » (thèse 93, Buchet/Chastel, 1967, p. 74). C’est malheureusement le cas ici. La confrontation à laquelle le lecteur est invité dès la première page tourne court très vite du fait de l’opposition tranchée entre les solutions supposées évidentes et véridiques de l’anarchisme – très rarement discutées – et la grossière erreur du bolchevisme. De la sorte, les nuances, critiques et contradictions de Serge par rapport à la révolution russe et à l’anarchisme sont « simplifiées », quand elles ne sont pas caricaturées comme service commandé. Surtout, il devient impossible de comprendre à la fois une certaine fidélité de Serge à ses idées libertaires de jeunesse et, plus largement, la séduction du communisme dans les années 20 auprès de courants libertaires, autrement que sous forme de tare psychologique ou du mythe des masses. C’est d’ailleurs le principal défaut du livre que d’abonder dans une psychologisation du parcours de Victor Serge. On ne compte plus les emprunts au vocabulaire psychologique : « schizophrénie » (p. 37) ; « pulsion de mort » (p. 55) ; « retour du refoulé » (p. 103) ; « attirance morbide » (p. 127) ; « mauvaise conscience » (p. 131). D’ailleurs, cette psychologisation est soulignée encore dans la préface d’Yves Pagès, concluant à rien moins qu’au « trouble intérieur d’une schizophrénie permanente » (p. 15). L’auteur a tenté de justifier une telle approche : « Bien entendu, l’angle psychologique n’explique pas tout, mais en des périodes bouleversées comme celle de l’entre-deux-guerres en Europe, les individus sont mus par des courants parfois souterrains que l’on a du mal à expliquer seulement par la lutte entre le capital et le travail, et les conditions générales d’exploitation » (p. 128). En réalité, le recours à l’explication psychologique domine ici, au point de délaisser l’analyse historique et politique. Et de confirmer en retour les « quelques vérités définitives » d’une lecture anarchiste. Dès lors, le refus de prendre au sérieux la critique de l’anarchisme et de considérer l’itinéraire de Serge comme le fruit d’options contradictoires constituent comme le pendant d’une certaine impuissance politique.

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Référence électronique

Frédéric Thomas, « Jean-Luc Sahagian, Victor Serge. L’homme double, Italie, Libertalia, 2011, 232 p. », Dissidences [En ligne], 3 | 2012, publié le 01 mars 2012 et consulté le 24 novembre 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=254

Auteur

Frédéric Thomas

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