Le spectre de Smolny ?

Retour sur le 90e anniversaire d’octobre 1917 à travers textes et images animées

Index

Mots-clés

Communisme, Révolution, Historiographie

Plan

Texte

Préambule

Le 90e anniversaire de la révolution d’Octobre 1917 fut l’occasion pour les médias, écrits ou télévisuels, de proposer, début novembre 2007, diverses interventions : articles, dossiers, tables rondes, documentaires ou films de fictions. Néanmoins, on ne peut s’empêcher de remarquer la place somme toute réduite dévolue à cet événement, que ce soit pour le comprendre, l’exalter, le dénaturer ou le criminaliser, toutes postures que l’on retrouve, à des degrés divers, dans ces interventions sur la première révolution prolétarienne victorieuse de l’histoire. Cet accueil mitigé signifie-t-il que cette révolution est devenue à ce point un objet historique « froid » ? S’agit-il d’un désintérêt pour un événement dont on pense (bien à tort) que toutes les facettes ont déjà été explorées ? Où alors, ne s’agit-il pas plutôt d’un moment de l’histoire, d’un moment historique surtout, dont il est souhaitable de ne pas trop parler – après en avoir trop parlé, mais mal ?

Textes

A lire certains historiens, bien connus maintenant, qui continuent, rituellement, de creuser leur sillon, avec une sorte d’ingénuité pas si désintéressée que cela, pour en faire surgir les « crimes cachés du communisme » (L’Histoire, n°324, octobre 2007) on est en droit de penser le contraire, de même qu’à lecture du récit proprement « terrifiant » de Jan Krauze dans Le Monde (les 6-7-8 novembre 2007). Les titres de deux de ses articles, « La griffe de Lénine »1 et « Tout est permis », indiquent le contenu, avec des « sommets », comme l’évocation des bordels de la Tchéka ou des prostituées entourant le dirigeant Zinoviev (Le Monde, 8/11/2007). Jean Krauze renouerait presque avec la production des années 1920 et 1930, comme Scènes de la révolution communiste en Hongrie de Cécile de Tormay (Plon, 1933), Les mystères du Kremlin de Maurice Laporte (1928) et autres La guerre rouge est déclarée (Jean Jacoby, 1935) ! En chroniquant dans Libération la récente « somme » (1107 pages) du britannique Orlando Figes, La Révolution russe : 1891-1924, la tragédie d’un peuple (Denoël, 2007) Laurent Joffrin2 ne peut s’empêcher d’intituler son compte-rendu « J’écris ton nom, cruauté »3, pour n’insister, évidemment, que sur l’inévitable « terreur léniniste » voulue par Lénine dont la Tchéka, « sa chose », modela « par la violence la société ».

Néanmoins, tout cela ressemblerait presque à un exercice convenu, comme si la cause était entendue, et que ça n’intéressait plus personne : « la messe est dite ». De fait, il semble assez difficile de trouver de chauds partisans de cette révolution, prêts à croiser le fer, passionnément, avec de tels contempteurs de l’émancipation version bolchevik. Paul Nizan nommait cela « philosopher à coups de marteaux »4 et Eisenstein, évoquant le cinéma, préconisait dès 1925 de « fendre les crânes avec un ciné-poing »5. Rien de tel en 2007. A lire, par exemple, les hebdomadaires de deux organisations d’extrême gauche6, Rouge pour la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) et Lutte ouvrière pour l’Union communiste (communément appelée LO) en novembre 2007, on s’aperçoit que ce 90e anniversaire n’a suscité ni engouement particulier ni défense acharnée. Dans Rouge du 8 novembre 20077, qui n’annonce rien en « Une », il n’y a qu’un seul article (et ce sera tout) d’un certain Charles Paz, qui dénote une empathie certaine avec cette « profonde révolution sociale », mais sans insister outre mesure sur l’organisation de cette prise du pouvoir par un parti de révolutionnaires professionnels, mettant en place un Comité militaire spécial et planifiant le soulèvement. Lutte ouvrière est quand même bien plus disert sur la question, puisque l’hebdomadaire y revient trois semaines de suite. Le premier article8 (Aline Retesse) est annoncé par un simple bandeau en bas de la « Une » le 9 novembre 2007: « Il y a 90 ans, les ouvriers prenaient le pouvoir ». Dans le numéro de la semaine suivante9, un article de Pierre Laffitte évoque la « haine de la révolution » à propos, justement, des articles que nous citions plus haut : il s’en prend en particulier au numéro de L’Histoire et à l’article de J. Krauze. Néanmoins, ce militant ayant commis une erreur à propos d’un article de l’historien N. Werth dans L’Histoire, LO la corrige sous la plume de Viviane Laffont dans le numéro suivant10, qui en profite néanmoins pour stigmatiser, à propos de la Terreur blanche des armées de Denikine ou Wrangel, l’« oubli … de classe » de ces historiens. Il y a également, pour la Quatrième Internationale, la revue Inprecor, qui publie dans son n° 532-533 (novembre/décembre 2007) un dossier sur Octobre, présenté par Jan Malewski11, comprenant un texte de Victor Serge (juillet/août 1947) qui s’apparente à une source primaire et un article de l’universitaire québécois David Mandel. Néanmoins, on doit tenir compte du fait que Inprecor est une revue plutôt réservée aux cadres de l’organisation, ce qui en restreint forcément le lectorat.

Hormis cette mémoire militante dont le « fil rouge » semble quand même bien ténu12, on retiendra la table ronde entre Marc Ferro, Nicolas Werth et Serge Wolikow, dans L’Humanité13, ainsi que le long article de l’historien Moshe Lewin dans Le Monde diplomatique14. Du premier échange ressort, il semble, deux idées force. La première est le lien très étroit qui existe entre la notion d’Etat et celle de révolution. Un Etat s’écroule car l’ensemble des normes et des structures qui définissaient sa manière d’être historique est devenu obsolète, et un nouvel Etat révolutionnaire se construit, y compris sous Staline. Serge Wolikow évoque cette « obsession de l’Etat » qui conduit à la fusion entre Etat et révolution.

On ne peut manquer de faire le parallèle avec les analyses identiques d’Alain Badiou, pour qui « cette figure de la relève de l’Etat par un autre Etat sous la pression décisive de l’acteur historique populaire, ou de masse, ou de classe, […] est désignée par le mot révolution »15. Le second point est cette force propulsive d’Octobre, qui a fonctionné pendant si longtemps, à la fois comme refus inébranlable du système d’exploitation capitaliste et comme projet pour une société future. Pour Marc Ferro, Octobre « a servi de grammaire, de syntaxe de l’action », y compris pour les mouvements de libération nationaux dans les colonies. En quelque sorte, pourrions-nous dire, « Smolny »16 était la promesse d’un monde renversé, d’où son formidable impact. Moshe Lewin insiste lui aussi sur la construction urgente d’un pouvoir étatique soviétique centralisé et fort, dans une société majoritairement paysanne, illettrée à 75%, livrée au chaos, et bientôt à la guerre civile du fait des résistances sociales des possédants, appuyés par l’intervention étrangère.

Images animées

C’est sur la chaîne franco-allemande Arte que deux documentaires et un film de fiction permettent de se représenter ce que furent ces journées qui sont à l’origine de ce que nous pouvons sans doute nommer, à la suite d’Alain Badiou17, le « siècle soviétique » : ébranlement et renversement du monde, tout est là, et là aussi la source des fureurs futures pour tenter (et réussir) de restaurer un ordre censé être plus conforme.

Choisir un film de fiction basé sur les révolutions russes et les débuts du régime communiste a contraint les organisateurs de la soirée « Théma » du 11 novembre 2007 à remonter le temps jusqu’en 1981, soit ¼ de siècle plus tôt, tant est grand le déficit fictionnel en la matière18 ! C’est en effet à cette date que sort le film Reds de Warren Beatty, sur un scénario de lui-même et de Trevor Griffiths, largement inspiré de la vie de John Reed (joué par W. Beatty) écrivain et communiste américain, et de sa compagne Louise Bryant (jouée par Diane Keaton). Film ambitieux, ou du moins présenté comme tel à sa sortie, « grande fresque historique » selon Arte, Reds, de par son sujet, et surtout par la rareté, justement, du traitement de celui-ci par le cinéma, apparaît comme une sorte d’« objet fictionnel incontournable ». Et pourtant, à chaque vision, subsiste comme un arrière-goût amer d’insatisfaction, comme si quelque chose s’était laissé effleuré pour aussitôt s’évanouir. Malgré des scènes fortes, comme la reconstitution de meetings à l’Institut Smolny, les deux congrès de fondation, concurrents, du Parti communiste des Etats-Unis ou le Congrès des peuples d’Orient à Bakou (Reed y contractera le typhus, dont il mourra), cela reste bien trop souvent artificiel. De même, les interventions, entre les différentes époques de l’engagement conjoint de Reed et Bryant, de témoins encore en vie, sont trop courtes et souvent de peu d’intérêt. Elles sont censées apporter quelques lueurs historiques, mais du fait que le spectateur ne connaît absolument pas l’identité de ces « survivants », ni leur parcours, il est bien difficile de s’y retrouver. Seul le générique permet de repérer, dans une longue liste, les noms de Roger Baldwin, Rebecca West, Henry Miller, Isaac Don Levine ou Hugo Gellert. Mais bien sûr, seuls des spécialistes du mouvement communiste américain peuvent savoir que H. Gellert (qui meurt en 1985) fut un des illustrateurs les plus talentueux de la presse du PCUSA dans les années 1930, dans New Masses par exemple, et qu’il organisa sous le New Deal le 1er Congrès des artistes américains, ou que Don Levine, qui couvrit Octobre 1917 et la guerre civile pour The New York Herald Tribune et The Chicago Daily News, devint par la suite un anticommuniste farouche qui servit de « nègre » pour les écrits de Krivitsky19 et de Kravchenko20, tout en témoignant devant la Commission des activités antiaméricaines, la célèbre House Committee on Un-American Activities (HCUA) dans les années 1950.

Le premier documentaire diffusé par Arte passe le mercredi 31 octobre 2007 en première partie de soirée, dans le cadre des « mercredis de l’histoire » : Trotsky, de Jürgen et Daniel Ast. Il s’agit d’un documentaire allemand inédit (2007) sur Trotsky, quinze ans après celui que FR3 programma en son temps dans l’émission Océaniques. La comparaison de ces deux films est instructive, car en dehors d’une durée nettement plus réduite, le dernier en date fait également preuve de plus de légèreté et d’un sens critique poussé jusqu’à l’excès. Débutant par la narration de l’assassinat du révolutionnaire à Coyoacan (Mexique), il mêle textes off, extraits d’écrits de Trotsky, témoignages contemporains divers (le petit fils de Trotsky, Esteban Wolkow mais aussi des historiens et journalistes) et images d’archives, dont celles de films, en particulier l’inévitable Octobre d’Eisenstein. Cet exemple, qui sert à appuyer la falsification de l’histoire par Staline, est cependant occasionnellement accompagné d’images plutôt hors sujet, ainsi de vues actuelles du métro de Moscou ou d’un manège près de la tour Eiffel… Mais le plus gênant n’est pas là. Car en plus d’être souvent allusif21, ce documentaire commet à plusieurs reprises des contresens ou des erreurs assez nettes. Ainsi, Trotsky fuit de Sibérie en « abandonnant femme et fille » (sans mention de l’accord du couple sur le sujet) ; sa divergence avec Lénine sur l’organisation du parti va jusqu’à revendiquer une « organisation sans direction hiérarchique » (sic) ; son élaboration de la théorie de la « révolution permanente » n’est pas explicitée, apparaissant alors davantage comme une lubie ; il est censé être victime d’une « chasse à l’homme » à partir d’août 1914, ce qui est pour le moins exagéré, comparativement à ce que sera sa situation dans les années 1930…

Une part importante de la rétrospective est bien sûr consacrée à la révolution d’Octobre et à la guerre civile qui suivit, et c’est à cette occasion que l’aspect partisan du documentaire est le plus appuyé. Si on décèle de nouveau de ponctuelles erreurs factuelles22, le texte off parle de révolution organisée de main de maître, sans rôle du mouvement populaire, et surtout insiste sur les violences certes réelles de la guerre civile, mais en dénonçant un peu plus la terreur rouge, par la bouche de l’historien Nicolas Werth (qualifié de journaliste !) en particulier. Le témoignage de Jean-Jacques Marie est ici marginalisé, au profit de déclarations « choc » de Volodymyr Panchenko, Anne Applebaum ou Gerd Koenen : Lénine et Trotsky sont ainsi qualifiés de « missionnaires autoproclamés », promettant le « paradis éternel à la classe ouvrière », et l’uniforme en cuir du Trotsky militaire « ajoutait [sciemment] quelque chose de démoniaque » à son personnage ! Ce dernier est d’ailleurs accusé (sans exemples, malheureusement) d’avoir déformé les événements pour se mettre en valeur dans Ma vie et Histoire de la révolution russe, et même d’avoir mené des « négociations secrètes » en 1922 pour succéder à Lénine23. Dans la continuité, les marins de Cronstadt qui se révoltent sont identiques à ceux de 1917, le goulag est institué dès 1921, les procès d’opposants ayant lieu à ce moment là étant des spectacles anticipant ceux de Moscou des années 1936-1938 … Les « parcours » et les écrits de Anne Applebaum et de Gerd Koenen expliquent sans doute ce type de déclarations. La première est éditorialiste et membre de la rédaction du Washington Post depuis 2006. Egalement historienne, elle fut étudiante à Yale et à la London School of Economics à Oxford. En 2005, elle fait paraître chez Grasset (traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat) Goulag. Une histoire (716 pages)24. Elle obtint pour cet ouvrage le fameux prix Pulitzer, la plus haute distinction journalistique aux Etats-Unis. C’est l’épouse du Polonais Radek Sikorski, ex-membre de Solidarnosc, expert pour la chaîne CNN et pour Voice of America avant de devenir ministre de la Défense nationale (octobre 2005-février 2007) dans le gouvernement de Jaroslaw Kaczynski. On se référera à son site (http://www.anneapplebaum.com) pour une plus ample connaissance de ses écrits qui s’inscrivent dans la mouvance d’une histoire politique anticommuniste. Gerd Koenen, lui, est un ex-maoïste devenu journaliste et essayiste, qui s’est lancé dans l’histoire, et qui semble appartenir à cette même tendance historiographique si en vogue de nos jours, d’où son ouvrage Utopie des Säuberung [L'utopie de l'épuration], Berlin, 1998. Il est également connu pour des livres sur la Fraction armée rouge dont Vesper, Ensslin, Baader. Urszenen des deutschen Terrorismus (Fischer Taschenbuch Verlag, 2005)25. Ses recherches portent sur les motivations des membres de la RAF, dans une lecture psychologique et socioculturelle ; selon lui, leur « dureté » provient de leur socialisation politico-idéologique26.

On retrouve malgré tout les principales étapes de la vie de Trotsky, dirigeant du soviet de 1905, organisateur de la prise du pouvoir et de l’Armée rouge, avec une insistance sur son talent d’orateur, mais aussi d’étonnants silences : rien sur sa lutte contre la Première Guerre mondiale, les tentatives révolutionnaires européennes après guerre qualifiées de « feu de paille » (quid de la situation allemande jusqu’en 1923 ?), et surtout, aucune mention de ses partisans dans les divers pays du monde à partir de son exclusion d’URSS. Dans le récit de la fin de vie d’un homme qui apparaît plus seul que jamais, il est finalement assez logique que la fondation de la IVe Internationale soit littéralement escamotée… La conclusion est sans appel : la dernière interview insiste sur le fait que Trotsky a été tué, « victime de la machine qu’il avait lui-même construit », dans la lignée de la thèse du communisme comme criminel par essence, et de la vulgate ultra classique de la Révolution qui dévore ses propres enfants. Le tout dernier plan est une citation de Muller, « la révolution est le masque de la mort, la mort est le masque de la révolution ». Jürgen et Daniel Ast voudraient terrifier, et surtout inciter au maintien du statu quo ante qu’ils ne s’y prendraient pas autrement. Ces derniers temps, la parabole de la « Mort rouge »27 possède de nombreux adeptes !

Le second documentaire eut les honneurs d’une double programmation, la première fois le 7 novembre 2007 dans les « Mercredi de l’Histoire », la seconde après le film Reds, c’est-à-dire le 11 novembre 2007. Comme celui sur Trotsky, c’est un inédit, son auteur est Paul Jenkins et il s’intitule sobrement 1917. La révolution russe (2007). Il s’agit là aussi d’un documentaire classique, d’une durée de 90 minutes, alternant commentaires « off », images d’archives et interventions d’historiens français, anglo-saxons et russes. Disons-le d’emblée, celui-ci est d’une facture supérieure à celui des frères Ast. D’abord par le choix des intervenants. Même si certains ne peuvent cacher leur hostilité foncière (on songe ici à H.Carrère d’Encausse, qui tente de prouver la volonté réformatrice et réformiste du tsar, alors que le commentaire « off » vient juste d’affirmer que Nicolas II pensait l’autocratie immuable, ou à cet historien militaire russe, Alexei Shishov, pour qui les fraternisations du front en 1917, entre combattants russes et allemands n’étaient qu’une « maladie inoculée par des agents secrets allemands » pour démoraliser la fidèle et vaillante armée russe !), la majorité propose des analyses relativement intelligentes et fondées. L’accent mis sur les bouleversements culturels d’une période « débordant d’innovation » est à remarquer, car bien souvent cet aspect est minimisé voire totalement occulté. Ainsi, pour Sergei et Elena Pereslegin (respectivement géopoliticien et psychologue) le ballet de Stravinsky L’oiseau de feu, créé à la même époque – et ce n’est bien sûr pas un hasard – peut apparaître, rétrospectivement, comme la métaphore de la révolution : tout le monde appelait cet « oiseau » de ses voeux, même si personne n’y voyait la même chose ! Un écrivain, Dimitri Bykov, perçoit un texte d’Alexander Blok (à propos d’un ouragan qui balaie la vieille société) comme la transcription poétique des analyses de Lénine, alors que l’historienne de la culture Jutta Scherrer28 évoque de manière brève, mais claire, toute l’effervescence culturelle autour du Proletkult, de Lounatcharski, Bogdanov, Gorki, Maïakovski pendant que défilent les trains de propagande du cinéaste Dziga Vertov, véritables « maisons de la culture ambulantes » et que des affiches anticléricales grand format sont placardées sur les églises orthodoxes. Les films ne se limitent pas aux sempiternels Octobre ou Potemkine, voire à La terre de Dovjenko mais laissent entrevoir de vrais raretés, comme Okraina de Boris Barnett (1933) ou des « œuvres étranges » comme cet extrait de Aelita d’un certain Yakov Protazanow, en 1924, sur un univers mifuturiste, mi-robotisé29.

L’ensemble des événements est plutôt fidèlement retracé, avec une objectivité qui n’éclipse pas pour autant certains points de vue ou choix plus discutables. Ainsi, le cheminement difficile menant à la paix avec l’Allemagne est oblitéré au profit du seul traité de Brest-Litovsk ; l’ambiguïté est maintenue quant aux responsabilités précises dans la décision d’exécuter la famille du tsar ; Lénine est présenté comme l’inventeur du Goulag, sans nuance, tout comme l’insistance mise sur le caractère dictatorial du pouvoir, en oubliant les débats souvent conflictuels au sein du Parti bolchevik ; enfin, la répression de Cronstadt est décrite sans mentionner le risque réel d’utilisation de la forteresse comme tête de pont possible pour les ennemis des bolcheviks. De plus, contrairement à ce qu’affirme l’historien militaire Shishov, les marins de 1921 ne sont plus ceux qui ont conduit la Révolution à Pétrograd : ceux-là sont restés étendus sur les champs de bataille de la guerre civile et leurs remplaçants sont des recrues fraîches émoulues des campagnes, donc avec une conscience prolétarienne moindre. Pour autant, on savourera les images des premières funérailles civiles (c’est-à-dire sans popes !) de l’histoire russe, le 23 mars 1917, pour les 1500 morts des Journées de février, avec, dit-on, un million de personnes, ou celles montrant Plekhanov, le premier marxiste russe conséquent et un des fondateurs du Parti ouvrier social-démocrate de Russie. Le document (présenté comme inédit) attestant du ralliement d’un certain nombre d’officiers de l’ex-armée tsariste au nouveau pouvoir bolchevik, par l’entremise du frère de Bonch Brouievitch, vieux compagnon de Lénine, apporte aussi des éclaircissements sur la naissance de cette Armée rouge, clé de la victoire. Une anecdote racontée par Marc Ferro atteste de ce formidable rejet des anciennes valeurs et traditions. Au début, le tsar envoie un certain général Ivanov à la rencontre d’un train de soldats mutinés, avec mission de les ramener au bercail. D’ordinaire, ce général, pour se faire obéir des soldats, les toisait avec cette morgue qui faisait, sans doute, le charme des barines30, et leur ordonnait : « A genoux ! ». Ce qu’il fit lorsqu’il entre en contact avec les mutins. Las, ceux-ci éclatent de rire, ils remontent dans leurs wagons, le train repart pendant que le général Ivanov hurle toujours sur le quai, mais en vain, « A genoux ! » « A genoux ! ».

Au final, ce moment de la conscience historique3132 que fut la Révolution d’Octobre, cette mise en œuvre du négatif par des hommes qui se mettent enfin à échanger des illusions contre la production libre de leur vie, tout cela nécessiterait d’autres traitements « documentaristes » que ceux habituellement envisagés. A cette aune-là, les deux productions que nous venons d’analyser regroupent à la fois ce qu’il faut à tout prix éviter, mais aussi des linéaments de ce qui doit être sauvegardé.

Notes

1 Par ce titre, l’auteur veut indiquer que Lénine « imprime sa marque » sur le processus révolutionnaire. Mais la tonalité de l’ensemble de son récit fait inévitablement songer que le mot « griffe » n’a pas été choisi au hasard, qu’il est loin d’être innocent. Une griffe évoque un animal de proie, quelque chose qui agrippe, qui déchire la chair pour la déchiqueter. De nombreuses caricatures utilisent ce symbole pour signifier la cruauté d’un régime ou d’une idéologie, tandis que les scénaristes de maints films d’horreur savent s’en servir à bon escient, Les griffes de la nuit (Wes Craven) ou Les griffes du cauchemar font preuve. Retour au texte

2 Laurent Joffrin, « J’écris ton nom, cruauté », Libération, jeudi 4 octobre 2007, p. VIII-IX Retour au texte

3 Titre-pastiche du « J’écris ton nom, liberté » de Paul Eluard, poème écrit sous l’Occupation nazie. Tout le monde (du moins une grande partie du lectorat de Libération) connaissant l’appartenance d’Eluard au PCF, cette phrase signe l’équivalence « communisme=cruauté=despotisme » et donc l’hypocrisie des communistes à utiliser le terme de liberté. Retour au texte

4 Paul Nizan, La conspiration (1938), Paris, Gallimard/Le Livre de Poche, 1968, p. 80. Retour au texte

5 Texte paru dans les Cahiers du cinéma, n° 220-221, mai-juin 1970, numéro spécial « Russie années vingt ». Retour au texte

6 Nous regrettons de ne pas avoir eu accès à Informations ouvrières, du Parti des travailleurs (PT), pour la même période. Retour au texte

7 Rouge, n° 2226, 8 novembre 2007 Retour au texte

8 Lutte ouvrière, n° 2049, 9 novembre 2007 Retour au texte

9 Lutte ouvrière, n° 2050, 16 novembre 2007 Retour au texte

10 Lutte ouvrière, n° 2051, 22 novembre 2007. Retour au texte

11 Jan Malewski est membre du Bureau exécutif de la Quatrième Internationale. Dans la présentation du dossier,il évoque les insinuations « nauséabondes » du journaliste du Monde, Jan Krauze. Retour au texte

12 Ceci sous réserve d’inventaire plus précis. Il ne s’agit là que d’une indication à partir de la presse militante la plus accessible dans l’espace public. Il faudrait bien entendu examiner les diverses interventions (tracts, soirées) sur cet anniversaire, les revues théoriques, etc. A ce propos, Critique communiste, qui avait consacré un de ses numéros en 1997 à l’anniversaire d’Octobre ne réitère pas la même démarche pour 2007… Par contre, en Italie, la revue bimestrielle Erre du courant Sinistra Critica (Gauche critique, courant dans lequel sont impliqués les militants de la 4e Internationale), qui vient de quitter (décembre 2007) le PRC (Parti de la refondation communiste), consacre son n° 25 à Octobre : « 1917 : Viva la rivoluzione » [Nous remercions Yannick Beaulieu pour cette information]. Retour au texte

13 « Que reste-t-il de la révolution d’Octobre ? », L’Humanité, 7 novembre 2007, p. 11-14. Retour au texte

14 « Octobre 1917 à l’épreuve de l’histoire », Le Monde diplomatique, novembre 2007, p. 22-23. Retour au texte

15 Alain Badiou, « Beyond formalisation », entretien avec Peter Hallward et Bruno Bosteels, 1er décembre 2004, http://ciepfc.rhapsodyk.net/article.php3?id_article=48 Retour au texte

16 Pour la préparation de la révolution bolchevik, les militants du Comité militaire révolutionnaire s’installèrent dans l’Institut Smolny, à Pétrograd, célèbre pensionnat pour les jeunes filles de la noblesse sous le tsarisme, au bord du fleuve Néva. Smolny et ses centaines de pièces étaient également occupés par une multitude de comités et d’organisations, dont le Tsik, le Comité central panrusse des soviets. « Centre de la tempête », Smolny est décrit par le communiste américain John Reed dans Dix jours qui ébranlèrent le monde (UGE, 10-18, 1968, p. 70-72). Retour au texte

17 Alain Badiou, Le siècle, Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2005, p. 10. Retour au texte

18 Sauf à programmer pour la énième fois Octobre de Serguei Eisenstein. Retour au texte

19 Walter G. Krivitsky, J’étais un agent de Staline, Paris, Editions Champ Libre, 1979. Retour au texte

20 Victor Kravchenko, J’ai choisi la liberté, Paris, Editions Self, 1947 Retour au texte

21 Lénine est ainsi mis hors la loi par le gouvernement provisoire sans que le spectateur sache ce qui s’est passéentre février et octobre 17, période bien entendu cruciale pour comprendre la suite. Retour au texte

22 Ainsi de Lénine, qui n’a pas donné l’ordre d’exécuter la famille tsariste, quand bien même il l’ait approuvé aposteriori. Retour au texte

23 Sans parler de son intérêt pour la psychanalyse, durant son exil à Vienne, qui l’attirait surtout, selon l’un des intervenants, par ce qu’elle lui apprenait sur les « mécanismes de la manipulation » ! Retour au texte

24 Son livre vient d’être réédité (janvier 2008) en collection de poche par Gallimard (Folio-Histoire). Retour au texte

25 Cet ouvrage sert de base à un film actuellement en cours de tournage en Allemagne Retour au texte

26 Voir son article « Rituale der Labilität. Wozu eine Ausstellung über die RAF ? » dans le journal libéral centriste Süddeutsche Zeitung des 26-27 juillet 2003, à propos d’une exposition sur la RAF prévue à Berlin, dont il fut un des consultants. C.Beuvain remercie Catrin Schnapper d’avoir traduit les grands axes de cet article. Retour au texte

27 « On reconnut alors la présence de la Mort rouge » qui établit « sur toutes choses [son] empire illimité » (Edgar Allan Poe). Retour au texte

28 On consultera avec profit sa contribution, « Pour l’hégémonie culturelle du prolétariat : Aux origines historiques du concept et de la vision de la « culture prolétarienne » », in Marc Ferro, Sheila Fitzpatrick (dir.), Culture et révolution, Paris, Editions de l’EHESS, 1989, p. 11-23. Retour au texte

29 Voir par exemple sa critique sur le site www.wagoo.fr. Retour au texte

30 Le mot vient du russe barin qui signifie seigneur, par altération de boyard, le noble. Dans les romans russes du XIXe siècle, comme Les âmes mortes de Gogol par exemple, les barines sont les propriétaires terriens. Retour au texte

31 Nul n’en doute plus, y compris et surtout ceux qui y voient la matrice principielle d’un « totalitarisme » honni. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Christian Beuvain et Jean-Guillaume Lanuque, « Le spectre de Smolny ? », Dissidences [En ligne], 3 | 2012, publié le 19 juillet 2011 et consulté le 19 mars 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=248

Auteurs

Christian Beuvain

Articles du même auteur

Jean-Guillaume Lanuque

Articles du même auteur