Entretien avec Jean Paul Cruse

Réalisé par David Hamelin le 20 décembre 2009

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Mots-clés

Maoïsme

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Texte

Qu'est-ce qui fait que l'on devient un militant et en particulier un militant maoïste ? Le contexte familial a-t-il par exemple joué dans votre parcours, dans votre engagement ?

Comme la plupart de ceux qui ont fondé le mouvement maoïste en France à la fin des années 1960, j’ai été marqué par deux grands événements structurants : d'une part la Grande Guerre de l'époque, c'est-à-dire la guerre du Vietnam et dans son sillage les questions de l'impérialisme américain et des luttes de libération nationale ; et d'autre part l'image du Père, pour des fils de héros de la Résistance, morts jeunes. Mon propre père n'est pas mort dans la guerre. Il est mort peu après, en 1950, et j’ai dû me faire une idée de lui au travers de témoignages indirects. Mon engagement personnel n'est donc pas un héritage de famille, partant d’un milieu de gauche, d'une famille communiste ou autre, comme c’est le cas pour bon nombre de mes amis. Je suis issu d'une famille de la grande bourgeoisie, avec une particularité : l'histoire de mon père, que je n'ai pas connu puisqu'il est mort quand j'avais deux ans, étant né moi-même en avril 1948. Figure de la Résistance, en rupture avec un certain héritage de la famille, il ne m'a pas élevé, mais l'idée que je me suis fait de lui, au travers de ce que j'ai pu savoir de son action à l’époque, m’a très fortement structuré. S'il avait été vivant, il est possible qu'au fil des années, comme tout le monde, comme tous les êtres humains, j'aurais appris à connaître mon père d'une façon plus proche et peut-être que je n’aurais pas généré une représentation aussi symbolique. Je me serais peut-être fâché avec lui...

Le fait qu'il ait été un héros de la Résistance et qu'il soit mort, a eu un réel effet sur mon parcours. J'en parle d'ailleurs au début de mon livre qui s'intitule Rebelles, Histoire Secrète des "Maos" de la « Gauche Prolétarienne » (1967-1977)... Et ce qui s’ensuivit! (1977-2008)11, dans le chapitre dédié au Vietnam. En travaillant à ce livre, pendant plus d’une année, j'ai découvert beaucoup de choses sur ma propre histoire. Et pas seulement sur la mienne propre. Beaucoup de ceux qui ont fondé le mouvement maoïste en France étaient dans le même cas, mais je n’en ai pris conscience que progressivement, par la suite. L’exemple le plus fort est celui de Maurice Brover, surnommé « Momo », un de mes plus proches compagnons de l’époque, et toujours aujourd’hui un ami sûr, qui m’a transmis beaucoup de choses importantes, m’a formé à l'époque, et m'a beaucoup appris. Son père avait appartenu au groupe Manouchian à la MOI en tant qu'adjoint au chef des renseignements du groupe, une femme. Au moment du démantèlement de la MOI, c'est le groupe "action" qui est mis à mal, et non la partie renseignement, ni la logistique. Ceux-là seront alertés juste à temps, dispersés et affectés à des maquis. Le père de Momo rejoint alors un maquis au nord de la région parisienne. Au moment des combats pour la Libération de Paris, il tente de rejoindre le quartier général de la Résistance, à l'hôtel de ville, à vélo avec un copain, après avoir mis des brassards de la FFI dans leur poche, au cas où ils tomberaient sur des combats. Pris dans un contrôle allemand, ils sont fusillés tous les deux. Quand elle apprend la mort de son mari, la mère de Momo s'aperçoit qu'elle est enceinte. Et mon ami va naître le 8 mai 1945 !

Le père de Pierre Boisgontier, le fondateur des Maos à Grenoble, une de nos plus fortes bases, était chasseur-alpin des troupes de choc. Il est mort en 1940 dans les combats contre l’invasion allemande, où la France, contrairement à ce qui a été écrit, ne s’est pas effondrée d’un coup sans combattre – il y a eu 100 000 morts, les armes à la main. Pierre ne m'a raconté cela que peu avant sa propre mort, survenue récemment. Il ne me l'avait jamais dit auparavant. Quand il était petit, c’est sur sa poitrine que la Légion d'honneur de son père a été accrochée, au cours d’une cérémonie militaire. Autre cadre dirigeant de Grenoble, puis de Sochaux, et au niveau national, Pierre Blanchet, qui deviendra plus tard reporter de guerre pour Le Nouvel Observateur, était le fils de l'adjudant Blanchet, mort également « au champ d’honneur », en 1940 ou 1941. Il fut adopté ensuite par celui qui allait devenir le général Buis, alors le plus proche compagnon d’armes de son père, à qui il avait juré de subvenir aux besoins de sa famille, et à qui l’adjudant Blanchet, père de Pierre, avait demandé d’épouser, à sa mort, sa propre femme, et de veiller à l’éducation de Pierre dans les valeurs qui avaient été les leurs. Garçon de grande classe, au style militaire discret et ironique, Pierre Blanchet, devenu journaliste de guerre au Nouvel Obs, après la liquidation de la GP, allait trouver la mort en sautant sur une mine, en zone dangereuse « interdite au civils », près d’une caserne de l’ex-Yougoslavie, alors ravagée par la guerre civile, où il voulait, lui, contrairement à beaucoup d’autres, vérifier ses informations au plus près. Auparavant, il avait suivi la Révolution contre le shah d’Iran, y pressentant, à contre-courant, la puissance révolutionnaire de l’islam de Khomeiny et des foules chiites pauvres des bidonvilles et des campagnes. Dans la période mao, où il avait eu le courage d’aller s’établir avec sa femme, aujourd’hui connue sous son nom de jeune fille, Claire Brière, dans la rude région stratégique de Sochaux-Montbéliard, il avait subi une épreuve terrible : la mort de leur bébé, laissé sous une garde insuffisante alors qu’ils étaient sortis tous deux, en pleine nuit, pour une action militante. Devenue, on le comprend, folle de douleur, Claire a depuis glissé, sous l’influence du renégat Olivier Rollin, de Glucksman et de quelques autres, dans la mouvance de l’extrême droite fasciste américaine, les « néo-cons » de George W. Bush junior. A elle, dont j’ai respecté l’engagement, et la douleur, je ne peux rien reprocher. A ceux qui l’ont manipulée et qui la manipulent, manipulant sa souffrance de mère, si. Il y en a un tas d'autres, au moins quinze ou vingt. Ce ne sont pas ceux qui sont devenus célèbres et « repentis », mais ceux qui, justement, ne se sont pas reniés. Ceux qui sont restés fidèles à leur engagement des 20 ans partageaient, pour la plupart, cette double caractéristique, d’avoir grandi dans l'ombre de la Deuxième Guerre mondiale et de la Résistance, au travers d’histoires touchant pour chacun d'entre, nous d'une façon différente, le père, ou quelquefois la mère (dans le cas de Momo, les deux…), et de s’être forgés en « continuateurs », dans la Résistance au « nouvel ordre mondial » tentant d’écraser le petit Vietnam, et finalement vaincu par la « guerre populaire », libératrice.

Comment avez-vous découvert l'action de votre père ?

Ce fut une connaissance lente, très indirecte. Mon père est mort en septembre 1950, né en avril 1948, j’avais deux ans et demi. Je n'ai donc aucun souvenirs physiques de lui, ni de sa voix, ni de son visage. Enfant, on me montre des photos. Quand je grandis, je sais que c'est mon père mais cela ne me rappelle personne et on me raconte sa vie par bribes. Son histoire militaire, je l'ai reconstituée moi-même, peu à peu, parce que cela me touchait, mais il m'a fallu longtemps, et c'est seulement après le décès, assez récent, du deuxième mari de ma mère (remariée en 1956), que j'ai eu l'occasion, avec elle, de reconstituer complètement cette histoire. Elle avait soigneusement gardé dans un coin de son appartement un petit carton d’archives militaires de mon père, dans lequel il y avait l’essentiel du parcours d’Hubert Cruse, parachuté pour encadrer des maquisards dans la Drôme, avec de faux papiers. La boîte d'archives contenait sa citation à l'ordre de l'armée, obtenue en raison de ses blessures au combat en 1944, avec la Légion d'honneur, obtenue à titre militaire, ce qui est peu courant, et la Croix de guerre... Grâce aux citations qui décrivent les faits de façon on ne peut plus précise, j'ai pu reconstituer une histoire que l'on ne m’avait racontée que très confusément. Un souvenir précis. En hypokhâgne, à Bordeaux, avant ma khâgne à Louis le Grand, j’ai rédigé mes premières dissertations de philosophie en utilisant comme presse-papier, pour mes tas de paperasses... une petite grenade quadrillée de la Deuxième Guerre mondiale, la petite olive verte - démilitarisée. C'était un souvenir de guerre de mon père et un symbole.

Aussi, quand j'ai commencé les actions politiques, au moment de la guerre du Vietnam, il y avait vraiment une association, consciente ou inconsciente, entre les deux Résistances. Ce n'est évidemment pas historiquement la même chose, mais pour moi il y avait vraiment un grand parallélisme. Mon père était lieutenant de parachutistes, formé aux techniques de commando à Casablanca, puis affecté au BCRA (« renseignement et action »), pour encadrer un maquis. Il avait donc son équipement complet de militaire professionnel. Il disposait d'un casque lourd, solidement protecteur, mais quand il a fallu qu'il emmène les maquisards à l’assaut, il s'est rendu compte que ces jeunes paysans portaient, eux, de simples casquettes. Il ne pouvait pas monter à l'assaut avec son casque militaire sur la tête, qui lui protégeait le crâne, alors que ces gars-là n'avaient rien. Il balance son casque par terre avant de donner le signal de l’attaque, du bras, et de monter en première ligne. A ce moment, les Allemands lancent des grenades et il prend un éclat qui lui décalotte la boîte crânienne, mais sans toucher le cerveau, apparemment. Assommé, par terre, il est couvert de sang, mais une demi-heure après, il repart à l'assaut. Dans sa citation militaire, son colonel précise qu'il a fallu lui donner l'ordre express d'arrêter le combat alors qu'il voulait continuer. Il y a là un côté chevaleresque qui m'a profondément marqué. Dans une échelle tout à fait autre, quand j'étais dans les groupes d'actions des Comités Vietnam de Base (CVB), nous nous faisions taper sur la tête à coups de matraque ou de crosse de mousqueton. Ce n’est pas agréable, et ça peut entraîner la peur, sans que cela soit, évidemment, comparable à des tirs d’armes à feu ou de grenades, mais je ne pouvais pas envisager de mettre un casque de moto sur ma tête (ce qui devenait la règle, avant même mai 1968, en manif) quand les copains à côté de moi n'en n'avaient pas. Cela m'a valu de me faire sérieusement esquinter le crâne. J’ai bien conscience que cela parait dérisoire par rapport à l’histoire de la guerre, et de la grenade, mais il y a certainement un petit côté freudien dans l’anecdote.

Avant votre propre engagement « mao », aviez-vous une appétence pour un certain nombre de sujets, un regard vis-à-vis d'un certain nombre de groupes politiques ou d'idées ? Qu'est-ce qui va faire lorsque vous êtes en khâgne que vous allez vous engagez durablement dans le maoïsme ?

Après mon hypokhâgne à Bordeaux, pour ma khâgne, l’année de préparation intensive du concours de Normale Sup, on m'envoie à Louis le Grand, à Paris. Là, à la rentrée de 1966-67, je tombe dans le « chaudron de sorcières », matrice, sans que nous puissions l’imaginer, des événements de 1968. La khâgne de Louis le Grand, c'est l'annexe de la rue d’Ulm. Il y a énormément de passerelles entre ceux qui sont déjà rentrés à Ulm et les élèves des deux khâgnes, rivales, de Louis Le Grand, toutes deux en plein bouillonnement politique et intellectuel. C'est là que je me trouve plongé. Tout le milieu qui m’entoure baigne dans la même effervescence. J'y suis préparé un peu par mon histoire, mais je ne suis pas engagé politiquement avant, pas du tout. Je ne peux même pas dire que je suis de gauche. Je suis un adolescent, j’ai 17 ans, je fais du sport, rugby, karaté, un peu de ski, voile, je sors en boîte, les filles, la moto... Le Comité Vietnam de Base de ma classe, c’est presque tout le monde : environ les deux tiers de la khâgne y appartiennent. Dans tout le lycée, c’est peut-être 150 élèves…Ce sont des types très brillants intellectuellement, qui sont vraiment férus de marxisme. Ils ont beaucoup d'avance sur moi et m'apprennent beaucoup.

Vous êtes un bon élève et d'une certaine manière vous vous minorez par rapport à certains camarades d'études qui apparaissent plus avancés que vous... Comment vivez-vous cette différence ?

A ce moment, j'admire tous ces types. Ils sont souvent un peu plus âgés que moi et sont beaucoup plus forts intellectuellement. J'arrive d'une hypokhâgne de province, une bonne hypokhâgne, mais sans plus, et là, je suis quand même dans la meilleure khâgne de France. Les jeunes gens qui m’entourent ont tous un niveau culturel nettement au-dessus du mien. J'apprends énormément à leur contact, mais également au contact de professeurs qui sont eux-mêmes très brillants. Je dévore les bouquins, on a des discussions passionnantes tous les jours. La guerre d'Algérie a eu pour mérite d'avoir énormément politisé le Quartier latin, la Sorbonne, Louis Le Grand... Les types un peu plus âgés que je fréquente ont vécu cette période. Ils se sont formés politiquement, philosophiquement et historiquement, au travers de cette expérience, et d’une pratique de la lutte violente au cours des incessants affrontements secouant le Quartier latin, entre les antifascistes, les gens de la vieille gauche et de la nouvelle gauche, naissante, et le mouvement Occident, pro-OAS, plus ou moins encadré par quelques anciens paras...

Par la suite, ce savoir-faire politique - et pratique…- va se transférer dans le mouvement en faveur du Vietnam, qui se traduit par de nouveaux combats contre l'extrême droite au Quartier latin, des manifestations et contre-manifestations presque quotidiennes. On y retrouvait des gens comme Alain Madelin, Alain Robert, Patrick Devedjian, Gérard Longuet, des personnalités qui s’étaient radicalisées à l'extrême droite, essentiellement sous l'influence de la guerre d'Algérie et qui défendent également leurs propres valeurs, avant tout anticommunistes et anti-soviétiques, dans le contexte de la guerre du Vietnam. Notre apprentissage intellectuel du marxisme prend en grande partie la forme de l’étude des textes de Mao sur la « guerre populaire prolongée ». Nous tentons d’adapter cette vision des choses à notre propre situation, où l'usage d'armes à feu, à ce stade, ne s’impose pas. Dans ce contexte particulier, je me sens “comme un poisson dans l’eau”.

Comment vous situez-vous en 1968 ? Comment vivez-vous cette période qui va rendre possible la création de la Gauche Prolétarienne ?

Quand 68 démarre, je suis devenu un des cadres « politico-militaires » des Comités Vietnam de Base (CVB), c'est à dire un tout jeune organisateur d’actions violentes, au prix de plusieurs blessures. A cette époque, ce n’est évidemment pas la lutte armée, la guerre avec des flingues, mais une espèce particulière de guerre, ponctuée par des affrontements violents. Quand 68 arrive, nous transférons tout naturellement un savoir-faire acquis dans le cadre précédent. C'est le fait de différents groupes, de petits réseaux de militants expérimentés dans l’action de rue. Dès lors, la question de la guerre du Vietnam passe un peu au second plan et le contexte des affrontements avec la police s’y superpose, surtout à partir du mois de juin 68 et de l'affaire de Flins, qui se traduit par la rencontre de notre fraction du mouvement étudiant avec les ouvriers de Renault, de sévères bagarres à leurs côtés contre les CRS aux abords de l'usine, et la mort de Gilles Tautin, un de mes amis lycéens des CVB, qui va périr noyé, après une charge des gardes mobiles le poussant vers la Seine.

La création de la GP, c’est la fusion de trois noyaux. Le premier de ces noyaux est constitué par une petite poignée de dirigeants de l'UJC-ML, issue d’une scission politique de l’UEC (étudiants communistes), survenue quelques années avant. La base de l’UJC-ML, c’est la rue d'Ulm. En 1968, une nouvelle scission intervient. Une partie, minoritaire, du noyau dirigeant de l’UJC-ML fusionne avec un groupe issu du Mouvement du 22 mars, c'est-à-dire Alain Geismar, Serge July, Erta Alvarez et quelques autres. Ils vont alors chercher un troisième élément constitutif, les cadres « politico-militaires » rôdés dans les actions contre la guerre du Vietnam, et plus que populaires dans la jeunesse des lycées du Quartier latin, et, déjà, de banlieue. Ils ont en effet besoin de ce type de profil. Ils ont besoin du savoir-faire que nous avons accumulé. Avec un groupe d’amis proches, nous allons devenir les tous premiers « cadres-action » de la Gauche Prolétarienne, sous la direction de Benny Levy et des gens qui l'entourent. Sans nous, la GP serait restée une pure idée. Elle ne serait pas née. L'histoire de la fusion entre les membres de l’UJCML et ceux du 22 mars a souvent été écrite. En revanche, ce qui n'a pas été fréquemment raconté est le fait qu'il ne s'agit pas d'une fusion avec simplement deux éléments, mais d'une fusion de trois composantes. La composante dont je fais partie, tout comme Olivier Rolin, Jean-Claude Zancarini, Maurice Brover, et bien d’autres, a été décisive dans l’émergence de la GP. Nous étions les « opérationnels », et la GP, dès sa naissance, a une conception de la politique vigoureusement « opérationnelle ». Benny Levy et les autres comptent sur nous pour mettre en oeuvre, organiser et faire réussir, sans trop de casse, les actions pratiques qui vont faire connaître la GP et donc le mouvement maoïste en France, à partir de 1969.

La première action que je suis amené à diriger, une de celles qui vont faire apparaître le sigle GP au niveau national, c’est l’affrontement avec la police sur le marché populaire de Montrouge (92) pour protéger les diffuseurs de notre journal, La Cause du Peuple, harcelés et intimidés par la police depuis des semaines. C'est “le coup de la chèvre”, un piège que nous décidons de tendre aux policiers en mettant des diffuseurs de journaux, en apparence non protégés, sachant très bien que les flics viendront les interpeller. A leur arrivée, nous surgissons pour les "anéantir", les terroriser, les frapper et les mettre en déroute. Nous parvenons sans peine à les chasser du marché, tout en filmant la chose. Ils n’auront que quelques blessés légers, nous peu, mais, dans un contexte de l’après-68 où la peur de la police domine, ce « coup » va faire grand bruit. La deuxième grande action du même genre, quelques jours après, dans la foulée, se passe à Renault-Flins pour l’anniversaire de la mort de Gilles Tautin, ce camarade qui a été noyé en cherchant à échapper aux gardes mobiles en juin 68. En juin 69, nous avons décidé d'organiser un « retour » spectaculaire auprès des ouvriers de Flins, où la rumeur commence à courir dans le fracas des chaînes aux cadences forcenées que « les longs cheveux vont revenir ». Nous parvenons à investir par surprise la grande cour de l’usine, pourtant sévèrement gardée et protégée, au changement d’équipe, à y prendre position solidement et à y tenir meeting. Un meeting « sauvage ponctué par une bagarre ultra-violente avec les contremaîtres, les « petits-chefs », avant que les CRS arrivent en masse, sans pouvoir nous empêcher de nous retirer en bon ordre, emmenant quelques blessés, en « brisant l’encerclement », comme nous l’avions prévu et préparé, en une longue colonne de plus de 100 « combattants », filles et garçons, survolée par des hélicoptères de la gendarmerie et même un petit avion d’observation, se repliant à travers champs et bois sous les aboiements des chiens des brigades canines lancés à nos trousses, ce qui nous amène à utiliser le cours d’un ruisseau, style « guerre populaire », pour qu’ils perdent nos traces. Ce fut à la fois assez spectaculaire et éminemment politique. Aujourd'hui, avec le recul, je pense que cela a été le grand lancement de la GP. C’est dans ce processus que nous glissons, tout naturellement, et avec d'ailleurs le plus grand enthousiasme, de la cause du Vietnam à la période GP.

Comment se détermine la création d'une nouvelle structure telle que la Gauche Prolétarienne ? Le mouvement maoïste existe et différentes structures s'en réclament en France à ce moment-là. Pourquoi créer quelque chose de nouveau et comment les choses se font ?

Il y a eu un bouillonnement de discussions qui commence dès l'été 68 et se développe pendant toute une année. Il va donner naissance à la GP. Ce qui domine dans l'après 68, parmi les étudiants et la petite-bourgeoisie intellectuelle actifs en mai-juin 68, est un sentiment de déception. C'est l'impression d'avoir fait un truc énorme et d'avoir échoué. Ce qui va permettre l'émergence de la GP, c'est la nécessité de renverser ce sentiment de déception, en démontrant, dans un premier temps, qu’il repose sur une fausse analyse, sous la pression de la peur, le traumatisme de la répression. Ce bilan négatif de Mai 68, complètement faux, assimile notamment le mouvement de Mai à une Révolution qui aurait été brisée. Le mouvement d'idée qui va donner naissance à la GP, c’est la lutte contre cette « théorie du reflux » : nous combattons à la fois l'idée qu'il y a eu échec, et l'idée qu'il y avait répression d’une Révolution, mère de cet échec. Il n’y a pas eu de Révolution et elle n'a pas échoué. Ces événements de Mai ne pouvaient être comparés à ceux de 1905 en Russie, comme les esprits les plus dogmatiques, trotskistes et marxistes-léninistes, l’ont fait, plaquant un modèle ancien sur une situation radicalement nouvelle. Il y a bien eu une répression policière mais, somme toute, limitée. Il y avait eu un mouvement étudiant porté par la guerre du Vietnam, puis les arrestations de certains de ses activistes, et la lutte contre cette répression, à laquelle succéda une énorme grève générale ayant une portée historique. Ce n'était pas une grève porteuse d’une “révolution prolétarienne”, mais un mouvement social profond portée par des aspirations diverses - que nous mettrons du temps à décomposer et à analyser en détail, en intensifiant peu à peu notre immersion dans le monde industriel, dans les usines.

Les choses vont se décanter au fil du temps. Une grande partie de notre travail consistera à aller décrypter, au travers de nouvelles expériences de luttes, à la base, à Flins, par exemple, ce qu'avait été le Mai 68 ouvrier. Cela se déroulera de façon très progressive. Nous tâtonnons beaucoup. Notre axe principal, c’est de travailler en usine et de militer en milieu ouvrier. C'est dans les années qui vont suivre, au travers d'expériences pratiques de lutte dans les entreprises, que nous allons commencer à mieux comprendre, tout en aidant les ouvriers eux-mêmes à mieux percevoir ce qui avait été, en fait, central dans la grève générale ouvrière de Mai 68 et toujours déterminant après : à savoir la révolte contre le taylorisme, c'est-à-dire la révolte contre la conception fordienne de la production. Cette analyse était en phase avec l'idée que nous nous faisions de la Révolution Culturelle en Chine, où la contradiction entre travail intellectuel et travail manuel occupe une place centrale. Et le tout est bien en phase avec la conception que nous avons du travail politique lui-même, en rupture radicale avec la conception présente dans le Que Faire ? de Lénine, spécificiant la nécessité de l’« importation » du savoir de l'intellectuel dans la classe ouvrière. C’est ici que se situe la rupture maoïste dans le champ du marxisme, et même peut-être au-delà. A l'époque de Lénine, ces conceptions étaient sans doute en partie justes, mais nous ne sommes plus dans l’époque du développement historique, donc culturel, où les intellectuels, forts d’un puissant savoir révolutionnaire « d’avant-garde », ont à le propager, à le répandre, « du haut vers le bas », auprès d’une base jugée plus ou moins inculte et arriérée, un peu à la manière des missionnaires du temps des colonies. Tout au contraire, nous partons de l'idée selon laquelle existe à l'intérieur de la classe ouvrière, et du peuple en général, un bouillonnement très riche d'idées, centré, comme nous avons commencé à le percevoir petit à petit, progressivement, autour d’une explosion de révolte contre le taylorisme... Notre rôle n'est donc pas de venir distribuer les classiques du marxisme-léninisme à la porte des usines. C'est ce qui faisait, et fait toujours, notre grande différence avec les « marxistes-léninistes ». Notre rôle est de nous intégrer à des mouvements sociaux existant, déjà porteurs d'idées, et de nous y montrer utiles. Nous sommes là pour saisir des bouillonnements d'idées spécialement ouvriers, prolétariens et les raffiner c'est-à-dire les synthétiser, les clarifier, les décanter - à la lumière, bien entendu, de l’expérience acquise du mouvement ouvrier, du mouvement communiste dans le monde...

Voilà l'idée centrale qui guide alors tout notre travail politique, qui va se prolonger durant plusieurs années – pour certains d’entre nous, plus nombreux qu’on ne pense, jusqu’à ce jour...

Quel est le rapport que vous entretenez d'une part avec les autres structures maoïstes qui perdurent, et d'autres part avec les autres courants politiques tels que le trotskisme ou l'anarchisme ? On a souvent qualifié de libertaire une partie des pratiques de la Gauche Prolétarienne, qu'en pensez vous ?

La première question est celle de la rupture très importante et très radicale entre ce que l'on peut appeler le marxisme-léninisme et ce que nous appelons le maoïsme. Le marxisme léninisme est une philosophie politique provenant d'un tronc commun (le retour aux textes de Marx...), qu’une certaine presse, une certaine mode, et peut-être certains calculs, tentent actuellement de faire réémerger autour d’un homme sympathique et courageux, Alain Badiou - peut-être l’ultime figure de ce qu’il faut bien appeler le « marxisme universitaire ». C'est un mouvement qui n'a pas été le mien, c'est une époque précédant la mienne, et qui ne m'a touché qu’indirectement. Il a touché Normale Sup et des intellectuels du Parti communiste, influencés par Althusser, autour de l'idée centrale du « retour » aux textes, refoulés, oubliés, pollués, pervertis ou reniés par les dérives opportunistes du communisme institutionnel, électoraliste, du PCF. C'est ce premier mouvement qui va donner naissance à l’UJC-ML, au PCMLF et plus tard un tas d'autres formations marxistes-léninistes.

La GP, elle, surgit d’une critique interne au « marxisme-léninisme », sous l’influence, notamment, de la Révolution culturelle chinoise. Elle considère que ce mouvement de retour aux textes a pu se montrer utile, essentiel même, car dans ces textes beaucoup de choses importantes ont été dites, avant de se trouver polluées, pourries, dans une terrible confusion, sans principes, opportuniste... Mais nous nous refusons absolument à rester dans cette posture de “retour”, très vite passéiste et intellectualiste. Nous nous situons délibérément dans une nouvelle époque historique, philosophique et politique, quelque peu différente de celle où s’est épanoui le marxisme-léninisme du début du XXe siècle. Notre époque est celle où, selon les analyses du Parti communiste chinois, de Mao notamment, de Zhou Enlai, protecteur de Deng et des autres, l'impérialisme agonise : la guerre du Vietnam, mère des actuelles guerres d’Irak et du Moyen-Orient, ayant cristallisé cette tendance, la rendant limpide. Dans cette période, les rapports entre le peuple et les intellectuels y compris sous l'angle du marxisme, ne sont plus les mêmes. Autrement dit, le rôle des intellectuels ne se limite pas à aller enseigner « le pur marxisme-léninisme » dans la classe ouvrière, dans le peuple... Notre rôle est de lier le marxisme-léninisme des textes et la pratique C'est l'union de la pratique et de la théorie, du manuel et de l'intellectuel, de l'idéologie et de l'action. Nous sommes donc en rupture complète avec les marxistes-léninistes, quel que soit leur chapelle, à ce moment là. Cela ne signifie cependant pas que l’on soit dans un rapport permanent d’hostilité avec eux, car au fond, nous appartenons à une même génération, nous côtoyons les mêmes endroits et nous avons beaucoup de choses en commun. Les uns comme les autres, nous sommes à la fois opposés au système impérialiste, capitaliste et au modèle russe des années Khrouchtchev-Brejnev, dont, sous l’influence chinoise toujours, nous pressentons et annonçons, complètement à contre-courant, l’inévitable et rapide effondrement…. Ce point commun avec les divers marxistes-léninistes demeure aujourd'hui. Contrairement à ce que l'on entend souvent et à ce qu'on lit fréquemment, le courant d'idée maoïste n'a pas disparu de la scène, pas plus que les courants marxistes-léninistes. Ces mouvements sont devenus plus petits, plus souterrains, mais existent toujours.

Sur un autre versant, la zone de convergence entre l’esprit libertaire et la GP est ce que nous définissons alors comme l’anti-autoritarisme, la lutte contre l'autorité que ce soit dans les lycées, les entreprises... Un des éléments fondamentaux de l'époque de Mai 68 est l'effondrement de l’autorité dans tous les domaines, le soulèvement contre l'autorité. C'est un moment important. Nous sommes partisans de tout ce qui favorise l'effondrement de l'autorité bourgeoise ou néo-bourgeoise, du « révisionnisme » par exemple dans la classe ouvrière, de l'autorité académique universitaire, dans les lycées, dans les facs... Par voie de conséquence, cela peut nous amener à des coexistences, à des convergences et même à des actions communes avec des gens, dont le point de départ est l'anarchie, au point de vue philosophique - alors que nous ne sommes pas du tout, nous, des anarchistes. Privilégiant l'action avant tout, la pratique, dans une situation donnée dans un lycée ou dans une usine par exemple, nous ne cherchons pas à mettre les gens d'accord avec nous sur une base théorique intégrale.

Un des éléments importants des années 69-70, ce sont les révoltes dans les lycées contre l'autorité, le savoir académique... Ce fut une véritable explosion dans la jeunesse et nous y étions des éléments actifs. De ce fait nous avons pu être en symbiose avec les éléments libertaires mais pas à la façon des gens de 68, vite notabilisés, et en désir de se situer eux-mêmes comme « autorités », Cohn-Bendit, Geismar, July... Les soulèvements de jeunes ou très jeunes lycéens nous intéressent particulièrement car il s'agit d'une nouvelle génération, un peu libérée des carcans idéologiques des précédentes - et nous souhaitons les amener à une position de classe. Nous ne souhaitons pas le faire par un travail de missionnaires où nous expliquerions qu'il y a des classes et qu'il faut lire tel ou tel livre. Notre idée consiste à développer un processus au cours duquel un lycée en révolte se rapproche par exemple des lycées techniques. Ces lycéens pourront alors chercher des convergences avec des luttes ouvrières ou plus largement populaires. Ce type de pratique amènera des centaines de lycéens à larguer complètement le lycée et à changer de vie, à travailler en usine, à devenir des militants dans la société. Cette plage de convergence avec l'état d'esprit libertaire post-68 nous a amenés à nous rapprocher d’une frange d’intellectuels, de ténors, de notables de 68 comme le furent Serge July et Alain Geismar, proches de Cohn-Bendit. A l'époque, ils affichent une sensibilité plus ouvrière et plus anti-impérialiste que Cohn-Bendit. Un autre groupe, courageux et sympathique, a coexisté avec la GP au cours de son histoire, à la charnière des deux mouvances, « mao », et libertaire : il s'appelait Vive la Révolution ! et comportait parmi ses animateurs des gens comme Roland Castro, Etienne Grumbach ou Didier Truchot, resté aujourd’hui un ami.

Ces pratiques et positions politiques vous amènent à vous développer de quelle manière sur le territoire ? Le mouvement d'établissement a-t-il contribué à accroître l'influence de la GP en province ?

Au moment ou nous nous posons la question de l'établissement, nous sommes essentiellement des khâgneux, des élèves de prépas, plus rarement matheux (Ecole des Mines, Centrale, Polytechnique…) et majoritairement des Parisiens. Il est évident qu'il n'est pas si simple d'aller travailler en usine. Il est moins difficile quand on est un Parisien un peu connu sur la ville d'aller se refaire une identité un peu factice et de rentrer dans une usine en Lorraine ou en Loire-Atlantique, que de le faire en restant à Paris. Aussi le mouvement de l'établissement va-t-il s'apparenter à un mouvement de « nationalisation », d'extension géographique... D'autant que, parmi les grands mouvements sociaux de 68 et des années suivantes, tout ne se déroule pas à Paris ! Il se passe beaucoup de choses dans le Nord de la France, en Lorraine, en région lyonnaise ou marseillaise (alors restées de grandes régions industrielles)... Pour ma part, ce sera Nantes et Saint-Nazaire. Je vais partir en 1969 travailler en usine en Loire-Atlantique et je vais y rester 16 ans. D'autres vont partir à Sochaux, par exemple. C'est à ce moment que nous allons vraiment rencontrer le peuple, en somme. Mais il restera une grande différence entre ceux qui vont rester en région parisienne et ceux allant en province. C’est en région parisienne que l'immigration et en particulier l'immigration maghrébine est la plus concentrée. Dans les grandes usines, on trouve de nombreux O.S. arabes. Il existe un racisme très violent, bien plus fort que celui d’aujourd’hui, rien à voir… La haine se traduit par des morts et des agressions très sauvages, à Barbès, à Belleville, dans les banlieues proches de Paris... En région parisienne, notre action va très vite être centrée sur les O.S. arabes de Renault, de Citroën, de Chausson. Ils sont par ailleurs tout aussi sensibles à la question palestinienne qu’à celle du racisme, qui les frappe de plein fouet. A l'endroit où je milite à partir de l’automne 1969, à Nantes-Saint-Nazaire, c’est une tout autre histoire, une autre formation sociale. Ce sont essentiellement des ouvriers qualifiés, blancs, « gaulois », plutôt des professionnels que des O.S., souvent d'origine paysanne. Cette période est plus qu’une longue parenthèse, 16 ans de ma vie dans cette région marquée par le christianisme et l’anarcho-syndicalisme. Les immigrés y sont relativement peu nombreux. Je passe donc ces années-là à militer dans les milieux ouvriers et paysans, dans un contexte très différent de celui de Billancourt et de la région parisienne.

Que tirez-vous de cette expérience ?

J’ai été très heureux. Un bonheur intense. On a peut être du mal à se l'imaginer aujourd'hui : on a 20 ans et on est plein de force. On découvre le monde et on n’est pas convaincu de tout savoir, bien au contraire. On a les yeux écarquillés. On agit, et en même temps on découvre. Je suis alors heureux avec les gens avec lesquels je milite, et pour moi c'est une expérience très positive. Malgré, bien entendu, des contre-effets négatifs, l'arrestation, la prison, la clandestinité, avec leurs conséquences, naturellement sur la vie privée. La dissolution de la GP sera donc un coup de massue sur la tête. Il survient, dans mon cas, à peu près au moment où je sors de prison, après une condamnation à 15 mois ferme pour “violences à force ouverte”. Je serai le seul dirigeant national de la GP à s'opposer ouvertement, franchement et publiquement, à la liquidation. A Nantes-Saint-Nazaire, la dissolution ne se produit d'ailleurs pas. Nous continuons, sous des étiquettes diverses, avec les mêmes pratiques qu’au temps de la GP, légèrement adaptées. Je deviens assez rapidement l'animateur salarié des Paysans-travailleurs de Loire-Atlantique, des militants chrétiens très progressistes, sous l’influence de la « théologie de la Libération », dont beaucoup se sont formés intellectuellement au sein du Mouvement Rural de la Jeunesse Chrétienne (MRJC), influencé par le marxisme-léninisme avant même 1968. La GP se développe en milieu rural autour de groupes issus en général de « Paysans en lutte », comme les frères Jean-Bernard et André Mabilais, « Dede », très proches sympathisants... Cette expérience de la campagne est parfaitement en phase avec ce que nous croyons connaître alors de la Révolution chinoise, et des racines du maoïsme dans l’univers mental de la paysannerie chinoise. Bref, c’est une grande partie de ma vie, jusqu'à une reconversion dans le journalisme, dans un petit hebdomadaire local très militant, d’abord, puis à Libération, et le retour à Paris à la fin des années 1970.

Le journal Libération demeure aujourd'hui une œuvre encore visible de la GP. Comment la création d'un tel journal est-elle décidée, et quel rapport allez-vous entretenir avec cette publication ?

La création du quotidien doit être vue comme un aboutissement, un bond en avant, dans un processus. Tout au long des années de la GP, il y a une activité de production de textes et d'images, sous forme de tracts, de petits journaux d'usine, de petits journaux de quartier... La création de l’Agence de Presse Libération (APL), et ensuite du quotidien, en constituent des développements. Ce qui prime, à nos yeux, dans la conception de tracts, de petits journaux d'entreprise ou de quartier, puis de Libération, ce n'est pas le fait d'endoctriner les gens, de propager une doctrine, c'est surtout d’écouter les gens, faire quelque chose de vivant qui soit à la fois une expression et une élévation du niveau de réflexion des gens. Nous avons une production de tracts très originaux par rapport aux tracts habituels marxistes-léninistes, « gauchistes ». Ils sont beaucoup plus vivants - et copieusement méprisés par nos rivaux qui nous traitent alors de populistes. Ils sont résolument en langue vivante et pas en langue de bois, écrits d'une façon très simple, très imagée. Très tôt dans le processus, nous favorisons la rédaction des textes par des copains de la base, des gens du peuple, des ouvriers, des paysans, des mères au foyer de cités populaires, des immigrés. C'est davantage l'expression de situations, de la préparation d'actions, que l'expression d'une doctrine. C’est ce qui va nous permettre de faire des journaux qui marchent, qui sont lus, qui s’arrachent, qui trouvent leur public.

Dans les années 70, les journaux qui se développent sont ceux qui expriment ce bouillonnement de tout un mouvement, et non ceux qui viennent plaquer par dessus une doctrine passablement fossilisée. La force de Libération à sa naissance est justement de libérer quelque chose, une parole et, bien au-delà, une énergie intellectuelle vivante au sein du peuple, d'exprimer une tendance active au cœur de la société, en allant au delà d'une analyse distanciée, d'une « théorie » ou d'une doctrine. Dans notre idée, ce qui est de l'ordre de l'analyse, de la théorie et de la doctrine ne peut avoir de force que par une inscription au cœur d’un processus où les idées se forment, puis s’affinent, en contact permanent avec des gens que nous rencontrons, avec la base. Nous organisons ensuite, mais ensuite seulement, des stages de formation approfondie de cadres ouvriers, paysans, etc. Ils sont indispensables, mais avec des discussions systématiquement organisées autour de textes vivants tirant « des leçons de l’expérience », ancienne ou moins ancienne, directe ou indirecte... Nous pensons Libération comme un outil de travail à destination du grand public, des « masses ». De mon côté, honnêtement, je n'étais pas un fanatique de Libération au moment de sa sortie, en 1973. Je l’ai néanmoins rejoint quelques années après, constatant qu’il s’inscrivait dans le « soulèvement de la vie », qui faisait apparaître la presse traditionnelle, qu'elle soit de gauche ou de droite, comme une presse en langue de bois. Si je n'apprécie pas ce journal, dès le début, c'est en raison du contexte politique précis de sa création, que je ressens comme une opération de Benny Levy et de l’écrasante majorité des dirigeants de la GP pour favoriser la dissolution de notre mouvement, en la masquant un peu, ce qui va bientôt permettre à Serge July, un arriviste issu du 22 mars, de prendre sa tête. Ils cherchaient un moyen pour donner aux militants l'impression de continuer quelque chose. Un journal est « un organisateur collectif ». Il y a une activité militante qui s'organise autour... Je me méfie aussi de ce qui apparaît comme un retour vers la petite bourgeoisie intellectuelle, marginalisée, en s'écartant passablement de ce qu’il y avait de populaire, d'ouvrier, de prolétarien, dans nos activités éditoriales antérieures (feuilles de lutte, petits journaux...) qui pénétraient les masses populaires.

Malgré toutes ces (sérieuses) réserves, je me rends à l’évidence : un quotidien c'est une force d'impact politique énorme. Les militants « non dissous » autour de moi, à Nantes, comme à Paris, ou à Lyon-Grenoble, par exemple, et qui n’ont nullement perdu le goût de la lutte populaire radicale, pas plus que le sentiment du devoir, doivent bien le constater : ce journal, quelles que soient ses limites, peut devenir un support extraordinaire. Durant toute une période, les deux aspects - quotidien et feuilles de luttes- vont coexister. Libération est né de l’APL, l'Agence de Presse Libération. Les dirigeants liquidateurs de la GP, définitivement dissoute (espèrent-ils...) avec le lancement du quotidien, entreprennent de dissoudre l’APL. Il se trouve qu'à Nantes, l’APL, très autonome, refuse de se dissoudre. Elle continue à exister en tant que bulletin d'information populaire, centré sur les entreprises, les paysans... Mes amis issus de la GP, et moi-même, nous prenons bientôt la direction de ce petit organe, dont nous allons faire, en quelques années, un véritable hebdomadaire. Nous l’imprimons nous mêmes avec une petite offset, et nous allons le diffuser à mobylette, en kiosque ou à la criée dans les rues. La même démarche sera suivie ailleurs, d'une façon plus ou moins comparable, à Grenoble par exemple où subsiste un noyau assez important de militants de la GP refusant sa dissolution, réuni autour de Pierre Boisgontier. Ils créent, eux, VRA (Vérité Rhône Alpes), un hebdomadaire régional d’un vrai poids, qui perdurera au moins vingt ans. Parallèlement, ils développent une grosse imprimerie et un tas d'activités connexes.

Tout cela me rapproche de Libération, dès 1975-1977. Je vais me lancer dans une activité de journaliste professionnel, prolongement de l’engagement militant des années d'avant. Fait sérieusement, le métier de journaliste est magnifique. Mais parallèlement, avec « le groupe de Nantes » (issu directement de la GP), nous continuons à animer des campagnes de luttes populaires, d'actions aussi « directes » que diverses, de grèves, d’un tas de choses... Journaliste à Libération à partir de 1977, je me promène toujours dans les rues de Nantes avec un énorme Canon autour du cou, doté d’un téléobjectif monstrueux. Les RG en rigolent, ils me demandent si je mets quand même une pellicule dedans, ou si c’est seulement pour « faire le journaliste », ne pas prendre trop de coups des policiers, quand vient le moment de passer aux choses sérieuses... Cette action militante infra ou supra-journalistique me conduit aussi, tout naturellement, à défendre une orientation pour Libération, quelque peu en décalage avec celle qui domine à l'époque, au cours d’AG où l’expérience de l’usine et des discours sur les marchés me donne, apparemment, un surcroît d’efficacité. Ce militantisme journalistique va déboucher bientôt (début 1981) sur la création de la CGT à Libération, d’abord entièrement clandestine, puis, quand ça devient possible, au grand jour. Je serai le premier délégué syndical du journal, avant d’être élu, quelques années plus tard, secrétaire du comité d'entreprise. Cette section syndicale à Libération existe toujours. Sauvagement black-outée par les médias, et même par les doctes experts en « contre-information » qui pondent des livres « critiques » sur le journal, elle s’est fait connaître du grand public, récemment, avec la grève de la faim de 45 jours de ma camarade journaliste Florence Cousin, licenciée il y a environ un an. C'était une des premières militantes recrutées à la CGT du journal. Le militantisme syndical qui démarre à l'époque post-Mao, dès 1981, s’est perpétué après mon départ, survenu en 1994. C’est très réconfortant.

La création d'une telle section syndicale va forcément engendrer des conflits avec vos anciens camarades. Comment cela se traduit-il ?

Nos relations ont été, on peut le dire, conflictuelles. Avec Serge July et la direction de Libération, naturellement, engagés sur le chemin qui les amènera à vendre le journal à des capitalistes, quelques années plus tard, mais pas seulement. On nous appelait, par dérision, les « veuves Mao », considérant qu’attardés et bornés, nous n'avions pas fait notre « travail de deuil », et que nous ne voulions pas nous résoudre à la disparition, inéluctable, du « phénomène mao ». Cette expression est ridicule et caricaturale, mais, après tout, je l'assume : il n'y avait pas de travail de deuil à faire, parce que rien n'était mort. Nous sommes des continuateurs, c’est clair. Les « veuves Mao », avec beaucoup de guillemets, constituaient donc une sensibilité présente à l'intérieur de Libération, qui contestait les choix, la gestion de Serge July, le recentrage et la banalisation du journal... Mais le fait que ce soit la CGT qui mène le combat ne facilitait pas les choses. Des « années Mao », la direction de Libération, mais aussi une grande partie de l’équipe, des journalistes aux employés et ouvriers, n’avait gardé qu’une haine de la CGT, symbole, à des yeux, du prolétariat, de la classe ouvrière, du peuple, du communisme. Je vais donc affronter à cette époque-là une double haine : celle qu’a le patron pour le syndicat CGT, qu’a Serge July pour Jean-Paul Cruse quand il crée le premier syndicat du journal, puis lance de premiers débrayages, des grèves et même une « séquestration de patron » (affaire Gordana Vujic), mais également celle entretenue par nombre d'anciens maos à l’égard des continuateurs, qui leur tendent un miroir dans lequel ils n’aiment pas se voir. Au fil du temps, beaucoup d'anciens maos, « continuateurs » mais anti-syndicaux, vont réapprécier leur attitude par rapport à la CGT, au Parti communiste, telle qu'elle avait été dans les années 70. Entre temps, de l’eau a coulé sous les ponts, la CGT et le PCF ont entrepris de changer, perdant une bonne partie de ce qu’ils portaient de plus déplaisant au cours des années Pierre Overney. Je me suis aperçu en travaillant sur mon bouquin que beaucoup de militants de la GP, que je n’avais pas personnellement connus, ni avant, ni après, des ouvriers notamment, continuant à avoir une pratique d'usine, par la force des choses, se sont retrouvés à la CGT, parfois avec des responsabilités au niveau, par exemple, d’Unions locales. L’actuelle grève des « sans-papiers » est d'ailleurs tout à fait dans la prolongation de ce que nous faisions à l'époque « Mao ». Il y avait alors des mouvements du même type, mais ils étaient plus limités, ne pouvant se développer que dans un cadre hors syndicats voire contre la CGT, qui représentait alors plutôt l'ouvrier blanc, crispé sur ses privilèges, très énervé quand il voyait les immigrés s'agiter, et encore plus énervé quand il voyait les «maos y mettre leur grain de sel. Actuellement le grand mouvement des sans-papiers, qui est essentiellement un mouvement de noirs africains, est porté par la CGT, et tous les « continuateurs » de l’action maoïste en région parisienne y sont immergés, à fond.

Pensez-vous être parvenu à poser des contre-feux dans un journal qui ne se posait plus trop la question de la critique sociale ?

Quand s’est créée la CGT à Libération, nous anticipions quelque peu en disant aux copains du journal : « avec ce que fait Serge July, avec sa mégalomanie, avec son recentrage, il conduit le journal à la catastrophe. Il va en faire une entreprise capitaliste banale et il va se casser la gueule. » On ne nous croyait guère. Au cours de la première conférence de presse que nous avons organisée, début 1981, j’ai gardé la coupure de presse, nous précisions que notre action syndicale ne se limitait pas à la défense des intérêts immédiats, comme il est légitime de le faire, mais qu’elle avait comme perspective d'agir contre le processus entamé alors par Serge July qui conduirait inévitablement à la faillite du journal, à son dépôt de bilan, à sa destruction. Nous nous présentions donc, avec quelque insolence, comme les seuls véritables héritiers, véritables continuateurs, de l'histoire du journal, mettant en garde toute l'équipe sur le fait que cette aventure néo-capitaliste irait droit à la catastrophe. Vingt ou trente ans plus tard, quand Libération a frôlé le dépôt de bilan et a finalement dû se vendre à Rothschild, beaucoup de salariés du journal ont commencé à se dire : heureusement qu'ils ont créé et développé la CGT, puisque le verrou contre les licenciements, c’est ce syndicat. Qui est aussi le verrou contre une mainmise trop forte du capital sur le journal Par la suite, il y a eu un syndicat CFDT, puis une section SUD, témoignant du fait que le phénomène syndical était de mieux en mieux accepté. Et voilà donc un joli paradoxe : après avoir été un des fondateurs de la GP, et donc indirectement au moins, un des responsables de la fondation de Libération, je me trouve à l’origine du fait syndical au sein ce journal, et pas uniquement de la CGT, mais plus largement d'une démarche syndicale qui très vite s'inscrit dans un combat pour la survie et la continuité de Libération, dans ce que ce journal a de meilleur. Évidemment cela énerve toujours certain, quand ils voient que c’est la CGT-Libé, les amis de Jean-Paul Cruse, et ses continuateurs, qui parlent au nom de ce qu’est vraiment Libération, du vrai Libération, de l'avenir de Libération, de la défense de Libération, et contre sa corruption, sa prostitution...

Si on s'arrête sur le cas de Serge July et de quelques autres, on peut se poser la question, certes réductrice, du cheminement des cadres et dirigeants de la Gauche Prolétarienne devenus très médiatiques et intégrés. Qu’en est-il des militants avec lesquels vous avez repris contact au cours de l'écriture de votre livre ? Ont-ils suivi des parcours similaires ?

Attention aux caricatures. Il est vrai que Serge July est emblématique du repenti, du renégat, du « révolutionnaire » qui (re)devient bourgeois. Il est à la fois une caricature et un emblème. Mais il faut nuancer : des tonnes de livres ou d’écrits divers sont imputables à July et des gens comme lui pour justifier leur parcours et expliquer qu’ils avaient raison quand ils était révolutionnaires, mais qu’ils ont également raison quand ils deviennent pro capitalistes, pro américains... Du coup, on a fini par attacher une trop grande importance à ces gens-là, au phénomène, passablement répugnant, qu’ils incarnent. Alors qu’ils ne sont qu’un aspect de la réalité, la mince trace de lie dans un bon vin. Les anciens maos qui sont devenus des bourgeois, des renégats... sont, en fait, extrêmement peu nombreux. Il y en a une vingtaine, connus, archiconnus, archi-médiatisés, devenus riches, enfin, plus ou moins riches (des miettes de capital parcimonieusement jetées au bon chien-chien). Et cela, au prix d’énormes efforts, de reptations usantes. Mais l'écrasante majorité, j’ai pu le vérifier en faisant un travail d'enquête dans toute la France, n'a pas suivi cette voie. Pour mon ouvrage, je n'ai pas cherché à rencontrer seulement des gens qui pensaient comme moi, mais aussi ceux qui avaient été mes ennemis au sein de la GP, ceux que j'accusais d'être des traîtres, des liquidateurs... Certains n'ont pas voulu me voir, ils avaient trop honte, ou trop peur. Peur de quoi ? Je ne sais pas… Mais finalement, j'en ai vu énormément. Et pas seulement, par exemple, ces anciens militants de Renault Billancourt, qui constituait une grosse base de la GP au moment de Pierre Overney. J’ai donc bien constaté que des parcours tels que ceux de Serge July, Alain Geismar, Benny Lévy, Gérard Miller, André Glucksmann, Olivier Rolin... qui, certes, furent pour la plupart des dirigeants nationaux, et se sont « repentis » pour un plat de lentilles, sont extrêmement minoritaires, marginaux, presque. La plupart des militants de base, ou même des cadres intermédiaires, sont restés des gens modestes, progressistes, plus ou moins engagés.... Certains sont encore très militants, d'autres moins, mais ils n'ont pas changé de côté, pas viré de bord. La grosse majorité des militants ont été cruellement déçus de la façon dont cela s’est effondré sur eux, mais ils ont essayé de rester fidèles à l'engagement qui avait été le leur, même si la plupart semblent durablement vaccinés contre l'idée de développer eux-mêmes un nouveau projet, cohérent. Au cours de ce travail pour la réalisation de Rebelles..., j'ai toujours eu l'espoir de ramener une grande partie d'entre eux autour de notre petit noyau de « continuateurs », dans la perspective de nouvelles activités militantes inscrites dans une certaine continuité, tout en essayant de ne pas le faire d'une façon trop directe, trop maladroite… Sans vrai succès. Beaucoup aiment cette idée, elle leur fait du bien, mais le plus grand nombre reste trop traumatisé pour reprendre le chemin de formes de militantisme organisé. Et, dans un certain sens, je les comprends.

Qu'est-ce qui vous a poussé à mener ce travail, d'aller revoir d'anciens camarades, que vous aviez directement connus ou non d’ailleurs ?

J’avais toujours souhaité le faire. Une envie, que j’assume sereinement, de régler des comptes : « qui règle ses comptes paie ses dettes. » J’assume aussi, de façon réfléchie, la plus grande haine pour ceux qui nous ont trahi. « L’homme du « Ren », disent les Chinois, l’homme de la plus haute vertu, seul, connaît le véritable amour, comme il connaît la véritable haine. » J'avais mal au cœur de voir à quel point notre histoire avait été enfouie, salie, méconnue... Et je rêvais d’en faire ressortir l’essentiel de ce qu'elle a été, c'est-à-dire une histoire d’amour du peuple et d’amour entre camarades unis par la passion de « servir le peuple »... Une réalité très riche, pleine de beauté, de pureté. Et puisque personne ne le faisait, c'était à moi de le faire... Et puis s’est présentée l’occasion, avec la commémoration de Mai 68, le quarantième anniversaire. Un professionnel de qualité avait vraiment envie d’éditer ce genre de livre, Raphaël Sorin, qui à l'époque, était le « numéro 2 » de Fayard - envers qui je garde aujourd’hui une très vive reconnaissance. Un peu plus âgé que moi, son parcours et ses idées sont très différents des miens. Mais c'est aussi quelqu'un qui a été en khâgne, où il a bien connu Robert Linhart et Jacques Alain Miller. Devenu plutôt proche des situationnistes, c’est un esprit indépendant et cultivé, pas le moins du monde attiré par Mao, mais souhaitant faire un livre là-dessus à l'occasion du quarantième anniversaire de Mai 68. Auparavant, j'avais préparé pour un petit éditeur un synopsis détaillé, assez long, une quarantaine de pages, et donc pratiquement fait toute la structure du bouquin. Sorin m’a demandé de lui montrer ce texte. A ma grande stupéfaction, dès que je lui ai donné le synopsis, il est allé voir Claude Durand, le directeur de Fayard, et il a eu l'accord pour le faire - et pour le financer correctement ! Nous avons signé un beau contrat, et qui me donnait les moyens de travailler dans la durée. Je me suis lancé à fond, je me sentais en confiance. Tout au long du travail de recherche, de documentation, de contacts, puis d’écriture, j'ai gardé comme un précieux trésor le secret sur le nom de l’éditeur (Fayard) et sur celui de Sorin. Que je sois lancé sur un projet de cette nature ne pouvait pas rester secret : il fallait que je voie des gens... mais avec qui, dans quel boîte, pour quel éditeur, j’ai tout fait pour que ça ne se sache pas, ou pas trop tôt... Malgré ces précautions, l'information a fini par filtrer. Il semble que, dans l’entourage de BHL, on ait tenté de me piéger, en m’envoyant une sorte de « sous-marin », un jeune type assez fauché, prêt à tout pour « arriver », un Rastignac du pauvre, qui disait s’intéresser à mon travail, qui a fureté ici et là, et qui a fini par savoir. J’espère pour lui qu’il a été correctement payé… A la date prévue dans le contrat, donc, pour la remise du manuscrit, j’étais prêt, mais Sorin, non : il avait été viré propre et net, mis à la retraite d'office par l'éditeur, sur demande insistante du groupe Hachette, actionnaire de Fayard, donc du groupe Lagardère - on n’est pas loin de BHL... Chez Fayard, on m’a juste dit que Raphaël avait changé d’adresse électronique, et on m’a mis en relation avec son ancienne assistante, censée assurer le suivi… J'ai tout de même voulu revoir Sorin : il s’en est tenu, avec un sourire en coin, à la version officielle, selon laquelle ce n'est pas pour cette raison qu'il a été mis en retraite d'office - une chose plutôt rare dans les métiers de l’édition où l’on vieillit très bien, ce n’est pas un travail de docker… En réalité, tout Paris le sait, et il a fini par l’écrire, il était fou de rage.... L’édition française est très solidement verrouillée par des personnages puissants, qui avaient été très proches, à l’époque, des dirigeants-liquidateurs de la GP, qui avaient même été plus ou moins les mécènes de l’opération d’autodestruction réalisée par Benny Lévy, Rolin, Glucksmann et cie, à qui ils ont ouvert les portes de la bonne société littéraire, les aidant à publier leurs petits livres de contrition. Pour ces gens-là, donc, il semble que cela reste un enjeu important que je ne publie pas, de mon vivant, la contre histoire de la GP, de Mai 68 et de ce qui a suivi. Les affronter sur leur terrain, je ne suis pas assez fort, je n’en ai pas les moyens Révélée par Sorin sur son blog en des termes codés mais bien choisis, et, à mon égard, très gentils, l’histoire a fait tout de même un peu de bruit dans le landernau de l’édition parisienne. J’ai donc tenté, sans trop y croire, et sans me casser la tête, de le publier ailleurs. Puis, voyant que c’était bloqué partout, j’ai appliqué le principe fondamental de la guérilla, celui du Cobra : « mords et fuis ! ». J’ai fui, conservant soigneusement mon petit trésor. Et je me suis finalement résolu à mettre le manuscrit « brut de décoffrage » sur internet, sur le site le Monde réel, où je sévis.

Les faits y sont, l’histoire y est, sous forme de hiéroglyphes électroniques à déchiffrer un jour par des explorateurs, mais enfin elle y est. Les plus concernés la lisent, du coup, j’apprends du neuf, presque tous les jours, et nous laisserons au moins cette trace-là derrière nous…

Le maoïsme n'a pas suscité de nombreuses recherches et publications émanant d'universitaires, et on se retrouve très démunis pour analyser ce mouvement. Les publications très médiatiques de Bourseiller n'alimentent pas suffisamment et sérieusement la connaissance sur le maoïsme en France. A quoi est-ce dû, selon vous ?

Christophe Bourseiller, que nous avons un peu aidé, avec quelques amis, a tout de même fait un travail sérieux. Un petit peu limité, certes, mais pas malhonnête. Il a écrit un récit aussi consciencieux que possible à partir de nombreux témoignages, souvent recoupés et vérifiés. On y trouve peu d'erreurs. Mais il ne voit pas la dimension du phénomène « Mao », par manque d’expérience politique, et de recul historique. On ne peut que souligner, c’est vrai, vous avez raison, les lacunes de la recherche sur un phénomène tout de même important dans la France des années 70, dans la deuxième moitié du XXe siècle. Les travaux universitaires sont peu nombreux. Il subsiste un tabou incroyable, une négation, un inconscient de la société empêchant que cette histoire soit connue dans ses différentes dimensions.

Quel est votre rapport au maoïsme aujourd'hui, l'évolution de la Chine...?

François Jullien, un ancien de Normale Sup, un philosophe mais aussi un sinologue, parlant et lisant correctement le chinois, mène aujourd’hui une réflexion sur les rapports entre la Chine et l'Europe, la Chine et l'Occident, entre la pensée et la sémantique chinoise, la philosophie chinoise, et les nôtres, en Occident.... C'est une démarche passionnante, qui nous aide à revisiter notre histoire. J'ai revisité ma propre lecture du maoïsme au regard de ses travaux. Dans la foulée, j’ai été amené à m’intéresser au taoïsme, et le tout me permet de me définir maintenant comme « tao-maoïste ». Avec le recul du temps, et sous cet éclairage, je me rends compte que nous avions découvert un continent, et fait une percée formidable… Il a fallu beaucoup de temps, et un certain décalage, pour prendre toute la mesure de l'entreprise philosophique et intellectuelle dans laquelle nous étions investis, sous une forme des plus “pratiques”... C’est un dépassement positif de ce qu’on devrait appeler “le marxisme-léninisme occidental”. La Révolution chinoise, commencée en 1911, 1927 ou 1949, comme on veut, ne s'arrête pas en 1976 à la mort de Mao et de Zhou Enlai, le "numéro deux - presque numéro un" du PCC. La Chine d'aujourd'hui n’est pas tombée du ciel, elle est le fruit d’un très long processus, dans la poursuite, d’ailleurs (pour qui veut bien voir et lire), du développement du marxisme vivant, d’une nouvelle phase, d’une nouvelle époque du marxisme dans un contexte nouveau. Ou peut-être s’agit-il même d’un dépassement du marxisme. Tout peut et doit être un jour dépassé. Tout vit, se transforme, se dépasse, mue, mute, et finalement meurt, même le marxisme, et cette mort donne naissance à de nouvelles formes de vie, à la fois différente, et continuatrices, aussi…

Voilà donc mon approche à ce jour, et celle de la petite force politique dont j’ai l’honneur et le plaisir aussi d’être l'un des animateurs. Au moment de la liquidation de la GP, en effet, avec ce qui en restait, ceux qui avaient tenu bon, nous avons d’abord mené l'essentiel de nos activités à Nantes-Saint-Nazaire. En continuant à développer une pratique sociale autour de luttes ouvrières et paysannes, avec des résultats appréciables. Ensuite, les circonstances ont permis d’envisager une seconde phase d’un processus de continuation-développement-mutation-reconstruction: avec l’édification d’un noyau d'opposition politique à l'intérieur de Libération, autour de la CGT Libération, la « CGT-Mao de Libé ». Après mon départ du journal, en 1994, et jusqu'à aujourd'hui, de mon côté, j’ai consacré mon temps à de petits bouquins, comme auteur ou comme « nègre », puisque écrire, c’est devenu mon savoir faire, mon métier…La « petite force », elle, le petit groupe, a continué à se développer dans le monde du travail, notamment dans la CGT, un peu à la façon de la CGT-Libé, par d’autres circuits aussi. Actuellement, plusieurs d’entre nous se sont investis dans un travail en Seine Saint-Denis, en milieu vraiment prolétarien, dans les quartiers, avec des familles ultra-précarisées d'immigrés de tous âges, parfois jeunes et même très jeunes. C’est une action militante intense, diversifiée et quotidienne, « à l’ancienne », avec l’apport des techniques de communication modernes comme internet, ainsi qu’on peut le suivre quasiment au jour le jour sur le site Le Monde Réel. Evidemment, nous n’y disons pas tout, et il faut, pour ceux que ça intéresse, savoir décrypter un petit peu, entre les lignes... Notre action avec les mal logés commence à prendre de l’ampleur autour d’Aubervilliers....

Croisez-vous, fréquentez-vous encore, des anciens de la GP aujourd'hui ?

Tout le temps…. C'est bien normal, tout va ensemble, vie privée, politique… La « petite force », pour l'appeler comme ça, ne comprend pas seulement de « vieux dinosaures » de l'époque, comme quelques-uns de mes anciens amis et moi-même... Les gens avec lesquels nous poursuivons cette « saga » n'ont pas tous connu cette époque-là, loin de là…. Certains ont 40 ans, 50 ans, d'autres 20 et même 10-12 ans pour certains… On essaye de ne pas trop rabâcher, du genre « vous savez ce que l'on fait là, c’est la suite d'un mouvement qui s'appelait la Gauche Prolétarienne... » Ils connaissent cette histoire, mais ce n’est plus la leur, même s’ils sont bien conscients de s’inscrire dans la suite de quelque chose de grand, qui a commencé bien avant eux, et qui continuera bien après eux, après nous…. Ce qui compte pour eux, ce n’est pas une « Bible », un ensemble de récits figés en dogmes, c'est une démarche que l'on développe ensemble, et que nous sommes quelques-uns tout de même, à notre âge, ayant eu « 20 ans en Mai 1968 », avec notre propre mémoire, spécifique, notre expérience, et notre histoire, comme la continuation sous d'autres formes de la même « longue marche ». Au moment même où nous poursuivons cet échange, je me trouve dans un vieux pavillon plein de charme, dans une banlieue-village en Seine-Saint-Denis, à l'occasion d’un anniversaire, celui d’un ancien de la GP. Il était un des plus jeunes cadres de la GP, ayant commencé à militer à 12 ans dans la mouvance communiste, et nous ayant rejoints au lycée, vers 13 ou 14 ans... Il est devenu un syndicaliste remarquable, qui compte au sein de la CGT, avec une influence aussi à l’intérieur du PCF, ça va souvent avec... Il est l’un des principaux animateurs des grèves des sans-papiers, dans le « 9-3 ». Si je venais à disparaître, à cet instant, le principal « héritier » de l’histoire de la GP, celui qui « garde les clés », c'est lui. Mais il n’est pas seul. A ce même anniversaire se trouve un ancien ouvrier « mao » de Renault- Billancourt, proche de Pierre Overney. C’était même un de nos principaux dirigeant sur l’usine, sans doute le principal. Il a 67 ans maintenant - et toutes ses dents… Après la terrible épreuve des années 1972-73, il est resté à Renault pendant 40 ans, intégré à la CGT à l’issue d’une véritable négociation, intéressante… Il a pris sa retraite il y a quelques mois. Un autre convive, ouvrier lui aussi, un de mes compagnons les plus proches, un « ami de 40 ans », est un ancien militant CGT de chez Hachette, puis du Syndicat du livre, passé par les Comités Vietnam de Base, la GP, etc. Aujourd'hui, lui aussi, sur un plan administratif, à la retraite, il est toujours militant et sur la brèche, avec une étonnante mémoire doublée d’une très grande qualité d’écoute et d’analyse. Toujours à la CGT, il reste, lui aussi, des plus actifs - avec les sans papiers comme sur la Palestine….

Notes

1 Ce manuscrit, non publié, est cependant accessible en ligne sur le site Le Monde réel : www.lemondereel.fr (note de la rédaction) Retour au texte

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Référence électronique

David Hamelin, « Entretien avec Jean Paul Cruse », Dissidences [En ligne], 3 | 2012, publié le 03 novembre 2011 et consulté le 28 mars 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=234

Auteur

David Hamelin

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