L’image du maoïsme aujourd’hui véhiculée le plus couramment est celle d’un mouvement d’intellectuels parisiens, dans le sillage des événements de mai 1968. Qu’en pensez-vous ?
Nils Andersson (NA) : Ouvrant un boulevard à ceux qui jugent tout à travers le prisme de la « ringardise », parler de cette question nécessite de s’inscrire dans le monde, les luttes politiques, l’état d’esprit d’alors et de rappeler que la rupture sino-soviétique1 fut un évènement planétaire considérable, dépassant largement le cadre du mouvement communiste international.
Qu’il y ait eu un mouvement maoïste « intellectuel parisien », personne ne le conteste mais, lors d’un débat relatif au livre2 publié sur les éditions La Cité à Lausanne que j’ai créées, sa conclusion fut que deux phases marquèrent la rupture avec « le révisionnisme du PCUS », une première communément dénommée dans les médias « pro-chinoise » et une seconde dite « maoïste ». La première va jusqu’à la révolution culturelle, c’est la phase où ceux qui rompent avec le khrouchtchévisme se qualifient de « marxistes-léninistes », la seconde, la phase « maoïste », commence avec la révolution culturelle.
La première phase, en réaction au courant qualifié de « révisionniste »3, est une volonté de retour aux fondamentaux, au léninisme, à Marx, à l’ancrage dans les traditions des partis communistes nés de la Révolution bolchevique. Bien que le Parti du travail d’Albanie (PTA) ait rompu ses relations avec le PCUS dès 1961, c’est la rupture sino-soviétique qui fut l’événement déclencheur de la création de partis ou d’organisations se qualifiant par opposition aux partis soutenant le PCUS de « marxistes-léninistes ». Jusqu’en 1962 on sait peu de choses sur le contenu des divergences avec le PCUS en raison de l’ostracisme dont les documents du Parti communiste chinois (PCC) sont l’objet. Dès qu’ils seront accessibles, ils nourriront le combat idéologique qui divise le mouvement communiste international.
La rupture se fonde sur une ligne plus internationaliste (la décolonisation et le tiers-monde), plus anti-impérialiste (les États-Unis « tigre en papier »4). À la lutte contre la ligne de « compromis avec l’impérialisme » que représentait le PCUS, vient s’ajouter une mise en question du « parti père », guide absolu, sur les positions duquel tous les partis doivent s’aligner, assumant mécaniquement sa ligne politique, y compris en avalisant des positions allant à l’encontre de l’intérêt des luttes engagées dans son propre pays. Refuser une politique de « coexistence pacifique », d’ailleurs non dénuée d’aventurisme avec l’épisode des fusées à Cuba, et les dérives bureaucratiques ou le caractère impérialiste des relations existant à l’intérieur du camp socialiste, ne signifiait pas renoncer à « la défense de l’URSS, premier État socialiste » ni ne pouvait obliger à renoncer à une solidarité active avec les luttes dans le tiers-monde ou à un internationalisme antifasciste en Europe (Espagne, Portugal).
Après la crise des missiles et le ralliement de Cuba à Moscou, après la liquidation physique du parti indonésien (le plus important parti communiste qui n’était pas au pouvoir), lors du complot de la CIA contre Soekarno et en raison de la « neutralité » du parti vietnamien qui participe aux Congrès des partis chinois et albanais, mais reste ancré à Moscou, les choix partisans entre Moscou et Pékin au sein du mouvement communiste sont faits. Dans ce moment, où la Révolution culturelle va représenter une formidable dynamique, se produit un glissement sémantique, mais aussi idéologique, du marxisme-léninisme au maoïsme.
À partir de 1966, avec la Révolution culturelle et ce qui va devenir le mouvement « maoïste », la conception d’un mouvement communiste telle qu’elle a prévalu depuis 1920 s’efface, pour faire simple, devant les masses en mouvement ; dans le même temps – volonté de l’un, subordination des autres – va se recréer un rapport au parti père. Si la Révolution culturelle crée un vaste élan militant dans la jeunesse et au-delà des rangs des communistes, plusieurs interrogations se posent. Ce n’est pas son objectif déclaré qui est ici contesté : la révolution dans la révolution en raison de l’inévitable bureaucratisation du pouvoir et du parti, on ne peut qu’y adhérer. Encore faut-il, première interrogation, que cela ne serve pas davantage une lutte de pouvoir que la « révolutionnarisation » de la société. Autre interrogation, qui fera le plus de ravages sous couvert de « maoïsme » : le culte de la personnalité tel qu’il se propage, prenant un véritable caractère religieux. À l’exemple entre mille alors largement rapporté, du jeune garçon dans un dortoir qui, ayant lu le Petit livre rouge, va couvrir son camarade de chambrée pour qu’il ne prenne pas froid. En Chine, le Petit livre rouge devait servir à répliquer aux cadres qui assénaient, pour affirmer leur pouvoir, des citations de Mao, et permettre aux gens, au peuple, de dire « Mao n’a pas dit ça » ou « il a aussi dit ça ». Pour les maoïstes hors de Chine, le Petit livre rouge devient un bréviaire. Ce n’est pas Mao Zedong ou la « pensée Mao » qui sont ici en question, c’est l’usage qui en a été fait, les extravagances et les dérives que cela a pu générer, la religiosité du phénomène, à Paris comme partout dans le monde. Il y a donc, dans le mouvement né de la lutte contre le révisionnisme krouchtchévien, un avant et un après Révolution culturelle.
Pourriez-vous revenir sur la genèse de ces tendances ? Pourquoi avez-vous rejoint ces mouvements ? On connaît le refus du « révisionnisme khrouchtchévien » – concrètement le refus de la coexistence pacifique prônée par les Soviétiques. Etait-ce la seule raison ?
NA : Mon parcours est assez simple, j’habitais la Suisse où je suis né. Pendant la guerre d’Algérie, j’ai réédité La Question, La Gangrène et publié d’autres livres, également saisis, dénonçant la guerre coloniale menée par la France. Cela m’a mis en contact avec les réseaux de soutien et des réseaux d’insoumis et de déserteurs, avec le FLN et des mouvements de libération africains (Niger, Cameroun, Angola et d’autres) ou antifascistes en Europe (l’Espagne de Franco et le Portugal de Salazar). Depuis 1957-1958, j’étais engagé dans la lutte anticoloniale et antifasciste. J’avais donc pu juger des réserves politiques qui étaient celles des partis communistes, et des positions pour le moins timorées du PCF envers le soutien au FLN et les luttes de libération nationales en général.
Je restais encore dans l’ignorance des divergences au sein du mouvement communiste ; précisons que je n’étais pas membre du Parti suisse du Travail (PST), mais un « compagnon de route ». J’ai découvert l’existence de divergences au sein du mouvement communiste dans un article de Raymond Aron publié, je crois, dans L’Express, que j’avais alors considéré comme relevant de la propagande anticommuniste. Par la suite, j’ai pris connaissance des documents issus de la Conférence des partis communistes tenue en 1961 à Moscou. À travers ces documents, je découvre des passages concernant la décolonisation qui ne sont en adéquation ni avec les positions du PCUS ni avec celles du PCF. Qu’il s’agisse de l’accession à l’indépendance ou de l’importance des luttes révolutionnaires dans le tiers monde, les documents de la Conférence sont plus radicaux. Ce fut mon point d’approche avec les positions du parti chinois.
J’appris qu’il s’agissait d’un texte de compromis et que, sur la question des luttes d’indépendance, la position chinoise avait prévalu ; cependant, si le parti albanais avait, lors de cette conférence, rompu avec la ligne khrouchtchévienne, ce n’était pas le cas du parti chinois. Je m’informe pour savoir si, comme lors de la conférence de 1957, les documents de 1961 vont être publiés et diffusés. On me répond oui, mais rien ne vient... Manifestement, il y a une volonté de mettre une sourdine à cette conférence. Dans ce moment, j’apprends, par un libraire proche du PST, qu’il a reçu une circulaire demandant de retirer tous les textes édités à Pékin ou par les Éditions sociales, par et sur la Chine, y compris ceux de Mao Zedong !
Il est donc avéré qu’il se passe quelque chose. On parlait beaucoup à ce moment d’un texte du PCC, « Vive le léninisme », mais il demeurait quasi inaccessible. Comme, lors de la guerre d’Algérie, j’avais réédité des textes interdits en France, une démarche pour l’édition des positions chinoises ostracisées s’inscrivait dans la même logique. Je pris donc contact avec l’ambassade de Chine à Berne pour leur proposer, face à cet embargo, d’éditer des écrits du parti chinois, afin que ses positions puissent être connues. Nous sommes en 1962, Pékin Information n’existe pas encore en français, ni la masse de publications qui seront éditées dans les années qui suivent. J’ai donc publié, jusqu’en 1965, des écrits de Mao et les principaux documents du PCC de cette période ; par la suite, la force éditoriale chinoise mise en marche, il n’y avait plus de raison de publier en Suisse de nouveaux documents.
Au-delà du travail d’éditeur, je prolongeais mon engagement sur le terrain politique en participant à la formation de l’Organisation des communistes de Suisse. Nous sommes au début des années 60, à ce moment les « pro-chinois » s’organisent, dans la plupart des pays d’Europe occidentale et sur les autres continents, en partis ou en organisations, selon la règle léniniste qu’il ne peut y avoir qu’une organisation par pays. Je relève ce point, car c’est là une situation totalement différente de celle du mouvement « maoïste » où, dans chaque pays, des organisations se multiplieront.
L’attachement à l’URSS pesait fort chez les militants des partis communistes, on retrouvait souvent les mêmes arguments : l’URSS patrie du socialisme, son rôle majeur pendant la Seconde Guerre mondiale, la fidélité à la Révolution soviétique... Néanmoins, les choses n’étaient pas jouées, le rapport de forces fut un moment incertain et son évolution imprévisible. Dans de nombreux partis européens, il y eut, y compris au niveau des dirigeants, des doutes sur l’évolution possible du débat dans le mouvement communiste. Rappelons qu’en 1964, Khrouchtchev fut écarté de la direction du PCUS, une preuve que la dénonciation du « révisionnisme khrouchtévien » n’était pas sans résonnances. En Asie, de nombreux partis (notamment l’Indonésien) étaient pro-chinois, et en Amérique latine, des franges importantes rompaient avec la ligne du parti soviétique.
J’émets ici un avis : la révolution cubaine représentant une forte attraction, notamment chez les jeunes et les tiers-mondistes, le choix de Cuba de soutenir le PCUS fut un moment déterminant. Nombreux étaient ceux qui pensaient, se référant aux positions de Castro et Guévara, que Cuba allait se situer dans le camp antirévisionniste. Des réalités géopolitiques et économiques, en raison du blocus, ont fait que Cuba a pris position pour les Soviétiques, tout en marquant sa différence avec la Tricontinentale. Dès lors, les deux représentations, à ce moment, les plus fortes d’un courant révolutionnaire socialiste, rattachées au mouvement communiste, ne se retrouvaient pas dans le même camp. La consultation des archives des partis soviétique, chinois et cubain pourrait permettre de comprendre le processus de ce choix.
Pour s’en tenir à l’Europe occidentale, sans vouloir généraliser, il s’agissait, dans un premier temps, en rompant d’avec les partis pro-soviétiques et en s’appuyant sur des partis au pouvoir ou les autres partis qui avaient rompus avec le PCUS, de redonner un caractère révolutionnaire au mouvement communiste, de retrouver un esprit militant dans le mouvement ouvrier et un internationalisme abandonné. On côtoyait encore ceux qui avaient participé aux luttes antifascistes des années 30, aux Brigades internationales en Espagne, à la résistance au nazisme ou avaient été fichés sur des listes noires durant la grande dépression ; ils étaient présents dans les lutes sociales et anticolonialistes et témoignaient d’un autre engagement militant.
Si l’on excepte la Belgique, seul pays en Europe où la scission au sein du parti fut verticale, du comité central à la base, dans les autres pays européens, les nouvelles organisations se constituèrent sans jamais toucher, ou à la marge, aux cadres des partis. Il en est résulté une insuffisance idéologique, historique, intellectuelle, un manque d’expérience pour combiner action politique et capacité critique. Le mouvement trotskyste fut, de ce point de vue, incontestablement mieux armé ; mais, dans l’histoire, les événements doivent être assumés au moment et dans les conditions où ils se produisent. La Révolution bolchevique fut accomplie, en 1917, dans la Russie tsariste, la rupture sino-soviétique s’est produite en 1962, en un temps où, en Europe occidentale, les « Trente glorieuses », rendues possibles aussi par une impitoyable exploitation du Sud par le Nord, faisaient sentir leurs effets et répandaient les illusions sur le capitalisme, illusions que les crises dissipent aujourd’hui avec les brutales conséquences sociales que l’on sait.
Par contre, les liens établis par les nouvelles organisations avec les partis chinois, albanais et d’autres partis permettaient d’avoir une connaissance, pour autant que l’on ne verse pas dans l’idéalisme et le « servilisme », des problèmes concrets que pose la transformation socialiste d’une société dans les conditions d’un rapport de force inégal avec le monde capitaliste et impérialiste et, sachant que ce sont les hommes et les femmes qui font les révolutions mais que ce sont aussi les hommes et les femmes qui font les contre-révolutions, de la problématique individualisme et société.
Je reviens sur ce que vous avez dit au début sur le lien entre votre engagement anti-colonial et votre engagement pro-chinois. J’ai consulté votre ouvrage, pourriez-vous revenir sur l’édition de La Question d’Henri Alleg que vous avez contribué à diffuser avec la Cité-Editeur ? Vous avez cité les éditions Maspero, quels rapports avez-vous entretenu avec elles ?
NA : J’étais en relation avec Jérôme Lindon pour la diffusion en Suisse des Éditions de Minuit ; quand La Question d’Alleg a été interdite en France, Jérôme Lindon m’a demandé s’il était possible de rééditer le livre en Suisse afin de montrer aux autorités françaises qu’un livre interdit n’est pas un livre mort. Autre raison, des livres interdits sous l’Occupation avaient été publiés en Suisse, la Seconde Guerre mondiale était encore proche et la symbolique de la résistance très forte. J’ai donc réédité La Question avec le texte de Sartre, Une victoire, où il écrit qu’Alleg a « payé le prix le plus élevé pour avoir le droit de rester un homme ». J’ai ensuite réédité, également après sa saisie en France, La Gangrène5, puis d’autres ouvrages, tous interdits en France, Les Disparus6, La Pacification7, Le temps de la justice8, dénonçant la réalité de la guerre d’Algérie.
Ainsi, très logiquement, dès que François Maspero a créé ses éditions en 1959, je l’ai contacté pour lui demander de diffuser ses ouvrages en Suisse, puis la Joie de Lire diffusa en France ceux que j’éditais. Relations éditoriales et militantes anticolonialistes, pour moi François Maspero est une belle amitié. Quand il a fondé la revue Partisans, il m’a inclus dans le comité de rédaction, j’y fus très sensible. La qualité et la richesse de Partisans et des éditions Maspero relevaient de la conception même qu’avait François de son métier d’éditeur, il voulait que toutes les positions de la gauche révolutionnaire et anti-colonialistes soient publiées, en dehors de tout esprit de chapelle ou d’appartenance. Ainsi, si dans Partisans, une place importante a été accordée à la révolution cubaine, ont aussi été publiés des textes chinois (ce dont je porte, pour une part, la responsabilité) ; on y trouve également des écrits de Togliatti, de Cabral, de Ben Bella, de Mandel, de Jacques Grippa... C’était toute la richesse des débats et controverses d’alors dont la revue se faisait l‘expression.
Chose moins connue, quand Pékin a commencé à diffuser massivement ses publications, l’ambassade de Chine à Berne m’a demandé si je connaissais un relais en France pour leur diffusion (il n’y avait alors pas encore d’ambassade à Paris) ; tout naturellement j’ai posé la question à François Maspero. La Joie de Lire fut donc, avant la constitution en France d’un parti ou l’existence de librairies pro-chinoises, la première librairie à diffuser des textes émanant de Pékin. François était beaucoup plus près des positions de Castro et Guevara que de celles de Mao Zedong, mais pratique militante et conception de l’édition politique et de l’engagement, nous étions l’un et l’autre en opposition radicale avec tous les dogmatismes. L’essentiel était de libérer la parole et les idées révolutionnaires.
Revenons sur la question de la Chine et les réseaux qu’elle soutient : quelle a été la place réelle de la Chine dans le soutien aux anti-colonialistes occidentaux ? Une tentative d’Internationale nouvelle sur cette base a-t-elle été envisagée ?
NA : Quand il fut évident, comme nous l’avons déjà abordé, que s’appuyant sur la fidélité à l’Union soviétique, à son prestige parmi les membres des partis communistes et à l’adhésion de leurs dirigeants à la ligne politique du PCUS auquel leur parcours politique était intimement lié, une ligne de démarcation fut clairement établie entre les deux courants, l’idée d’une « internationale marxiste-léniniste » a naturellement été évoquée ; elle fut même débattue, en 1966, en coulisse, lors du Vᵉ congrès du Parti du travail d’Albanie, qui y était favorable. Cette idée a été alors défendue par bon nombre de partis présents, mais la délégation du parti chinois, conduite par Kang Sheng, lors de discussions qui furent vives, y opposa une fin de non recevoir absolue. Des raisons géostratégiques ont été évoquées ou, argument tout à fait justifié, le manque de maturité des nouvelles organisations. On peut aussi penser que cela relevait d’autres considérations, par exemple qu’il est plus facile de faire prévaloir ses points de vue dans le cadre de relations bilatérales que dans un cadre multilatéral, surtout quand on est le parti dominant. Reproduisant en cela le rôle du parti soviétique, cela signifiait le retour au « parti père » dont nous avons parlé, ce dont certains, dans un premier temps, se sont accommodés quand d’autres s’engageaient dans la flatterie.
La politique du « ping-pong » et du rapprochement avec Nixon devait montrer que le parti chinois n’avait guère de tolérance envers des avis différents, y compris venant d’un autre parti au pouvoir comme le parti albanais, ce qui conduisit à la rupture entre ces deux partis. Le PCC demandait de choisir son camp. Des partis, soit parce qu’ils étaient idéologiquement d’accord avec la ligne du parti chinois, soit par allégeance, ont adopté ou accepté ce virage à 190 degrés de la politique extérieure de la Chine. D’autres, notamment en Amérique latine et en Europe, s’y sont opposés, ils se sont constitués en un mouvement marxiste-léniniste qui se réunit encore régulièrement et publie une revue. Dans le cadre d’une structure multilatérale, le clivage n’aurait probablement pas été différent, mais il aurait été possible aux uns et aux autres et en particulier au parti albanais, d’exprimer leur position.
Dans le tiers monde, le parti chinois a adopté des positions qui relèvent d’une même logique que celle suivie dans les relations avec les partis appartenant au mouvement anti-révisionniste. J’ai le souvenir de discussions, au milieu des années 60, avec des camarades angolais, marxistes-léninistes, membres du MPLA, qui s’étaient rendus dans les maquis pour expliquer que les positions du PCC étaient plus anticolonialistes que celles de Moscou. Il leur fut souvent répondu : « Tu as peut-être raison, mais mon fusil est tchèque » ... Réponse pertinente, lorsque ces camarades angolais ont fait part aux Chinois de ce problème, il leur fut répondu que l’adhésion à leurs thèses était un préalable pour recevoir une aide matérielle. C’est faire montre d’une incompréhension de ce qu’est un mouvement de libération nationale, même si certains de ses membres peuvent être communistes, même si la direction du MPLA est proche du PCUS (ce qui était étranger à beaucoup de combattants dans les maquis), un mouvement de libération nationale n’est pas une composante du mouvement communiste et n’a pas à se prononcer mécaniquement sur ses débats intérieurs. Je ne veux pas généraliser cet exemple mais il confirme, comme dans le cas du rapprochement avec Nixon, une attitude du PCC demandant l’alignement sur ses positions et non de laisser « fleurir cent fleurs »9.
Je reviens sur votre histoire personnelle, pourriez-vous expliquer vos démêlés avec le gouvernement suisse, liés à votre engagement politique, qui ont mené à votre expulsion ?
NA : Comme je l’ai dit, né en Suisse mais de père suédois et de mère française, je n’avais donc pas la nationalité suisse. Concernant les activités liées à mon engagement contre la guerre d’Algérie, j’avais à plusieurs reprises été interrogé par la Police fédérale (la DST française) et avais reçu des avertissements : bien que né en Suisse, mes activités étaient considérées comme contraires à mon « statut d’étranger ». En éditant des textes chinois, dans un pays où l’anticommunisme a toujours été particulièrement fort et actif, j’ai franchi un Rubicon et été à nouveau averti, à plusieurs reprises, de cesser mes activités politiques. Partant de mes convictions, j’ai fait un autre choix et en 1966, le gouvernement suisse a décidé mon expulsion, ce qui a suscité une forte réaction en Suisse, dans les medias, avec le lancement d’une pétition, mais aussi en France et au-delà (Maspero, Lindon, Sartre, Beauvoir, Claude Simon, Nathalie Sarraute, Bourdieu, Bettelheim, Alain Resnais, Butor, Siné, Duras, René Dumont, Vidal-Naquet, furent parmi les protestataires)10
Le problème n’était pas l’exclusion en soi – un conseiller fédéral (ministre en Suisse) avait dit à l’époque « pour une fois que les Soviétiques et les Américains sont d’accord » – mais la procédure. La décision prise était sans appel, sans droit de recours, sans qu’il y ait eu jugement et, dans un premier temps, sans motiver la décision ; il me fut même refusé l’accès au dossier. Devant les protestations, les raisons ont été rendues publiques – elles relevaient de ce dont on parle. La décision était irrévocable, je le sus très vite par des personnes qui avaient voulu intercéder auprès du ministre. Cette décision fut prise à la fin de 1966, un peu plus d’un an avant les événements de 1968... La crispation du pouvoir et de la police politique avait ses raisons qui devaient tenir au contexte politique et à l’implication pour la Suisse que représentaient mes activités éditoriales et politique dans le champ anti-impérialiste. J’ai donc dû quitter la Suisse en janvier 1967.
Avant de voir ce que vous fîtes après, je souhaiterais revenir sur vos rencontres avec l’ambassade de Chine. Pourriez-vous évoquer (comme vous l’avez fait dans les Cahiers d’histoire sociale) ces questions, y compris financières, qui ont donné lieu à beaucoup de fantasmes dans l’histoire du mouvement communiste (« l’argent de Moscou », etc.) ?
NA : Deux choses à préciser. Premièrement il n’y a rien là de contraire aux principes ni d’immoral dans l’aide qui a pu être apportée par le parti chinois ; secondement, cette aide à des partis fut très inférieure à celle de l’URSS vers les « partis frères » et infinitésimale par rapport aux budgets des États-Unis, des pays occidentaux et des fondations, sous couvert religieux ou culturel, pour lutter contre le communisme. Dans le cas de l’organisation « pro-chinoise » en Suisse, il n’y a pas eu de soutien financier, mais une aide matérielle a été apportée à certains partis ; il n’y a là, encore une fois, rien que de très normal. J’ajouterai, que parmi ceux avec qui j’ai milité, nul n’a tiré un profit personnel de cette aide, et pour aucun d’entre eux cela n’a servi de tremplin de carrière.
Concernant la publication de textes du PCC à la Cité-Éditeur (les éditions que je dirigeais), la Chine achetait 300 ou 500 exemplaires, l’Ambassade de Chine me faisant savoir à qui les adresser. Dans d’autres cas, il y eut des financements plus importants. Par exemple la maison d’édition de Pékin avait souscrit 10 000 abonnements à l’édition anglaise de Révolution Afrique-Asie-Amérique latine (Révolution AAA) dirigée par Jacques Vergès, dont j’ai assuré initialement l’impression. Le parti albanais ne disposait naturellement pas des mêmes moyens que Pékin et les soutiens qu’il a pu accorder n’ont pu être que très marginaux ; c’est à ce propos que j’ai apporté quelques précisions et rectificatifs dans Les Cahiers d’Histoire sociale11.
Vous évoquez l’Albanie, tête de pont en Europe du mouvement pro-chinois. Après votre expulsion de Suisse, en pleine révolution culturelle chinoise, vous vous rendez en Albanie et vous y restez quelques années. Pourriez-vous évoquer ce départ ?
NA : Quand j’ai quitté la Suisse, ce n’était dans aucun de mes projets. L’intention était de me rendre en Suède (mon pays « d’origine », dont je ne connaissais que des bribes de la langue). Dans un premier temps, j’ai travaillé à Bruxelles aux Éditions Internationales, les éditions du parti belge. Entraide précieuse qui me permettait de chercher un point de chute pour moi et ma famille en Suède, ce qui n'était nullement évident. J’avais naturellement eu des contacts avec l’Albanie où je m’étais rendu deux fois. C’est alors que j’étais encore en Belgique que j’ai été contacté pour venir travailler pendant deux ans en Albanie aux éditions et à la radio, qui manquaient de ressources en rédacteurs.
J’ai répondu favorablement à la proposition du parti albanais pour deux raisons : d’abord, cela s’inscrivait dans la logique de mon engagement et de mes convictions, ensuite c’était une possibilité de connaître concrètement, au quotidien, la vie et les problèmes d’un pays socialiste. Pour cela l’Albanie avait l’avantage d'être un petit pays, un peu plus de deux millions d’habitants en ce temps; il était donc plus facile à comprendre que l’immense Chine. De plus, c’est un pays méditerranéen, plus proche dans ses mentalités mais aussi géographiquement, ce qui me permettait de garder des liens avec mes amis en Europe. Finalement, je suis resté avec ma famille cinq ans en Albanie. Cela m’a permis de comprendre beaucoup de choses sur les effets d’une identité et d’une indépendance longtemps refusées à un peuple par ses occupants, et cette indépendance acquise, celle-ci restait soumise aux pressions et au blocus des grandes puissances. J’ai appris aussi sur le fonctionnement de la société, les problèmes à résoudre, les rapports entre les gens et le pouvoir, dans un système socialiste, profondément imprégné du modèle soviétique comme l’était l’Albanie, mais également encore marqué du sceau de règles ancestrales claniques et féodales.
Au sujet de l’Albanie, avant d’aborder des questions d’ordre plus historiographiques : Vous avez travaillé là-bas pour les éditions, la radio, etc... Que tirez-vous de cette expérience ? Vous êtes vous-même un connaisseur de l’Albanie (articles dans le Monde Diplomatique pendant la guerre du Kosovo) et vous n’ignorez pas l’image du régime dans lequel vous avez vécu, réputé le plus « stalinien » d’Europe.
NA : L’Albanie était une dictature du prolétariat, concept institutionnalisé dans le mouvement communiste international, elle était affirmée et proclamée. Comme l’a écrit Balibar, la crise de la dictature du prolétariat coïncidant avec une crise du marxisme, on ne va pas ouvrir ce débat ici. Acceptons de faire simple et d’apporter quelques éléments à prendre en considération. Dans les formes que prend un pouvoir, on ne peut ignorer l’histoire d’un peuple. Après la domination turque, la tutelle des Puissances, la dictature du roi Zog, l’invasion, dès le printemps 1939, du pays par Mussolini, puis l’occupation allemande, une question essentielle pour les Albanais est celle de l’indépendance nationale. La première légitimité du pouvoir des communistes en Albanie est d’avoir libéré le pays des occupants fascistes et nazis en s’appuyant sur leurs propres forces et en refusant toute intervention des Alliés. Quand les Anglais voulurent débarquer pour « venir en aide » à l’armée de libération nationale, ordre leur fut donné de se retirer, sinon les partisans ouvriraient le feu.
Préserver l’indépendance acquise fut une préoccupation constante, que ce soit contre les visées occidentales, celles de la Yougoslavie ou de l’URSS. Il en résulta pour l’Albanie, comme pour Cuba, une situation de blocus économique, avec les difficultés qui en découlent pour un pays qui, en 1944, ne se « libérait pas de l’oppression capitaliste » mais d’un statut colonial (celui de l’Italie mussolinienne), dans le cadre d’une société clanique, un pays sans industrie, qui comptait quatre écoles secondaires, aucune université et pas un mètre de voie ferrée. De plus, nous sommes dans une société à caractère féodal où, notamment dans le nord du pays, la vendetta était jusqu’à la libération un « code d’honneur » et où le mari recevait du père de la mariée une balle qui marquait le droit de vie et de mort sur sa femme. Enfin, à une exception près, au début des années 20, l’Albanie n’avait jamais connu de formes démocratiques électives. Les conditions étaient donc très loin de nos références occidentales sur la démocratie, dont il convient de relativiser aujourd’hui son contenu dans le monde occidental.
La référence à Staline était permanente, la rupture avec Khrouchtchev, dont pour les Albanais les motifs touchaient aussi bien à la question nationale qu’aux questions idéologiques, justifiait plus encore les références à Marx, Engels, Lénine, Staline, que ce soit pour marquer l’ancrage du PTA dans le mouvement communise international ou la justification idéologique d’une démarche plus spécifique à l’Albanie. Il ne s’agit ni d’ignorer ni de nier que le parti albanais a largement reproduit les fonctionnements du parti soviétique, un parti né contre le tsarisme et dans un contexte historique et de développement donné, puis ceux du communisme stratifié par Staline. J’ajouterai cependant qu’il y avait de l’abnégation chez le Parti albanais à faire l’éloge de Staline alors qu’il fut le seul parti au pouvoir à ne pas être invité lors de la création du Kominform par Staline et je n’ai jamais considéré le livre d’Enver Hoxha, Avec Staline, comme un livre laudatif, ce qu’il veut être, tant Staline y apparaît superficiel concernant l’Albanie.
J’en viens à la période où j’ai vécu en Albanie. C’était quelques années après la rupture avec l’Union soviétique en 1961, les Albanais se sont alors posés la question « peut-on tenir seul ? ». L’effondrement économique de l’Albanie et la perte de son indépendance étaient annoncés. En 1967, année où je suis arrivé en Albanie, le pays se trouvait dans un état de confiance particulier, il n’avait pas cédé aux pressions, il était resté indépendant et, tout en demeurant un pays pauvre, sa situation économique s’améliorait. Ce fut donc une période de cohésion et non de conflits à la direction du PTA, au contraire de celle, très difficile, qui avait suivi la libération, dans un pays ravagé par la guerre et où de fortes divergences s’étaient manifestées entre ceux qui étaient favorables au projet de Tito d’intégration de l’Albanie à la Yougoslavie et les tenants de l’indépendance, ou de la période qui suivit la rupture avec la Chine, quand le pays s’est trouvé dans un état d’asphyxie économique, suite au blocus des occidentaux et à l’absence de toutes relations avec les pays du bloc soviétique environnant.
Cette fierté à être resté indépendant et à avoir résisté dans un environnement hostile a pu amener des décisions délirantes, comme les bunkers, symboles d’imprenabilité, ou une politique démographique erronée. Partant de l’idée que l’on pouvait éliminer de la carte un pays d’un million d’habitants, que c’était plus difficile avec deux millions et encore plus quand il y aurait trois millions d’Albanais, il en est résulté une politique nataliste, constituant une pression économique à laquelle, dans les conditions d’encerclement qui étaient celles de l’Albanie, les ressources du pays ne pouvaient pas répondre. Ceci explique non pas l’implosion du socialisme en Albanie (le contexte international fut déterminant), mais les formes que cette implosion a prise avec des départs massifs vers l’ « eldorado » capitaliste.
Au moment où j’étais en Albanie, de 1967 à 1972, j’ai retrouvé, comme pendant la lutte de libération algérienne, la fierté d’un peuple à se doter d’une identité qui rompe avec la soumission et l’humiliation. Quand on appartient à une citoyenneté indiscutée, il faut comprendre ce que cela représente pour ceux qui, du fait de leur histoire, ne bénéficient pas de cette reconnaissance. Le pays restait pauvre, bien sûr, mais là où il n’y avait ni école ni hôpitaux, la santé et l’éducation étaient assurés, le rôle et la situation des femmes, objet marchand lors des mariages, se modifiait en profondeur.
Il y avait des frustrations, certainement : par exemple, on ne pouvait voyager qu’officiellement, mais avant le régime communiste, sauf pour s’exiler sans retour, très rares étaient ceux qui avaient un autre horizon que leur vallée ou les rives de l’Adriatique. Il y avait du schématisme, du sectarisme, une difficulté à admettre les nouvelles demandes des jeunes générations, une façon tronquée d’apprendre l’histoire, une dichotomie entre les « bons » et les « mauvais », on était l’un ou l’autre de la naissance à la mort. Tout cela relevait du caractère clanique de la société, des modes de fonctionnement décalqués du soviétisme, de l’isolement passé et présent du pays dans le contexte de la guerre froide.
À la suite de la rupture avec la Chine et de l’effondrement de l’Union soviétique, le régime ne pouvait survivre, cela se termina de la façon que l’on sait. On l’a dit, ce sont les hommes qui font les révolutions, ce sont aussi les hommes qui font les contre-révolutions. Certains posèrent alors la question, pourquoi le parti n’a-t-il pas utilisé l’armée pour « défendre le pouvoir socialiste » ? J’ai eu l’occasion d’interroger à ce propos la femme d’Enver Hoxha ; elle me répondit : « Ce n’était pas possible, nous n’avions plus la confiance du peuple ». Un pouvoir fasciste ne se pose pas ces questions. L’Albanie était une « dictature du prolétariat » avec ses lois de coercition, mais il fallait pouvoir évoquer la « légitimité de la classe ouvrière et du peuple ».
Enfin, une question plus générale, sur ce qui se fait comme travaux sur l’extrême gauche. Le courant trotskyste est plus connu, ce qui est aisément compréhensible vue sa forte postérité politique jusqu’à aujourd’hui. Pour autant, quoique l’on pense des mouvements marxiste-léninistes, on ne peut que constater le manque d’étude sérieuse sur ces courants. Comment l’expliquer ?
NA : Avec une histoire antérieure aux années 60, une rupture consommée depuis longtemps avec le mouvement communiste international, le mouvement trotskyste a été plus important en France que le courant « marxiste-léniniste ». Ses liens intellectuels étaient plus nombreux, lui apportant une capacité d’analyse et une connaissance historique plus grande... Ces différences d’avec le courant trotskyste ont été accentuées par la règle du secret, découlant de la clandestinité, propre au mouvement communiste depuis les années 20. Comment se former en se fondant sur une histoire hagiographique des partis et de leurs dirigeants, comment compenser l’absence de la richesse des histoires militantes individuelles qui disparaissaient avec eux, si précieuses pour comprendre comment les choix ont été faits et les raisons qui les ont amené ? L’absence de cette mémoire enfouie, héroïque et tragique à la fois, fut un manque que la citation des classiques comme recours ne pouvait compenser. Nous étions aussi des produits de la dépolitisation révisionniste, je caricature mais, cela a fait obstacle à une réflexion révolutionnaire créative.
Les courants maoïstes nés de la Révolution culturelle ont pu montrer une plus forte capacité intellectuelle en matière d’économie ou de philosophie marxistes, mais ils n’ont pas échappé à la maladie infantile du communisme et ils sont nombreux a être tombés dans les travers du culte de la personnalité, du sectarisme, du spontanéisme, d’une posture plus que d’un engagement révolutionnaire, tels ceux venus sur les plages d’Albanie donner des leçons de « bon révolutionnaire ». Je ne juge pas, c’est un constat.
Les courants ou sensibilités qualifiés de pro-chinois furent nombreux (marxistes-léninistes, maoïstes, althussériens, spontanéistes… ou des personnes comme Jean Baby, Charles Bettelheim et d’autres), avec une histoire différente selon le moment, le pays ou le continent. Il existe effectivement peu de travaux sur ces mouvements, il y a certainement là chantier à des recherches ; si ce survol factuel, à la fois trop simplificateur mais aussi dans ce qu’il a de provocateur, peut susciter réflexion, c’est l’objectif recherché.