Entretien avec Jean-Pierre Thorn. Un cinéma au service du peuple.

Propos recueillis par Frédéric Thomas

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Cinéma, Maoïsme

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Jean-Pierre Thorn est réalisateur. De la génération de Mai 68, il a participé aux luttes à la fois comme réalisateur, militant maoïste et établi à l’usine. Mais, contrairement à beaucoup, il est resté engagé depuis comme en témoignent ses différents films qui explorent la culture ouvrière et le hip hop. Aujourd’hui, il semble qu’enfin il acquière une reconnaissance plus importante1. Sans nostalgie ni reniement, il revient sur ces expériences, sa formation politique, sa recherche esthétique. C’est son parcours, au croisement du maoïsme et du cinéma, de l’usine et du militantisme que nous avons interrogé. Au passage, Thorn nous livre une réflexion sur la figure du militant maoïste, sur la figure ouvrière et l’esthétique de la révolte.

Jean-Pierre Thorn, Comment tout cela a-t-il commencé – les films, la politique ?

J’ai un parcours plutôt autodidacte. J’ai fait mon premier film à 16 ans. Pour le deuxième, je suis monté à Paris. J’avais 17 ans. J’ai écrit à Alain Resnais, qui m’a reçu. Je cherchais du matériel électrique pour faire un travelling. Il m’a alors présenté à Pierre Braunberger, le principal producteur de la Nouvelle vague ; il a bien voulu me prêter le matériel… En 1967, pour mon deuxième court-métrage, j’ai obtenu le 1° prix ex-aequo du Festival du Film 16mm d’Evian (qui était présidé cette année là par Joris Ivens). C’était une fiction, une histoire d’amour, sur fonds de guerre du Vietnam, sur la dérision de la vie qu’on vit quand l’histoire mondiale frappe un peuple. J’avais demandé à Joris des « vrais » sons de guerre pour mon film. Il a accepté à condition de voir mon « court », et nous sommes restés en contact. Révolte et cinéma ont toujours été liés pour moi. Joris passait dans les facs présenter Le Ciel et la Terre, qui dénonçait la guerre du Vietnam. J’ai vu le film dans la fac de Censier. Il y avait alors une grande mobilisation autour des Comités Vietnam de Base (CVB) pilotés par les maos. J’avais plusieurs copains maos, qui m’ont fait lire Althusser, Lire Marx… Juste avant les événements, en mars, avec Jean Lefaux, j’avais le projet de faire des reportages en Bretagne, sur la paysannerie à partir d’une analyse de classe. Puis il y a eu Mai 68…

Qu’as-tu fait en Mai 68 ?

Le 10 mai, je suis dans la rue. Je suis très influencé par l’UJCml [Union des Jeunesses Communistes Marxistes Léninistes] – qui n’a rien à voir avec le PCML – et leur slogan « servir le peuple ». Je me suis tout de suite retrouvé dans cette idéologie : mettre l’art au service du peuple, quitter le Quartier latin, aller dans les usines… Avec les drapeaux rouges dans Paris, on entrait dans la « vraie » histoire. J’ai pris ma caméra et je suis allé dans les usines. Mais dans beaucoup, la CGT ne nous laissait pas entrer. J’avais un copain mao établi à Flins, syndicaliste CGT, qui avait réussi à créer un rapport de force avec une petite trentaine d’ouvriers. Flins, c’était un des grands bastions de la classe ouvrière. J’y allais tous les jours, parfois dormais sur place, jusque fin 68.

Grâce à un concours de circonstances énormes, j’ai pu filmer. C’était l’époque de l’ARC [l’Actualité Révolutionnaire du Cinéma], de la commission des États Généraux [un peu l’équivalent du fameux Atelier populaire des Beaux-Arts] où on repensait l’emprise du cinéma, tout en refaisant le monde. On cherchait aussi de la pellicule et des laboratoires pour filmer. Ça a été un échec. Le seul accord qu’on a obtenu, c’était avec la cinémathèque royale de Belgique. Pour chaque bobine, on faisait un double, qu’on déposait sous un faux titre à Bruxelles en cas de descentes de police. On passait la frontière, avec la pellicule cachée dans la voiture !

C’est aussi grâce à ça que j’ai pu faire un film, grâce à cette solidarité. C’était passionnant cette mise en commun, cet engagement du côté des travailleurs. Je tournais pour faire un film collectif sur 68. Puis, avec la reprise du travail, les lignes se sont durcies entre les différentes composantes : les communistes et sociaux-démocrates avec leur stratégie électorale… Moi j’étais contre la bureaucratie syndicale. Dans la métallurgie, on est restés isolés, seuls en grève et c’est à ce moment-là qu’ils ont envoyé les flics pour castagner à Sochaux et Flins. Il y a eu des morts et à Flins, c’est là qu’est mort l’étudiant maoïste [Gilles Tautin]. Tout ça, on le doit à la division et aux déclarations des communistes qui, tous les jours, parlaient de « la reprise victorieuse du travail ». C’était d’une incroyable violence…

68, Flins, c’est ton film Oser lutter, oser vaincre…

Oui. Au sein des États Généraux, il y avait en gros, d’un côté, ceux restés proches du PCF, et de l’autre, les anars, trots, maos, sans partis ; il y avait beaucoup de solidarité entre nous. Le jour de Noël, j’ai récupéré les négatifs à la cinémathèque belge et j’ai repassé la frontière en les cachant. Si je m’étais fait prendre, le film était foutu…

C’est aussi grâce à Godard que ce film existe. On avait un problème économique très épineux à résoudre : la pellicule coûtait cher. Godard a été exemplaire. Il a fait passer le film comme étant le sien au laboratoire, sans que le producteur ne sache rien, et il a sorti 4 copies ! Le film soulevait des enjeux profonds. Je l’ai montré à des groupes de syndicalistes et au parti [maoïste]. Cela a suscité des critiques ; on disait que c’était un film liquidateur. En plus, le film a été pris dans la crise de l’UJCml, qui a bientôt éclatée. On ne parlait que de gauchir la CGT, de changer sa voie pour appeler à fonder un nouveau PC pour lancer « la nouvelle résistance populaire », faire la révolution. C’était, à l’époque, le courant de la Cause du Peuple. J’ai eu droit à un guet-apens où on m’a volé la seule copie que j’avais du film. J’ai du refaire un nouveau montage. J’ai aussi été convoqué à un « Tribunal populaire » où j’ai été accueilli à coups de ceinturons… C’est pour dire aussi la violence des débats qui agitaient alors l’extrême gauche.

De notre côté, on a fondé Ligne rouge, une branche très dogmatique quand même. Au bout d’un an, j’ai eu beaucoup de doutes. On commençait à dire qu’il fallait s’établir pour se confronter au réel. L’histoire du film et de la violence après m’a fait comprendre qu’il y a une forme de triche à parler de la classe ouvrière sans en être, de parler de réalités que je ne connaissais pas de l’intérieur. Je me suis établi comme politique.

On est en 1970 et tu es embauché à l’Alsthom de Saint-Ouen…

J’ai fondé la CFDT à Alsthom et, pendant 8 ans, je n’ai fait que du syndicalisme. Au début, on diffusait des choses sur la Chine : sur les mandarins, l’enseignement, les médecins aux pieds nus, l’art au service du peuple, etc. Mais on n’appartenait à aucune organisation. C’étaient des années passionnantes, formidables. « L’insubordination ouvrière » dont parle Xavier Vigna, je l’ai connue ! Après 68, il y avait des jeunes politisés, qui ne se retrouvaient pas dans la politique politicienne du PCF et encore moins dans le PS. Puis, il y avait beaucoup de choses internationalistes. À l’usine, le PCF n’organisait que l’aristocratie ouvrière. On les voyait prendre l’apéro avec la maîtrise. Il y avait une différenciation de classes au sein même du mouvement ouvrier, dans l’usine, entre eux et ceux qui étaient interchangeables, soumis à la maîtrise. J’ai créé la cellule syndicale sur l’idée d’une organisation d’immigrés, suite aussi au conflit de Penarroya2. Et j’ai honte aujourd’hui de l’évolution de la CFDT, par exemple dans le conflit des intermittents du spectacle ! Mais en 68, elle n’avait pas parlé mal des étudiants comme le PCF, et, à l’époque, elle soutenait le combat pour les conditions de travail et l’égalité des droits Français - immigrés. Ça a été le cheval de bataille tout au long de ces années : 300 FF pour tous. Or, cette lutte a été descendue par les syndiqués CGT, avec des comportements limites racistes ; en tous cas, chauvins.

On a fait aussi des grèves internationales contre Franco, en soutien aux militants basques de l’ETA, et suivi les grèves appelées par le MTA [Mouvement des Travailleurs Arabes], en 1973. Dans chaque atelier, on a mis en place des comités de lutte et réussi à faire sortir plus de la moitié des ouvriers de l’usine. Mais les relents de la guerre d’Algérie auprès des ouvriers français revenaient, et c’était d’une incroyable violence. C’est pourquoi, quand plus tard, une partie du prolétariat a viré du côté du FN, je n’ai pas été étonné outre mesure car c’était déjà là : le PCF appelait à « produire français » ; des municipalités communistes refusaient les regroupements familiaux pour ne pas dépasser le « seuil de tolérance » ; etc. Ils rendaient les immigrés responsables du racisme. Toute cette histoire a créé un fossé entre les immigrés et la tradition ouvrière « blanche ». Et aujourd’hui [en 2009], c’est la CGT qui vide les sans papiers de la Bourse du Travail… ! Tout cela a fait division dans le mouvement ouvrier en France ; une division que j’ai vécu très fort.

Durant ces années, as-tu continué le cinéma ?

Je ne suis quasiment plus allée au cinéma pendant toutes ces années. Le cinéma, je l’avais enterré aussi à cause de la fatigue du travail – du travail à l’usine et du travail au syndicat. J’avais perdu pieds avec le cinéma, je le niais. Et je me le suis reproché quand j’ai découvert bien après l’importance de Fassbinder, Passolini, … Pour garder un rapport à l’image, j’avais installé chez moi un labo photo et faisais beaucoup de photos. Jusqu’en 1973 et Margoline où j’ai tellement été choqué par l’exploitation de la main d’oeuvre immigrée, que j’ai repris la caméra. Magoline, c’était juste à côté d’Alsthom et j’avais gardé un vague lien avec Cinélutte3. J’ai été les voir et en 24 heures, ils m’ont trouvé une caméra, une équipe et de la pellicule. Le film, La grève des ouvriers de Margoline, a été tourné dans de mauvaises conditions - je montais le soir, après le boulot - en 3 jours. Richard Copens, Mireille Abramociz, de Cinélutte avaient une capacité de réaction et de décision importante. C’est aussi grâce à eux que j’ai gardé un lien avec le cinéma.

Le film sur Margoline a été beaucoup diffusé par des comités de soutien aux immigrés avec l’autre film de Cinélutte, Jusqu’au bout, contre les circulaires « Marcellin-Fontanet », qui faisaient des immigrés des clandestins. C’est un peu le prélude de tous les films sur les sans-papiers ; ce qui était drôle car Margoline, c’était une usine de récupération de papiers ! Par ce film, des liens se sont créés avec des militants du MTA, et je suis resté en contact avec beaucoup d’entre eux, notamment avec les films sur le hip hop - comme je suis resté en contact avec des avocats du GISTI, de la CIMADE, dans la lutte contre la double peine.

Y avait-il des débats artistiques autour de ces films ?

Très peu. C’était la théorie du contenu qui efface la forme. Et puis, les débats étaient extrêmement houleux : les gauchistes étaient dénoncés comme des provocateurs. On voulait me casser la gueule. Alors, les problèmes de forme, on n’en parlait jamais. Mais c’était aussi de notre faute : on était uniquement dans la nécessité d’aboutir à une prise de conscience politique. Après, on va changer…

Comment s’effectue ton retour au cinéma ?

En 1977, il y a eu des grèves tournantes à Alsthom ; des grèves très marquées par l’esprit de 68. La direction a voulu nous sanctionner et, suite à cela, j’ai été amené à quitter l’usine. Alors, et ma vie privée a explosée. J’ai quitté ma femme, mes enfants, le pavillon où j’habitais et j’ai retrouvé le plaisir d’aller au cinéma. C’est un peu le sujet de Je t’ai dans la peau… Mais, en 1978, pour payer les dettes des films réalisés par les États généraux et pour « commémorer » le dixième anniversaire de Mai 68, les équipes qui avaient filmé en 68 se sont regroupées autour d’un programme : « Mai 68 par lui-même ». J’assurais la distribution du programme. Ça m’a permis de revenir au cinéma. Et puis, en ’79, arrive la grève et l’occupation d’Alsthom.

À l’époque, avec le contexte chinois, la mort de Lin Piao, la bande des 4, … et la rupture de l’Union de la gauche, j’étais complètement paumé. Je me demandais : quel est le sens de ma vie ? J’ai voulu refaire du cinéma ; j’ai vu qu’il y avait un potentiel et un public. Et il y avait aussi une histoire d’amour avec toutes ces personnes…

J’ai eu un plaisir fou à reprendre la caméra. Je me suis rendu compte que je m’interdisais d’être ce que je suis. Il y avait un côté catholique à nier son identité sous prétexte de se mettre au service de la classe ouvrière. Et les copains à l’usine me l’ont dit ; quand j’étais établi, ils se demandaient ce que je foutais là. Ils sentaient bien que j’avais un capital culturel, et cela a créé une certaine méfiance au début. Je m’étais créé une image de plus en plus difficile à supporter.

C’est ton film sorti en 1980, Dos au mur

J’ai retrouvé un plaisir monumental de filmer avec Dos au mur, d’être dans le mouvement ouvrier et de filmer la créativité des gens, leur lutte et leur humour ; leur volonté d’être autre chose qu’un numéro. J’ai découvert plein de choses dont je ne pouvais pas me rendre compte quand j’étais établi.

Dos au mur n’assène pas un message et permet de voir le monde ouvrier avec sympathie, mais aussi contradictoirement, et il permet de réfléchir. Le film est passé dans les salles – c’était le début des salles d’art et d’essai. Il a écumé toutes les salles en France, en suscitant des débats passionnés. On m’a parfois reproché de « désespérer Billancourt », de faire un film individualiste. La revanche de ce film aujourd’hui est qu’il est utilisé en stage de formation syndicale à la CGT ; qu’on accepte de poser des questions qui se trouvent dans le film : la question de la violence, du pouvoir, et aussi les questions posées par des non syndiqués. De toute cela, on en parle de manière plus sereine qu’alors.

C’était aussi pour moi un film réparateur. Je ne supportais plus le ton « donneur de leçons » d’Oser vaincre, oser lutter. Je voulais vivre le film comme un grand western, comme vivent les ouvriers, mais en cassant l’image d’Épinal de la classe ouvrière et en montrant son humour. J’ai vraiment eu le souci de faire l’antithèse d’Oser vaincre, oser lutter. Un film plus grand public, en interrompant la narration et en mettant en avant certaines phrases. « Ce sera une histoire », disaient les ouvriers : « Nous on se fait avoir, mais Jean-Pierre filme et grâce à ça, d’autres ne se feront pas avoir ». Quand je filmais les piquets de grève, les gens reprenaient courage. La caméra modifie le conflit, le rapport de force.

Ton film suivant, Je t’ai dans la peau, est ta première et unique fiction ?

Cela n’a pas été tout de suite une fiction. J’étais en train de diffuser Dos au mur, en pleine campagne électorale de ‘81 car la direction d’Alsthom voulait saisir le film sous prétexte que nous filmions une propriété privée sans avoir demandé les droits. Elle voulait aussi voir les négatifs pour savoir qui avaient démonté les machines. Chris Marker a trouvé des avocats pour me défendre et j’avais des contacts avec Régis Debray et le PS au cas où le film serait saisi. Donc, pendant que je diffusais mon film, j’ai appris le suicide à Lyon d’une permanente syndicale, Georgette Vacher, qui avait laissé une lettre derrière elle, où elle écrivait : « Ceci est la fin d’une grande histoire d’amour avec la classe ouvrière… Je suis le dos au mur ». Ça m’a bouleversé. J’étais sûr qu’elle avait vu mon film. Je suis allé rencontrer ses proches, écouter les cassettes qu’elle avait enregistrées, …

Mais il y a eu des tensions. La CGT a porté plainte en diffamation car c’était, selon elle, la discréditer ce film. Le conflit existait au sein même du comité qui s’était créé pour assurer la mémoire de Georgette Vacher, et tournait autour de la référence à son militantisme catholique – elle avait mené d’abord son combat au sein de l’Église, au nom du catholicisme social – avant de rejoindre le PCF. Or, pour moi, sans ces éléments, on ne pouvait pas comprendre la notion de sacrifice chrétien qui renvoyait un peu aux établis, aux « ouvriers modèles », à cette forme de militantisme qui aboutit à la catastrophe. Une partie du comité refusait que j’aborde cette question tandis que moi j’affirmais que cela n’affaiblissait pas le film, ni la lutte, ni Georgette.

Au début, j’ai voulu faire un film comme Mourir à 30 ans de Romain Goupil, mais dans le monde ouvrier. J’ai beaucoup enquêté, découvert les liens entre le militantisme et la tradition religieuse, le maoïsme et le courant des prêtres ouvriers. Je me suis rendu compte que si je n’en faisais pas une fiction, je n’aurais pas été aussi libre. J’avais besoin de passer à la fiction tout ce que j’avais capitalisé et le remettre sous une forme qui permettait d’aller plus loin dans le questionnement, de parler d’elle à la première personne, et à la lumière de ma propre histoire.

Comment le film a-t-il été reçu ?

Là aussi, il y a eu beaucoup de débats, autour notamment du personnage principal. Mais le film a souffert de l’état du cinéma français, qui commençait alors d’entrer en crise : une concentration abusive, une obstruction du marché par Pathé/Gaumont, etc. Le distributeur n’arrivait pas à avoir de salles et le film a été obligé de sortir en plein mois de juin sur les Champs Élysées alors qu’on avait demandé d’attendre jusqu’en septembre ! Il a fait autour de 2.000 entrées. On a jugé que ce n’était pas la peine de le sortir en province, que cela ne suffirait même pas à rembourser le salaire de la secrétaire. Finalement, il est sorti dans une centaine de salles grâce au travail précédent que j’avais fait…

C’était quoi ce travail ?

On avait créé les « rencontres Audiovisuels et Mouvement ouvrier » et constitué un catalogue pour les comités d’entreprises. On a recensé pas moins de 150 films. Le but était de montrer des films parlant de la classe ouvrière, tout en sortant de l’image d’Épinal et lancer des débats qui n’avaient plus lieu dans le milieu communiste. On a complètement échoué à cause des divisions dans le monde syndical : impossible pour la CGT de diffuser des films CFDT et de l’autre côté, c’était un peu la même chose. Puis, on s’est cassé la gueule économiquement aussi. Il aurait fallu s’appuyer sur des forces militantes existantes, mais les années 80 montraient un autre visage. Plus personne ne demandait ce genre de films. Parler des ouvriers, c’était ringard et les télés n’en voulaient pas. On a bien vu que pour la Gauche, tout ce qui était ouvrier ; elle le rejetait.

Comment es-tu alors passé des films sur le monde ouvrier au hip hop ?

Durant la première Guerre du Golfe, je voulais adapter un roman, mais je n’ai pas trouvé de producteur. Un jour, par hasard, je me suis retrouvé dans une fête de quartier avec les enfants antillais, arabes, des pères avec qui j’avais été en usine. Ils ne connaissaient pas la culture ouvrière et n’avaient pas du tout cette idée qu’ils avaient une culture à offrir. Alors que dans le hip hop, il y avait une joie d’affirmer sa différence. J’ai pris conscience de la force, du levier que représentait le hip hop comme expression des classes défavorisées. J’ai voulu filmer ça.

J’ai mis 3 ans à trouver un financement. La télé trouvait que c’était de la sous culture américaine et ne comprenait pas que c’était une culture autodidacte, différente de celle du Pouvoir. En plus, leur samples, leur bricolage et montages ressemblent à ce que je fais dans mes films. ARTE a permis Faire kifer les anges [1996]. Il y a eu une demande énorme. On a monté une caravane hip hop qui accompagnait le film, et suivait les projections d’une démonstration ou d’un spectacle, qui assurait l’ancrage du film. L’idée de la comédie musicale était déjà là.

Ce qui m’a aussi beaucoup touché, c’est le sentiment qu’on ne laissait pas tomber un gosse. Bouda, danseur hip hop, a été condamné pour une affaire de stupéfiants à la prison, puis quand il est sorti, à une peine « complémentaire » d’interdiction du Territoire (d’origine tunisienne, il était arrivé à 4 ans en France) ; victime de la double peine. C’est la Gauche qui l’a lourdé. Le seul moyen de le sauver, c’était de faire un film : On n’est pas des marques de vélo [1997]. Kool Shen [chanteur de NTM] y a collaboré et le film marque la solidarité du hip hop, le travail avec le GISTI.

La télé ressemble de plus en plus à un téléphone mis en image. On ne nous donne pas une image complexe du monde. J’avais envie de casser cette imagerie d’Épinal sur les banlieues, tristes, sombres, … Non, c’est là que se joue l’avenir de notre pays. J’ai fait tout un travail d’étalonnage lumineux dans le film, alternant des « chorus », à partir d’une réflexion pour retrouver une esthétique épique que j’ai depuis 68 et que j’approfondis sans arrêt.

Sarkozy, qui avait vu le film, s’était dit ému par le sort de Bouda et avait promis d’intervenir. Mais il ne se passait toujours rien et Bouda devait renouveler son permis de séjour tous les 3 mois. Finalement, il a eu ses papiers : c’était une belle victoire pour nous ! On a contribué, avec le film de Tavernier, Histoires de vies brisées, à montrer les effets de la politique de la double peine en France, à radicaliser une frange du hip hop, et à faire en sorte qu’elle prenne position, comme aux États-Unis, qu’elle réfléchisse à la responsabilité de l’art, et à renforcer des liens avec des artistes très engagés. Bien sûr, ce n’est pas la majorité du hip hop car il y a une reprise très forte de l’industrie du disque.

Quelle est la transition avec ton film suivant Allez Yallah !?

En découvrant les cités, j’ai été impressionné face à cette désespérance de la société française, qui reste raciste, néocolonialiste, … Toute une série de jeunes trouvent leur identité dans la religion ; une religion importée par des mouvements sectaires. En quinze ans, j’ai vu le rétrécissement de l’espace des filles des quartiers, sous la pression sociale. Et j’ai vu aussi la conscience des femmes se délayer : une femme, on peut taper dessus… Avec ce nouveau prototype issu de Star academy, habillée en bimbo et qui te dit en même temps que c’est normal qu’un homme batte sa femme ; qui revendique le fait qu’il ne faut pas se mêler de tout ça. Et le racisme qui apparaît entre noirs et arabes… Il y a aussi derrière ça une politique : il vaut mieux un jeune qui prie qu’un jeune qui brûle des voitures !

Je ne savais pas comment aborder cette question, quand j’ai appris l’existence d’une caravane de femmes des deux côtés de la Méditerranée, qui avait tout un discours, défendait les droits des femmes qu’elles réunissaient dans l’espace public. J’ai décidé de suivre et de filmer cette caravane, c’est le film Allez Yallah ! (2006). Malheureusement, aucune télé n’a voulu le financer et le film n’est sorti qu’en salle et en numérique.

J’avais demandé à une rappeuse de faire la bande son pour ne pas tomber dans le folklore. Sapho et Bams ont écrit la musique du film, pour faire le lien avec la culture arabo andalouse magnifique et montrer aussi comment une femme d’aujourd’hui s’inscrit dans cette histoire là. Dans la revendication des jeunes pour l’égalité, je voulais faire attention à ce que le hip hop ait une place, une position dans ce film. Trouver une forme pour que notre art soit entendu dans les quartiers populaires, au-delà des questions ethniques. On ne peut pas faire de l’art sans être en lien avec les forces sociales qui font l’histoire. C’est aujourd’hui la réalité des banlieues, bousculant la petite bourgeoisie intellectuelle et la classe moyenne qui parlent au nom du peuple. Y en a marre ! Il faut laisser parler le peuple. Dans le hip hop, il y a une vraie parole de résistance. D’où, aussi, le problème de financement de mes films. Le hip hop, on accepte si ça reste dans le clip, mais on ne veut surtout pas de parole politique. J’avais ce projet de comédie musicale, abandonné par M6, parce que « le hip hop ne fait pas le prime time à 20h30 », et moi j’entendais : « on ne met pas un black et un « rebeu » avec une parole politique à 20h30 » !

Tu as parlé de comédie musicale, ailleurs tu as évoqué de « ciné-opéra »…

Dans, On n’est pas des marques de vélo, j’ai voulu construire le film autour de la danse, faire un « ciné-opéra ». Pour moi, la danse est très proche du cinéma. On est dans une société où la parole est dévalorisée à force d’avoir été galvaudée dans tous les sens. Avec la danse, sans qu’elle soit une illustration du film, on pouvait aller plus loin, parler aux gens. Il y avait un autre rythme, car on leur a volé leurs mots à ces jeunes, et la seule chose pour défendre ton identité quand on te vole, c’est ton corps. Moi je suis de la génération rock mais je suis un compagnon de route du hip hop.

Tu parles aussi d’une esthétique épique ?

Ce n’est pas seulement parler de l’individu et d’anecdotes, mais à travers eux, en eux, voir ce qui les transcende, pour atteindre l’histoire avec un grand H. Couper court au naturalisme et au psychologisme à la petite semaine du cinéma français où, à la longue, c’est toujours le même film qui passe. Je voudrais revendiquer quelque chose de plus grand ; pas seulement la grève, mais l’histoire du mouvement ouvrier ; ou, à partir de Bouda, parler de l’histoire de France et des banlieues. J’essaye à chaque fois qu’il y ait quelque chose de plus grand que simplement un fait et une personne. Faire de l’épopée à travers de l’intime.

Brecht a inventé le théâtre épique et affirmait : « Ne dites jamais c’est naturel, afin que rien ne passe pour immuable ». Cette phrase m’a servi de guide et je réfléchis à la nécessité de déconstruire pour reconstruire ; à faire un cinéma épique.

La religion est une préoccupation majeure de tes films ?

Oui, c’est la notion de sacrifice, qui a étouffé Georgette, qui étouffe le militant. Je détestais le terme cinéma militant et préfère celui de « cinéma engagé », car dans « militant », il y a « militaire ». Maintenant, aujourd’hui, je fais gaffe car on a besoin de militants. Ce n’est pas la religion en soi qui m’intéresse, mais la manière dont les hommes la dénature. C’est une obsession depuis que j’ai vu ce film brésilien formidable de Gauber Rocha, Dieu noir, diable blond. Toute ma vie, j’aurais essayé de lutter contre ces deux problèmes, ces deux oppressions ; politique et religieuse.

Quel regard jettes-tu en arrière sur ton engagement sous ces diverses formes ?

J’ai vécu des moments extrêmement forts, joyeux. Quand je travaillais en usine, j’avais tous les jours des choses à raconter à mes gosses. Dans les années 80, j’ai eu plus de mal, avant de retrouver une force avec le hip hop. Ce que je cherchais à l’usine, je l’ai peut-être un peu trouvé là. Cela m’a permis de m’enrichir, de ne pas perdre le contact avec le réel. Heureusement que j’ai ça, sinon je serais devenu un vieux con ! Il y a tout cet élitisme, ce parisianisme de l’artiste… Ces années en usine ont été extrêmement formatrices. La réalité du peuple, c’est quelque chose qu’on risque de perdre dans le centre de Paris !

Et que reste-t-il de ton militantisme, de ton maoïsme ?

Mon attachement au peuple. C’est un engagement plus éthique que politique. Après ‘68, j’ai lu du marxisme, Lénine, … parce qu’il fallait que je m’éduque. Mais, par exemple, la scène que je préfère dans Oser lutter, oser vaincre, c’est quand, dans l’usine occupée, les ouvriers prennent les lances d’incendie pour empêcher la maîtrise d’entrer ; cette gouaille, cette créativité, cette force et cette joie ouvrières…

C’est la grande différence entre maoïsme et trotskisme, cette volonté de servir le peuple. Il me reste toujours cet amour du peuple. C’est le peuple qui fait l’histoire. C’est ça qui m’a parlé dans la citation de Mao : « Le peuple est la seule force qui arrive à lutter ». C’est aussi la scène – une de mes préférées – dans Dos au mur où une gréviste dit : « Je suis de la classe ouvrière, je ne peux pas mieux dire ».

C’est pour ça que je ne suis pas d’accord avec le rejet de Mai 68 et du mouvement ouvrier. Vingt ans de gestion social-démocrate ont volé la politique à la classe ouvrière. On a dit que l’histoire était finie, que la classe ouvrière, c’était ringard… Quand Patrick Leboutte est venu nous voir pour rassembler et sortir en coffret une histoire du cinéma de 684, on ne voulait pas au début ; on trouvait que c’était ringard, que ça faisait « anciens combattants ». Mais quand on a vu comment on réécrivait l’histoire, on a changé d’avis…

C’est toujours fort quand, au sein d’un mouvement social, il y a un rapprochement entre intellos et ouvriers, et ça c’était la grande force de ‘68. Dommage qu’on l’ait dit dans un langage d’une autre époque - léninisme, stalinisme… - et pas dans le langage exprimant la force d’alors. Cet autre langage, je l’ai cherché et trouvé dans le hip hop. Et je l’ai cherché dans mes films.

Filmographie sélective de Jean-Pierre Thorn

1968 : Oser lutter, oser vaincre, 95 min.

1973 : La Grève des ouvriers de Margoline, 42 min.

1980 : Dos au mur, 105 min.

1990 : Je t’ai dans la peau

1996 : Faire kifer les anges, 88 min.

2002 : On n’est pas des marques de vélo, 89 min.

2006 : Allez Yallah !, 116 min.

Notes

1 Plusieurs de ces films passaient en janvier 2010 à la Cinémathèque de Toulouse dans le cadre du cycle France en docs : http://www.lacinemathequedetoulouse.com/seances/list/2010-01-05. Return to text

2 En 1972, le conflit qui immobilise l’affinerie de Penarroya dans la région de Lyon apparaît comme un révélateur de la condition des travailleurs immigrés en France. Return to text

3 Groupe de cinéastes militants issus de Mai 68. Voir le dossier de Patrick Leboute, Un cinéma en lutte pour des gens en lutte, dans le coffret Le cinéma de Mai 68 (2 volumes), éditions Montparnasse. Return to text

4 Le cinéma de Mai 68 (2 volumes), éditions Montparnasse. Return to text

References

Electronic reference

Frédéric Thomas, « Entretien avec Jean-Pierre Thorn. Un cinéma au service du peuple. », Dissidences [Online], 3 | 2012, 03 November 2011 and connection on 08 December 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=236

Author

Frédéric Thomas

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