À la suite de la guerre franco-allemande de 1870, le Français Pierre Antoine Robinet quitte avec sa famille le village de Rougemont, dans la région de Doubs, pour le Sud-Ouest de l’Ontario au Canada. À défaut de détenir d’immenses richesses familiales, cet immigrant français dispose d’un savoir-faire : ses connaissances viticoles. Pierre Antoine et surtout son fils Jules deviennent des entrepreneurs de vin, car ils sont persuadés que le Sud-Ouest de l’Ontario rivalisera avec l’Europe et les autres parties du monde où l’industrie du vin est en émergence. Ils sont toutefois confrontés aux difficultés de démarrer une nouvelle industrie face au mouvement de la tempérance dont les membres viennent à promouvoir la prohibition de l’alcool. À l’instar de nombreux autres vignerons ontariens, les Robinet assistent à la croissance fulgurante de leur vente de vin aux États-Unis alors même que l’alcool est prohibé dans ce pays de 1920 à 1933. La fin de la prohibition aux États-Unis en 1933 marque le déclin de l’industrie viticole en Ontario. De nombreux vignerons, comme c’est le cas des Robinet, abandonnent la production du vin.
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Following the Franco-German War of 1870, Frenchman Pierre Antoine Robinet and his family left their village of Rougemont, located in the Doubs region, for southwestern Ontario, Canada. Although he didn’t have immense family wealth, this French immigrant did have an asset: his knowledge of viticulture. Pierre Antoine and especially his son Jules became wine entrepreneurs, convinced that southwestern Ontario could compete with Europe and other parts of the world where the wine industry was emerging. However, the Robinets were confronted with the difficulties of starting up a new industry in the face of the temperance movement, whose members came to promote the prohibition of alcohol. Like many other Ontario winemakers, the Robinets witnessed the meteoric growth of their wine sales in the United States during the prohibition of alcohol in that country from 1920 to 1933. The end of prohibition in the United States in 1933 marked the decline of the Ontario wine industry. Many winemakers, like the Robinet family, gave up wine production.
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Introduction
À la suite à la guerre franco-allemande de 1870, le Français Pierre Antoine Robinet, originaire du village de Rougemont situé dans la région de Doubs, croit que son avenir est ailleurs dans le monde. Financièrement affecté par les conséquences du conflit, il quitte, avec sa famille, la France pour le Sud-Ouest de l’Ontario au Canada. Il traverse l’océan Atlantique pour repartir à neuf. À défaut de détenir d’immenses richesses familiales, cet immigrant français dispose d’un savoir-faire : ses connaissances viticoles. Il est persuadé qu’il pourra devenir un entrepreneur de vin prospère puisque, selon lui, le Sud-Ouest de l’Ontario possède le potentiel pour devenir une région vinicole qui rivalisera avec celles de France, d’Espagne et d’Italie.
Les études sur les origines de l’industrie vinicole en Ontario insistent sur les parcours individuels et l’héroïsme de ces entrepreneurs. D’autres soulignent les hésitations des États canadien et ontarien à investir dans la viniculture (Cécillion 2019 ; Cecillon 2018 ; Dutil 2024 ; Jarell 2011 ; Malleck 2013). Ces études oublient toutefois de contextualiser le développement de la viniculture en Ontario à la fin du xixe siècle. Il est difficile d’ignorer l’intensification des échanges économiques entre les continents pendant cette période, le rôle des migrations transnationales et le transfert de connaissances viticoles qui expliquent l’émergence de la viniculture dans les Amériques, en Afrique et en Océanie (Pinilla et Ayuda 2007 ; Simpson 2011 ; Stein 2023). Ce texte porte sur l’histoire de la famille Robinet et son rôle dans le développement de l’industrie du vin. À travers cette histoire, il montre que l’industrie commerciale ontarienne émerge, bien que modestement, dans la seconde moitié du xixe siècle. Bien que, comme c’est le cas avec Robinet, les immigrants aient peu de contrôle sur les facteurs politiques et militaires qui expliquent leur décision d’émigrer, l’histoire de cet homme et de sa famille démontre leur agency ou agentivité. Les Robinet sont persuadés qu’ils deviendront des vignobles prospères. Cependant, ils sont confrontés à un climat sociopolitique hostile à la croissance de l’industrie de l’alcool. Malgré le savoir-faire et les sommes investies par ces entrepreneurs, l’industrie du vin demeure un secteur économique marginal en Ontario. Le véritable démarrage survient pendant les années 1920 à la suite de la décision du gouvernement américain de prohiber la vente d’alcool aux États-Unis. Dès que les autorités américaines mettent un terme à la prohibition en 1933, l’industrie du vin périclite, démontrant l’incapacité des vignobles, comme c’est le cas avec Robinet, à construire un secteur économique viable.
Ce texte retrace le parcours des Robinet en utilisant particulièrement les mémoires rédigés par cette famille dans les années 1930, ce qui permet d’accéder au récit de leur migration et de leur établissement en Ontario. D’abord, il s’intéresse aux circonstances qui incitent les Robinet à quitter la France. La seconde partie analyse le rôle des Robinet dans l’industrie vinicole canadienne qui émerge en Ontario à compter des années 1860. Cet article se termine par l’analyse des conséquences de la prohibition de l’alcool aux États-Unis de 1920 à 1933 sur les vignerons ontariens, dont les Robinet.
Des Français en Ontario
Le cas des Robinet suscite la curiosité. Cet homme quitte son village de Rougemont après la défaite militaire française en 1871. En s’établissant au Canada, les Robinet prennent part au mouvement appelé la Grande Migration transatlantique. Plus de soixante millions d’Européens se dirigent vers d’autres continents entre 1840 et 1940 (Foucrier 2019 ; Moya et McKeown 2011).
Jusque-là, le parcours des Robinet n’a rien de distinctif, car la décision d’émigrer est ainsi prise par des millions d’Européens. Ce qui fait sa singularité, c’est la destination prise au sein des Amériques. Le parcours migratoire de ces Français est particulier, car de nombreux Européens préfèrent les États-Unis au Canada entre 1870 et 1890. Comment expliquer le choix des Robinet ?
Lorsqu’une trentaine de responsables politiques, appelés les pères de la Confédération, se réunissent à Charlottetown, en septembre 1864, puis à Québec, un mois plus tard, pour jeter les bases politiques et constitutionnelles de la future colonie canadienne, ils acceptent d’attribuer la responsabilité de l’immigration aux provinces et au gouvernement fédéral. Ce pouvoir constitutionnel partagé est plus ou moins ignoré par le gouvernement fédéral après le 1er juillet 1867, date de la naissance officielle du Dominion du Canada qui comprend, à ce moment-là, quatre provinces, soit le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse, l’Ontario et le Québec.
Le gouvernement fédéral devient le maître d’œuvre de la politique d’immigration. Les provinces, quant à elles, jouent un rôle plus effacé pour faire suite à la conférence sur l’immigration tenue en 1874 au cours de laquelle les élus provinciaux conviennent de laisser le gouvernement fédéral agir dans le travail de promotion de l’immigration auprès de la Grande-Bretagne et du continent européen (Knowles 1992, p. 47). C’est le ministère fédéral de l’Agriculture qui s’occupe de l’immigration jusqu’en 1892. Ce choix du gouvernement, dirigé par le Premier ministre John A. Macdonald, de confier l’immigration à ce ministère, révèle les objectifs étatiques dans ce domaine. L’immigrant recherché par les agents de recrutement à l’emploi du gouvernement fédéral en Europe est un fermier. Ces derniers souhaitent également recruter des ouvriers agricoles et des domestiques. Pour faciliter l’assimilation des immigrants à la société canadienne dominée par la majorité d’origine britannique, ils recrutent surtout en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en Europe du Nord, car selon eux, ces pays et ces territoires regorgent de « men of good muscle who are willing to hustle » (Skilling 1945, p. 45). Ainsi, les immigrants provenant des professions libérales, mais aussi les artisans ainsi que ceux et celles susceptibles de s’installer dans les villes canadiennes transformées par la Révolution industrielle sont découragés par les autorités. Leur objectif de recrutement est de trouver des gens tentés de faire fortune dans l’Ouest canadien pour développer l’agriculture dans cette partie du pays (Marache 2019). Après tout, il faut rentabiliser les investissements massifs du gouvernement fédéral dans la construction d’un chemin de fer reliant le cœur industriel du pays et les ports, situés sur la côte est de l’océan Atlantique aux Prairies. Par conséquent, cette contrée a un immense besoin de fermiers blancs, d’origine européenne.
Les premiers agents de recrutement travaillent à Londres, Belfast, Dublin et Glasgow dès 1868. Quatre ans plus tard, on en retrouve à Anvers et à Paris alors que d’autres sillonnent le continent européen (Knowles 1992, p. 47 ; Kelley et Trebilcock 1998, p. 80). Avec ces embauches, le gouvernement canadien espère attirer les millions d’immigrants européens qui mettent le cap sur les Amériques. D’autres se dirigent encore plus loin, soit l’Australie ou la Nouvelle-Zélande. Cette importante migration transatlantique explique la croissance démographique spectaculaire, spécifiquement en Argentine – de 1,1 million à 6,8 millions – et aux États-Unis – de 23,3 millions à 92,8 millions – entre 1850 et 1910 (Simpson 2011, p. 192). Dans le cas du Canada, ces immigrants blancs sont peu séduits par l’offre de s’établir sur les terres acquises par le gouvernement fédéral dans le cadre du processus de dépossession des populations autochtones de l’Ouest canadien. Les conditions difficiles de vie et le climat rigoureux dans les Prairies découragent les futurs fermiers. Ainsi, le Canada accueille environ 30 000 immigrants annuellement durant les années 1870. Ils sont en tout 1 409 100 à choisir le Canada entre 1867 et 1892. Plusieurs de ces immigrants ne sont toutefois que de passage puisque leur véritable destination est les États-Unis (Linteau et al. 2017, p. 19 ; Kelley et Trebilcock 1998, p. 63)1.
Des immigrants s’établissent malgré tout au Canada dont les Robinet. L’arrivée de cette famille surprend, puisque les Français préfèrent d’abord se déplacer et s’installer ailleurs dans leur pays, notamment dans les villes. De plus, le gouvernement français décourage l’émigration de ses citoyens. Les autorités françaises souhaitent que la population demeure dans la République au terme de la guerre franco-allemande. Par conséquent, elles recourent à diverses stratégies pour endiguer l’émigration, surtout celle des jeunes Français. Par la loi du 27 juillet 1872, les Français âgés de 19 ans doivent effectuer leur service militaire. Puisque « l’armée ne peut accueillir que 400 000 hommes, un tirage au sort décide dans les faits de la durée du service actif : cinq ans ou un an »2. Si les jeunes hommes issus des classes aisées trouvent des moyens d’en être exemptés, ce n’est pas le cas de ceux provenant des milieux pauvres. L’État français justifie sa politique par le fait qu’il faille préparer la revanche. Il faut planifier la reconquête de portions du territoire français accaparées par l’Allemagne. En revanche, bien des jeunes deviennent des déserteurs, car l’émigration est une stratégie pour échapper aux obligations de la loi de 1872 (Linteau et al. 2017, p. 122). Ce mouvement de désertion suscite de vives inquiétudes chez les autorités françaises. « Les préfets, rapporte l’historienne Annick Foucrier, reçoivent la consigne de surveiller de très près les agents d’émigration et de chercher à dissuader les candidats au départ »3. Ainsi, ces agents, particulièrement ceux embauchés par le gouvernement canadien, ont des difficultés à recruter des immigrants. Ils ne peuvent pas offrir d’incitatifs financiers, tels que la réduction des frais de transport, aux Français qui veulent s’établir au Canada, et l’absence de liaisons transatlantiques directes entre la France et le Canada gêne également leur travail de recrutement. Les agents butent face aux efforts des autorités françaises qui tentent de canaliser l’émigration française. Par ailleurs, l’État français incite ceux et celles qui souhaitent partir à se diriger vers l’une de ses colonies (Kelley et Trebilcock 1998, p. 100).
Malgré les actions de l’État pour endiguer l’émigration à l’extérieur de l’Empire français, 2 400 000 habitants quittent la France entre 1871 et 1914. Certains optent pour les Amériques. La majorité s’installe toutefois aux États-Unis et seulement 50 000, dont les Robinet, au Canada (Linteau et al. 2017, p. 60-61, 387). En raison de leur bagage linguistique, il aurait été logique pour les Robinet de s’installer au Québec, là où vit la plus grande communauté de langue française au Canada. D’ailleurs, le gouvernement du Québec dispose d’un agent de recrutement en France à compter de 1871 (Linteau et al. 2017, p. 78). Les Robinet auraient pu opter pour les Prairies canadiennes, contrée prisée par de nombreux immigrants français. Pourtant, ils choisissent l’Ontario et plus précisément la région de Windsor, près de Détroit aux États-Unis. L’Ontario compte 75 383 francophones d’après le recensement canadien de 1871 et dix mille d’entre eux vivent dans cette région. Les 75 383 individus constituent 4,7 % de la population ontarienne (Cécillion 2019 ; Juteau-Lee 1983, p. 44).
L’Ontario peine toutefois à attirer les immigrants français. 1 549 personnes d’origine française y vivent, dont 233 dans la région de Windsor, d’après le recensement canadien de 1881 (Linteau et al. 2017, p. 240). Pourquoi cette région séduit-elle peu d’immigrants français ? Le premier consul de France à Québec, Charles-Henri-Philippe Gauldrée-Boileau fournit une possible explication. Il affirme que « presque tous les Français établis dans le Canada Ouest viennent de l’Est de la France, parlent l’allemand et ont suivi le flot de l’émigration germanique » (Savard 1970, p. 76-77). Cependant, les Robinet ne sont pas d’origine germanique.
Est-ce que les Robinet peuvent être considérés comme des réfugiés ? La sixième édition du Dictionnaire de l’Académie française, publiée en 1835, définit le verbe « réfugier » comme « se retirer en quelque lieu ou auprès de quelqu’un pour être en sûreté ». Pierre Antoine Robinet, viticulteur et petit commerçant de Rougemont, son épouse, Joséphine Pheulpin et leurs enfants quittent leur village puisqu’ils cherchent un lieu leur garantissant une sécurité. Ils prennent cette décision étant donné que leurs biens ont été réquisitionnés pendant la guerre franco-allemande. Sur les conseils de son épouse, Robinet possédait un commerce de vêtements pour les femmes, de poterie et de verrerie. La famille était relativement aisée jusqu’à la catastrophe de la guerre franco-allemande de 1870. Selon les mémoires de Jules Robinet, l’un des fils de Pierre Antoine, les troupes françaises, puis allemandes, ont tout saisi : chevaux, nourriture, vin (Robinet 1936). Pierre Antoine et Joséphine craignaient plausiblement de retourner dans leur village et de trouver leur propriété et commerce endommagés ou réduits en ruine, ce qui les incite à quitter le lieu. Il faut préciser que les mémoires de Robinet renseignent peu sur leur vie à Rougemont. Par exemple, rien n’est écrit au sujet de leur production de vin, sauf sa consommation. Pierre Antoine et Joséphine ont peut-être imaginé la possibilité de s’établir ailleurs en France. Cependant Jules Robinet révèle dans ses mémoires que ses parents se rappellent que le Canada est un pays paisible où il est possible de repartir de zéro (Robinet 1936). Selon l’étude de Cécillion (2019), les Robinet connaissent cette colonie britannique grâce à Théodule Girardot, un enseignant établi dans la région de Windsor en Ontario qui s’improvise agent de recrutement auprès des Français. Pierre Antoine a des liens avec Girardot et il a probablement entendu ce dernier lui vanter cette contrée de l’Ontario, nommément son potentiel vinicole. Il faut préciser que les Robinet se transmettent les connaissances de la fabrication du vin d’une génération à l’autre (Robinet 1936).
Avec son épouse et quatre de leurs sept enfants, Robinet part pour l’Ontario en 1874. L’idée de recommencer leur vie dans une partie du monde qui compte des compatriotes français atténue leurs peurs et leurs craintes. Selon les mémoires de Jules Robinet, ses parents sont accueillis chaleureusement, notamment par Théodule Girardot (Robinet 1936).
L’intégration sociale et économique des Robinet dans la société d’accueil se fait relativement facilement. D’abord, deux des trois enfants laissés derrière, Auguste et Jules, les rejoignent dans le Sud-Ouest ontarien quelques mois plus tard. Dans ses mémoires, Jules écrit qu’il a repris le commerce de son père à Rougemont, à l’âge de 17 ans. Une lettre de ses parents, reçue en mars 1875, le convainc toutefois de les rejoindre en Ontario. Est-ce que Pierre Antoine souhaite éviter le service militaire à ses fils ? La loi du service militaire de 1872 prévoit « un volontariat d’un an qui permet à des étudiants payant 1 500 F de servir un an au lieu de cinq ans »4. Malheureusement, je n’ai pas pu lire la lettre de Pierre Antoine. Cependant, le 6 avril 1875, Jules et Auguste quittent Rougemont et entament leur voyage. Le premier arrêt est Le Havre, pour aller à Liverpool. Dans ce port anglais, les deux Robinet s’embarquent sur le S. S. Polynesian. Ils arrivent à Québec le 9 mai et, à Sandwich, dans le Sud-Ouest ontarien, trois jours plus tard (Robinet 1936). Jules se trouve rapidement un emploi grâce à ses talents d’entrepreneur. Avec l’aide de son beau-frère et un peu plus tard celle de son frère Victor, il ouvre un magasin général en 1877, et une briqueterie, en 1882. Pour sa part, Joseph demeure en France. Son père et sa mère le visitent en 1877. Tentent-ils de le convaincre de rejoindre ses frères et sœurs en Ontario ? Les mémoires de Jules sur l’histoire de sa famille sont muets à ce sujet, mais il est fort vraisemblable que Pierre Antoine et Joséphine aient informé Joseph des succès de la famille et surtout de la facilité avec laquelle les Robinet avaient refait leur fortune dans leur pays d’adoption. D’ailleurs, à son retour en Ontario, Pierre Antoine forme avec Ernest Girardot, le fils de Théodule, la Compagnie Robinet et Girardot à Sandwich. Cette entreprise se spécialise dans la fabrication du vin de table. Jules Robinet achète les parts de son père dans la compagnie en 1882 (Cécillion 2019 ; Robinet 1936).
À l’instar de leur intégration économique, les Robinet deviennent d’éminents membres de leur communauté, particulièrement celle d’origine française. La famille Robinet est catholique. Elle fréquente et appuie les institutions religieuses. De plus, Jules emploie de nombreux travailleurs, saisonniers et réguliers, dans ses diverses entreprises, notamment de fabrication du vin, et une briqueterie qui demeure en activité jusqu’en 1915. Selon l’étude de l’historien Jack Cécillion, Jules Robinet est le producteur de vin le plus important de la région de Windsor. Il possède aussi maintes propriétés à Sandwich et dans les alentours. Enfin, il siège au conseil municipal pendant sept ans et devient un conseiller scolaire pendant dix ans (Cécillion 2019 ; Robinet 1936).
Devenir vigneron en Ontario
La fondation de la compagnie Robinet et Girardot marque le début de l’aventure des Robinet, d’abord le père, Pierre Antoine, puis le fils, Jules, dans la production du vin en Ontario. Les Robinet proviennent d’une famille où les connaissances de la fabrication du vin se transmettent d’une génération à l’autre. Dans ses mémoires, Jules affirme qu’il a connu un succès relatif, surtout pendant les années 1920, période au cours de laquelle les Américains cherchent désespérément à se procurer de l’alcool dont la production et la vente sont interdites dans leur pays en raison de la prohibition. Il acheta chaque année de grandes quantités de raisin, souvent Vitis labrusca (Fox), Vitis riparia (Frost) et la variété Concord. Une partie de ces raisins est utilisée dans la production vinicole qui oscille entre 22 730 et 113 650 litres chaque année. Le reste des raisins est vendu à des marchands de Montréal, de Québec et de Winnipeg, au Manitoba (Robinet 1936).
À l’instar de plusieurs autres producteurs de vin d’origine américaine et britannique installés en Ontario, les Robinet participent à la création de l’industrie commerciale vinicole. Ces entrepreneurs aspirent à la réussite. La naissance de cette industrie survient toutefois dans un environnement national difficile malgré un contexte mondial favorable à la croissance de l’industrie du vin.
La France, l’Italie et l’Espagne produisent 85 % de la production mondiale du vin dans la seconde moitié du xixe siècle. La France, à elle seule, compte pour 49 % de cette production (Pinilla et Ayuada 2007, p. 184). Mais la crise de la viticulture en France et ailleurs en Europe, résultant du phylloxéra, crée des circonstances économiques favorables ailleurs dans le monde. Si le malheur et la détresse des vignobles et des fabricants de vin en France suscitent des craintes pour l’avenir de cette industrie dans ce pays, cela n’est pas le cas pour de nombreux entrepreneurs vinicoles qui y voient la possibilité de développer de nouvelles zones de production et qui surmontent les problèmes de production dans des climats plus chauds que celui de l’Europe. « By 1913 Argentina was the world’s seventh largest wine producer; Chile the ninth; the United States the tenth; and Australia the eighteenth » (Simpson 2011, p. 193). Le développement de cette industrie connaît une période de forte croissance en raison de l’intensification des échanges économiques dans le cadre de ce qu’on appelle la période d’internationalisation des relations commerciales qui survient pendant la seconde moitié du xixe siècle.
Selon Pinilla et Ayuda, la consommation de vin augmente d’environ 0,7 % annuellement entre 1865 et 1874. Cette augmentation s’explique en partie par l’accroissement des revenus, surtout dans les pays européens dont la culture accorde une place particulière à la consommation du vin, mais aussi par l’amélioration de ses techniques de préservation et les progrès technologiques de l’industrie du transport maritime qui permettent d’acheminer le vin sur de grandes distances plus rapidement et à un moindre coût. L’amélioration du transport maritime explique ainsi en partie la croissance de 22 % de la production mondiale de vin entre 1870 et 1900 (Pinilla et Ayuada 2007, p. 184-185). Par exemple, les Britanniques sont à la recherche de nouvelles régions pour s’approvisionner en vin (Hancock 1997 ; McIntyre 2023). Le mouvement de migration en direction des Amériques signifie aussi que de nombreux immigrants exportent leur culture alimentaire qui inclut, dans le cas des Espagnols, des Italiens et des Français, l’habitude de consommer du vin. Ces gens, comme les Robinet, possèdent un savoir-faire, souvent familial, qui amène plusieurs d’entre eux à se lancer dans la production du vin dès leur établissement dans les Amériques, en Afrique ou en Océanie. Pour leur part, les élites européennes diversifient leur goût pour le bon vin, créant une demande à satisfaire. Les conditions sont réunies pour favoriser l’essor d’un marché vinicole planétaire.
Cette course à la production de vin est nourrie par les nombreuses publications qui incitent des personnes à devenir vignerons dans les Amériques, en Afrique et en Océanie. En plus de l’intensification des échanges économiques, l’augmentation de la circulation des informations sur la culture de la vigne et des conseils pratiques pour devenir vigneron constitue un facteur décisif de l’élargissement de ces processus. Maints écrits sont disponibles au Canada. Par exemple, l’immigrant d’origine britannique Justin McCarthy De Courtenay, qui a acquis ses connaissances en France, en Suisse et en Italie, s’établit en Ontario en 1858. Il publie quelques brochures dont The Canada Vine Grower: How Every Farmer in Canada May Plant a Vineyard and Make his Own Wine en 1866 (Jarrell 2011 ; Simpson 2011 ; Stein 2023). Il est possible que les Robinet aient lu l’une de ces publications.
L’étude de l’industrie du vin au cours de la seconde moitié du xixe siècle démontre le soutien des États à ce secteur économique en émergence dans les Amériques, en Afrique et en Océanie. Ils imposent ainsi des tarifs sur les vins importés et favorisent le développement d’une expertise viticole dans des établissements d’enseignement. Ailleurs, comme en Argentine, l’État investit dans des infrastructures, nommément le transport ferroviaire, pour faciliter la circulation des marchandises et les exportations (Simpson 2011 ; Stein 2023). Ceci n’échappe pas aux viticulteurs en Ontario. Ils savent que l’établissement d’une industrie dans la province ne peut se faire sans l’appui financier de l’État. Les solutions proposées s’inspirent d’expériences qui se produisent là où émerge l’industrie ailleurs dans le monde. Dès son arrivée au Canada en 1858, Justin McCarthy De Courtenay se lance dans la production du vin. Cet ambitieux entrepreneur croit qu’il peut produire du vin de grande qualité à partir des vignes nord-américaines. Pour ce faire, il faut inciter les fermiers à se lancer dans la culture de la vigne et convaincre des investisseurs de soutenir des vignerons en quête de capital. Le ministère fédéral de l’Agriculture au Canada développe pareillement une expertise, notamment en embauchant du personnel qui expérimente le vin à partir de différentes variétés de raisin tout en tenant compte du sol et du climat canadiens. Dans les années 1890, le gouvernement ontarien investit dans la création de quinze fermes expérimentales. L’Ontario Fruit Growers’ Association participe à ce projet. Ces fermes sont consolidées dans l’Horticultural Experiment Station située dans la région agricole de la péninsule du Niagara et financée par l’État ontarien en 1906 (Palmer 1956, p. 11).
De Courtenay sait que l’appui de l’État est crucial pour cette nouvelle industrie. Il presse les pouvoirs publics de soutenir la production du vin pour que les vignerons se lancent à la conquête des marchés domestique et international. L’un des vins produit par De Courtenay remporte même une médaille lors de l’Exposition internationale tenue à Paris en 1867, ce qui renforce ses ambitions. Selon lui, l’Ontario possède un climat favorable, comme il l’affirme devant un comité de parlementaires canadiens en 1864. Se basant sur les cours d’agriculture de l’agronome français Adrien-Étienne-Pierre comte de Gasparin, Courtenay affirme que « climates most favorable are those where the duration of the season of vegetation is the shortest, and where, in such season, the total heat is the most elevated » (De Courtenay 1866, p. 43). Inévitablement, l’Ontario devrait devenir une région productrice de vin, mais le manque d’appui étatique incite De Courtenay à retourner en Grande-Bretagne à la fin des années 1860 (Jarrell 2011).
Robinet a plus de succès que De Courtenay. En plus de ses investissements dans la production du vin, Jules possède plusieurs propriétés et il gère une briqueterie. Peut-on alors considérer Jules Robinet comme un capitaliste viticulteur ? J’emprunte ce concept à l’historienne Chelsea Davis qui le définit comme « the large-scale winegrowers and producers responsible for restructuring the colonial wine industry in the late nineteenth century » (Davis 2023, p. 60). Certes, son parcours d’entrepreneur n’est pas équivalent à celui des capitalistes qui développent la viniculture en Afrique du Sud, tel que Cecil Rhodes, ou Thomas Hardy en Australie. D’abord, Jules n’a pas les moyens financiers de Rhodes, ni ceux de Hardy. Il faut préciser que Jules ne réussit à percer le marché international qu’à compter des années 1920. Contrairement aux producteurs de vin d’Australie et d’Afrique du Sud qui y trouvent des débouchés, la Grande-Bretagne ne deviendra jamais un marché pour le vin ontarien et, bien entendu, celui produit par Jules. Les producteurs ontariens ne peuvent compter sur les services d’un promoteur de leur vin en Grande-Bretagne, comme c’est le cas avec Peter Bond Burgoyne pour les vins australiens. Sa compagnie, Burgoyne Company, devient en effet la principale importatrice de vin australien en Grande-Bretagne (Regan-Lefebvre 2022, 2023 ; Pinney 1989 ; Unwin 1991).
Une industrie viable en Ontario ?
Le Canada profite difficilement de l’augmentation de la production mondiale de vin. L’action des gouvernements ontarien et fédéral reste timorée. Certes, le gouvernement fédéral impose un tarif sur les vins étrangers pour épauler la production domestique. Après tout, il faut protéger l’industrie naissante à l’instar des autres secteurs économiques qui bénéficient également de la protection tarifaire. Cette politique n’est pas en soi très originale, car elle est pratiquée par d’autres gouvernements dans le monde qui favorisent le développement de leur industrie vinicole (Dutil 2024 ; Malleck 2013 ; Simpson 2011 ; Stein 2023).
Les mémoires de Robinet n’indiquent aucun rôle actif de Jules pour inciter les États ontarien et fédéral à mettre en place des politiques favorisant le développement de l’industrie du vin. À l’instar d’autres producteurs de vin, Jules sait que le climat sociopolitique est hostile à la consommation d’alcool. D’ailleurs, les gouvernements savent que leurs efforts pour promouvoir la production d’alcool, en général et si modestes soient-ils, se heurtent à la campagne de mobilisation de l’opinion publique pour réduire drastiquement sa consommation.
Le mouvement de la tempérance, inspirée par celui des États-Unis, mène la vie dure à ceux et celles qui favorisent la consommation d’alcool, boisson considérée plus sûre pour la santé humaine que l’eau et le lait au xixe siècle. Si le mouvement de la tempérance soutient la modération, ses partisans réalisent que la persuasion et les efforts pour contrôler les comportements individuels ne suffisent pas. Une politique gouvernementale plus radicale, qualificatif utilisé par ses opposants, gagne en popularité aux États-Unis et au Canada : la prohibition de la production, de l’importation et de la vente d’alcool. Si les individus ne peuvent se contrôler, c’est l’État qui le fera pour eux. Cette solution politique à un problème social est promue par les protestants, surtout les baptistes et les méthodistes, ainsi que par les groupes de femmes préoccupées par la pauvreté et la violence domestique résultant de la consommation d’alcool, qu’elle soit excessive ou pas. Devant cette mobilisation populaire, dont l’ampleur s’accroît vers la fin du xixe siècle, il devient difficile pour le gouvernement fédéral et celui de l’Ontario d’adopter des politiques qui soutiennent le développement de l’industrie commerciale du vin. Pendant la Première Guerre mondiale, les groupes militant pour la prohibition contraignent le gouvernement ontarien à interdire la vente d’alcool, mais non sa fabrication, à compter de 1916. Il est alors toujours possible de consommer de l’alcool à la maison (Heron 2003 ; Martel 2014).
Robinet et les autres viticulteurs, qui peinent à développer leur production, se confrontent à un autre défi : celui de changer les habitudes de consommation. Les Ontariens ne boivent pas de vin, contrairement aux Espagnols, aux Français et aux Italiens. Ils préfèrent la bière. Sa consommation par personne augmente d’ailleurs de 11,14 litres par année pendant la période allant de 1875 à 1879 à 22,18 litres par année entre 1900 et 1904. Cette préférence pour la bière s’explique, d’une part, par la présence de nombreux immigrants provenant de pays européens tels que l’Allemagne et la Grande-Bretagne où sa consommation est intégrée à la culture. D’autre part, la bière est prisée par les ouvriers dont le nombre est en forte croissance durant la Révolution industrielle qui transforme l’activité économique (Bellamy 2009, p. 6-7).
Des choix de politique gouvernementale donnent finalement, après-guerre, un sérieux coup de pouce à l’industrie commerciale du vin en Ontario. En 1919, pour faire suite à un référendum, le gouvernement ontarien modifie la loi régissant la vente de l’alcool dans la province. Bien qu’une majorité d’électeurs appuie la prohibition, le gouvernement permet la vente du vin fabriqué avec des raisins cultivés en Ontario, ce qui est bien accueilli par les producteurs, dont Robinet. Deux ans plus tard, c’est l’importation de l’alcool qui est interdit en Ontario, ce qui favorise l’industrie vinicole locale (Cecillon 2018, p. 24).
La seconde politique, de nature internationale engendre, des conséquences bénéfiques pour le Canada. À compter de 1920, le gouvernement américain impose la prohibition de l’alcool à l’intérieur de son territoire. Cette décision contribue à l’ouverture de nouveaux vignobles et commerces ainsi qu’à la forte croissance de la production du vin en Ontario. Elle permet aussi aux entrepreneurs de se tailler une place sur le marché international de vente de vin. Bien que les exportations d’alcool aux États-Unis soient illégales, cela ne décourage aucunement les entrepreneurs comme Robinet. Les producteurs de vin ontariens accroissent leur production qu’ils écoulent surtout aux États-Unis. Ainsi Robinet embauche deux experts français pour le développement de la production de « champagne » parmi sa gamme de produits (Rannie 1978, p. 58). La décision américaine marque le début d’un véritable « take off » et d’un âge d’or pour les producteurs de vin, mais aussi pour ceux associés à l’industrie de fabrication et de distribution de produits alcooliques en Ontario.
La fin de la prohibition aux États-Unis en 1933 constitue un revers pour l’industrie du vin en Ontario. La décision des autorités américaines a pour effet de priver les établissements vinicoles de la province d’un marché lucratif. Elle survient quelques années après l’abolition de la prohibition en Ontario et la prise de contrôle, par le gouvernement provincial en 1927, de la vente et de la distribution de l’alcool, une politique similaire à celle déjà en vigueur ailleurs au Canada, particulièrement au Québec. Dorénavant, les individus et les compagnies désireux de produire et/ou de vendre de l’alcool doivent obtenir un permis de la province. En contrepartie, le gouvernement envoie ses fonctionnaires inspecter les lieux de fabrication et d’entreposage pour s’assurer de la qualité des produits (Malleck 2012).
Le nombre de fabricants de vin chute de manière dramatique en Ontario. En 1931, la province compte 52 établissements vinicoles, contre 25 en 1940. Certes, les fermetures, les ventes et les fusions de vignobles et de fabricants de vin s’expliquent en partie par la dépression économique qui frappe durement l’économie canadienne de 1929 à 1939. En même temps, la fin de la prohibition américaine signifie que la demande pour les boissons alcooliques canadiennes sur le marché américain est en baisse. Les Américains, si assoiffés entre 1920 et 1933, peuvent de nouveau étancher leur soif en consommant des produits « made in U.S.A. ».
Le parcours du fabricant de vin Jules Robinet est représentatif de ce qui est advenu de l’industrie du vin en Ontario. Le gouvernement ontarien ne délivre plus de permis pour la production vinicole, ce qui favorise le processus de consolidation de l’industrie, car plusieurs vignobles vendent leurs permis à d’autres ou mettent fin à leurs opérations. C’est ce que fait Robinet en 1935. Il vend son permis à la compagnie Bright’s Wine et, incidemment, son droit de produire du vin sur une base commerciale. L’industrie du vin en Ontario survit à Robinet, mais elle vivote jusqu’aux années 1970. Alors qu’il y avait 61 fabricants de vin en 1927, ils ne sont désormais plus que six en 1974 (Bramble et al. 2007, p. 64-65 ; Cécillion 2019).
Conclusion
Comment interpréter le parcours de Pierre Antoine et de Jules Robinet ? Puis-je en faire un cas d’espèce qui renseigne sur l’expérience immigrante de la fin du xixe siècle ? Au contraire, est-ce que la trajectoire des Robinet est unique et serait même en marge de l’expérience typique immigrante ? Si l’on opte pour cette seconde possibilité, quelles sont les caractéristiques d’une expérience typique ?
Robinet et sa famille quittent le village de Rougemont pour l’Ontario. Leur intégration sociale et économique est réussie, car elle est facilitée par la présence de quelques immigrants français, déjà installés dans la région de Windsor. De plus, les Robinet, père et surtout le fils Jules, participent au développement de l’industrie du vin en Ontario. Ces gens font preuve d’originalité pour plusieurs raisons. Certes, ils participent au mouvement transatlantique de migration, mais aussi à la transplantation de l’industrie vinicole hors d’Europe. Grâce à Robinet, le Canada prend part à cette course à la création de l’industrie du vin sur la planète.
À l’instar des autres producteurs de vin ontariens, les Robinet ont de nombreuses attentes. En revanche, la plupart d’entre eux ne deviennent pas de grands producteurs de vin possédant d’importantes exploitations vinicoles. Robinet a su malgré tout tirer son épingle du jeu. Son cas révèle les caractéristiques de l’industrie du vin en Ontario de 1870 à 1940 : une production familiale, l’embauche d’ouvriers saisonniers et à temps plein, un accès à un réseau de transport et des immigrants qui apportent avec eux leurs connaissances sur la production de vin. Pierre Antoine et surtout Jules Robinet ont du succès, mais la production de vin ne réussit pas à survivre à la fin de la prohibition américaine et au contrôle accru de l’État ontarien sur l’industrie. Cette dernière vivote finalement en Ontario de 1940 à 1970.