« What man is that? » : identité et identification des personnages anonymes dans Jules Césarde William Shakespeare

  • “What man is that?” Identity and Identification of Anonymous Characters in William Shakespeare’s Julius Caesar

Abstracts

Les personnages secondaires abondent dans l’œuvre de William Shakespeare et il est intéressant de noter la façon dont ils sont désignés. Si certains sont nommés, on constate que nombre d’entre eux ne sont identifiés que par leur fonction — tels les messagers, les serviteurs, les plébéiens. On pourrait croire à une volonté de la part du dramaturge de ne leur attribuer qu’une fonction purement utilitaire au sein de la fable mais la question de l’identification et de l’identité de ces personnages semble s’imposer malgré leur anonymat. Costumes, accessoires, reconnaissance physique ou vocale, traits discursifs sont autant d’éléments qui permettent d’identifier ces personnages, mais peut-on considérer que cette identification est une condition suffisante pour constituer l’identité du personnage ? Et de manière générale, un anonyme peut-il posséder une identité particulière malgré son appellation qui désigne un ensemble et non un individu ?

There are many minor characters in William Shakespeare’s work and it is interesting to note the way they are referred to. If some of them are actually named, we can observe that a number of them are only identified by their function — as messengers, servants, plebeians. We may believe that the playwright meant to give them a strictly functional status in the dramatic structure but the question of the identification and the identity of these characters seems to be essential despite their anonymity. Costumes, props, physical or vocal recognition, discursive characteristics, are all elements that can help to identify them but is this identification enough to establish the identity of the character? And more generally, can an anonymous character possess a particular identity despite their general designation?

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1. « Who comes here? »2 : anonymat, identification et identité

Lorsqu’on s’engage dans une réflexion sur l’anonymat, on est d’abord tenté de le comprendre comme étant l’absence d’identité. Pourtant, une absence de nom ne peut pas annihiler l’existence même d’une chose ou d’un individu. C’est pourquoi il devient nécessaire de convoquer la notion d’identification comme médiatrice entre l’identité et l’anonymat. En effet, l’identification peut se définir comme étant un réseau de signes qui permettent la reconnaissance d’un objet, tandis que l’identité est l’objet même désigné par ces signes, ou en d’autres termes, l’existence de cet objet en tant qu’il est un et le même3. L’absence d’un signe d’identification, à savoir le nom, — et non pas l’absence de tous les signes possibles — caractérise alors l’idée d’anonymat. À travers cette approche, on peut donc, d’une part, se demander quel processus d’identification se met en place face à celui qui ne possède pas de nom, et, d’autre part, tenter de mettre en lumière l’unité et l’unicité de l’anonyme, deux questions relatives à l’identité d’un être.

Au théâtre, les notions d’identification et d’identité sont en prise directe avec la question de la représentation des personnages. D’abord, l’écriture dramatique du personnage active un faisceau de signes qui convergent tous vers la création d’une même entité. Puis, au niveau de la représentation scénique, le processus d’identification d’un personnage est enclenché par la présence de ces signes, qui sont mis à la disposition du spectateur par les codes du théâtre, et qui permettent ensuite la reconnaissance de cette entité : nous souhaitons alors analyser ce double mouvement d’identification et de reconnaissance identitaire dans le théâtre de William Shakespeare. On remarque, de manière générale, que les personnages peuvent être désignés de deux façons différentes : soit par un nom propre, ce qui donne une particularité au personnage, car comme le souligne Laurie Maguire, dans son ouvrage Shakespeare’s Names : « Les noms […] marquent un individu comme étant unique, comme étant indiv‑id‑uel. »4 [notre traduction], (Maguire 2007 : 9) ; soit de façon anonyme, à travers une fonction sociale — telle que Serviteur, Plébéien ou Savetier —, ce qui inscrit le personnage dans un ensemble et ne lui donne pas de singularité. Ces appellations génériques, qui n’apportent pas la précision identificatoire d’un nom propre, nous obligent donc à nous intéresser aux autres vecteurs d’identification du personnage théâtral. Le premier est d’ordre visuel, par le biais des costumes et du corps de l’acteur, et le deuxième auditif, par le biais de la parole et de la voix de l’acteur. Les notions d’identification et d’identité au sein d’une œuvre dramatique se retrouvent donc directement liées à deux aspects de l’analyse dramaturgique du théâtre : analyse de l’image et analyse rhétorique. Nous nous demanderons alors si les personnages anonymes peuvent présenter une identité particulière à travers ces autres formes d’identification, malgré leur désignation générique. Afin de répondre à cette question, nous proposons l’analyse du cas de Jules César, qui présente à la fois des personnages anonymes qui ont une valeur canonique dans l’œuvre de Shakespeare, tels que les Serviteurs, et des cas plus exceptionnels, tels que le Devin, en raison de ses caractéristiques surnaturelles.

Dans Jules César, Shakespeare représente un événement de l’histoire de l’Antiquité romaine : l’assassinat de César ainsi que ses conséquences pour les conspirateurs, dont Brutus et Cassius font partie5. Les personnages historiques, empruntés aux écrits de Plutarque, et dont les noms sont évocateurs dans l’imaginaire collectif, côtoient des personnages anonymes (souvent absents chez Plutarque) qui font résonner la voix de la plèbe. « Ainsi, il [Shakespeare] invente la scène où les partisans de Pompée tancent le peuple » (Marienstras, Notice. Déprats / Venet, Eds. 2002 : 1366). Dans cette scène d’exposition, les mécanismes de l’identification sont exposés de manière ostensible, afin de présenter le débat politique autour de la figure historique de Jules César, et entraînent d’emblée un questionnement sur les tensions entre identité personnelle et identité collective au sein de la République. Nous analyserons alors deux types de personnages qui soulèvent les questions de leur identification et de leur identité. Tout d’abord, nous nous concentrerons sur les personnages anonymes qui, au sein de scènes d’attroupement du peuple, posent le problème de la place de l’individu au sein de la société, en nous intéressant plus particulièrement à ceux qui parviennent à faire entendre une voix personnelle. Puis, à l’inverse, nous nous intéresserons aux personnages messagers qui véhiculent une parole qui ne leur appartient pas, soit qu’ils rapportent la parole d’un maître, comme les Serviteurs, soit qu’ils transmettent une parole divine, comme le Devin et le Poète. Par leur intermédiaire, nous questionnerons notamment la possibilité d’avoir une identité propre et particulière malgré leur fonction de médiateur.

2. « What trade art thou? »6 : généralisation et individualisation

Dans la première scène, le problème de l’identification se pose d’abord du point de vue de l’organisation de la société. Il s’agit pour deux tribuns du peuple, partisans de Pompée, Flavius et Murellus, de mettre de l’ordre dans un rassemblement d’hommes du peuple qui célèbrent la victoire de César sur Pompée, et qui, pour cette occasion, se sont défaits de leurs tenues de travail. Leur intervention auprès des gens du peuple est dans un premier temps d’ordre policier : « Rentrez chez vous, créatures fainéantes, chez vous, vite ! / Quoi, est-ce jour de vacance ? Ignorez-vous / Qu’en tant qu’artisans vous ne devez pas circuler / Un jour de labeur sans les signes / De votre profession ? »7 (I, 1, 1-5). Flavius rappelle ici les lois qui s’appliquent aux artisans et qui ne leur permettent pas de se déplacer sans signes clairs d’identification, à moins qu’il ne s’agisse d’un jour férié8. Le fait que les artisans ne portent pas leurs vêtements de travail pose ainsi le problème de leur reconnaissance auprès des tribuns du peuple. Chaque individu doit pouvoir être identifié visuellement selon sa fonction au sein de la société, ou plus précisément selon son métier.

Alors que les artisans ont revêtu leurs plus beaux vêtements, ce qui n’autorise plus de distinction entre chacun d’entre eux, les partisans de Pompée, irrités, vont tâcher de rétablir l’ordre à travers un processus d’individualisation. « Quel est ton métier ? »9 (I, 1, 5 ; 9 ; 12 ; 15), demandent-ils frénétiquement à chacun d’entre eux. Un charpentier répond d’abord à la question et Murellus enchaîne : « Où est ton tablier de cuir, et ta règle ? / Que fais-tu dans ton plus beau costume ? »10 (I, 1, 7-8). Les signes d’identification du métier de charpentier sont décrits afin de recréer un ordre et une hiérarchie au sein de la société, puis le Savetier est interrogé à son tour. La masse informe et désindividualisée du peuple est ainsi désunie et la stratégie policière d’identification, si l’on peut dire, des tribuns, leur permet de disperser les attroupements associés à un danger.

Cette première scène, qui présente uniquement des personnages que l’on ne reverra plus, pourrait sembler détachée dramatiquement du reste de la pièce, même si elle introduit d’emblée des dissensions politiques autour de la figure de Jules César. En réalité, elle permet également d’annoncer une double stratégie de Marc Antoine qui vise à venger César des conspirateurs qui l’ont assassiné. Cette stratégie consiste dans un premier temps à désunir les assassins et dans un second temps à rassembler le peuple contre eux. On comprend alors que la notion de danger de l’attroupement, ou du consensus de personnes autour d’une idéologie, était mise en évidence dès le début de la pièce, afin de servir la montée de la tension dramatique jusqu’à son paroxysme au moment de l’assassinat du héros éponyme. En effet, de la même façon que Flavius et Murellus individualisent chacun des artisans en les interrogeant sur leur métier, Marc Antoine serre la main de chaque conspirateur en énonçant systématiquement son nom, comme le constate Richard Marienstras, dans son ouvrage Le Proche et le lointain : « Il va serrer la main de chacun d’eux, de manière […] à rompre la solidarité qui les a unis dans le sacrifice — à individualiser les hommes qui ont tué » (Marienstras 1981 : 97). Effectivement, Marc Antoine sépare les mains qui se baignaient en communion dans le sang de César et, par un processus de reconnaissance identitaire de chaque individu, brise le lien qui faisait la force des conspirateurs (III, 1, 183-189). Marc Antoine divise les conspirateurs mais, en revanche, utilise comme une arme — arme que redoutaient Flavius et Murellus — le rassemblement du peuple, et donc, en d’autres termes, la généralisation des individus ou leur désindividualisation. Brutus, suite à l’assassinat, va s’adresser aux plébéiens afin d’expliquer son geste criminel mais commet l’erreur d’autoriser Marc Antoine à parler après lui pour faire l’éloge funèbre de César. Si le peuple semble avoir compris le geste de Brutus et de ses compagnons suite à son discours, il devient de plus en plus hostile à mesure que Marc Antoine échauffe les esprits, dans un sens quasiment littéral, car le peuple utilisera le feu comme arme contre les conspirateurs11. En effet, le discours de Marc Antoine ne s’adresse pas à des individus, comme le faisaient Flavius et Murellus, mais aux Romains de manière générale. Les personnages anonymes ne sont plus désignés dans les didascalies par leur métier mais par leur statut de plébéien (« Le Premier Plébéien », « Le Deuxième Plébéien », etc.) — une appartenance à un groupe bien plus large qu’une catégorie de profession —, et ils partagent souvent des répliques communes réunies sous l’appellation de « Tous » (III, 2).

L’individualisation passe donc par l’identification, soit par le métier, soit par le nom, ou même par un geste, comme celui d’Antoine lorsqu’il serre, une à une, les mains des conspirateurs. Pourtant, cette individualisation n’engendre pas automatiquement le fait de posséder une identité particulière, c’est-à-dire unique. Si l’on peut à présent distinguer le Savetier du Charpentier, il n’en reste pas moins qu’il appartient encore à un ensemble de personnes, non-distinguables par cette désignation générique, à savoir toutes les personnes exerçant la profession de savetier. C’est donc à travers la parole que l’affirmation identitaire peut ici se produire. En effet, le Savetier se différencie encore davantage des autres personnages anonymes grâce à ses traits discursifs. Sa parole est d’abord opposée à celle des personnages nommés par le fait qu’il s’exprime en prose et non pas en vers, ce qui indique une différence de statut social12. Le Savetier peut donc être immédiatement identifié comme étant hiérarchiquement inférieur et faisant partie du petit peuple. Ensuite, son métier marque une empreinte sur sa parole, car toutes ses répliques sont destinées à décrire son métier :

De vrai, monsieur, je vis de ma pointe. Je ne me pique ni des affaires des hommes ni de me faire des femmes, mais je reste à la pointe, monsieur, pour la chirurgie des savates : quand elles courent à leur perte, je les talonne. Ma main a ouvert la voie à plus d’un élégant qui foulait le cuir de vache13. (I, 1, 23-28).

L’humour et la poésie avec lesquels il décrit son métier le rendent sympathique auprès des spectateurs, ce qui l’individualise encore davantage. Ses jeux de mots incessants (comme sur le mot « cobbler », « savetier », qui a aussi le sens de « bousilleur ») agacent Flavius et Murellus qui ne comprennent pas tout de suite le métier du savetier. Il dit être un « réparateur de mauvaises semelles », « a mender of bad soles » (I, 1, 14), mais il joue sur la sonorité du mot « soles », qui est un homophone de « souls » (les âmes) — « le réparateur de mauvaises âmes ». La poésie avec laquelle il s’exprime lui permet de s’élever au-dessus de sa condition sociale et donc au-dessus des autres artisans. Il est alors perçu comme le leader du groupe par Flavius, qui lui demande : « Pourquoi mènes-tu ces hommes à travers les rues ? »14 (I, 1, 30).

Le Savetier trouve son identité dans une parole qui lui est propre : d’une première identification en tant qu’artisan, puis en tant que savetier, il se détache progressivement du groupe dans lequel il se fondait et, à travers la poésie avec laquelle il décrit son artisanat, il l’élève en fin de compte à un art. Difficile, alors, de ne pas voir l’empreinte artistique de Shakespeare, derrière la parole du Savetier, qui dévoile le processus créatif du dramaturge. Molly Mahood, qui a consacré un ouvrage aux rôles minimes dans l’œuvre de Shakespeare, Playing Bit Parts in Shakespeare, explique en effet que le poète est souvent amené à développer des personnages secondaires au fur et à mesure de son écriture : « La fluidité de la méthode d’écriture de Shakespeare implique que parfois, un personnage grandit et s’épanouit sous sa plume jusqu’à ce qu’il ou elle devienne beaucoup plus important que prévu initialement. »15 [notre traduction], (Mahood 1998 : 7). Ce mouvement poétique qui guiderait l’écriture de Shakespeare explique la richesse de ses personnages secondaires et leur individualisation, malgré une désignation générique.

3. « What man is that? » : identité et altérité

Si le Savetier trouve son identité dans sa parole, il est moins évident pour les personnages messagers de pouvoir affirmer une identité à travers la parole d’un autre. Nous entendons ‘messager’ au sens large du terme, comme désignant un personnage qui transmet une parole qui ne lui appartient pas, car il n’y a en réalité aucun personnage désigné sous cette appellation dans Jules César.

Les Serviteurs d’Antoine et d’Octave assurent la bonne transmission de la parole de leur maître. Ils posent moins le problème de leur identification, mais davantage celui de leur identité. En effet, bien qu’anonymes pour le spectateur, ils sont immédiatement reconnus par les personnages nommés qu’ils approchent. Brutus et Antoine identifient visuellement la fonction des Serviteurs ainsi que leurs maîtres respectifs, Antoine et Octave16. Avant que soit engagé tout dialogue, il y a de part et d’autre une nécessaire phase d’identification de l’autre. Le messager identifie le destinataire du message, puis le destinataire doit identifier, à travers le médiateur, l’énonciateur du message. Une fois cette phase accomplie, le messager peut transmettre les paroles de son maître, des paroles restituées avec une grande exactitude, comme le laisse supposer le discours direct qu’emploie le Serviteur d’Antoine :

Ainsi, Brutus, sur ordre de mon maître je m’agenouille ;
Ainsi, sur ordre de Marc Antoine, je tombe à vos pieds,
Et, prosterné, je dois sur son ordre vous dire ceci :
« Brutus est noble, sage, vaillant, et honnête ;
César était puissant, brave, royal, et aimant.
[…] » Ainsi parle mon maître Antoine17. (III, 1, 122-136)

Il ne laisse transparaître aucun trait de personnalité, aucun signe qui lui serait propre excepté ceux qui accompagnent sa fonction : ni les mouvements qu’il décrit, ni sa parole ne lui appartiennent. Son identification est déterminée par sa fonction et la seule identité qu’il se doit de refléter est celle de son maître.

À l’inverse, le Serviteur d’Octave montre les signes d’une parole qui lui est propre. Alors qu’il s’apprête à énoncer son message à Marc Antoine, il fond en larmes à la vue du cadavre de César et s’exclame : « Oh ! César ! »18 (III, 1, 280). Par le biais de l’anacoluthe, c’est l’expression individuelle de l’émotion qui vient remplacer le discours informatif attendu, « Il couche ce soir à sept lieues de Rome »19 (III, 1, 285). Ce qui est intéressant dans cet épisode, c’est qu’au lieu de refléter l’identité de son maître Octave, le Serviteur met en avant l’identité de César et accentue la force pathétique de l’image de son corps meurtri. Il amorce ainsi la seconde partie de la pièce qui mettra en scène la vengeance contre les conspirateurs et l’impossible anéantissement de l’identité de Jules César, même au-delà de la mort. En effet, l’esprit de César hantera Brutus sur le champ de bataille, qui se tuera ensuite avec la même épée qui servit à transpercer César. Les Serviteurs sont donc toujours au service de l’identité des personnages nommés, même si dans ce cas, ce personnage n’est pas celui qu’on attendait et que Shakespeare crée la surprise en submergeant d’émotion le Serviteur.

Les messagers de la parole divine possèdent des caractéristiques similaires. En effet, la parole divine se transmet également par l’intermédiaire de personnages anonymes, qui ont une certaine extériorité par rapport à la fable : un Serviteur de César rapporte la parole des prêtres qui ont consulté les augures, afin de savoir si César pouvait sortir de chez lui ; un Devin avertit César de la menace des ides de mars ; et un Poète prévient Brutus et Cassius du danger de leur conflit, alors qu’ils s’apprêtent à se battre contre les armées d’Antoine et d’Octave. Ce constat trouve une explication dans le fait que l’anonymat garantit la neutralité du personnage médiateur, qui ne soumettra pas le message à sa propre subjectivité. Ainsi, le Serviteur de César se contente de rapporter la parole des prêtres, de la manière la plus exacte possible, tandis que César (qui est directement concerné par l’avertissement) tente de déchiffrer par lui-même les augures, sans passer par les rituels religieux qui doivent encadrer le message divin et qui permettent sa bonne compréhension. Si l’on peut identifier sans problème le personnage comme étant un serviteur de César, son absence d’identité (c’est-à-dire, absence de nom et d’individualité) est exactement la raison pour laquelle il est apte à transmettre la parole des devins, en opposition à tous les personnages nommés et individualisés qui contaminent la neutralité de la parole prophétique.

Cependant, les personnages qui reçoivent directement l’inspiration divine posent la question de leur identité de façon différente de celle observée chez les Serviteurs. Alors que César s’apprête à assister aux jeux de Rome, une voix provenant de la foule l’interpelle. Le Devin est entendu avant d’être vu et Shakespeare met ainsi l’accent sur sa parole. Sa voix est singulière, particulièrement aiguë, et se détache du bruit de la masse qui l’entoure. Cassius demande à ce que le bruit de la foule cesse, ce qui permet d’enclencher un processus d’individualisation du Devin similaire à celui rencontré dans la scène d’ouverture, lorsque Flavius et Murellus interpellent un à un les artisans. César peut alors s’adresser personnellement à la voix : « Qui dans la cohue appelle mon nom ? / J’entends une voix plus aiguë que toute la musique / Crier : “César !” Parle, César est tourné pour t’entendre »20 (I, 2, 14-16). Contrairement aux artisans, le Devin se singularise immédiatement par l’étrangeté de sa voix et le caractère énigmatique de son message — « Crains les ides de mars »21 (I, 2, 17 ; 22) —, et est identifié par Brutus, en tant que devin, par le fait même que sa parole laisse transparaître sa fonction. César exprime pourtant le besoin de voir l’homme qui se cache dans la foule, un besoin de distinction encore plus marquée. Il lui demande alors de répéter son message face à lui. Mais le Devin, une fois visible, perd la force de captation de sa parole et César le congédie en le qualifiant de « rêveur »22 (I, 2, 23). La voix, qui possédait un caractère mystérieux et surnaturel lorsqu’elle semblait être détachée d’un corps, est qualifiée d’onirique et de délirante à la vue de l’homme qui la profère. L’identification visuelle, ou corporelle, nuit à la bonne réception du message en raison de la disjonction identitaire entre l’énoncé et l’énonciateur — l’un étant d’origine divine et l’autre humain — et doublée d’une disjonction entre le corps et la voix de l’énonciateur — une voix aiguë dans un corps d’homme. Le Devin pose donc davantage le problème de son unité que de son unicité, cette dernière étant mise en évidence par la singularité de sa parole ainsi que par le dispositif scénique. L’apparence du Devin ne correspond pas à l’image que renvoyait sa parole, et c’est pourquoi César rejette l’avertissement.

Le Poète connaît le même sort que le Devin, lorsqu’il est traîné hors de la tente de Brutus par des gardes. En effet, il vient brutalement interrompre une dispute entre Brutus et Cassius qui ne sont pas d’accord sur la stratégie militaire à adopter pour vaincre les armées de Marc Antoine et d’Octave. Encore une fois, la parole précède l’image du prophète, mais contrairement au Devin, le Poète est d’une grande véhémence dans ses gestes comme dans sa parole, prêt à mettre sa vie en péril pour délivrer son message. Le Poète se singularise par son mouvement, rhétorique et gestuel, qui vient rompre la dynamique de la scène : « Honte à vous, généraux, perdez-vous le sens ? / Seul l’amour convient à deux amis pareils, / Et j’en ai vu passer des hommes dans mon soleil »23 (IV, 2, 179-181). Il est automatiquement identifié comme poète par ses paroles rimées, mais les protagonistes ne décèlent pas le caractère annonciateur de son avertissement. Brutus et Cassius ne prennent pas en considération que le poète est traversé par l’inspiration divine, de la même façon que la figure du prophète, et qu’il est en cela apte à capter des messages oraculaires. Le Poète se retrouve alors amputé d’une partie de son identité, réduit à être identifié à des « rimeurs bouffons »24 (IV, 2, 186).

4. « What should be in that “Caesar”? »25 : danger et puissance du nom

Il apparaît évident que Shakespeare ne nomme pas ses personnages par hasard. Si le Poète que nous venons d’évoquer est anonyme, ce n’est pas le cas de Cinna le Poète qui n’a pourtant pas un rôle plus important, en termes de quantité de vers et de fréquence d’apparition. En effet, Cinna le poète ne porte un nom que pour souligner la colère démesurée du peuple envers les meurtriers de César. L’ironie du sort veut que le poète porte le même nom que l’un des conspirateurs. Il sera donc démembré par la foule uniquement parce que son nom est Cinna :

Cinna : Je ne suis pas Cinna le conspirateur.
Quatrième Plébéien : Peu importe, son nom est Cinna. Arrachez seulement son nom de son cœur, et envoyez-le paître26. (III, 3, 28-30)

Le danger d’un mouvement de foule dans lequel aucun individu n’est identifiable — ce danger, craint par Flavius et Murellus d’une part, et engendré par Marc Antoine d’autre part — se double ici du danger d’être nommé (le second poète semble, en effet, bénéficier de la protection de l’anonymat). La conjonction des deux crée ici une scène d’une rare violence, qui ne fut pas toujours comprise par le passé, comme l’explique Molly Mahood :

Cinna le poète […] disparaissait de la distribution quand les deux scènes suivantes, 3.3 et 4.1, étaient coupées de la pièce. Les possibilités théâtrales du lynchage de Cinna ont seulement été redécouvertes au vingtième siècle ; ce que les Victoriens […] pouvaient rejeter comme étant une tentative de note comique, aujourd’hui nous glace le sang […]27. [Notre traduction]. (Mahood 1998 : 125).

En effet, cette scène représente les conséquences de la généralisation du peuple, et ne peut donc être considérée comme une parenthèse grotesque. Alors que la scène d’exposition montrait comment l’ordre pouvait être rétabli dans l’espace public grâce à un processus identificatoire et à l’individualisation des artisans, ici, nous assistons au désordre provoqué par l’erreur d’identification du poète ainsi que par la désindividualisation du peuple. Le désordre est même tel que l’identification par le biais d’un nom propre ne garantit plus la reconnaissance identitaire.

Par ailleurs, on peut supposer que l’absence de nom d’un certain nombre de personnages, permet également à Shakespeare de mettre en valeur le seul nom qui doit ressortir dans toute sa puissance, celui de César. Robert Miola, dans son ouvrage Shakespeare’s Rome, constate que « le nom “César” est prononcé sept fois en vingt-quatre vers » à l’acte I, scène 2, et qu’ « une telle répétition donne au nom la valeur d’un talisman »28 [notre traduction], (Miola 1983 : 79). En effet, l’identité du dictateur est questionnée en permanence, aussi bien avant qu’après le meurtre. Il s’agit d’abord pour Cassius de s’interroger sur la force et la valeur de son nom, en demandant à Brutus : « qu’y a-t-il donc dans ce “César” ? / Pourquoi ce nom devrait-il plus sonner que le vôtre ? »29 (I, 2, 139-140). Puis, Brutus se confronte au problème du meurtre et voudrait pouvoir anéantir l’esprit de César sans avoir à tuer le corps de l’homme. Brutus et Cassius, dans leurs réflexions qui précèdent le meurtre, cherchent déjà à le mettre en pièces en dissociant plusieurs parties qui constituent son identité. Ils distinguent le nom et l’homme, l’esprit et le corps, mais son meurtre montrera finalement toute l’unité qui forme la puissance identitaire de César. La vengeance de l’esprit de César révèle, en effet, que les conspirateurs n’ont tué que l’enveloppe charnelle alors que son nom apparaît toujours comme une force cohésive, celle qui rassemblait les artisans avant le meurtre, puis tous les plébéiens après le meurtre.

Nous constatons donc que l’anonymat joue plusieurs rôles en lien avec les questions d’identification et d’identité. D’abord, il souligne la difficulté d’identifier des personnages, réunis autour d’une idéologie commune dans l’espace public, et les conséquences provoquées par cette désindividualisation. Cependant, nous avons remarqué que l’anonymat n’est pas toujours un frein à l’identification d’un individu, dans la mesure où la parole et le visuel peuvent suppléer l’absence de nom, et qu’à l’inverse, le nom propre lui-même peut générer une erreur d’identification. Ensuite, l’anonymat peut mettre en valeur une absence d’individualité chez les personnages messagers, afin de leur assurer une neutralité nécessaire à leur fonction de médiateur. Cette neutralité leur permet non seulement de refléter prioritairement l’identité de l’énonciateur du message (ou parfois d’un autre protagoniste nommé, dans le cas particulier du Serviteur d’Octave), mais, de plus, de rester objectif dans l’énonciation du message. Enfin, l’anonymat peut mettre en évidence les conséquences d’une identité incohérente sur la réception d’une parole. Une désignation générique n’entraîne donc pas systématiquement une absence d’individualité et ne relève pas seulement de la convention théâtrale. Shakespeare détourne alors la convention pour en faire un ressort dramatique, lorsque l’identité du personnage anonyme est effectivement limitée à sa fonction.

Notes

1 « Quel homme est-ce là ? » (I, 2, 17). Toutes les citations de la pièce, en anglais et dans leur traduction française, proviennent des éditions de la Pléiade (Shakespeare, William / Hankins, Jérôme, Trad. 2002). Return to text

2 « Qui vient là ? » (III, 1, 121). Return to text

3 Stéphane Ferret explique que « l’identité est la nature de l’existence » et que « exister, c’est exister en tant qu’un et le même. » (Ferret 1998 : 11). Return to text

4 « Names […] mark an individual as unique, as indiv-id-ual. ». Return to text

5 Richard Marienstras explique, dans la Notice des éditions de la Pléiade, que : « Jules César aurait […] été écrit en 1599, entre Henry V (fin de mai, début de juin 1599) et Hamlet (1600). » (Marienstras, Notice. Déprats / Venet, Eds. 2002 : 1365). Return to text

6 « Quel est ton métier ? » (I, 1, 5). Return to text

7 « Hence, home, you idle creatures, get you home! / Is this a holiday? What, know you not, / Being mechanical, you ought not walk / Upon a labouring day without the sign / Of your profession? ». Return to text

8 Les notes des éditions de la Pléiade précisent que ces lois font référence à l’époque élisabéthaine : « Il faut entendre par ces “signes” les “vêtements de travail” par opposition au “plus beau costume” (best apparel) évoqué ensuite. Cette opposition fait allusion aux lois somptuaires élisabéthaines. » (Déprats / Venet, Eds. 2002 : 1398). Ralph Berry confirme par ailleurs que les classes sociales se distinguaient par le biais de leurs vêtements à l’ère élisabéthaine : « class affiliations were apparent through costume and mien » (Berry 1988 : xv). Return to text

9 « What trade art thou? ». Return to text

10 « Where is thy leather apron, and thy rule? / What dost thou with thy best apparel on? ». Return to text

11 Maurice Charney explique qu’en soumettant l’auditoire à des images caractérisées par des éléments ignés, Marc Antoine incite le peuple à utiliser le feu comme arme : « Antony’s success depends on his ability to communicate the “fire” of his own emotions, and he has soon gained such hypnotic power over the mob that he is able to control their reactions. » (Charney 1963 : 63-64). Return to text

12 En effet, Ralph Berry explique cette convention : « Shakespearean drama is grounded in prose and blank verse (with a small quantity of rhyme). This convention offers multiple effects, one of which is to distinguish between the classes. As a general rule, blank verse is the natural medium of gentry, as with nobility and royalty. It is the language of passion, dignity, and moral elevation, hence is equated with social elevation. Prose, says Vickers, “is the vehicle of an inferior class, such as servants and clowns.” It is the medium of those who, for reasons which include the social, fall beneath the dignity of verse. » (Berry 1988 : xvi). Return to text

13 « Truly, sir, all that I live by is with the awl. I meddle with no tradesman’s matters, nor women’s matters, but withal I am indeed, sir, a surgeon to old shoes: when they are in great danger I recover them. As proper men as ever trod upon neat’s leather have gone upon my handiwork ». Return to text

14 « Why dost thou lead these men about the streets? ». Return to text

15 « The fluidity of Shakespeare’s writing method means that sometimes a character grows and blossoms under his pen until he or she becomes much more prominent than at first intended. » Return to text

16 Brutus accueille le Serviteur d’Antoine par ces mots : « qui vient là ? Un ami d’Antoine. » (III, 1, 121). De même, quand le Serviteur d’Octave se présente à Antoine, ce dernier lui demande : « Vous servez Octave César, n’est-ce pas ? » et le Serviteur répond : « Oui, Marc Antoine. » (III, 1, 275-276). Return to text

17 « Thus, Brutus, did my master bid me kneel; / Thus did Mark Antony bid me fall down, / And, being prostrate, thus he bade me say: / “Brutus is noble, wise, valiant, and honest; / Caesar was mighty, bold, royal, and loving. / […]” So says my master Antony ». Return to text

18 « O Caesar! ». Return to text

19 « He lies tonight within seven leagues of Rome ». Return to text

20 « Who is it in the press that calls on me? / I hear a tongue shriller than all the music / Cry “Caesar!” Speak, Caesar is turn’d to hear ». Return to text

21 « Beware the ides of March ». Return to text

22 « He is a dreamer ». Return to text

23 « For shame, you generals, what do you mean? / Love, and be friends, as two such men should be, / For I have seen more years, I’m sure, than ye ». Return to text

24 « these jigging fools ». Return to text

25 « Qu’y a-t-il donc dans ce “César” ? » (I, 2, 139). Return to text

26 « Cinna: I am not Cinna the conspirator. / Fourth Plebeian: It is no matter, his name’s Cinna. Pluck but his name out of his heart, and turn him going. » Return to text

27 « Cinna the poet […] vanished from cast lists when the next two scenes, 3.3 and 4.1, were cut out of the play. The theatrical possibilities of Cinna’s lynching were rediscovered only in the twentieth century; what the Victorians (who never saw it) could dismiss as an attempt at comic relief now makes our blood run cold […] ». Return to text

28 « The name “Caesar” is sounded seven times in twenty-four lines […]. Such repetition gives a talismanic quality to the name ». Return to text

29 « What should be in that “Caesar”? / Why should that name be sounded more than yours? ». Return to text

References

Electronic reference

Oriane Littardi, « « What man is that? » : identité et identification des personnages anonymes dans Jules Césarde William Shakespeare », Textes et contextes [Online], 11 | 2016, 01 December 2016 and connection on 21 November 2024. Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=912

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Oriane Littardi

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