Lorsque J. D. Salinger publie L’Attrape-cœurs en 1951, le président du comité du Book-of-the-Month Club, Clifton Fadiman, écrit à propos du personnage principal et narrateur : « Ce rare miracle de la fiction s’est une nouvelle fois produit : un être humain a été créé à partir d’encre, de papier et de l’imagination. »1 En effet, Holden Caulfield, 16 ans, qui nous raconte l’histoire de ses trois jours d’errance dans New York après avoir été exclu de son école, possède une identité marquée qui ne manque pas de toucher ses lecteurs et laisse même une empreinte durable chez nombre d’entre eux. À partir de son exemple, l’objectif de ce travail sera de réfléchir à la manière dont se construit l’identité d’un personnage de fiction, alors même qu’il peut tout à la fois changer et rester identique d’une lecture à l’autre. Nous retracerons pour cela les différentes étapes de sa représentation ou re-présentation, de sa création sur le papier à sa réception par le lecteur, mais aussi à son éventuelle réappropriation par des auteurs ultérieurs.
1. La création d’un être de papier
Indubitablement, le personnage de roman est en premier lieu la création d’un auteur, une vie qui prend forme sur le papier. Le style de Salinger est aisément reconnaissable, et dérive de sa prédilection pour la forme courte ; lui-même reconnaît être avant tout un auteur de nouvelles. L’Attrape-cœurs est d’ailleurs son seul roman, et bien qu’en cela il ne soit pas totalement représentatif de l’ensemble de son œuvre, il répond néanmoins lui aussi à certains des principes très particuliers de la nouvelle. On y décèle notamment l’influence du principe d’économie propre à cette forme courte, qui se traduit par une quasi-absence de descriptions et une sur-détermination des dialogues et des actions qui remplissent souvent à la fois le rôle de fonctions et d’indices, c’est-à-dire qu’ils servent à faire avancer le récit autant qu’ils renseignent sur la psychologie du personnage, selon la distinction établie par Barthes (1977 : 20-21). Ainsi, le lecteur de L’Attrape-cœurs dispose de très peu de descriptions du personnage principal – a fortiori puisqu’il est aussi narrateur – mais est témoin de nombreux dialogues et se doit d’être vigilant quant au symbolisme de chaque détail. Bien qu’il en existe beaucoup d’autres, nous avons choisi de nous concentrer ici sur deux éléments de caractérisation du personnage, la mise en jeu particulière du langage et les formes adoptées pour la narration, dans la mesure où ils semblent être des facteurs importants dans la construction de l’identité intrinsèque du personnage, c’est-à-dire la part d’identité déterminée, édictée par l’auteur.
Dans L’Attrape-cœurs la voix du narrateur/personnage possède une importance considérable et est indubitablement un élément clef du succès du roman – et de l’échec de nombre de ses traductions. Salinger y montre l’étendue de son talent, de son oreille pour le dialogue. De l’avis de tous les critiques de l’époque, bien que le livre ait été frappé par la censure, Holden y parle un langage authentique, parfaitement représentatif de l’adolescent américain des classes moyennes plutôt aisées de la fin des années 40. Donald Costello, qui en 1959 consacrait pour la première fois tout un article au langage de L’Attrape-cœurs, écrivait à l’époque que dans les décennies à venir le roman ne serait plus étudié seulement comme un travail littéraire, mais aussi comme un exemple de la langue vernaculaire des adolescents des années 1950, et constituerait à ce titre un document historique (Costello, in Laser & Fruman 1963 : 92). À ce titre, nous voyons que le langage du personnage participe du processus d’identification, d’affiliation à un certain groupe social ou culturel, en l’associant à un âge (l’adolescence), une ville (New York) et une classe sociale (aisée et éduquée). Cependant, si Salinger voulait faire de son personnage un adolescent typique, auquel les lecteurs pourraient s’identifier à travers le réalisme de sa voix, il devait aussi lui conférer une identité propre, individuelle. C’est ainsi que le langage de Holden regorge d’idiosyncrasies qui font de lui un individu parfaitement unique. Tout d’abord, pour rendre au mieux les sonorités et les mélodies de la langue de son personnage, Salinger a recours aux italiques dans le but de faire ‘entendre’ au lecteur la voix de Holden. Parmi ses particularités linguistiques, nous pouvons mentionner sa capacité à changer aisément de registre, à passer d’un niveau de langue à un autre, parfois dans une même phrase.2 Si ces changements de registre ont un effet comique, ils signalent également l’instabilité de Holden, sa position liminale, entre enfance et âge adulte. D’autre part, on note chez Holden une tendance à l’exagération et à l’hyperbole avec des expressions telles que « dans près d’un millier de magazines » (Rossi 1953 : 7)3, « pendant au moins dix heures » (Rossi 1953 : 81)4 ou « pour la cinquantième fois » (Rossi 1953 : 88)5 et une tendance à l’imprécision comme l’atteste la récurrence d’adverbes comme « plutôt », « assez », « sans doute »6 et d’adjectifs dont la signification varie en fonction des situations.7 Comme l’a noté Marie-Christine Lemardeley, ces particularités du langage de Holden sont le signe d’une communication problématique, d’une réalité difficile à exprimer (Lemardeley in Mathé et al 2001 : 171). Grâce à toutes ces petites particularités, Salinger a su donner à Holden une identité propre, à tel point que certains mots ou certaines expressions tels que « phony » (utilisé autant comme adjectif que comme nom) sont aujourd’hui irrémédiablement associés à son personnage pour les lecteurs du roman. Le langage permet donc de créer un personnage à la fois typique et unique, de l’identifier à un groupe social et de lui donner une identité propre, comme l’a fait Salinger avec Holden Caulfield. Pour lui conférer une identité fortement marquée, l’écrivain a également recours à la narration homodiégétique. La première personne donne en effet au texte une intensité, une immédiateté que n’aurait pas un récit hétérodiégétique. Dès la première phrase du roman Holden entame son récit comme une confession mais se refuse à en suivre les règles. Parce qu’il est le narrateur autant que l’acteur de sa propre histoire, sa voix se fait omniprésente et au final, rarement un livre aura-t-il été autant associé à la voix de son narrateur.
2. La question de la réception : combien de Holden ?
On l’a vu, l’identité intrinsèque d’un personnage de fiction est bien logiquement dessinée dans un premier temps par l’auteur, dont les choix littéraires orientent la réception et l’interprétation du lecteur. Cependant, la charge qui incombe à ce dernier dans la création du personnage n’est pas à négliger. Si le rôle du lecteur n’a été pris en compte que tardivement dans les études littéraires, on ne peut aujourd’hui faire l’impasse sur les théories de la réception. C’est l’École de Constance qui a initié une nouvelle approche dans les années 1970, en proposant de se concentrer non plus seulement sur le texte dans sa relation avec son auteur, mais aussi sur la relation entre texte et lecteur. Hans Robert Jauss propose en 1972 son « esthétique de la réception » et postule qu’une œuvre ne survit que grâce à son public, public dont l’horizon d’attente change en même temps que les normes sociales et esthétiques. Son confrère Wolfgang Iser, plutôt que de s’intéresser à la dimension historique de la réception, se focalise quant à lui sur le lecteur individuel lorsqu’il développe sa théorie du « lecteur implicite », très similaire à celle du « Lecteur Modèle » présentée par Eco dans son Lector in fabula quelques années plus tard. Enfin, dans les années 1980, Michel Picard cherche à se défaire de ces lecteurs abstraits, hypothétiques, pour se focaliser sur le lecteur réel. Bien que tous adoptent des approches sensiblement différentes, une même idée sous-tend les travaux de ces chercheurs : un texte n’est pas le fruit de son seul auteur mais nécessite pour prendre forme une actualisation par un lecteur, évoluant dans un contexte historique, social et culturel particulier et portant en lui la marque de son expérience personnelle. Un personnage n’est donc pas figé sur le papier mais naîtra d’une interprétation, propre à chaque lecteur, à chaque lecture. Le texte est le produit d’une coopération entre auteur et lecteur, le premier guidant le second dans sa représentation de l’histoire, ses décors et ses personnages. Mais le texte de fiction ne peut que demeurer inachevé puisque, comme le dit Eco, « non seulement il est impossible d’établir un monde alternatif complet, mais il est aussi impossible de décrire comme complet le monde réel. » (cité dans Jouve 1993 : 43). Il subsistera toujours des « blancs » ou des « vides » pour reprendre la terminologie d’Iser (Iser 1970 : 27) qu’il appartiendra au lecteur de combler. Le lecteur investit le texte et participe à sa création, ou du moins à son actualisation. Cela est particulièrement significatif dans le cas de la construction et de la représentation des personnages. En effet, comme l’explique Vincent Jouve, « en l’absence de prescription contraire, le lecteur attribue à l’être romanesque les propriétés qu’il aurait dans le monde de son expérience », répondant à ce qu’il appelle le « principe de l’écart minimal » (Jouve 1992 : 36). Or, nous l’avons dit, L’Attrape-cœurs contient très peu de descriptions, ce qui laisse au lecteur une marge de manœuvre relativement ample pour se représenter le personnage. Holden Caulfield ne sera donc jamais identique d’un lecteur à l’autre, d’une lecture à l’autre. Néanmoins, si le lecteur est chargé de combler les espaces d’indétermination, son travail reste guidé par l’auteur. La possibilité de lectures différentes ne signifie pas la possibilité de n’importe quelle lecture ; le lecteur joue le rôle qui a été programmé par l’auteur. Dans le cas de Holden Caulfield, tout lecteur est amené à reconnaître les caractéristiques fondamentales qui font son identité : son empathie pour les autres, son manque de lucidité sur lui-même et son nombrilisme, son attitude ambiguë avec le lecteur, entre confession et manipulation. Celles-ci sont irréfutables car elles sont codées, guidées par le texte. Cependant, l’appréciation du personnage variera d’un lecteur à l’autre : là où certains verront un adolescent romantique en pleine quête d’identité et d’amour, un Don Quichotte attendrissant qui leur rappellera la naïveté et l’idéalisme de leur jeunesse, d’autres n’entendront que la plainte d’un gosse de riche égocentrique, incapable de grandir et s’apitoyant sans cesse sur son sort. C’est là qu’interviennent l’affectif (ce que le lecteur ressent) et le vécu (ce que le lecteur projette de lui-même sur le personnage), et c’est là que le risque de subjectivisme se présente. Si l’écueil du subjectivisme ou du psychologisme doit absolument être évité par le critique, on peut néanmoins assurer que l’identité d’un personnage relève de deux dimensions différentes : l’une ‘fixe’, programmée par le texte et commune à toutes les lectures, et l’autre potentiellement variable à l’infini puisqu’elle correspond à ce que chacun projette ou retrouve de lui-même dans le personnage.
L’identification du lecteur au personnage n’est d’ailleurs pas à négliger dans le processus de création de l’identité du personnage. Bien qu’on ne puisse s’appuyer ici sur des exemples précis (puisque nous rentrerions alors pour de bon dans le subjectivisme), nous pouvons formuler l’hypothèse que, si Holden Caulfield demeure soixante ans plus tard l’un des adolescents les plus célèbres de la littérature américaine, c’est parce que chacun peut aisément se reconnaître en lui. Ian Hamilton, critique britannique, déclare que depuis qu’il a lu L’Attrape-cœurs à 17 ans, il voit toujours Holden Caulfield avec une tendresse qui est étrangement personnelle, presque possessive.8 Un premier élément pour expliquer cette identification aisée au personnage de Holden est sans doute à chercher du côté de la narration homodiégétique, qui favorise inévitablement la projection. D’après Émile Benveniste, père de la théorie de l’énonciation, l’emploi du pronom « je », élément de distinction entre discours et langage, est au fondement de la subjectivité – la « capacité d’un locuteur à se poser comme sujet » (Benveniste 1966 : 259). L’énonciation constituant un « procès d’appropriation » (Benveniste 1974 : 82), le lecteur qui est amené à prononcer mentalement les paroles de Holden, à s’approprier à son tour son discours, se fondra nécessairement en partie avec son personnage. Ceci est d’autant plus vrai dans le cas de L’Attrape-cœurs, l’oralité du récit facilitant l’articulation mentale des paroles du narrateur par le lecteur. Les émotions, le sentiment de sympathie pour un personnage sont aussi des vecteurs d’identification, bien qu’ils n’en soient pas nécessairement synonymes (on peut éprouver de la sympathie pour un personnage sans s’en sortir proche). Plus le lecteur en sait sur le personnage, plus il le connaît ‘intimement’, et plus il a de chances de s’identifier à lui. Or, dans L’Attrape-cœurs Holden se livre sans complexe, et c’est bien évidemment parce qu’il éprouve de la sympathie pour le jeune homme que le lecteur s’identifie à lui. Certains critiques reprochent d’ailleurs aux lecteurs qui idéalisent Holden de n’être pas capables de discerner l’ironie de cette première personne, de refuser de voir les contradictions du personnage et le manque de fiabilité de son discours.9
Au-delà de l’expérience individuelle, la dimension historique est un autre facteur à retenir pour la représentation des personnages, et ce tout particulièrement dans le cas de L’Attrape-cœurs. C’est Jauss qui le premier a proposé de prendre en compte les horizons d’attente social et littéraire du premier public d’une œuvre, afin justement de ne pas tomber dans le psychologisme que nous évoquions précédemment (Jauss 1978 : 54). Une œuvre est à considérer à la lumière d’un contexte historique et culturel particulier et par rapport aux œuvres qui l’ont précédées. Lors de sa parution, elle peut soit conforter, soit récuser les schémas dominants de l’époque. C’est en considérant le premier public de L’Attrape-cœurs que nous pouvons redonner à Holden Caulfield son identité première. À l’époque, le livre fut censuré pour la vulgarité de son langage, mais c’est aussi le regard critique que le personnage posait sur la société qui fut à l’origine de la censure. En 1951, Holden était un vrai rebelle. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Les chiffres de vente (environ 250,000 exemplaires vendus chaque année, 65 millions depuis sa parution) suggèrent que le personnage de Holden fait encore résonner quelque chose chez les lecteurs contemporains, en particulier sans doute chez les adolescents. Comme le suggère Sylvie Mathé, « Plus qu’une époque, c’est un âge que capture le roman » (Mathé et al 2001 : 12), et certaines expériences de la vie seront semblables d’une époque à l’autre : il n’est pas plus facile de devenir adulte dans les années 2000 qu’en 1951. Holden trouve donc encore des lecteurs capables de s’identifier à lui. Mais pour d’autres Holden est devenu un personnage daté, dont l’identité est étroitement liée à son contexte historique. Dans un article publié en 2009 dans le New York Times, au titre explicite « Get a Life, Holden Caulfield » (« Fais quelque chose de ta vie, Holden Caulfield »), Jennifer Schuessler explique que les lycéens américains d’aujourd’hui ont de plus en plus de mal à apprécier Holden. Beaucoup le trouvent geignard, immature, et ont des difficultés à s’identifier à un gosse de riche qui profite d’un weekend de libre à New York.10 La plupart ne comprennent pas sa quête pour un monde plus sincère. Aujourd’hui son langage et son attitude trop datés empêchent l’identification d’une partie des nouveaux lecteurs. Or, nous l’avons vu, le processus d’identification au personnage joue un rôle important dans son appréciation, à plus forte raison peut-être dans L’Attrape-cœurs.
3. Résonances du personnage
Si le lecteur peut trouver dans le texte des échos de sa propre vie et se reconnaître dans un personnage, un bon personnage de roman peut en retour laisser durablement sa marque sur le lecteur, et participer à la construction de son identité. La relation lecteur-personnage est donc une relation d’interaction et participe à la formation de celui qui tient le livre entre ses mains. Cela est particulièrement vrai d’un roman comme L’Attrape-cœurs, qui appartient peu ou prou à la catégorie des Bildungsroman, ces romans d’initiation ou d’apprentissage, ou plus précisément ici à la catégorie des « coming-of-age novels », qui se focalisent sur cette période de transition entre l’enfance et l’âge adulte, autrement dit la fin de l’adolescence. Holden Caulfield, lui-même un grand lecteur, est un adolescent en quête d’identité, situation typique à cet âge compliqué où se forment le caractère et la personnalité, et où de nouvelles valeurs sont adoptées. Comme l’explique la psychanalyste Anna Freud dans un entretien avec Robert Coles repris dans l’article « Anna Freud and J. D. Salinger’s Holden Caulfield », ce qui fait la force de Holden, c’est bien que tout un chacun peut s’y retrouver.11 Dans un recueil de lettres adressées à Salinger publié par Chris Kubica et Will Hochman en 2002, de nombreux lecteurs réaffirment le rôle important que Holden a pu jouer sur leur propre « coming-of-age » (sortie de l’adolescence).12 Le personnage de roman peut réaffirmer les valeurs du lecteur et ainsi le conforter dans ce qu’il est et l’aider à évoluer. Mais, comme le rappelle Vincent Jouve :
L’intérêt que nous éprouvons pour les personnages ne vient (…) pas de ce que nous y reconnaissons de nous-mêmes (…), mais de ce que nous y apprenons de nous-mêmes. (…) C’est la différence et non la ressemblance qui permet de se découvrir. Les personnages les plus intéressants sont ceux qui vont à l’encontre des dispositions supposées du lecteur. (Jouve 1992 : 235)
La lecture est donc l’occasion d’en apprendre plus sur l’autre et, par un effet de miroir, sur nous-mêmes. Que ce soit pour imiter l’autre ou pour s’en distinguer, chacun se construit par rapport à ceux qui l’entourent. Or, la lecture est la seule expérience qui permette de saisir pleinement l’intériorité de l’autre, de celui qui est différent de nous. Vivre avec Holden ce moment de transition est pour le lecteur une expérience enrichissante qui pourra être réinjectée dans la vie réelle. Comme l’écrit Marielle Macé dans Façons de lire, manières d’être (2011 : 97), il s’agit de « se rendre capable, in fine, de rapatrier les expériences différenciées de la lecture dans les situations de la vie ». Si vivre des événements, des aventures par procuration dans la littérature a une fonction cathartique, il est important que les bénéfices de la lecture puissent aussi se faire sentir dans le monde réel. En lisant, en intériorisant l’autre, le lecteur forge son identité, et on serait tenté de dire que plus un personnage est différent de nous, plus il nous en apprend sur nous-mêmes en nous renvoyant à ce que nous ne sommes pas.
En revanche, lorsqu’elle est employée de manière excessive, la capacité du lecteur à s’imaginer autre, à se ‘mettre dans la peau’ d’un personnage, relève de ce que Jules de Gaultier a nommé en 1892 le « bovarysme » et correspond à une volonté ou un besoin de recréer un monde imaginaire là où le monde réel se révèle insatisfaisant. Au lieu de s’inspirer de ce monde imaginaire, le lecteur le projette sur le monde réel qu’il nie par la même occasion. Emma Bovary, Don Quichotte, mais aussi Holden Caulfield sont atteints de ce mal qui consiste, selon les termes de Marielle Macé (2011 : 186), en « un excès d’identification et d’empathie qui touche les lecteurs de roman ». Il est intéressant d’observer que les lecteurs de L’Attrape-cœurs semblent volontiers enclins à faire de Holden un être ‘réel’, qu’ils s’approprient en dehors de l’œuvre. Dans son entretien avec Robert Coles, Anna Freud explique que plusieurs de ses patients adolescents lui parlaient de Holden comme s’il était une personne réelle plutôt qu’un personnage de fiction, comme si L’Attrape-cœurs était une biographie. Nombre d’entre eux en venaient même non plus seulement à parler de lui comme s’il existait, mais à s’exprimer comme lui, à réellement incarner Holden Caulfield. Tout ceci nous montre bien le peu de contrôle que l’auteur a sur l’identité de son personnage : chaque lecteur est en droit de se l’approprier, à la fois pour donner à l’histoire la forme qui lui convient le mieux, mais aussi pour son enrichissement personnel, pour le réinvestir dans le monde réel. La relation lecteur-personnage, si elle est différente de celle entre un auteur et ses personnages, n’en est pas moins forte et la relation très personnelle que les lecteurs de L’Attrape-cœurs entretiennent avec Holden en est un bon exemple. Une fois le personnage créé sur le papier, il appartient à chacun de se l’approprier pour lui donner vie, et cette réappropriation peut aussi être le fait d’autres auteurs qui choisissent de revisiter un texte antérieur, comme a pu le faire en un sens l’écrivain américain Bret Easton Ellis avec son roman Moins que zéro (Less than Zero).
4. Moins que zéro : une réécriture de L’Attrape-cœurs ?
Il est évident que l’identité d’un personnage de roman, parce que celui-ci s’inscrit dans une tradition littéraire, est influencée par ceux qui l’ont précédé. L’auteur comme le lecteur sont soumis à cette influence de l’intertextualité qui fait que l’on se représente un personnage en le comparant ou en l’enrichissant de figures littéraires antérieures. Ainsi, Holden Caulfield a souvent été comparé à Huckleberry Finn, autre figure majeure du roman d’initiation. Cent ans après le roman de Mark Twain, c’est une version moderne du personnage de Salinger que Bret Easton Ellis nous propose en la personne de Clay, le narrateur de son premier roman Moins que zéro, dont on peut se demander jusqu’à quel point il est inspiré de Holden Caulfield.
Bien que le narrateur du roman de Ellis ait une identité propre, son personnage est identifiable à celui de Holden Caulfield. Tout d’abord, nous pouvons pointer des éléments factuels : l’âge très proche des deux personnages, leur origine sociale, ou encore le fait que dans les deux cas l’histoire se déroule pendant les vacances de Noël, lorsque les adolescents rentrent chez eux pour des vacances. Les préoccupations des deux adolescents sont également similaires : tous deux sont obsédés par la mort alors qu’ils traversent une période de transition où ils cherchent à quitter l’enfance, tous deux dénoncent la société de consommation qui les entoure (les phonies de Holden trouvent leur écho chez la jeunesse dorée de Los Angeles). Mais surtout, c’est évidemment le style qui permet de faire un parallèle, d’identifier le narrateur de Moins que zéro à celui de L’Attrape-cœurs. On repère par exemple chez Clay comme chez Holden une sur-utilisation d’adverbes tels que « plutôt » ou « assez »13, qui suggèrent la difficulté de ces narrateurs à communiquer leurs émotions, leur imprécision, mais aussi leur manque de fiabilité. Enfin, Moins que zéro contient des scènes qui peuvent être considérées soit comme des clins d’œil, soit comme des réécritures de scènes de Salinger. Par exemple, dans l’une des scènes finales du roman de Salinger, Holden, sans doute fiévreux et délirant, est pris d’une peur terrible de disparaître à chaque coin de rue14, alors que Clay est terrifié et obsédé tout au long du roman par un panneau publicitaire clamant le slogan « Disparaissez ici »15. Clay est par ailleurs amené à revisiter l’école dans laquelle il a passé son enfance, ou encore mis au défi par sa petite amie de citer quelque chose qui le rend heureux, deux scènes qui font écho à des scènes de L’Attrape-cœurs.
Bien sûr, certaines dissimilitudes importantes entre les deux personnages sont à prendre en compte. Néanmoins, celles-ci sont imputables à l’évolution de la société entre 1951 et 1985 : Clay a grandi dans une famille dysfonctionnelle incapable de lui apporter du réconfort, la pudeur de l’adolescent des années 1950 est oubliée au profit d’un groupe de jeunes à la sexualité plus que libérée et Clay affiche une passivité et un détachement qui pourraient être les signes d’une société d’où la communication et l’empathie ont définitivement été exclues. On a alors l’impression que, plus qu’une réécriture, Moins que zéro constituerait une suite logique de L’Attrape-cœurs. D’une certaine façon, Ellis s’est réapproprié le personnage de Holden, pour en faire le point de départ de son propre personnage, rappelant ainsi que lorsqu’un auteur introduit dans le monde littéraire un personnage, il doit être prêt à en être dépossédé par d’autres, lecteurs ou auteurs qui joueront de leur liberté de donner à l’être de papier une identité nouvelle, une identité qui leur appartient. Dans son ouvrage La réinvention de Shakespeare sur la scène littéraire américaine (1798-1857) Ronan Ludot-Vlasak s’interroge sur cet acte de réappropriation par un autre auteur. Il écrit :
Si l’objet hérité, arraché à son contexte original d’énonciation, n’obéit plus aux même règles, s’il est utilisé à des fins propres par un autre auteur qui l’inscrit dans son entreprise d’écriture, se trouve-t-on encore sous un régime de dette dont il faut s’acquitter, ou peut-on dire que cet usage transforme cet objet en autre chose qui appartient désormais à celui qui l’a hérité, puis réinvesti ? (Ludot-Vlasak 2013 : 26)
Ronan Ludot-Vlasak pose ici une question qui va au-delà de notre travail mais il soulève néanmoins des problèmes liés à l’identité du personnage. Nous l’avons vu à travers l’exemple de Holden, l’identité du personnage littéraire est tout à la fois même et multiple. Il possède une identité fixe, intrinsèque, mais lors de son actualisation par un lecteur il peut revêtir des identités plurielles. L’horizon d’attente et l’expérience du lecteur sont des facteurs déterminants dans la représentation qu’il se fait du personnage puisqu’ils viendront faciliter ou au contraire compliquer le processus d’identification. Une chose est sûre : l’écrivain, une fois son travail publié, doit renoncer à garder le contrôle sur ses personnages car de sa création sur le papier à son actualisation par le lecteur, et enfin éventuellement sa réappropriation et sa représentation par d’autres, le personnage de roman endosse des identités multiples qui varient en fonction de ce que chacun y projette de lui-même.