Questionnement identitaire et réflexion sur le genre dans Portrait de Joyce Lussu

Résumés

La trajectoire de Joyce Lussu, intellectuelle, écrivain et militante, a été marquée par les événements historiques de son siècle. Née à Florence en 1922 dans une famille libérale et progressiste, elle hérite d’une conscience féministe alors peu diffuse dans la société italienne. Antifasciste, engagée dans les rangs de « Giustizia e Libertà », elle y rencontre son compagnon, Emilio Lussu, avec qui elle prend part aux combats de la Résistance.

Dans Portrait, autobiographie écrite et publiée en 1988, Joyce Lussu revient sur la question de l’identité féminine, centrale dans un récit qui révèle que c’est au gré des événements historiques qu’a pris corps le processus de construction de soi. À la lutte antifasciste s’ajoutent les combats pour l’émancipation des femmes et la reconnaissance de leurs droits, le rejet des standards sociaux et de tout modèle normatif visant à figer l’identité féminine dans un carcan idéologique. L’auteur rend compte d’un sentiment d’inadéquation vis-à-vis de la norme anthropologique exacerbée par le fascisme, mais aussi de la vision rigide des rôles sexués qui imprègne les rangs de la Résistance et la gauche italienne d’après-guerre. Joyce Lussu interroge les modèles possibles dans la construction d’une identité féminine ; elle porte un jugement distant sur les mouvements féministes “historiques”, qu’elle juge trop éloignés des réalités sociales, et revendique au contraire son identification aux figures féminines de la Commune de Paris ou des mouvements ouvriéristes.

Événements historiques et biographiques – avortement clandestin, expérience de la maternité en temps de guerre – incitent Joyce Lussu à un réexamen de la notion de féminin et à un repositionnement permanent de soi en tant que femme. Le récit autobiographique, parce qu’il implique ici une distance temporelle importante entre l’expérience et l’écriture, apparaît comme un support idéal à la réflexion sur l’identité et la question du genre.

The course of Joyce Lussu’s life, was marked by the historical events of her time. Born in Florence in 1922 in a liberal and progressive family, she inherited a feminist consciousness and became an intellectual, writer and activist. As an antifascist activist, engaged in the ranks of « Giustizia e Libertà », she met Emilio Lussu, with whom she took part in the Resistance.

In Portrait, written and published in 1988, Joyce Lussu returned to the central issue of female identity. In addition to the antifascist struggle, she fought for the emancipation of women and the recognition of their rights, for the rejection of social standards and any normative model which confined the female identity in an ideological dogma. The author reported a feeling of inadequacy when confronted with the anthropological standard exacerbated by fascism, but also with the rigid vision of gender roles that permeated the ranks of the Resistance and the Italian post-war. Joyce Lussu questioned possible models in the construction of female identity; she kept her distance with the feminist movements, which she considered too far from social realities, and claimed to the contrary her identification with female figures of the Paris Commune or workerists movements.

Historical and biographical events – illegal abortion, the experience of motherhood during wartime – encouraged Joyce Lussu to a reconsideration of the concept of female identity and to a permanent repositioning of herself as a woman. Autobiography, because it involves a significant time gap between experience and writing, appeared as an ideal medium for a reflection on identity and gender.

Plan

Texte

1. Portrait (1988) ou les vertus identitaires de l’écriture de soi

Écrivain aux multiples facettes, Joyce Lussu (1912-1998) est l’auteur de recueils poétiques, d’essais, de récits autobiographiques, mais s’est aussi illustrée par ses traductions de poètes contestataires, comme l’écrivain turc Nazim Hikmet1. Militante politique, elle a été impliquée tout au long de sa vie dans plusieurs partis ou mouvements liés à la gauche italienne, depuis son affiliation à « Giustizia e Libertà » jusqu’à sa conversion, dans les dernières années de sa vie, à l’écologie politique, en passant par les rangs du « Partito d’Azione » et du PSI (Parti Socialiste Italien). Le militantisme de Joyce Lussu ressemble à sa production littéraire : à la fois polymorphe, labile, mais aussi animé par la conviction pérenne que le progrès humain dépend de la force de l’engagement personnel et collectif.

Née Gioconda Salvadori à Florence en 1912 dans une famille libérale aux racines italiennes et anglaises, elle hérite par ses parents, des intellectuels progressistes, d’une conscience féministe encore atypique dans l’Italie de l’époque. L’agression de son père par les squadristes en 1924 contraint la famille entière à l’exil en Suisse, où Joyce reçoit une éducation marquée par le cosmopolitisme et une pédagogie libertaire. L’accession du nazisme au pouvoir la surprend alors qu’elle étudie la philosophie à l’Université de Heidelberg ; elle retourne alors en Italie et rejoint le mouvement antifasciste « Giustizia et Libertà » où elle fait la connaissance d’Emilio Lussu qui devient son compagnon politique et sentimental. Le couple traverse ensemble les années de la clandestinité, connaît la condition de fuoriusciti en France, puis prend part aux combats de la Résistance. À la Libération, l’engagement politique de Joyce Lussu se poursuit, notamment au sein du Parti Socialiste Italien dont elle intègre un temps la direction en 1948, avant de le quitter. Rétive aux étiquettes politiques et aux carcans idéologiques, elle ne renonce pourtant pas à l’idée d’engagement mais fait le choix d’un militantisme autonome, notamment dans les luttes anti-impérialistes.

À la fois témoin et actrice de l’Histoire italienne, Joyce Lussu restitue, à plusieurs occasions, son expérience à travers l’écriture autobiographique. Ce support, où se mêlent l’identité personnelle et l’identité narrative, constitue pour son auteur un outil privilégié qui lui permet, par l’effort d’objectivation de la pensée qu’il implique, de se révéler au public, et certainement à elle-même. Comme le rappelle Jean-Pierre Albert, dans une étude qui analyse le récit de soi d’un point de vue sociologique (Albert 1993 : 46), l’écriture autobiographique consiste en effet en une reprise en main et constitue un espace de conquête de soi, de construction identitaire ou mémorielle, à relier à la problématique du contexte dans lequel s’inscrit ce travail de réappropriation.

Nous nous intéressons ici plus spécifiquement à l’un des récits autobiographiques de Joyce Lussu, Portrait, publié en 19882, qui pose explicitement la question du processus de construction identitaire chez l’auteur, une identité individuelle bâtie au gré des mouvements de l’Histoire collective. L’auteur y interroge notamment les rôles sexués, les représentations traditionnelles du masculin et du féminin, et témoigne de la façon dont sa perception des genres a évolué avec le temps et les événements auxquels elle a pris part. Nous analyserons de quelle manière, chez Joyce Lussu, l’identité apparaît comme le résultat d’héritages, d’identifications multiples, mais aussi de rejets, de prises de distance vis-à-vis de certains réflexes du féminisme et de la gauche. Le récit autobiographique à l’œuvre dans Portrait permet à l’auteur de réexaminer son rapport à l’identité féminine et témoigne d’un repositionnement permanent de soi en tant que femme.

Dans Portrait, Joyce Lussu retrace les périodes les plus significatives de sa vie ; elle est alors âgée de 76 ans. La distance temporelle entre expérience et représentation des faits constitue un facteur de poids dans l’appréhension des choix d’écriture. La période privilégiée par le regard rétrospectif est celle de l’enfance passée sous le fascisme et les années de combat au sein de « Giustizia e Libertà ». L’importance attribuée à cette période plutôt qu’à d’autres contribue à faire apparaître le combat antifasciste des années 1930 comme une période de formation humaine et idéologique, un creuset où différentes sphères d’appartenance ont fusionné, parfois difficilement. Par “sphères d’appartenance”, nous entendons tous les espaces où l’identité est en jeu, à savoir la formation politique au sein de la gauche antifasciste, mais aussi la prise de conscience de soi en tant que femme, mère et épouse, autant d’éléments qui constituent de possibles traits définitoires de la personne. Ces aspects de l’identité entrent parfois en compétition les uns avec les autres et sont soumis, comme nous l’analysons ensuite, à un jeu de hiérarchisation qui fluctue selon le contexte de l’expérience et le contexte de représentation scripturale de ce passé.

2. Le récit de l’héritage familial

Le récit de l’enfance italienne occupe la première partie de Portrait, organisé selon un axe chronologique. Cette première grande unité narrative permet au lecteur de comprendre la composition du terreau familial qui voit grandir la jeune Gioconda Salvadori. L’auteur y décrit ce qui apparaît à ses yeux comme un patrimoine, un héritage idéologique. Le processus de reconstruction de soi est donc d’emblée lié à la question de l’identification : Joyce Lussu commence par représenter sa personne en l’intégrant à un groupe, à un cadre qui la dépasse. L’identité est ici affrontée comme une entité « faite de ces identifications-à des valeurs, des normes, des idéaux, des modèles, des héros » (Ricœur 1990 : 146), ce qui rappelle l’importance de l’altérité dans le processus d’analyse de soi. Joyce Lussu évoque ainsi les modèles qui ont marqué son enfance et retrace l’histoire d’une famille italienne aux origines anglaises, athée, laïque, anticonformiste, incarnée par ses parents, des intellectuels pacifistes. Les premières figures d’identification sont les femmes appartenant à la branche anglaise de la famille : sa grand-mère maternelle, tout d’abord, décrite comme une aristocrate londonienne « de culture libérale-radicale »3, passionnée par les guerriers garibaldiens et « aux idées plutôt claires sur les revendications des femmes et, en général, des classes subalternes » (Joyce Lussu 2012 : 30)4. En 1900, après s’être séparée de son mari, cette aïeule s’embarque pour Madras ; sa petite-fille dit en avoir hérité le goût des voyages, des langues et cultures étrangères et de l’altérité. Ses grand-mères paternelles ont, elles aussi, joué un rôle dans la construction identitaire de Joyce Lussu qui les présente comme des femmes qui avaient porté un vent « antipapiste » dans les familles toscanes de leurs maris, ainsi que des idées et habitudes nouvelles qui « contrastaient avec celles d’une société très catholique et machiste » (Joyce Lussu 2012 : 31)5.

3. Le poids du genre dans la perception de soi

L’arrivée du fascisme marque fortement l’esprit de la jeune Gioconda témoin, à Florence, des exactions commises par les squadristes. Un fait, présenté comme traumatique, conditionne sa vision des rôles sexués et constitue une rupture dans la perception de soi en tant que femme. En 1924 – elle n’a alors que douze ans –, son père est convoqué au siège local du Parti National Fasciste, dont il revient, quelques heures plus tard, soutenu par son fils, défiguré par la brutalité de la correction infligée. Ce fait marquant devient événement pour la jeune femme, en cela qu’il apparaît comme fondateur dans la formation humaine et politique de Joyce Lussu et marque visiblement un tournant dans sa perception du rôle historique joué par les femmes. Plus de soixante ans plus tard, l’auteur en livre une interprétation dans Portrait :

Nous, les femmes étions restées à la maison, en relative sécurité ; tandis que les deux hommes de la famille avaient dû risquer le tout pour le tout, affronter les dangers extérieurs, la brutalité d’une lutte sans quartiers. Et je me jurai à moi-même que jamais je ne ferais usage des privilèges féminins traditionnels : si bagarre il devait y avoir, j’y prendrais part moi aussi. (Joyce Lussu 2012 : 61)6

Cette exigence de participation des femmes à l’Histoire est un motif important dans la production littéraire de Joyce Lussu ; il apparaît également dans un autre ouvrage autobiographique publié en 1978, dont le titre éloquent et volontairement provocateur, L’Homme qui voulait naître femme. Journal féministe à propos de la guerre, demande à être éclairci. Ce livre s’ouvre sur l’image d’un bombardier américain touché par l’aviation allemande ; un soldat immolé par le feu se met alors à hurler qu’il aurait voulu naître femme, une manière d’insinuer que cela aurait pu le mettre à l’abri d’une mort au combat (Joyce Lussu 2012 : 23). Pour Joyce Lussu, l’indifférenciation des rôles homme-femme est capitale et doit se traduire dans une implication de ces dernières dans l’Histoire en marche, les combats, y compris dans la lutte armée.

4. Le Je dans l’Histoire, entre identifications et contre-modèles

Les choix politiques de Joyce Lussu sont motivés par un rejet permanent de toute forme d’autoritarisme, dont le fascisme n’a pas le monopole. L’auteur ne s’épanche d’ailleurs pas sur le rejet du modèle anthropologique forgé par le régime fasciste, modèle qui réserve pourtant à la ‘citoyenne militante’ qu’est la femme fasciste un rôle subalterne, essentiellement consacré à la gestion des affaires domestiques (Emilio Gentile, 2004 : 363). Ce silence relatif de l’auteur peut être interprété comme le signe d’une inutilité à s’attarder sur ce qui relève de l’évidence. On a vu, en effet, que l’éducation reçue en famille par la jeune Gioconda Salvadori se situait aux antipodes des visions figées et des définitions exclusives du masculin et du féminin imposées par le régime. C’est envers son propre camp idéologique et ceux qui appartiennent à la même culture politique que Joyce Lussu développe ses critiques, comme si l’autoritarisme des pairs était plus intolérable que celui des ennemis.

La première cible de l’auteur est Benedetto Croce, choix d’autant plus surprenant que le philosophe est un proche de la famille Salvadori – il est d’ailleurs l’éditeur du premier recueil poétique de Joyce Lussu7. Lussu évoque la colère que provoquent en elle les affirmations de Croce, selon lequel « la femme possède un intellect inférieur à celui de l’homme, ayant une capacité d’analyse mais pas de synthèse » (Joyce Lussu 2012 : 83)8. Elle fait preuve de la même véhémence lorsqu’elle évoque la position subalterne que la Résistance réserve souvent aux femmes, le « machisme autoritaire » et la « violence virile » (Joyce Lussu 2012 : 115)9 des camarades léninistes et stalinistes, dont elle respecte par ailleurs l’engagement. Elle éprouvera une méfiance similaire à l’égard du PCI (Parti Communiste Italien) d’après-guerre, qui exclut la plupart des femmes militantes des organes décisionnels et les cantonne à des fonctions logistiques ou des groupes de réflexion et d’action trop catégoriels. Dans Portrait, la lutte féministe se présente donc comme un fil rouge qui fait fonction de trait d’union entre les différentes périodes historiques. Au moment où Joyce Lussu prend part à la reconstruction du pays, elle est une fois encore consciente du fait que les cercles de gauche sont encore peu réceptifs aux questions d’égalité. À la Libération, elle supporte mal de n’être perçue que comme l’épouse du ministre Emilio Lussu et s’engage dans les secteurs féminins du PSI et du PCI. Il lui apparaît cependant stérile de séparer les genres dans l’organisation militante et elle affirme que le combat pour les droits des femmes n’a pas vocation à s’inscrire en parallèle des autres combats mais doit au contraire s’insérer dans la lutte des classes, ces dernières étant, selon elle, sujettes aux méfaits de l’exploitation capitaliste au même titre que d’autres catégories sociales (Joyce Lussu 2012 : 168).

Le refus de la relégation des femmes dans des groupes de travail sectoriels trouve son origine dans la période du combat antifasciste et résistant, époque fondatrice dans la formation identitaire de Joyce Lussu. L’auteur consacre plusieurs pages à son refus du rôle de simple estafette et à sa décision de se former à la lutte armée, malgré la répugnance qu’elle éprouve à l’égard de la guerre, un rejet largement hérité du milieu familial antimilitariste. Cette résolution la mène à se former dans un camp d’entraînement militaire situé à quelques kilomètres de Londres. Seule femme présente parmi les hommes, elle s’attire les foudres d’un colonel anglais qui l’assigne au quartier des auxiliaires britanniques où elle doit se contenter d’apprendre la dactylographie aux côtés, dit-elle, de « dames et jeunes filles de la bourgeoisie nationaliste et colonialiste : toutes plus ou moins féministes » (Joyce Lussu 2012 : 128)10. Ces propos peuvent surprendre, dans la mesure où Joyce Lussu semble exprimer du mépris envers le féminisme de ces femmes, s’en désolidariser, tout comme elle se désolidarise de certaines figures de proue du féminisme italien et anglo-saxon. Elle évoque, de façon certainement trop réductrice, les engagements politiques des suffragettes Emmeline Pankhurst, Alice Paul et Teresa Labriola en rappelant les liens qui ont ponctuellement uni Pankhurst et Paul à des partis nationalistes, ainsi que la proximité idéologique de Labriola avec le régime fasciste (Joyce Lussu 2012 : 124). On peut lire Portrait comme une interprétation de l’histoire du féminisme occidental, même si cette analyse demeure très embryonnaire : Joyce Lussu remet en question l’identification même de ces figures notoires avec le féminisme, car cette définition est incompatible, selon elle, avec les positions conservatrices et nationalistes de ces militantes qui prônaient la libération des femmes mais acceptaient par ailleurs d’autres formes de domination comme le colonialisme. À ces contre-modèles, elle oppose d’autres figures historiques, celles des femmes de la Commune de Paris ; on pense, même si la référence est implicite, à Louise Michel, qui n’est pas directement citée dans le texte mais qui est certainement présente à l’esprit de Lussu, étant donnée la proximité idéologique des deux femmes. Ces combattantes de la Commune constituent de possibles figures d’identification dans la mesure où leur action n’était pas déconnectée du mouvement ouvrier et qu’elles agissaient au sein d’un groupe défendant l’ensemble des opprimés, et non des intérêts sectoriels. On comprend donc que, pour Joyce Lussu, les luttes féministes sont indissociables des autres revendications politiques et sociales. La domination de l’homme sur la femme suit, selon elle, les mêmes mécanismes que d’autres formes d’exercice de la violence. C’est une des idées qui la lie à Emilio Lussu, sur lequel elle écrit :

Dans son idéologie, il y avait une composante anticolonialiste, souvent manquante dans l’ouvriérisme des camarades qui se proclamaient marxistes-léninistes orthodoxes mais qui en fait méprisaient et sous-estimaient les femmes et les masses exploitées des pays non industrialisés. (...) Refusant toute forme de colonialisme externe et interne à la société, il refusait aussi le plus ancien et le plus ancré des colonialismes, celui qu’exercent les hommes sur les femmes (Joyce Lussu 2012 : 123).11

Le féminisme de Joyce Lussu, du moins tel qu’il est exprimé dans Portrait en 1988, ne se réclame pas de théories différentialistes, essentialistes ou, comme elle les nomme, « séparatistes » (Joyce Lussu 2012 : 217), qui dérivent vers un discours portant sur la physiologie et la psychologie féminines. Son positionnement adopte au contraire une perspective égalitariste et existentialiste, et se place dans le sillage d’un féminisme universaliste, qui revendique la dignité humaine au sens large, dignité à laquelle les femmes doivent pouvoir prétendre au même titre que d’autres catégories ou minorités. Elle accueille cependant favorablement les mouvements féministes nés après 1968 – le « cri féministe » de 1971 (Joyce Lussu 2012 : 217) –, car ce mouvement sociétal, complémentaire de causes politiques, a permis, selon elle, d’enrichir les revendications de 1968-1969 d’une composante essentielle dans la remise en question des structures patriarcales traditionnelles.

5. Des identités en compétition et en évolution

Joyce Lussu, en revendiquant l’héritage des figures féminines des mouvements ouvriers, place les luttes collectives avant les revendications sectorielles. Sa pensée oscille entre une attention portée à la spécificité du cas des femmes dans l’Histoire et le refus de percevoir l’identité féminine comme une ‘différence’ par rapport à une norme qui serait masculine. Les identifications de Joyce Lussu sont multiples et participent de la construction d’une identité complexe, dont les traits définitoires, sans être incompatibles, sont pourtant soumis à un jeu de hiérarchisation qui dépend du contexte de l’expérience et de celui de la mise en récit de cette expérience. Ainsi, si l’on compare les trois œuvres autobiographiques de Joyce Lussu, Fronti e frontiere (publié en 1967 mais écrit dès 1945), L’Homme qui voulait naître femme (1978) et Portrait (1988), où l’on retrouve un référent biographique commun – à savoir l’enfance sous le fascisme et l’engagement antifasciste –, on remarque que cette même réalité historique est soumise à des traitements et à des interprétations différentes imputables au contexte d’écriture.

Dans Fronti e frontiere, récit des pérégrinations de Joyce et Emilio Lussu à travers une Europe en guerre, il n’est presque pas question de conscience féministe, comme si cet aspect de la réalité n’était pas perçu comme prioritaire au lendemain du conflit, dans une Italie où prédominait le récit de guerre et le roman de Résistance. Dans ce premier ouvrage, comme l’expose très précisément Estelle Ceccarini dans un article portant précisément sur ces phénomènes de réécriture (Ceccarini, 2009 : 67), l’objet du récit est davantage constitué par le couple que forment Joyce et Emilio Lussu pendant la Résistance que par la seule figure de Joyce.

Avec L’Homme qui voulait naître femme, la focalisation centrée sur le Je mis en scène change radicalement la perspective du récit et fait de la question de l’engagement des femmes dans l’Histoire un thème central. Ce changement de perspective est à replacer dans le contexte d’écriture des années 1970, où s’opère un réexamen de la notion de genre, vingt ans après la publication du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir12, notamment par des mouvements féministes nord-américains – on rappellera à cet effet que Joyce Lussu est anglophone et parfaitement au fait de l’actualité scientifique anglo-saxonne. L’Homme qui voulait naître femme élargit le champ de la narration, qui ne porte plus uniquement sur les années de l’antifascisme et de la Résistance mais a vocation à s’inscrire dans le débat féministe contemporain à sa publication. Si le passé est convoqué, c’est pour affirmer dans l’actualité du discours « une pensée de l’égalité » et non « une pensée de la différence » (Chiara Cretella 2012 : 11). Joyce Lussu récuse en effet les thèses essentialistes qui imprègnent alors les rangs féministes et qu’elle juge sévèrement parce qu’ils tendent à enfermer les femmes dans une dimension biologique (Joyce Lussu 2012 : 99-100).

Dans Portrait, enfin, surgissent des éléments absents des récits autobiographiques antérieurs, comme le récit de la naissance du fils de Joyce et Emilio Lussu à Rome, en temps de guerre. Ce fait, tout juste survolé dans L’Homme qui voulait naître femme (Joyce Lussu 2012 : 100), devient un épisode narratif dans Portrait et renforce la réflexion sur l’identité féminine qui émane de l’ouvrage. Une autre expérience éprouvante est restituée dans ce dernier récit autobiographique, celle d’un avortement clandestin subi pendant l’exil à Paris ; cet élément humiliant est retranscrit dans les années 1980, alors que l’avortement est dépénalisé en Italie et que la parole publique a été en partie libérée sur cette réalité.

Certains épisodes de la vie de Joyce Lussu sont donc passés sous silence ou relus au fur et à mesure de sa production littéraire, preuve de la variabilité de la perception de l’identité individuelle ou, pour reprendre les thèses développées par Ricœur, signe de l’altération du moi dans la construction d’un soi devenu autre (Ricœur 1990). Ainsi, s’il y a bien permanence de l’identité narrative, la perception de l’identité personnelle subit quant à elle des altérations qui ont des conséquences sur la façon dont le Je se raconte. Cette dimension temporelle fait de l’identité personnelle, comme le souligne Ricœur (1990 : 12-13), un ensemble sous-tendu par une part d’irréductibilité mais aussi une part de variabilité, de différence et d’altérité. Chez Joyce Lussu, le récit de soi témoigne de ces différents aspects de l’identité, en assumant, selon les époques du questionnement, une définition de soi où certains traits identitaires prédominent sur d’autres.

La perception de soi subit des variations liées au facteur temporel, dans le regard que le Je porte sur lui-même, mais aussi dans le jugement qu’il formule, consciemment ou inconsciemment, à l’égard de son lectorat et, plus largement, de la réception de son discours. Cette perception de l’identité s’adapte à un horizon d’attente car le soi (ipse) se construit non pas dans une répétition du même (idem) mais dans son rapport à l’autre que soi (Ricœur 1990 : 13). Le questionnement identitaire de Joyce Lussu se construit en fonction des circonstances personnelles et collectives dans lesquelles s’inscrit le projet de récit de soi, au risque de raisonnements quelque peu anachroniques. La lecture de l’engagement antifasciste vu par le prisme du militantisme féministe des années 1970 possède en effet un écueil qui est celui de plaquer des catégories mentales contemporaines sur la représentation de faits révolus. Le terme de « parité » utilisé à plusieurs reprises dans Portrait (Joyce Lussu 2012 : 83, 111, 123, 125) trahit certainement cette tendance à lire le passé avec un point de vue très contemporain. L’identité se construit au fil du temps, des rejets et des adhésions, mais aussi des situations où le témoin se sent invité ou autorisé à prendre publiquement la parole, comme le souligne Annette Wieviorka dans son remarquable essai sur l’évolution du statut du témoignage et du témoin au cours du XXe siècle :

Le témoignage exprime, autant que l’expérience individuelle, le ou les discours que la société tient, au moment où le témoin conte son histoire, sur les événements que le témoin a traversés. Il le dit avec les mots qui sont ceux de l’époque où il témoigne, à partir d’un questionnement et d’une attente implicites qui sont eux aussi contemporains de son témoignage, lui assignant des finalités dépendant d’enjeux politiques ou idéologiques, contribuant ainsi à créer une ou plusieurs mémoires collectives (Wieviorka 2013 : 13).

Ainsi, le témoignage, même lorsqu’il est formulé dans la solitude de l’acte d’écriture, est un échange dans la mesure où il s’adresse aux autres et s’insère dans un dialogue, un débat de société, un contexte mémoriel. La question de l’insertion de la mémoire individuelle dans le champ social de l’interlocution, au cœur des sciences humaines depuis longtemps – on pense notamment aux travaux précurseurs de Maurice Halbwachs13 –, implique l’idée que l’entourage social conditionne la mémoire et que le passé se construit à partir du présent de sa recréation.

Références bibliographiques

Corpus

Lussu, Joyce (1967). Fronti e frontiere, Bari : Laterza.

Lussu, Joyce (2012, 1e éd. Milan, Mazzotta, 1978). L’uomo che voleva nascere donna. Diario femminista a proposito della guerra, Camerano : Gwynplaine. Nous citons l’édition de Gwynplaine, 2012.

Lussu, Joyce (2012, 1e éd. Ancone, Transeuropa, 1988). Portrait, Roma : L’Asino d’oro. Nous citons l’édition de L’Asino d’oro, 2012.

Bibliographie critique

Ceccarini, Estelle (2009). « Réécritures plurielles d’une résistance singulière : les écrits sur la Résistance italienne de Joyce Lussu », in : Cahiers d’études romanes, 20 / 1, 61-74.

Ceccarini, Estelle (2014). Les écrits des résistantes italiennes. L’expression plurielle de la Résistance entre témoignage et quête de soi, Neuville/Saône : Chemin de tr@verse.

Cretella, Chiara (2012). « Cherchez la femme », in : Lussu, Joyce, Ed. L’uomo che voleva nascere donna, Camerano : Gwynplaine, 7-19.

Bibliographie théorique

Albert, Jean-Pierre (1993). « Être soi : écritures ordinaires de l’identité », in : Chaudron, Martine, et al., Eds. Identité, lecture, écriture (= Études et recherche), Paris : BPI – Centre Georges Pompidou, 45-52.

Gentile, Emilio (2004). Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation, traduit de l’italien par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris : Gallimard. ÉO : Fascismo. Storia e interpretazione, Roma-Bari : Laterza & Figli, 2002.

Halbwachs, Maurice (1994, 1e éd. 1925). Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris : Albin Michel.

Lejeune, Philippe (1996, 1e éd. 1975). Le Pacte autobiographique, Paris : Seuil.

Ricœur, Paul (1990). Soi-même comme un autre, Paris : Seuil.

Wieviorka, Annette (2013, 1e éd. 1998). L’Ère du témoin, Paris : Librairie Fayard/Pluriel.

Notes

1 Poète turc (Salonique, 1901 – Moscou, 1963), exilé en raison de son appartenance au Parti communiste turc. Retour au texte

2 Joyce LUSSU, Portrait, Ancone, Transeuropa, 1988, 127 p. Retour au texte

3 Nous précisons que les écrits de Joyce Lussu n’ont pas fait l’objet d’une version française publiée. Par conséquent la traduction des textes a été effectuée par l’auteur de l’article. Retour au texte

4 Joyce Lussu (2012 : 30) : « di cultura liberal-radicale », « con idee piuttosto chiare sulle rivendicazioni delle donne e in generale dei ceti subalterni ». Retour au texte

5 Joyce Lussu (2012 : 31) : « antipapista », « contrastavano con quelle di una società decisamente cattolica e maschilista ». Retour au texte

6 Joyce Lussu (2012 : 61) : « Noi donne eravamo rimaste a casa, in relativa sicurezza; mentre i due uomini della famiglia avevano dovuto buttarsi allo sbaraglio, affrontare i pericoli esterni, la brutalità di una lotta senza quartiere. E giurai a me stessa che mai avrei usato i tradizionali privilegi femminili: se rissa aveva da esserci, nella rissa ci sarei stata anch’io. » Retour au texte

7 Joyce Lussu, Liriche, Naples, Ricciardi, 1939. Retour au texte

8 Joyce Lussu (2012 : 83) : « la donna ha un intelletto inferiore a quello dell’uomo, con capacità di analisi ma non di sintesi ». Retour au texte

9 Joyce Lussu (2012 : 115) : « maschilismo autoritario », « violenza virile ». Retour au texte

10 Joyce Lussu (2012 : 128) : « dame e fanciulle della borghesia nazionalista e colonialista: tutte più o meno femministe. » Retour au texte

11 Joyce Lussu (2012 : 123) : « Nella sua ideologia vi era una componente anticolonialista, spesso mancante nell’operaismo dei compagni che si professavano marxisti-leninisti ortodossi ma in realtà disprezzavano e sottovalutavano le donne e le masse sfruttate dei paesi non industrializzati (…). Rifiutando ogni colonialismo esterno e interno alla società, rifiutava anche il più antico e stabilizzato dei colonialismi, quello degli uomini sulle donne. » Retour au texte

12 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, 1949. Retour au texte

13 Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1925. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Louise Pommeret, « Questionnement identitaire et réflexion sur le genre dans Portrait de Joyce Lussu », Textes et contextes [En ligne], 11 | 2016, publié le 21 novembre 2017 et consulté le 28 mars 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=906

Auteur

Louise Pommeret

Doctorante, CIRCE (Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Culture des Échanges, composante du LECEMO, EA 3979), Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, 13, rue Santeuil, 75231 Paris Cedex 05 – louisepommeret [at] yahoo.fr

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