Introduction
En préface de son ouvrage La Mort et la Mère de Dickens à Freud, Carolyn Dever souligne le paradoxe suivant :
La mère idéale est un fantôme qui hante le roman victorien. Paradoxalement, le monde de la fiction victorienne, tout préoccupé qu’il est par le pouvoir des femmes dans le contexte de la sphère domestique, n’incarne ce pouvoir sous les traits de la figure de la mère que très rarement. En revanche, les romans victoriens présentent quasi invariablement des protagonistes dont la mère est défunte ou disparue. […] Dans la fiction, l’idéal maternel prend donc sa forme et son pouvoir dans un contexte d’absence maternelle presque totale, et je dirais même, par le biais nécessaire d’une telle absence.1 (Dever 1998 : xi)
A travers cette remarque, Dever affirme que l’idéal maternel ne peut être incarné dans la fiction car sa construction est envisageable uniquement grâce à ce vide qui rappelle celui créé lors de la perte originelle de la mère par l’enfant quand l’inconscient de celui-ci commence à se former et qu’il fait l’expérience de sa propre différence. Ce vide devient alors un lieu de projection des désirs afin de combler ce manque de la mère perdue. Dans le roman victorien, ce processus d’idéalisation de la mère défunte a pour conséquence de la déréaliser doublement : non seulement elle est physiquement absente de la diégèse, mais elle n’existe aussi que par les discours des autres personnages qui façonnent son image à leur gré. En aucun cas cette mère n’a la parole à son propre sujet. Elle est réduite au silence et ne peut contredire les récits qui lui donnent forme. Le souvenir qu’elle laisse est celui d’un modèle de perfection, d’une mère totalement dévouée à sa famille et purifiée du moindre de ses travers. Cette représentation de la femme comme mère parfaite fige son identité et en propose une version réductrice et coercitive pour elle-même et les autres femmes. Ainsi, la mère défunte reste dans les mémoires comme la figure perdue d’un idéal qui pèse sur les mères bien vivantes. Ces dernières, consciemment ou non, tentent de s’identifier ou se voient identifiées par les regards extérieurs à ce modèle. La mère devient un type, voire un archétype. Se pose alors la question de savoir, à partir du moment où une femme devient mère, quelle place est laissée à sa singularité et comment elle peut s’épanouir hors de ce carcan idéologique.
Des auteurs comme George Eliot ou Elizabeth Gaskell ont fait le choix de traiter ce sujet en mettant en scène des mères qui, contrairement à toutes attentes, possèdent les caractéristiques associées à l’idéal maternel victorien, tout en les excédant. Citons comme exemple Dinah dans Adam Bede (1859) ou encore Ruth dans le roman éponyme (Ruth, 1853). Malgré leurs différences et le fait que leurs expériences de la maternité défient la bienséance de l’époque (Dinah refuse initialement de se marier et d’avoir des enfants, tandis que Ruth est une fille-mère), une similitude se dessine entre ces deux femmes. En effet, elles sont toutes deux, à un moment ou à un autre dans la fiction, identifiées au paradigme de l’idéal maternel par excellence : la Madone. Cet article a pour objet d’analyser l’écart qui existe entre un idéal maternel victorien et la singularité des expériences, notamment à travers l’étude des processus d’identification de Dinah et de Ruth à la Madone. Nous étudierons ainsi la manière dont Eliot et Gaskell se réapproprient cette figure afin de repenser la question de la maternité pour offrir une plus grande complexité identitaire à leurs personnages et leur conférer un plus grand pouvoir d’action.
1. Jeux de lecture dans le processus d’identification des personnages à la figure mariale
La lecture et l’interprétation des corps revêtent une importance capitale dans le processus d’identification des personnages. Eliot y fait d’ailleurs référence très tôt dans Adam Bede à travers les propos de Mrs Irwine : « La nature ne donne jamais au furet l’apparence d’un mastiff. Vous ne me ferez jamais croire qu’il m’est impossible de dire ce que sont les gens d’après leur apparence. »2 (Eliot, 1859, 72) Mrs Irwine affirme pouvoir décrypter le caractère de chacun, et plus particulièrement ici celui de son filleul Arthur, en déduisant tous ses attributs de sa seule apparence physique. Ainsi Arthur, possédant les caractéristiques physiques de la famille de sa mère, ne peut qu’en avoir hérité les valeurs.3 Cependant, le recteur s’empresse de mettre en garde sa mère contre toute conclusion hâtive :
« Il se peut que vous soyez allé un peu vite en besogne à ce sujet, mère », dit Mr Irwine, en souriant. « Ne vous souvenez-vous pas des derniers chiots de Junon ? L’un d’entre eux était tout le portrait de sa mère, mais il avait néanmoins hérité d’un ou deux des mauvais tours de son père. La nature est assez intelligente pour tromper même quelqu’un comme vous, mère. »4 (Eliot 1859 : 72)
Ce passage, qui peut paraître anecdotique, offre néanmoins un éclairage intéressant sur le roman d’Eliot dans la mesure où il soulève une question récurrente dans cette œuvre : celle du lien entre l’identification d’un individu et la lecture du corps de celui-ci par un tiers. L’apparence physique joue un rôle important dans l’établissement d’une identité. La personne qui identifie fonde son jugement sur un élément connu (les signes distinctifs des Tardgett dans le cas d’Arthur) et le transpose sur la personne à identifier afin de définir cette dernière. L’élément connu vient ainsi fonder et accréditer l’identité de la personne observée. Or, comme l’indique Mr Irwine, il se peut que cette équation soit défaillante, et que les apparences soient trompeuses.
Le même mécanisme déficient est à l’œuvre dans le processus d’identification de la femme à l’idéal maternel. Cette identification repose sur une construction idéologique qui nie les individualités en les uniformisant. Cela aboutit à des erreurs d’interprétation concernant la réelle complexité identitaire des personnages. Une lecture biaisée des corps se trouve souvent à l’origine de ces interprétations erronées. Un des exemples les plus flagrants concerne Hetty, une jeune fille mère qui sera jugée pour le meurtre de son nourrisson. La nouvelle de son procès bouleverse son entourage qui ne se doutait pas de sa grossesse et qui n’aurait jamais pu imaginer qu’elle puisse être l’auteur d’un crime. Au contraire, ses deux prétendants, Adam et Arthur, voyaient en sa beauté le signe de la présence indéniable de qualités maternelles chez la jeune femme :
Tout homme, en de semblables circonstances, se croit sûr d’être un grand physionomiste. La nature, à ce qu’il dit, a un langage à elle, qu’elle emploie avec la plus stricte vérité, et il se considère comme très versé dans ce langage. Cette nature a écrit pour lui le caractère de sa fiancée dans ces lignes exquises de la joue, des lèvres et du menton, dans ces paupières délicates comme des pétales, dans ces longs cils recourbés comme les étamines d’une fleur, […]. Comme elle adorera ses enfants ! Elle est presqu’une enfant elle-même, et les petites créatures rondes et potelées l’entoureront comme les fleurettes ornent la fleur centrale […].5 (Eliot 1859 : 167)
Le langage de la nature6, qui est ici tenu pour véridique, est en réalité le fruit des interprétations que les hommes font de cette nature. Dans Ces Corps qui Comptent, Judith Butler démontre que le corps est une production des discours. En effet, la matérialité et la matérialisation du corps ne peuvent être envisagées qu’à travers les discours qui définissent et interprètent ce corps afin de le décrypter. La sémiotique du corps dépend donc en partie de l’état des connaissances et des dénis d’une époque à son sujet ; et les interprétations qui découlent de cette appréhension du corps ne sont jamais neutres : elles viennent décrire une norme à l’aune de laquelle les corps singuliers et, par extension, les comportements des individus, sont évalués. Ces discours viennent ainsi tantôt conforter, tantôt bouleverser un imaginaire collectif du corps et de la perception de la différence entre les sexes à une époque donnée. Ainsi, la lecture erronée du corps de Hetty trouve sa source dans l’image de la femme véhiculée à l’époque victorienne : ses propriétés gestatives la destinent naturellement à devenir mère et donc à occuper les fonctions sociales qui s’y rapportent. Par ailleurs, si la femme est faite pour devenir mère, elle sera nécessairement une bonne mère. En effet, en plus de légitimer une organisation sociale, la biologie sert de support à la définition d’une norme concernant les sentiments maternels qui sont dits être instinctifs : amour pour ses enfants, ou encore abnégation. Tout écart par rapport à cette norme idéalisée est perçu comme pathologique ou monstrueux. C’est pourtant dans cet écart que réside la singularité de chacune.
Si l’idéal maternel au XIXe siècle renvoie à un contenu sémantique qualitatif dématérialisé, dans la mesure où il fait essentiellement appel à des valeurs et sentiments associés à la maternité, le fait de proposer une lecture du corps de la femme à l’aune de cet idéal démontre une volonté de l’incarner. Cette incarnation prend un visage plus universel lorsqu’elle se réalise à travers une figure mythologique connue de tous : la Madone. Cependant, loin d’être stable et atemporelle, la Madone est au contraire complexe et polysémique, constamment « définie et redéfinie par la théologie, l’art et l’histoire de l’Eglise » (Adams 2001 : 8) à travers les siècles. Ces redéfinitions infinies proviennent en partie du fait d’un vide à l’origine qui laisse la voie libre aux interprétations. En effet, la Vierge n’apparaît que rarement dans le Nouveau Testament et les informations à son sujet sont très succinctes :
La somme des informations historiques concernant la Vierge est insignifiante. Sa naissance, sa mort, son apparence, son âge ne sont jamais mentionnés. […] Elle n’est jamais désignée par un des titres utilisés pour son culte ; en fait, elle n’est même pas toujours appelée Marie. Douze fois elle est appelée Mariam […] et sept fois Maria.7 (Warner 1976 : 14)
Son personnage s’est ensuite progressivement étoffé à travers les récits apocryphes et, à mesure que son culte s’est développé, son image et les valeurs qu’elle incarnait ont connu pareille évolution :
Le Pape dans la Rome du VIIIe siècle vénérait la Maria Regina ; les rois et particulièrement les reines du XIIIe siècle en France se tournaient vers Notre Dame de France, couronnée, un sceptre à la main ; l’artisan florentin de la Renaissance et la femme au foyer irlandaise d’aujourd’hui trouvent une consolation tragique et imparfaite en la douce vierge de Nazareth qui courbe l’échine et se soumet sans un murmure à son destin.8 (Warner 1976 : 191)
Ces différentes représentations de la Vierge sont celles de la religion catholique. Dans l’Angleterre du XIXe siècle, dont la culture est d’origine protestante, la Madone n’est pas vénérée et sa virginité perpétuelle n’est pas reconnue. Cela ne l’empêche pas d’être hautement présente dans les esprits sous une version sécularisée. La Madone est ainsi dépouillée de sa substance religieuse pour ne pouvoir que mieux endosser le rôle de modèle de l’idéal maternel tel qu’il est défini à l’époque victorienne. Elle devient alors ce qu’Adams appelle « la Madone domestique » (2001) : une icône figée au même titre que l’Ange de la maison de Coventry Patmore9. Dans ce contexte, la Madone possède une signification précise qui diverge de celle de sa jumelle catholique : elle est devenue une métaphore de l’idéal maternel victorien.
Dans Adam Bede et Ruth, l’identification des personnages de Dinah et de Ruth à la Madone se fait par le biais d’un jeu de lectures complexe basé à la fois sur l’apparence physique et le contenu sémantique associé à la Madone domestique. De plus, ces lectures diffèrent en fonction de la nature du lecteur : si, dans le roman, l’interprétation des personnages reste majoritairement conforme à l’image traditionnelle de la Madone domestique, celles d’Eliot et de Gaskell en bouleversent les codes.
2. Déconstruction du mythe de la Madone domestique
2.1. Ruth : à la fois Madone et Marie Madeleine
L’histoire de Ruth est celle d’une femme déchue, séduite puis abandonnée par un jeune aristocrate. Un enfant naîtra de cette union illégitime, ce qui parachèvera de stigmatiser la jeune femme. A l’époque, ce stigma est incarné par la figure de Marie Madeleine. Tout comme la Madone, ce personnage est dépossédé de ses références bibliques pour ne plus faire référence qu’à une fille de mauvaise vie ou à une fille-mère (bien que la Marie Madeleine du Nouveau Testament ne soit pas mère elle-même) :
Le terme ‘madeleine’ a été utilisé à partir du XVIIe siècle afin de désigner une prostituée ou une femme déchue, mais il a connu une plus grande utilisation aux XVIIIe et XIXe siècles avec la création des ’Magdalen Hostels’ qui soignaient les prostituées et tentaient de les ramener dans le droit chemin, mais qui avaient aussi des établissements particuliers pour les femmes séduites et dupées par de faux mariages […].10 (Johnston 1997 : 191)
Dans le roman de Gaskell, un parallèle est dressé à plusieurs reprises entre Ruth et Marie Madeleine par Mr Benson : au chapitre XI par exemple, au moment de la révélation de la grossesse de Ruth11 ; puis au chapitre XXVII, après que la véritable identité de Ruth a été découverte et que Mr Bradshaw l’a chassée de chez lui12. Cependant, à chaque fois, le personnage de Marie Madeleine évoqué par Mr Benson fait référence non pas au trope qui désigne communément la mère déchue dans la société victorienne mais à son pendant biblique, ce qui permet à Gaskell de mettre l’accent non pas sur le péché mais sur une rédemption possible.13 Tout comme la Marie Madeleine des Ecritures14, le rachat de Ruth se traduit par ses pleurs qui sont contés à maintes reprises à partir du moment où elle devient mère.15 C’est à travers l’expérience de sa maternité biologique, puis sublimée, que s’opère son rachat.
Si le lien entre Ruth et Marie Madeleine est clairement établi, les descriptions de la jeune mère rappellent une toute autre figure : celle de la Madone. Ces évocations mariales se retrouvent tout d’abord à travers l’image qu’elle inspire aux autres personnages. Ainsi, Mr Farquhar note son « calme angélique venu des cieux »16 (Gaskell 1853 : 192). Elle incarne pour lui l’idéal féminin : « Ruth […] lui semblait être le type même de ce que doit être une femme – un esprit calme et serein, qui donne à son corps un charme angélique. »17 (Gaskell 1853 : 254). A travers le regard de Mr Farquhar, Ruth devient donc un type victorien des plus traditionnels : elle est un ange de la maison ou encore une Madone domestique. Jemima propose une vision semblable de Ruth, mais une nuance est introduite : « Oh ! Toi, belle créature ! pensa Jemima, au visage tranquille, calme, céleste, qu’es-tu pour savoir ce que sont les vicissitudes de la terre ? »18(Gaskell 1853 : 188) Dans cette description, qui reprend les mêmes aspects que celle par Mr Farquhar (calme, sérénité, angélisme), la figure à laquelle Ruth est identifiée va au-delà de la simple Madone domestique. Elle évoque bien plus la Madone biblique sanctifiée, non affectée par les peines terrestres. Une présentation de Ruth par le narrateur corrobore l’image mariale dépeinte par Jemima : il note tout d’abord « sa peau claire d’ivoire, aussi douce que du satin »19, avant de mentionner ses yeux : « ses yeux, bien qu’on puisse deviner qu’ils avaient versé des larmes amères fut un temps, avaient un regard prévenant empli de religiosité. »20 Et de conclure sur la noblesse et la dignité que son visage inspire, de telle sorte que, « bien qu’elle eût vécu dans une maison très humble », elle « aurait pu figurer aux côtés des plus grands dignitaires du pays. »21 (Gaskell 1853 : 173) Le portrait qui est brossé ici n’est pas celui d’une Madone domestique mais plutôt celui d’une Mater Dolorosa porteuse à la fois de souffrance et d’espoir de rédemption22 : c’est ainsi que Ruth dépasse son identité de fille-mère pour certains ou encore de Madone domestique pour d’autres afin de devenir la mère spirituelle de tous les villageois, notamment lorsqu’elle s’investit auprès des malades lors de l’épidémie de typhus. Son héroïsme lui coûtera la vie, et son dernier portrait de défunte aura pour conséquence de l’entériner dans cette image de Mater Dolorosa annonciatrice d’une vie après la mort : « […] Sally retira respectueusement le linceul pour laisser paraître le beau visage calme et immobile, sur lequel demeurait encore le dernier sourire d’extase qui lui donnait un air ineffable de sérénité radieuse. »23 (Gaskell 1853 : 369)
2.2. Dinah : une Madone incarnée
Si le mot « Madone » n’est jamais directement utilisé pour faire référence à Ruth dans le roman, il n’en est pas de même pour Dinah. Au chapitre XXVI, le narrateur rapporte l’impression que la jeune femme laisse dans l’esprit de Seth alors qu’il la voit parmi les autres femmes lors du bal donné en l’honneur de l’anniversaire d’Arthur Donnithorne :
Il la vit d’autant plus distinctement après avoir regardé les visages neutres et les robes aux couleurs gaies des jeunes femmes – tout comme nous ressentons d’autant plus la beauté et la grandeur d’une peinture de Madone après qu’elle a été soustraite à notre vue un instant par le passage d’une tête grossière en bonnet.24 (Eliot 1859 : 306)
Ce passage fait allusion à la Vierge en tant que représentation picturale d’un idéal marial. Le parallèle dressé entre cet objet d’art et Dinah réifie cette dernière : son corps n’est plus qu’un support sur lequel sont projetés des désirs. Ce processus d’abstraction du personnage de Dinah n’est pas seulement opéré par Seth : Lisbeth Bede la transforme en une vue de l’esprit. Alors qu’elle est assise dans son fauteuil après la mort de son mari, le visage couvert d’un tablier, Lisbeth entend une voix :
« Chère sœur, notre Seigneur m’a envoyé afin de te proposer mon soutien. » Lisbeth s’arrêta, en écoute, sans ôter le tablier qui lui recouvrait la tête. La voix lui semblait étrange. Cela pouvait-il être l’esprit de sa sœur revenu vers elle du royaume des morts après toutes ces années ? Elle tremblait, et n’osait regarder. […] Lentement Lisbeth retira le tablier, et elle ouvrit timidement des yeux noirs et ternes. Tout d’abord elle ne vit rien qu’un visage – un visage pâle et pur, aux yeux gris emplis d’amour, qu’elle ne connaissait pas. Sa stupeur s’accrut ; peut-être était-ce bel et bien un ange.25 (Eliot 1859 : 120)
Pour Lisbeth, le fait d’ouvrir les yeux et de voir Dinah ne rétablit pas la vérité. Au contraire, ce qu’elle voit la conforte dans son illusion : c’est un ange. Ce n’est que lorsqu’elle aperçoit les mains de travailleuse de la jeune femme que son mirage s’effondre et que la véritable identité de Dinah est révélée :
Mais, vous êtes une ouvrière !
- Oui, je suis Dinah Morris, et je travaille à la filature de coton quand je suis chez moi.
- Ah, dit Lisbeth, encore perplexe, vous êtes venue si doucement, comme une ombre sur un mur, et avez parlé dans mon oreille, que j’ai cru que vous étiez un esprit. Vous avez presque le même visage que l’ange qui est assis sur la tombe dans la Bible neuve d’Adam.26 (Eliot 1859 : 120)
Encore une fois, bien que son identité ait été posée, Dinah évoque avant tout une image mythique : celle d’un ange de la Bible. De surcroît, bien que Dinah soit auprès d’elle, Lisbeth doute de l’existence physique de la jeune femme. Pour Lisbeth, Dinah est « un esprit », elle ne fait pas partie du monde des vivants. Elle devient alors un spectre de la mère idéale27 qui vient ici littéralement hanter Lisbeth.
Ces comparaisons entre Dinah et une Madone, un ange ou encore un fantôme de la mère idéale ne sont peut-être pas si fantasques. En effet, Eliot se plaît à rassembler en Dinah toutes les caractéristiques qui définissent la Madone domestique : pureté de l’âme et du corps, amour des enfants, abnégation totale au profit du bonheur des autres. Cependant, loin de se contenter d’incarner une Madone domestique à travers Dinah, Eliot pousse l’identification à l’extrême : Dinah est biologiquement vierge et donc, elle refuse de se marier et d’enfanter. Son expérience de la maternité est sublimée : elle agit comme une mère pour tous ceux qui l’entourent. Cela lui permet de sortir du foyer pour voyager et se faire une place dans la sphère publique (lorsqu’elle prêche la bonne parole par exemple). De plus, sa pureté est telle qu’elle semble nier son existence corporelle : cela se traduit par l’effacement de son corps sous sa grande robe noire de Méthodiste et sous sa coiffe, ainsi que par une absence de conscience d’elle-même.28 Ainsi, à travers le personnage de Dinah qui incarne littéralement la Madone, Eliot met à l’épreuve cet idéal maternel en en soulignant les limites. Une telle femme n’est plus une femme telle qu’on la conçoit à l’époque victorienne car elle rejette les principales fonctions qui lui reviennent : être une épouse et une mère toute dévouée à son foyer.
Conclusion
A travers les personnages de Ruth et de Dinah, Gaskell et Eliot interrogent un des plus grands mythes de l’époque victorienne : l’idéal maternel. En identifiant ces deux jeunes femmes à la Madone, elles renouvellent l’étendue sémantique de cette figure en ne la restreignant pas à la traditionnelle Madone domestique mais en faisant également allusion à sa richesse biblique. Ainsi, leur Madone n’est plus un cliché ou encore ce qu’Helena Michie appelle « une métaphore morte […] tuée par un usage excessif »29 (1987 : 86), c’est-à-dire un simple contenant sémantique stérile, porteur d’un texte pré-écrit. Au contraire, son utilisation leur permet de souligner les limites de cette métaphore morte. Si Dinah et Ruth s’apparentent par certains égards à la Madone, cette dernière ne suffit pas à les résumer. De plus, le fait de comparer ces femmes à cet archétype de la maternité qu’est la Madone annonce une volonté chez ces auteurs de dépasser les catégories réductrices que représentent la bonne mère, la fille-mère ou la vieille fille, en les associant dans un seul et même personnage afin de souligner toute la complexité identitaire de ces femmes. Ainsi, Ruth n’est pas figée dans sa catégorie de fille-mère, de gouvernante, de mère biologique ou encore de mère idéalisée : elle est tout cela à la fois, ce qui vaudra au roman d’être jeté au feu par certains lecteurs choqués. Quant à Eliot, l’incarnation à la lettre de la Madone par Dinah lui permet de souligner toute l’ironie de cet idéal : la mère idéale ne peut être une mère car il n’est pas possible de nier les désirs de la femme et la réalité de sa chair. Ainsi, à la fin du roman, Dinah devient mère, et c’est à ce moment-là qu’elle cesse d’incarner cet idéal maternel : elle a succombé aux désirs amoureux. Par ailleurs, l’identification de Ruth et de Dinah à l’idéal maternel victorien leur confère paradoxalement un plus grand pouvoir d’action : cela leur assure une indépendance et leur permet de sortir du foyer pour agir sur la scène publique. A travers ces deux personnages, Eliot et Gaskell ouvrent la voie à la définition d’un nouvel idéal maternel. Elles proposent ainsi aux lecteurs des portraits non plus uniquement de mères idéales mais de femmes et de mères aux facettes identitaires multiples. Leur complexité identitaire n’est plus antinomique mais témoigne avant tout de la richesse de leur singularité.