La formation des identités collectives est en étroite relation avec l’existence d’un espace géographique ‒un lieu‒, d’un temps ‒une chronologie‒ et d’un pouvoir qui fasse prévaloir un ordre juridique. Ces trois variables opèrent dans des espaces d’interrelation où les minorités juridiques n’échappent pas aux phénomènes de domination et de soumission. Ces variables sont également indispensables pour comprendre les sentiments d’enracinement, d’attachement ou d’appartenance, ainsi que les conflits et les résistances qui peuvent apparaître lors de la gestion de la minorité par le groupe de domination. Ces espaces d’interrelation seraient des lieux où l’entente et le conflit entre les communautés cohabitent simultanément (Planas 2003 : 8).
L’objet de cette communication est de montrer la manière dont l’identité des morisques1 s’est développée dans un contexte chronologique et socio-politique marqué par la soumission aux autorités chrétiennes espagnoles et par l’affrontement avec celles-ci. Nous nous focaliserons donc d’abord sur les prémices historiques de l’identité morisque, c’est-à-dire, sur la naissance de la communauté mudéjar2. Nous tenterons ensuite de mettre en lumière les traits identitaires qui définissent la communauté morisque. Nous consacrerons notre attention à l’étude de la communauté morisque de Valence qui fut le symbole d’une communauté qui ne pratiquait pas un christianisme sincère et dont l’identité était restée très enracinée dans l’islam. Nous étudierons cette communauté à partir d’une perspective démographique, sociale et religieuse dans le but de comprendre la manière par laquelle l’identité de ses membres s’est modulée. Les morisques du royaume de Valence gardèrent quasiment intactes leurs lois, leurs institutions politiques et, surtout, leur foi dans l’islam, ce qui fit d’eux une communauté chrétienne ‘de façade’ et musulmane de cœur.
1. L’héritage mudéjar
1.1 La formation d’une minorité
Pendant la Reconquête (XIIe-XVe siècles) les différences entre les chrétiens et les musulmans devinrent « irréconciliables ». Chrétiens et musulmans reflétaient l’un pour l’autre l’image de « l’ennemi religieux ». Il existait entre musulmans et chrétiens une symétrie identitaire absolue, les uns étant considérés comme le miroir où se reflétaient les défauts des autres : les chrétiens voyaient les musulmans comme leur mauvais alter ego, et vice-versa (Barkai 2007 : 277). Les musulmans qui restèrent dans les territoires récupérés par les chrétiens obtinrent un nouveau statut juridique, le statut mudéjar, accordé dans les pactes de capitulations qui étaient signés entre vainqueurs chrétiens et vaincus musulmans. Ces pactes instituaient des conditions relativement tolérantes vis-à-vis de leur culture, de leur religion et de leur langue. Les capitulations signées par Jacques I dans la ville de la Vall d’Uxó en 1250 sont la preuve de cet esprit, comme l’illustre ce passage : « Ce privilège … donne à tous les Maures de la Vall d’Uixó le droit de rester… et de peupler leurs hameaux […], de garder leurs maisons et leurs biens […] Nous souhaitons que tous les maures conservent leurs propres lois [la Suna] »(Hinojosa Montalvo 2002, II : 33)3. Le statut juridique mudéjar fut donc le résultat d’une faveur, d’un ‘privilège’ octroyé par les rois chrétiens aux vaincus. Les mudéjars devinrent une communauté dominée. Dans ce sens, Maria Florencia Mendizábal (2009 : 88) souligne que le terme ‘mudéjar’ provient de l’arabe ‘mudayyan’ qui était employé pour désigner une catégorie de personnes soumises et asservies à qui l’on avait accordé le droit de rester en terre conquise.
Selon Manuel Ruzafa (2002 : 22), la communauté mudéjar présentait des traits identitaires très précis : elle était circonscrite à l’espace ibérique, elle possédait des racines hispaniques et son identité s’était construite à partir des rapports que ses membres maintenaient avec les chrétiens. De ce fait, la condition sociale des mudéjars résultait de la discrimination, de la ségrégation et des rapports d’infériorité entretenus avec la société chrétienne. Les mudéjars étaient asservis aux rois chrétiens, n’existant pas par eux-mêmes mais à travers la société chrétienne, inégale et hiérarchisée, qui n’accordait pas la même condition juridique à tous ses membres (Carrasco Manchado 2012 : 30).
1.2. Une ou plusieurs identités mudéjars ?
Existait-il une ou plusieurs identités mudéjares ? Il y avait sans doute autant d’identités mudéjares que de réalités multiples. Ces réalités multiples étaient le résultat de facteurs chronologiques, géographiques et démographiques. A ce propos, Bernard Vincent (2006 : 90) insiste sur le fait que les mudéjars n’avaient pas vécu dans des espaces fermés et que les situations nées des contacts de la vie quotidienne avaient été différentes et variées selon la région et la période. En effet, les premiers mudéjars ceux qui avaient été soumis aux autorités chrétiennes au cours des XIIe et XIIIe siècles‒ avaient bénéficié d’une longue période de trois siècles4 de contacts incessants et d’interactions qui engendrèrent des situations de quasi assimilation à la société chrétienne. Cela se produisit, principalement, dans le vaste territoire de la couronne de Castille (à l’exception du royaume nasride de Grenade) où les mudéjars se convertirent de manière progressive et volontaire jusqu’au décret de conversions forcées de 1501. Ces mudéjars avaient atteint un degré d’acculturation relativement élevé. Du point de vue démographique, les mudéjars de la couronne de Castille (à l’exception de ceux de Grenade) étaient en nombre très inférieur et plus éparpillés au sein de la population chrétienne, ce qui facilitait les échanges et leur intégration dans la société chrétienne. Les mudéjars de Grenade, dernier bastion musulman jusqu’à la fin du XVe siècle, représentaient, en revanche, l’exemple opposé. Ces mudéjars vécurent fortement islamisés ‒ils conservaient la langue arabe et les traditions islamiques‒ et, par conséquent, étaient beaucoup moins acculturés. Pour eux, les mécanismes d’intégration mis en place par les capitulations signées en 1491 avaient échoué (Echevarria Arsuaga 2004 : 135). Par ailleurs, c’est dans le royaume de Grenade et dans celui de Valence que la population musulmane était la plus importante en nombre. À titre indicatif, jusqu’au XIVe siècle les mudéjars du royaume de Valence représentaient presque la moitié de la population totale de ce royaume ; au XVIe siècle plus d’un tiers de la population du royaume était composée par des morisques, les descendants des mudéjars (Ferrer i Mallol 2003 : 64), et à la veille de l’expulsion, en 1609, les morisques constituaient presque la moitié de la population totale du royaume de Valence.
À la lumière de ce qui précède, nous pouvons conclure que les mudéjars atteignirent différents niveaux d’assimilation en fonction des critères chronologique, géographique et démographique. Ces critères, qui expliquent les différentes réalités de la communauté mudéjar, se retrouvent également chez les morisques.
2. L’identité morisque ou la conscience d’appartenir à une ‘nation’ d’origine hispanique
Vers 1475, Diego de Valera, écrivain et conseiller de Ferdinand le Catholique, énonçait pour justifier la conquête de Grenade : « On doit faire la guerre aux musulmans […] Si on ne leur faisait pas la guerre ils pourraient s’accroître encore et soumettre la chrétienté […] Nous devons faire la guerre aux musulmans pour qu’ils ne puissent pas faire tort aux chrétiens […] » (Poutrin 2012 : 19). Ces mots illustrent la pensée des Rois Catholiques et de leurs successeurs qui apparaissaient comme les restaurateurs d’un passé usurpé par les musulmans, mais aussi comme les porte-étendards de l’unité religieuse et d’une chrétienté universelle. Cette conviction s’était concrétisée lors des conversions forcées des musulmans de Grenade en 1501, de ceux de Valence en 1525 et d’Aragon en 1526. Ces baptêmes constituèrent l’acte de naissance du statut juridique des morisques.
Héritiers légitimes des mudéjars, tous les morisques péninsulaires n’avaient pas le même degré d’islamisation. Il y avait des morisques très islamisés, comme ceux du royaume de Valence ou de Grenade, mais il y avait aussi ceux qui étaient sincèrement christianisés, comme une partie de la noblesse morisque qui avait été ‘captée’ par la classe dirigeante chrétienne (Benítez Sánchez-Blanco / Císcar Pallarès 1979 : 292 ).
Parmi les morisques du royaume de Valence, sur lesquels nous allons nous concentrer dans ce travail, certains éléments contribuèrent de manière importante à moduler une identité bien particulière : une identité façonnée par leur attachement à la foi islamique, par la langue arabique et par le maintien des pratiques religieuses en secret jusqu’à la veille de l’expulsion. Ces spécificités faisaient d’eux des apostates, voire des ennemis, aux yeux des autorités chrétiennes. Pour comprendre le degré de résistance identitaire de cette communauté il est indispensable, d’abord, de se tourner vers quelques éléments hérités de l’époque mudéjar, comme l’important poids démographique et la répartition de leur population dans les domaines ruraux de juridiction seigneuriale. Ensuite, il faut aussi considérer les facteurs d’ordre social, économique et politique qui, dans le courant du XVIe siècle, eurent une incidence sur la vie des morisques.
2.1. Une forte démographie héritée de l’époque mudéjar
Les morisques constituaient la plus grande minorité du royaume de Valence. Ils habitaient majoritairement dans les grands domaines agricoles de juridiction seigneuriale. L’arrière-pays valencien, où se trouvaient les principales seigneuries, constituait donc ce que Halperin Donghi (2008 : 66) appelle « la réserve morisque du royaume ». D’après Henry Lapeyre (qui a réalisé l’étude la plus complète à ce jour sur la démographie morisque), à la veille de leur expulsion, ces morisques étaient environ 130.000 habitants, ce qui représentait presque la moitié (44,8%) de la population totale du royaume (Lapeyre 1959 : 30-32). En effet, cet auteur atteste que la période comprise entre les années 1570 et l’expulsion correspond à une augmentation importante de la population morisque dans le royaume de Valence. Cette augmentation était due à plusieurs facteurs. En premier lieu, à l’expulsion en 1572 des morisques de Grenade dont une partie chercha refuge chez leurs coreligionnaires de Valence, en dépit des interdictions d’entrer dans le territoire valencien. Deuxièmement, au calme relatif des attaques de corsaires et, en parallèle, à la mise en place d’un système plus efficace de surveillance sur le littoral méditerranéen pour empêcher le départ des morisques valenciens pour la Barbarie (Lapeyre 1959 : 30-32).
D’ailleurs, chez les morisques, la promiscuité, les mariages multiples et une forte fécondité étaient des faits relevés aussi bien par les historiens que par les chroniqueurs de l’époque, dits ‘polémistes’. Bernard Vincent (2006 : 18), examinant les données de quelques populations de Valence de la période étudiée, montre l’existence de villages où presque toutes les femmes de plus de vingt ans et la moitié de celles qui avait entre 16 et 20 ans s’étaient déjà mariées deux fois. Les écrivains dits polémistes, eux aussi, faisaient de ce sujet leur thème de prédilection. Aznar de Cárdona présentait la forte fécondité comme l’un des aspects les plus dégoûtants de la communauté morisque : « Ils avaient l’intention de s’accroître et de se multiplier en nombre comme les mauvaises herbes […] » (Aznar De Cardona 1612 : 37)5. Damián Fonseca (1612: 111) insistait quant à lui sur le caractère endogamique de la communauté : « Comme ils étaient toujours ensemble, ils finissaient forcement par avoir des mariages consanguins […] »6 (Fonseca 1612: 111). Une endogamie qui favorisa, par ailleurs, le maintien de l’identité morisque quasi intacte.
2.2. Une identité née d’un contexte de révolte
Le contexte de révolte dans lequel se déroulèrent les baptêmes des mudéjars du royaume contribua à accentuer leur résistance culturelle. En effet, entre les années 1520 et 1522 se déroula dans le royaume la révolte des Germanías7, dans laquelle s’affrontèrent les classes populaires du royaume à la Couronne et aux seigneurs. Les classes populaires de Valence ‒les agermanados‒ s’étaient soulevées contre le pouvoir royal et la noblesse et, dans cette rébellion, elles s’en prirent aux musulmans qu’elles considéraient comme les serviteurs des seigneurs et du roi. Un grand nombre de ces musulmans furent obligés de se faire baptiser dans un contexte de peur et de violence. Le chroniqueur Gaspar d’Escolano rapportait que ces baptêmes se déroulaient dans un climat de grande violence. Il racontait ainsi : « Les premiers musulmans que les agermanados avaient baptisés de force furent ceux de Gandia […] Ils les baptisaient avec des balais dans les canaux d’irrigation […] et après les avoir baptisés, [ils] en avaient égorgé six cents » (Escolano 1611 : 1581) 8. Ces faits pourraient expliquer le rapide retour à l’islam des morisques valenciens.
Les morisques du royaume de Valence, en général, vécurent comme de véritables chrétiens pendant le court intervalle de temps que dura la peur engendrée par la pression des agermanados. Un paysan chrétien de Carlet témoignait à ce propos que les morisques « […] venaient à la messe avec beaucoup de dévotion… et apprenaient le Pater noster et l’Ave Maria » (Benítez Sánchez-Blanco 2000 : 13)9. Mais à la fin de cette période agitée, les morisques retournèrent rapidement à leurs pratiques musulmanes, ce qui laissait supposer qu’ils s’étaient adonnés à un faux christianisme pendant la période de tension des Germanías. Ce fut donc ‘la fin de la peur’ qui favorisa le retour à l’islam (Benítez Sánchez-Blanco 2001 : 60) ; le témoignage du jeune seigneur Galcerán d’Escania à propos des morisques d’Albaida renforce cette idée : « Ils vécurent comme des chrétiens aussi longtemps que la peur dura, c’est-à-dire du mois de juillet jusqu’en août, et pas plus » (Benítez Sánchez-Blanco 2000 : 20)10.
Une preuve de ce christianisme ‘de façade’ était la pratique de la ‘taqiyya’ ou l’art de dissimuler l’islam « en milieu hostile », comme Bernard Vincent l’a souligné (Vincent 1994 : 125). La ‘taqiyya’ fut la manifestation d’une résistance latente, silencieuse et passive qui garantit la survie de l’identité musulmane chez les morisques. ‘Taqiyya’ signifie, selon Louis Cardaillac, ‘précaution’ et désigne l’acte par lequel « le Musulman, isolé dans un groupe social hostile, s’abstient de pratiquer sa religion pour adopter extérieurement la religion qu’on veut lui imposer ; le fidèle devra seulement conserver au fond de son cœur sa foi musulmane » (Cardaillac 1977 : 88). Leila Sabbagh, pour sa part, estime que la ‘taqiyya’ était « la permission par laquelle Dieu a autorisé le musulman contraint à renier sa foi ou plutôt à cacher sa foi… en pratiquant en apparence une autre pour se protéger et se défendre contre ses ennemis » (Sabbagh 1983 : 53). Par conséquent, la ‘taqiyya’ donnait aux morisques la possibilité de s’adapter à la situation exceptionnelle qu’ils vivaient. Or, cette pratique devint vite la norme et engendra au fil du temps ce que María del Mar Rosa Rodríguez a appelé une ‘religion hybride’ qui n’était plus une anomalie, mais plutôt un signe distinctif de l’identité morisque (Rosa-Rodríguez 2010 : 154). Pour les morisques du royaume de Valence, la ‘taqiyya’ était donc la manifestation d’un trait culturel inhérent et nécessaire au maintien de leur identité : c’était la démonstration identitaire de toute une communauté portant le poids d’une culpabilité collective et s’exprimant par le refus de la religion chrétienne (Carrasco 1983 : 187). Cette pratique garantissait à « toute une communauté menacée de perdre sa religion […], de rester fidèle à sa foi » (Sabbagh 1983 : 54).
2.3. Les seigneurs : promoteurs de l’identité morisque
Après le décret des conversions forcées publié en 1525, le roi envoya des commissaires inquisitoriaux dans le royaume de Valence pour prêcher la bonne parole aux morisques. Les seigneurs des principaux domaines devaient s’impliquer dans la tâche des baptêmes et vérifier que leurs vassaux morisques respectaient les préceptes chrétiens. Cependant, les seigneurs semblaient peu enclins à exécuter les demandes royales et ils s’opposaient au travail de l’Inquisition, sous prétexte qu’il fallait laisser en paix les morisques pour qu’ils puissent « travailler et vivre dans une atmosphère calme » (Benítez Sánchez-Blanco 2001 : 237). En réalité les seigneurs craignaient des révoltes ou, pire, la fuite des morisques mécontents vers les terres de l’islam. Leur objectif était donc de garder les morisques dans une atmosphère favorable. Charles Quint lui-même reconnaissait à l’égard des morisques que « toute la richesse et la survie du royaume était dans le fait de garder les maures » (Boronat, I, 1901 : 142)11. Cette protection seigneuriale se concrétisait par une forte tolérance envers les rites musulmans, que les morisques pouvaient continuer à pratiquer de manière plus ou moins secrète. Ainsi, par exemple, en 1542, Sancho de Cardona conseillait à ses vassaux morisques faire semblant d’être chrétiens et de garder la foi musulmane dans leur cœur (Domínguez / Vincent 1997 : 147). Par ailleurs, en 1567, lors du procès d’un riche morisque, Cosme Abenamir, plusieurs témoins attestaient que, dans la ville de Benaguacil, tous les morisques « pratiquent les cérémonies musulmanes… avec l’aide de leurs seigneurs qui les protègent du Saint Office » (Boronat, I 1901 : 540)12. Cette connivence était donc monnaie courante ; elle renforça les liens entre la communauté et les seigneurs et favorisa, en même temps, la survie de la structure politique de la communauté morisque : l’’aljama’13.
2.4. Le rôle moteur de l’’aljama’ dans l’identité de la nation morisque
La communauté morisque du royaume de Valence jouissait d’un pouvoir extraordinaire. Elle put garder son autonomie et sa capacité de négociation avec les autorités jusqu’à la veille de l’expulsion grâces à ses ‘aljamas’. Les ‘aljamas’ de ce royaume pouvaient à tout moment mettre en avant certains privilèges face aux autorités chrétiennes même dans des situations de crise. Par exemple, en 1526, juste après les conversions forcées, leur capacité à mettre en échec la politique des autorités chrétiennes fut énorme. Tel fut le cas de la famille Abenamir, dont le chef de famille, Abdalá Abenamir, représentait l’’aljama’ morisque de la ville de Benaguacil en tant que juge ‘alcadí’. Abdalá possédait des contacts avec des membres de la cour de Charles Quint et de Philippe II, ce qui lui permettait de négocier directement avec le roi en cas de conflit. (Benítez Sánchez-Blanco / Pardo Molero 2009 : 182). Ainsi, juste après les champagnes de baptêmes, Abdalá Abenamir participa à la délégation des douze représentants des ‘aljamas’ envoyée à la cour pour obtenir une audience avec le roi Charles Quint en personne, afin de revendiquer devant lui quelques privilèges14. Cette démarche met en évidence un comportement véritablement audacieux et illustre le degré d’autonomie que la communauté morisque de Valence avait obtenu au fil du temps : les ‘aljamas’ incarnaient une sorte de corporation, une ‘entité juridique’ qui pouvait négocier avec les autorités chrétiennes à tout moment (Benítez Sánchez-Blanco / Pardo Molero 2009 : 179). Supplier et négocier furent des tactiques courantes dans les rapports entretenus entre cette minorité et les autorités (Benítez Sánchez-Blanco 2001 : 105). Ainsi, l’’aljama’ était une sorte de gardienne de l’identité morisque grâce à laquelle la spécificité des morisques à l’intérieur du royaume de Valence se trouvait renforcée (Benítez Sánchez-Blanco / Pardo Molero 2009 : 182). Nous pouvons illustrer cette idée avec l’exemple d’une ‘aljama’ qui, à la veille de l’expulsion, réclamait à Philippe III le respect de certains privilèges comme le droit de se réunir (Benítez Sánchez Blanco 2015 : 19). C’était aussi dans le cadre juridique de l’’aljama’ que les morisques pouvaient agir de manière collective dans la légalité ou à la limite de celle-ci. Par exemple, grâce à l’influence des ‘alfaquíes’ ‒les gardiens du culte musulman‒ , les morisques réussirent à pratiquer en cachette leur religion selon la doctrine de la ‘taqiyya’. Enfin, grâce à l’’aljama’, les Morisques alimentaient « leur mépris, leur dégoût et leur haine envers le christianisme » (Vincent 2006 : 69).
En guise de conclusion, l’identité des morisques du royaume de Valence fut le résultat d’un héritage historique multiséculaire et d’un contexte socio-économique très particulier. Les morisques du royaume de Valence partageaient les mêmes sentiments identitaires : l’attachement à l’islam et à leur culture, la pratique cachée de leur religion et surtout une forte solidarité collective alimentée notamment par leurs ‘aljamas’. La résistance identitaire qu’ils opposaient aux autorités était bel et bien consciente et programmée par les ‘aljamas’ qui travaillaient souvent avec la connivence des seigneurs. Comme le note Rafael Benítez, l’acculturation des morisques valenciens se heurtait aux intérêts des classes dominantes du royaume et à la résistance morisque organisée dans les ‘aljamas’ et favorisée par les seigneurs eux-mêmes (Benítez Sánchez-Blanco 1984 : 65).