En 1938, les politiques culturelles française et allemande en Grèce s’articulaient principalement autour de quatre institutions : il s’agissait de l’Ecole française d’Athènes et de l’Institut français du côté de la France et de l’Institut archéologique allemand (Deutsches Archäologisches Institut) ainsi que des écoles allemandes de Salonique et d’Athènes du côté de l’Allemagne (Deutsche Schule Saloniki et Deutsche Schule Athen). La similitude des institutions – deux instituts archéologiques et des écoles de langues – montre que les deux Etats s’efforçaient d’utiliser les mêmes armes afin de renforcer et de faire rayonner leur présence culturelle en Grèce. L’origine de cette rivalité culturelle en Grèce remonte au XIXe siècle. La création de l’Ecole française d’Athènes en 1846 coïncidait, en effet, avec un moment fort de l’expression du philhellénisme français en Grèce. Cette école devait alors permettre à de jeunes normaliens de parfaire leur connaissance de l’Antiquité. Mais elle s’est très vite transformée en un élément de la présence politique et culturelle française en Grèce ayant pour mission, outre la recherche archéologique, de privilégier la formation d’une élite hellène francophone.
L’institut archéologique allemand d’Athènes, quant à lui, fut créé seulement quatre années après l’unification de l’Etat allemand et entra, sans aucun doute, dans la logique d’élaboration d’une nouvelle pensée étatique allemande. En effet, la création du Reich en 1871 et la modification des rapports diplomatiques qui en découlèrent entraînèrent de nouvelles réflexions théoriques autour de la politique étrangère du Reich. Par ailleurs, en 1875, en pleine période de boom industriel, la notion de bien culturel se modifia profondément en Allemagne, et, avec elle, le sens attribué à l’éducation (Bildung). L’homme éduqué et cultivé (der gebildete Mensch) humboldtien devint celui qui, prenant exemple sur le récit du Voyage en Italie de J.W. von Goethe, publié en 1815, parcourait l’Europe par le biais des voies de chemin de fer en pleine expansion depuis 1825. De même, le bagage culturel que ce nouveau genre de voyageur transportait avec lui devint un bien culturel potentiellement exportable et/ou importable. Et dans ce contexte, l’enseignement de la langue allemande ainsi que la diffusion de sciences et de techniques, comme moyens de propagande culturelle,1 gagnèrent en importance. Ces réflexions entraînèrent la création, en 1875, de l’Institut archéologique allemand à Athènes, de l’école allemande de Salonique en 1888 et de celle d’Athènes en 1896.
La création en 1883 de l’Alliance française, dont l’objectif était de faire rayonner la culture française à l’étranger, entraîna à son tour la création, en 1907, de l’école française « Griffard », adjacente à l’Ecole française d’Athènes.
Ainsi, les découvertes archéologiques d’une part et l’enseignement de la langue allemande ou française d’autre part contribuèrent peu à peu à transformer la Grèce en un terrain où l’Allemagne et la France se livraient à une lutte d’influence culturelle. Leur but fut toujours sensiblement le même – s’assurer la plus grande part d’influence dans un pays de l’Europe du Sud-Est considéré comme porte d’entrée du Proche Orient –, mais les moyens mis en œuvre pour y parvenir se heurtèrent, évidemment, aux exigences des autres puissances européennes considérant, elles aussi, la Grèce comme une plateforme géostratégique intéressante.
Après la Première Guerre mondiale, la politique culturelle extérieure fut, pour l’Allemagne vaincue, un moyen de réaffirmer sa puissance là où son rayonnement souffrait encore de son image de nation belliqueuse. La Grèce reprit alors une place importante dans l’exercice de la politique culturelle allemande extérieure. En effet, y réaffirmer son influence fut un moyen pour l’Allemagne de revenir sur le devant de la scène internationale en mesurant ses forces au contact d’autres puissances européennes sur place, telle que la Grande Bretagne par exemple, mais la France en particulier.
Par conséquent, en 1938, pour les deux grandes puissances européennes que sont l’Allemagne et la France, la Grèce fut bien plus qu’un Etat dont l’exploitation des richesses archéologiques par exemple aurait servi à satisfaire des intérêts purement scientifiques et culturels. Chaque intervention culturelle sur le sol grec fut toujours aussi un message à l’autre, et l’importance ou la portée de l’action culturelle servit toujours aussi d’indicateur de puissance. L’on rejoint ainsi l’une des définitions de la politique culturelle extérieure citée dans l’ouvrage de Kurt Düwell Deutschlands auswärtige Kulturpolitik de 1976. Y est cité Carl Heinrich Becker, orientaliste et homme politique dont la pensée a considérablement influencé l’élaboration d’une politique culturelle allemande dans la période de « l'entre-deux guerres », affirmant en 1919 en s’inspirant du modèle français : « La politique culturelle doit être la mobilisation consciente, au service du peuple et de la nation, de valeurs intellectuelles pour renforcer l’Etat à l’intérieur, et pour défendre ce dernier dans la confrontation avec d’autres peuples à l’extérieur. » (Düwell 1976 : 29)2
En décembre 1938, la France décide de conclure un « accord relatif aux rapports intellectuels et artistiques entre la France et la Grèce » (PA AA : Karton 63), accord qui sera ratifié en janvier 1939. Etant donné le moment, les enjeux politiques paraissent dépasser l’aspect simplement scientifique et culturel : il s’agit, dans un premier temps, de fixer sur le papier « les relations d’amitié qui de tout temps ont lié les deux Nations » (PA AA : Karton 63) afin de pouvoir les intensifier. Mais cette institutionnalisation officielle des liens franco-grecs trois mois seulement après la signature des accords de Munich début octobre 1938 confère à cet accord une portée politique bien plus large qui fait de l’Allemagne sa cible principale. La réaction du représentant de cette dernière en Grèce ne se fait d’ailleurs pas attendre, et en décembre 1938, l’ambassadeur allemand en Grèce, Prinz Victor zu Erbach-Schönberg, informe l’Auswärtiges Amt de l’existence du traité franco-grec en demandant une prise de position rapide : l’Allemagne n’aurait-elle pas intérêt à conclure rapidement un accord culturel similaire ? (PA AA, Karton 63).
L’analyse de la question des accords culturels entre la France et la Grèce et l'Allemagne et la Grèce en 1938 sera abordée ici sous l’angle des rapports franco-allemands dans le cadre européen à la veille de la Seconde guerre mondiale : quels ont été les enjeux politiques de la signature d’un accord culturel pour la France et pour l’Allemagne en Grèce, et que révèle cette question sur leur politique culturelle extérieure respective ?
Nous analyserons successivement les enjeux pour la France (1.) puis les enjeux pour l’Allemagne (2.)
1. Les enjeux pour la France
1.1. Un accord culturel à la portée très précise
En 1938, la politique culturelle de la France en Grèce peut être considérée comme le fruit des rapports établis entre la France et la Grèce depuis la période « philhellène ». Depuis au moins la fin du XIXe siècle, la France s’appuyait sur des réseaux culturels solides, stables et très efficaces. Les chantiers de fouilles archéologiques lancés par l’Ecole française d’Athènes concernèrent alors principalement le site de Delphes et assurèrent à la France une réputation certaine, même si, en 1938, cette dernière souffrait toujours des effets de l’organisation des jeux olympiques de Berlin en 1936, qui avaient mis en lumière les fouilles allemandes sur le site archéologique d’Olympie, dont la révélation avait fait forte impression. C’est pourquoi c’était en grande partie l’enseignement de la langue, orchestré par l’Alliance française et la Ligue franco-hellénique depuis l’Ecole française d’Athènes, qui, en 1938, permettait à la culture française de rayonner au sein de la société grecque. En effet, le nombre d’écoles françaises s’élevait alors à environ treize sur l’ensemble du territoire grec (contre deux pour l’Allemagne)3 et le français était la seule langue étrangère dont l’enseignement était obligatoire en Grèce.
C’est à cette tradition culturelle française en Grèce que le préambule de l’accord culturel franco-grec fait allusion lorsqu’il évoque « les relations intellectuelles et artistiques des deux peuples qui les unissent de tout temps » (PA AA : Karton 63). La tradition philhellène française, cadre officieux de la politique culturelle française en Grèce, servit ainsi de point de départ, voire de justification à la démarche entreprise par la France.
Cette démarche visa à officialiser et à institutionnaliser une présence culturelle qui, dans les faits, existait donc bien avant 1938. En effet, en identifiant, dans l’article II de l’accord, l’Ecole française d’Athènes et l’Institut français comme « les deux grandes institutions officielles du gouvernement français en Grèce » (PA AA : Karton 63), les signataires inscrivirent toute action culturelle émanant de ces institutions dans un cadre politique officiel plus large. Par ailleurs, l’énumération exhaustive des domaines d’exécution de la politique culturelle française en Grèce dans l’article III conférait une portée très précise à cette politique. Ainsi, dans son analyse des accords bilatéraux de coopération scientifique et technique, Jean Touscoz explique que les accords bilatéraux à portée précise, par opposition aux accords de portée plus générale, « indiquent le domaine dans lequel la coopération sera entreprise et désignent les organismes coopérateurs (académies, universités, entreprises publiques ou privées) qui seront chargés de la mettre en œuvre » (Touscoz 1968 : 683). Dans l’accord franco-grec de 1938, il s’agit, entre autres, de « la mise en place d’échanges de professeurs, des expositions d’arts, de la reconnaissance des diplômes universitaires de part et d’autre, des traductions littéraires, de l’égalité de droits en matière de frais de scolarité (…) » (PA AA : Karton 63). Cette détermination précise des domaines d’exécution engagea les signataires dans des rapports étroits et obligea ce faisant la France et la Grèce à entrer dans un rapport de véritable coopération scientifique et culturelle dans une relation d’égal à égal. En contrepartie, le procédé permit à la France de s’assurer l’existence d’un allié.
Par ailleurs, la forme juridique de cet accord contribua à étendre de façon considérable la marge de manœuvre de la France dans l’exercice de sa politique culturelle en Grèce. En effet, le cadre juridique de l’accord lui permit de faciliter toute action culturelle et politique dans la mesure où chaque visite d’un scientifique français en Grèce ou chaque échange scolaire et/ou universitaire put désormais se mettre en place sans devoir passer par des démarches administratives lourdes et longues comme par exemple l’attribution de visas et/ou la recherche de logements.4
1.2. Un allié politique en Europe du Sud- Est
Par conséquent, l’accord culturel franco-grec permit à la France d’institutionnaliser l’exercice d’une politique culturelle stable et régulière en Grèce tout en s’assurant la coopération d’un véritable allié dans les Balkans. Ce n’est sans doute pas un hasard si cette démarche française intervint si peu de temps après la signature des accords de Munich début octobre 1938, où la France avait sacrifié son ancien allié tchécoslovaque. La stabilité de la présence française en l’Europe centrale et du Sud-Est avait alors sans doute été quelque peu ébranlée au profit de l’Allemagne nazie.
La politique culturelle française semble bien s’inscrire ici dans une politique « balkanique » plus large telle que la décrit Constantinos Prévélakis dans son article « Entre alliance et crise de confiance : la politique balkanique de la France et son échec (1938-1940) ». Il y cite, en effet, le Chef d’Etat-major, Maurice Gamelin, écrivant quelques jours après la conférence de Munich dans une « note sur la situation actuelle » que « l’Allemagne pourrait reprendre ses visées en Europe orientale. (…) La France doit porter ses efforts en Méditerranée orientale par où s’effectuent les liaisons avec l’Europe centrale. » (Prévélakis 2003 : 138). Dans le même ordre d’idées, l’ambassadeur de France en Grèce, Henri Cosme, avait estimé en juillet 1938 qu’il était « bien évident que la Méditerranée orientale et particulièrement l’articulation des côtes grecque et turque sont appelées à jouer, à l’occasion d’une guerre européenne, un rôle essentiel pour nous. » (Prévélakis 2003 : 138).
Ici, la politique culturelle française en Grèce apparaît bien comme un complément à la stratégie militaire. Car, alors que le démantèlement de la Tchécoslovaquie assurait à l’Allemagne un gain de territoire à l’Est et que l’annexion de l’Autriche lui facilitait l’accès aux territoires du Sud-Est de l’Europe – et augmentait son influence sur eux, la France avait tout à gagner en s’assurant l’alliance de la Grèce dont elle savait que, en cas de conflit, elle pencherait en faveur d’une alliance avec la Grande-Bretagne. Par conséquent, l’accord culturel franco-grec de décembre 1938 semblait bien vouloir contribuer, comme le précisait Maurice Gamelin, à prendre l’Allemagne à revers.
2. Les enjeux pour l’Allemagne
2.1. Répondre à l’initiative grecque ?
En 1938, l’Allemagne disposait de trois principales institutions culturelles en Grèce, qui étaient l’Institut archéologique allemand, l’école allemande d’Athènes créée par le célèbre archéologue Wilhelm Dörpfeld, et l’école allemande de Thessalonique. Mais leur création n’entrait pas dans le cadre de l’expression du mouvement philhellène allemand de la fin du XIXe siècle. Il apparaît plutôt que la politique culturelle extérieure allemande a toujours été considérée comme de la propagande culturelle ouvrant la voie à une sorte d’infiltration de la puissance allemande à l’international. Et dans ce contexte, l’activité des institutions culturelles en Grèce s’inscrivait dans une politique balkanique plus large, qui visait un gain d’influence économique allemande dans cette zone. Ainsi, l’enseignement de la langue allemande en Grèce et plus précisément dans les grandes villes comme Athènes et Salonique visait essentiellement la population germanophone vivant sur place, ou bien la formation des futures élites grecques. L’apprentissage de l’allemand, présenté comme la langue d’une grande puissance scientifique et économique, ouvrait la voie aux séjours linguistiques et scientifiques en Allemagne, destinés, à leur tour, à former une élite grecque susceptible de servir au mieux les intérêts allemands sur place. Ainsi, en 1938, l’intérêt de la population grecque pour l’apprentissage de la langue allemande est tel que l’on passe de 565 Grecs apprenant l’allemand à Athènes en 1938 à 900 en février 1939 (Koutsoukou 2007 : 113).
De plus, en 1938, 38,8 % des exportations grecques allaient vers l’Allemagne (contre 23,5 % en 1930) qui exportait à son tour des matières premières comme le fer, l’acier et le charbon, en plus du matériel de guerre destiné à améliorer les technologies de rénovation de la marine et de l’aviation grecque.
Autrement dit, alors que la France était sur le point de ratifier un accord culturel avec la Grèce, rien ne justifiait, a priori, la mise en place d’un projet comparable du côté allemand. C’est sans doute la raison pour laquelle la demande vint finalement de la part de la Grèce. En effet, le jour de la signature de l’accord franco-grec, l’ambassadeur de Grèce en Allemagne transmit à l’Auswärtiges Amt le souhait de son gouvernement de signer un accord semblable avec l’Allemagne. Cette demande semblait être le fruit d’une hésitation politique du Premier ministre grec Ioannis Metaxas, en place depuis 1936. C’est ce qu’expliqua l’ambassadeur allemand en Grèce, Prinz Victor zu Erbach-Schönberg, dans son rapport du 6 décembre 1938 :
Ces jours-ci, l’on ressent une certaine inquiétude par rapport à la politique étrangère de la Grèce, inquiétude perceptible également lors de mon entretien aujourd’hui avec le Premier ministre Metaxas. (…) Les exigences allemandes ainsi que celles d’une partie de la Hongrie ont réussi à se faire entendre auprès de son voisin bulgare à tel point que l’opposition bulgare (…) a réussi à organiser des manifestations qui dénoncent le fait que la Bulgarie soit le seul pays qui, après la Guerre mondiale, n’ait pas récupéré de territoires perdus.5
En 1938, Ioannis Metaxas semblait donc redouter que le scénario des Balkans de la Première Guerre mondiale ne se répète et que des troubles causés par le démantèlement de la Tchécoslovaquie aient des répercussions jusqu’en Grèce. En effet, la Bulgarie aurait pu réclamer la région grecque de la Thrace occidentale qui lui aurait assuré un accès à la mer d’Egée. Sans doute faut-il voir alors dans l’initiative du Premier ministre grec une stratégie politique qui, malgré la ligne directrice pro-britannique affichée par le Roi Georges II, voulut afficher des rapports plus francs avec l’Allemagne nazie en procédant à la signature d’un accord culturel. Et, ce faisant, il utilisa habilement la rivalité existante entre la France et l’Allemagne dans le domaine culturel pour susciter l’intérêt de l’Allemagne nazie. Par ailleurs, soucieux d’adresser un message politique à son voisin bulgare, Ioannis Metaxas alla plus loin et demanda à l’Allemagne de bien vouloir endosser officiellement le rôle d’instigateur de la signature d’un éventuel accord culturel germano-grec. La Bulgarie aurait vraisemblablement hésité à réclamer un gain de territoire à la Grèce si celle-ci avait été officiellement courtisée par l’Allemagne nazie.
2.2. Un moyen de pression
Et le calcul fonctionna car la réponse allemande à cette demande ne se fit pas attendre. Cette réponse se situe à deux niveaux : L’Auswärtiges Amt, pour sa part, accueillit l’initiative grecque rapidement de façon positive sans émettre d’autres formes de conditions. Sans doute faut-il y voir une opportunité pour l’Auswärtiges Amt allemand de défendre son utilité en Allemagne face à son rival, l’Außenpolitisches Amt du NSDAP. L’ambassadeur allemand en Grèce, en revanche, resta plus circonspect et instrumentalisa la demande dans le cadre de la politique culturelle allemande en Grèce. Il s’en servit en effet afin d’obtenir un poste d’enseignement pour le professeur Fahrner, vraisemblablement à l’Université d’Athènes.6 Mais il attira également l’attention de l’Auswärtiges Amt sur l’occasion unique, en somme, que constituait cette initiative grecque.
Ainsi, en juin 1939, il écrivit dans son rapport adressé à l’Auswärtiges Amt :
En ce moment, dans le domaine de la politique culturelle, la Grèce est très courtisée par les deux puissances occidentales. En ce qui concerne la France, ceci s’est manifesté dans la ratification de l’accord culturel du 19 décembre 1938. (…) Mais l’Angleterre s’efforce, elle aussi, de défendre sa position dans une large partie des cercles grecs, en s’appuyant notamment sur l’enseignement de la langue. Dans ces circonstances qui ont placé la Grèce dans la position très confortable de nation courtisée, l’Allemagne devrait laisser l’initiative à la Grèce, d’où elle est, d’ailleurs, effectivement venue.
Et il termina en précisant: « Même d’un point de vue politique général, je pense qu’il serait souhaitable que, au moins dans le domaine de la politique culturelle, la Grèce soit mise dans une position où c’est elle qui cherche à approfondir ses liens avec l’Allemagne. »7
Par conséquent, l’enjeu pour l’Allemagne de la ratification d’un accord culturel entre les deux pays se situait avant tout au niveau de la forme et non du fond. Dans un rapport datant du mois d’avril 1939, l’ambassadeur allemand en Grèce mit ainsi en garde contre des termes trop concrets comparables à ceux de l’accord franco-grec : « L’Allemagne sera incapable de tenir ses promesses. Le nombre de personnes étudiant ou maîtrisant le grec moderne de nos jours en Allemagne est si minime qu’un programme d’échanges – à proprement parler – ne saurait voir le jour. » Il proposa alors un accord de portée très générale « capable de s’adapter aux changements politiques de ce pays qui sont, nous le savons, très courants ». Ceci devait, selon lui, montrer aux autres puissances européennes en Grèce, et principalement à la France et à l’Angleterre, que l’Allemagne était bien le pays courtisé dont « l’intérêt culturel se tournait vers l’Antiquité et non vers la Grèce moderne ».8
Par conséquent, la question française et allemande de la signature d’un accord culturel avec la Grèce en 1938 reflète bien deux conceptions de la politique culturelle différentes. Soucieuse de préserver la paix face aux exigences territoriales de l’Allemagne nazie en Europe du Sud-ouest, la France veilla à s’assurer un point d’appui important dans cette région en engageant la Grèce dans les clauses d’un contrat culturel à la fois précis dans ses stipulations et vaste dans l’étendue des programmes prévus. La signature de cet accord en décembre 1938 permit ainsi à la France de donner un cadre juridique aux actions culturelles qui, depuis le XIXe siècle déjà, façonnaient le paysage culturel de la Grèce. Ce faisant, elle s’assura en Grèce l’exercice d’une politique culturelle stable, simple et donc efficace. Mais, dans la mesure où la Grèce, face au comportement de plus en plus offensif de l’Allemagne nazie, fut investie du rôle de nation convoitée par d’autres puissances européennes telle que la Grande Bretagne, entrer dans une coopération culturelle avec la Grèce fut aussi un moyen pour la France d’adresser un message à la Grande Bretagne.
L’Allemagne, quant à elle, afficha une attitude réactive dans l’exercice de sa politique culturelle en Grèce. S’appuyant sur une politique culturelle qui était étroitement liée à une stratégie économique efficace, l’Auswärtiges Amt n’avait pas de raison véritable d’envisager la conclusion d’un accord culturel avec la Grèce. Néanmoins, en se référant au rapport culturel franco-grec et en utilisant l’initiative grecque comme un moyen de chantage pour obtenir un poste de professeur d’Allemand à l’Université d’Athènes, l’Ambassadeur allemand inscrivit bien la politique culturelle allemande en Grèce dans une dynamique de rivalité avec la France. Par ailleurs, le fait que la réponse à l’initiative grecque vînt de la part de la diplomatie allemande en Grèce et non de la part de l’Auswärtiges Amt met également en avant l’absence de ligne directrice dans la politique culturelle extérieure allemande. En 1938, celle-ci semble s’articuler par rapport à la politique française en la matière qui, quant à elle, poursuivait un objectif clair.
Enfin, cette apparente fragilité de la politique culturelle extérieure allemande par rapport à la France en Grèce en 1938, soulève, évidemment, la question de « l’après ». En effet, François Chaubet estime dans son ouvrage La politique culturelle française et la diplomatie de la langue : L’Alliance française (1883-1940) qu’il
semble bien que la politique culturelle, dans la mesure où elle se prête à des investissements de long terme, et parce qu’elle se tient à une certaine distance de l’action politique, dans une relation d’autonomie relative, permette d’accumuler un capital de confiance dont le rendement se révèle incommensurable. » (Chaubet 2006: 13).