1. Notre corpus
Cette étude a pour objet deux textes de Pallavicino publiés respectivement en 1642 et 1643, dont les titres complets sont : Baccinata overo battarella per le Api Barberine in occasione della mossa delle armi di N. S. Papa Urbano Ottavo contra Parma et Il Divorzio celeste cagionato dalle dissolutezze della Sposa Romana e consacrato alla simplicità de’ scrupolosi cristiani.
Au terme de quelques siècles de spéculations sur leur paternité1, nous avons la chance de disposer d’une édition commune et récente de ces deux pamphlets, qui décrit les derniers avatars d’une longue et complexe histoire éditoriale2. Par ailleurs, nous voudrions signaler que seront ici ou là ré-utilisés quelques éléments factuels et certaines de nos conclusions sur ces deux textes qui ont été traités (séparément, mais avec de nombreuses références l’un à l’autre, nécessairement, comme on le comprendra ici…) dans le cadre, l’un, d’un colloque lyonnais de 20013, l’autre, lors d’un colloque stéphanois de 2011, sur la représentation littéraire des liens entre la papauté et l’autorité4.
2. L’auteur
Présentons brièvement notre auteur, dont le destin tragique donne un poids particulier à ses attaques contre le pape Urbain VIII, puisqu’en effet, il fut décapité en Avignon le 5 mars 1644, à vingt-huit ans seulement, au terme d’une longue série de provocations contre les Barberini.
Né à Plaisance d’une des plus illustres familles nobles de l’Italie septentrionale, celle des marquis Pallavicini, Ferrante entre dans la congrégation des chanoines réguliers de Latran à Milan, puis part achever ses études à l’université de Padoue. A dix-neuf ans à peine, il publie son premier écrit, un panégyrique de la Sérénissime (Il Sole tra i pianeti, Padova, Frambotti, 1635) et, aussitôt après, obtient de son ordre l’autorisation d’aller en France. Mais son voyage s’arrête à Venise, où il mène alors une vie dissolue, partageant son temps entre les courtisanes et les intellectuels les plus sulfureux de l’Académie des Incogniti (le patricien fondateur de ce cénacle, Giovan Francesco Loredano, et son ami Girolamo Brusoni, lui-même chartreux ‘fugueur’ et victime de la vindicte du nonce apostolique Vitelli5, auquel il doit un emprisonnement de plusieurs mois, en 1644 !). Pallavicino multiplie ses publications dès cette période et répand avec ardeur ses sentiments anti-espagnols et anticléricaux, visant en particulier Urbain VIII et le nonce Vitelli (censeur acharné des Incogniti qui réussit à le faire emprisonner du 23 septembre 1641 à début mars 1642). La plupart de ses livres sont mis à l’Index, toutefois les persécutions des autorités ecclésiastiques restent inefficaces tant qu’il reste à Venise : de fait, il ne quitte la Cité lagunaire que pour une année de voyage en Allemagne, où le contact direct avec les milieux protestants le confirme dans sa hargne contre Urbain VIII, et, plus tard, piégé par des sbires à la solde de la papauté, pour Avignon, où il est arrêté et comdamné au billot6.
3. Le substrat historique
Toujours au registre des préliminaires, remarquons que les deux textes qui nous intéressent renvoient au même dossier historico-politique, l’affaire dite du duché de Castro.
Ce petit duché situé près de Viterbe, avait été donné en fief par le pape Paul III aux ancêtres d’Odoardo Farnèse, lequel, criblé de dettes, autorisé à émettre sur la place de Rome des emprunts publics gagés sur les ressources du duché, mais peu soucieux de reverser leurs intérêts à ses créanciers, donne ainsi aux neveux d’Urbain VIII l’occasion de pousser leur oncle à s’emparer de Castro et, dans le même temps, de Parme et de Plaisance. Urbain VIII lance d’abord quinze mille hommes sur Castro, fait vendre le palais Farnèse de Rome pour payer les créanciers d’Odoaordo et amorce une avancée vers Parme. Le conflit pousse alors les autres Etats italiens (Venise, Modène, Florence, soutenus par Richelieu) à se liguer autour de Parme contre les prétentions romaines7. Cette première guerre se solde par une défaite des troupes pontificales en Romagne, une tentative de prise de Rome par les troupes des Farnèse que les atermoiements d’Odaordo et la désertion consécutive de ses soldats pendant l’hiver 1642-43 font échouer, de nombreux pourparlers, des dépenses astronomiques et, en 1644, la restitution de Castro à Odoardo (la paix est conclue le 1er mai 1644, Pallavicino n’est déjà plus…). Cinq ans plus tard, Ranuccio Farnèse, successeur d’Odoardo, fait assassiner le nouvel évêque de Castro nommé par Rome et cette fois, les armées pontificales défont et rasent Castro.
Voilà donc l’événement auquel renvoie, en premier lieu, le titre de la Baccinata (la « mossa delle armi di N. S. Papa Urbano Ottavo contra Parma ») et le sens même des mots « baccinata » et « battarella », éclairés dans une glose au titre : on y explique en effet l’analogie entre les abeilles qu’on ramène à la ruche en frappant sur une bassine de cuivre (la « baccinata ») ou sur un ustensile en bois (la « battarella »), et les troupes d’Urbain VIII en campagne contre le duc de Parme, analogie soutenue par le fait que l’emblême des Barberini est constituée de six abeilles. En second lieu, après une exhortation à rappeler ses troupes8 et à se méfier des conséquences de la guerre contre les Farnèse9, suit un libelle tout entier conçu comme le procès d’Urbain VIII et de son clan.
Dans le Divorzio celeste, le conflit, est évoqué dans le contexte narratif d’un voyage à travers la Péninsule de saint Paul, diligenté par Dieu pour enquêter sur l’état de l’Italie et étayer un dossier d’accusation contre l’Eglise romaine, l’épouse du Christ si corrompue que celui-ci souhaite lui intenter un procès en divorce… A Parme, où se rend l’apôtre délégué, le duc Farnèse s’adresse à saint Paul en ces termes :
Sachez donc que les urgences particulières de ma Maison ont déjà amené à ériger à Rome un mont appelé Farnèse qui grève ma fortune d’une contribution foncière annuelle à divers créditeurs. A présent, étant assailli par des esprits belliqueux en ces derniers moments de sa vie, Urbain VIII s’est imaginé pouvoir fabriquer sur ce mont le fortin de diverses prétentions pour assiéger mon duché de Castro10…
Dans les dernières pages du livre, celles-là mêmes où est évoquée la victoire possible des Barberini sur la ligue autour des Farnèse, Pallavicino exprime alors son regret sur les occasions manquées, les rébellions devenues vaines, les exhortations inutiles à reprendre une guerre juridique devenue légendaire (celle de Venise contre Rome lors de l’Interdit de 1605) :
Les armées des princes ligués dans le désordre et la frayeur de Rome, auraient pu s’emparer en quelques heures de tout l’Etat de l’Eglise. Le duc de Modène aurait facilement pu acquérir la ville de Ferrare, sur laquelle il a des prétentions légitimes. Le duc de Florence aurait pu obtenir des fiels du duché d’Urbino revenant à sa famille pour des raisons dotales. La République de Venise aurait pu venger ses frontières si souvent outragées. Ils auraient pu enfin, tous unis, racheter de la tyrannie cléricale les malheureux sujets des possessions romaines. Mais l’un, trop crédule, a accordé foi aux négociations des Barberini, un autre a voulu y penser à deux fois, un autre encore n’a pas su se décider à temps. En somme, ils perdirent cette opportunité que le Ciel leur avait envoyée de servir la Chrétienté.11
C’est donc en réaction à cette situation historique, décrite avec une indéniable claivoyance géopolitique12, que Pallavicino propose deux textes dont la construction narrative et le style sont véritablement ceux d’un réquisitoire.
4. Le procès fait au pape
La Baccinata, tout d’abord, met en scène un narrateur qui joue tour à tour le rôle de l’avocat du diable, pour mieux réfuter les justifications que pourrait lui opposer l’accusé, Urbain13, et de l’accusateur qui bâtit un dossier à charge d’une trentaine de pages contre le pape, à grand coup de références à une jurisprudence supposée indiscutable, celle des textes néo et vétérotestamentaires, cités pas moins de vingt-sept fois. Recourant à un lexique proprement juridique, le texte élabore, dans une rationnalité très procédurale, sa contestation de la légitimité de la guerre contre les Farnèse, qui, parce que d’ordre temporel, ne devrait pas être l’affaire d’un pape, ce qui amène in fine à condamner Urbain au double motif qu’il est à la fois un mauvais Pape et un mauvais Prince14. On remarque, en effet, avec quelle rigueur le pamphlet, séparant indéfectiblement le temporel du religieux, justifie, au nom du caractère idéalement infranchissable entre les deux domaines, la riposte d’Odoardo Farnèse et de la Ligue contre les armées du pape : il ne s’agissait que de défendre le duché de Castro contre les prétentions expansionistes d’un monarque, fût-il celui de Rome ; une affaire d’Etat, pas une affaire d’Eglise, ce qui invalide de facto l’excommunication d’Odoardo15.
Le Divorce adopte quant à lui le cadre narratif d’un procès à instruire contre l’Eglise sur ordre de Dieu lui-même16 et pour la tenue duquel il envoie saint Paul recueillir les éléments nécessaires au dossier d’accusation contre l’épouse romaine indigne :
Le Père tout-puissant, persuadé par les arguments de son fils, s’apprête à lui donner satisfaction, mais pour procéder avec l’habituelle circonspection qu’exige la justice divine, il commande à saint Paul de se rendre sur terre afin d’entendre les plaintes des mortels et de préparer le diligent procès des agissements de l’épouse romaine, et il lui parle ainsi17…
Le voyage de Paul le conduit à Parme, certes, mais aussi à Lucques — alors sous le coup d’une excommunication ; à Florence — exaspérée par les excès fiscaux et les ingérences répétées de l’Eglise dans ses affaires ; à Venise, l’ennemie le plus entêtée de Rome18, et à Ancône. Poursuivant sa route vers Rome, Paul fait encore étape à la Casa Santa di Loreto — où il confesse un cardinal mourant d’abord, bavarde avec un émissaire de Maurice de Savoie ensuite — et dans une auberge aux portes de Rome. Mais à peine arrivé dans la ville pontificale, il doit aussitôt la fuir19 : il s’embarque à Messine pour Jérusalem, non sans avoir confié à son ange messager une lettre exhortant les princes d’Italie à se liguer contre Urbain VIII (p. 145). Au cours de ses pérégrinations, saint Paul recueille des témoignages multiples sur les agissements de la papauté, que légitiment la qualité des témoins et les circonstances dans lesquelles lesdits témoignages tombent entre ses mains. A Lucques, c’est un simple citoyen qu’il interroge, tandis qu’à Parme, son interlocuteur sera le duc en personne ; à Florence, il surprend un entretien entre le duc et l’un de ses conseillers, comme il surprend aussi la conversation de deux individus d’une chambre voisine lors d’une étape dans une auberge sur la route de Rome ; à Venise, « il trouve par hasard une lettre »20 et consulte à son sujet un « simple citadin », puis un patricien. Le hasard met ensuite sur sa route un sujet des Etats pontificaux, un arménien maronite revenant de Rome. Bref, il entend des témoins de divers Etats et d’extractions différentes, des laïcs et des ecclésiastiques dont la sincérité ne peut être sujette à caution, ‘italiens’, mais pas seulement (dans un couvent où il se réfugie après sa fuite de Rome, le saint entend l’avis d’un Turc, d’un Grec, d’un Français, d’un Espagnol et d’un Anglais)21, l’intérêt étant que tous, si différents qu’ils sont, s’accordent à dresser de la cour romaine un portrait affligeant. L’Ange gardien du pape lui-même témoigne de son découragement devant l’ampleur de la tâche qu’il lui faudrait accomplir pour redresser l’âme noire d’Urbain VIII, si grand qu’il envisage de démissionner :
Je ne peux plus garder l’âme d’Urbain VIII. Réprimer ses caprices est impossible, même pour des forces angéliques. Ayant tout essayé en vain pour le ramener sur le chemin de la raison, je ne veux plus exposer plus longtemps mon inspiration divine au mépris. Plus encore, je me demande si je ne dois pas faire un vol jusqu’au Ciel […] pour […] supplier la divine bienveillance qu’on me décharge du poids d’une surveillance si tourmentée, qui, à coup sûr, a totalement perturbé la paix de mon état angélique22.
Sans compter que la seule personne qui reconnaisse Paul lorsqu’il entre dans la Ville Sainte est un possédé du Diable : « un matin, passant devant une église où l’on exorcisait un possédé, attiré par le fracas qu’on entendait, j’y entrai. Dès que le démon aperçut ma personne, il commença à crier : « C’est saint Paul ! C’est saint Paul23 ! » Le pape, de son côté, se contente d’envoyer une ambassade à l’apôtre, comme à n’importe quel hôte « étranger » de marque24, suscitant l’indignation de Paul qui déplore qu’on doive « aujourd’hui, appeler les saints des étrangers dans les Etats de l’Eglise »25.
Dans le dossier supposément monté par saint Paul, tout est donc mis en œuvre pour accréditer les griefs du plaignant, la multiplicité des points de vue garantissant les faits rapportés et permettant d’accabler davantage l’accusée (Urbain à travers elle, bien sûr) par l’itération et la surenchère. Mais plus que dans la nature des accusations qui sont portées contre Rome (et contre son chef), souvent topiques26, c’est surtout dans le degré que s’exprime la hargne du polémiste, qui additionne les preuves à charge dans un jeu de focalisations tel que tout angle d’observation aboutit aux mêmes conclusions sur la cité romaine, « publico postribolo [lupanar public] »27, et sur celui qui la gouverne. L’issue est inévitable : « Voyant que son épouse, l’Eglise romaine, s’était prostituée à de nombreux souverains pontifs, en particulier Urbain VIII, le Christ se résolut à divorcer d’elle, ne voulant plus cohabiter avec l’épouse adultère28. »
5. La violence de l’invective
Il convient en effet de souligner la violence verbale qui caractérise le Divorce29. Tout autre qu’allusive ou prudente, la plume se veut au contraire explicite et incisive. Les images sont celles de l’adultère, de la luxure30, du viol31. Comme nous l’avons dit ailleurs, dans ces pages, « la tyrannie, la cupidité, la licence, la vanité ou l’injustice disent leur nom, et désignent leurs auteurs »32, « les phrases à l’emporte-pièce et les formules assassines tiennent lieu d’argumentaire. Si Urbain VIII excommunie, on dit qu’il vole33. Son âme est « capricieuse »34 et ses humeurs « récalcitrantes au bien » (p. 135). Chez lui, point de souci de la morale — « havendo li Barberini bandita ogni virtù da Roma [les Barberini ayant banni toute vertu de Rome] » (p. 117), du dogme, de la mission évangélique, mais à leur place, la « politique mondaine » (p. 132), avec pour ligne de conduite l’ambition et l’enrichissement35, et comme armes, la censure et l’épée … » Et c’est le Christ qui accuse, ce qui donne tout son poids au propos !
Cependant, le Divorce, n’est pas une simple opération de dénonciation dans la ligne des pasquinades et autres écrits satiriques dont le siècle précédent avait du reste été friand36. Il nous propose, par des renversements propositionnels — « il estime que le pontificat est destiné à servir sa personne plutôt que sa personne le pontificat » ou « il ne fait jamais ce qu’il croit bien, mais il croit qu’est bien ce qu’il fait »37 — et thématiques, le cliché en négatif de ce que devraient être Rome et la papauté. Ce que suggère, par exemple, le souhait d’Urbain VIII d’accommoder les Ecritures à ses vœux plutôt que d’accorder ses vœux à la parole biblique38 ou, plus ironiquement, la mise en scène d’un « concile » de démons qui décide de venir en aide au pape pour arrêter les troupes des Farnèse qui marchent sur Rome — de fait, l’attention accordée par le pape aux conseils des démons contribue à confirmer son satut antéchristique !39 C’est aussi le sens du voyage péninsulaire de Paul en l’an 1643, qui s’avère l’inverse du voyage sur le chemin de Damas, non pas vers la révélation (et la conversion), mais bien vers le désavœu (une contre-conversion, en quelque sorte). C’est, littéralement, le monde à l’envers !
Or, le procédé retenu dans la Baccinata est comparable, puisque l’auteur construit, par le raisonnement a contrario, la figure antéchristique d’Urbain. Dans ce libelle, l’accusateur d’Urbain part tout simplement de la comparaison antithétique entre celui qui justifie la mission pastorale d’Urbain VIII et ce dernier : d’un côté, donc, le Christ, porteur de paix, berger attentif, sévère mais juste, versant son sang pour l’humanité pécheresse, de l’autre son vicaire, « rebelle à son maître […] qui revendique avec hypocrisie ce titre dont il trahit la propriété et néglige le devoir »40, homothétiquement enfermé dans ce rôle à grands coups de formes contradictoires et autres modalités syntaxiques et lexicales marquant le renversement, l’écart et le contraire41, l’opposition entre la triste réalité (exprimée au présent de l’indicatif) et l’idéal christique trahi (évoqué au mode conditionnel), contraste articulé par les innombrables « non pas … mais », « au contraire », « tandis que » et « là où » propres à dramatiser au plan rhétorique le contraste entre l’un et l’autre. Ainsi, dès la première phrase, le pontife est, nous dit-on, « devenu l’auteur d’une nouvelle guerre alors qu’il devrait être minitre de la paix » 42. Mais encore :
il faillit trop gravement en venant les armes à la main […] et en se montrant trop avide de plonger son épée dans les entrailles de ceux qui devraient trouver la sécurité en son sein. Et pourtant il est le vicaire du Christ qui apporta toujours la paix
Guerre, guerre ! crie au contraire Urbain
Beati mites, dit le Christ, là où Urbain, corrompant l’Evangile, a l’air de proposer : beati milites43
il ne s’occupe pas de surveiller mais d’écorcher les brebis […], il ne parle pas de les rassembler mais de les éparpiller, il n’essaie pas d’augmenter le troupeau du Christ, mais de le réduire44
Et l’on n’en finirait plus de citer les exemples de ces constructions qui font avancer le procès par cette correctio systématique. Dans ce libelle, les reproches opposés au pape sont également convenus — ils visent ses ingérences temporelles, son enrichissement personnel, son népotisme, le trafic des indulgences, etc. —, c’est donc bien la forme adoptée par l’auteur qui vaut d’être remarquée, celle du procès qui élabore argument après argument, une ‘figure du contraire’ (et du contraire du Christ, bien sûr45). On attend un pape sincère, pacifique et ‘pauvre’, on trouve un va-t’en-guerre qui s’arme contre les Farnèse en se retranchant derrière de faux prétextes — « Il voile ces déterminations comme il lui plaît, sous les apparents prétextes de l’honneur de l’Eglise et du Christ » —, mu par « l’avarice dans la sauvegarde des biens temporels »46. On le voudrait mobilisé contre l’Infidèle47, il se retourne contre des Chrétiens48, et ainsi de suite.
Par ailleurs, on observe que le ton n’échappe à la maîtrise procédurale —virulente, mais moins injurieuse que dans le Divorce49— que dans la dédicace et le commentaire du titre d’un côté et, à l’autre extrémité du texte, par l’insulte ad personam du couplet contre un neveu du pape, « le prince préfet »50. Taddeo Barberini, pilleur des caisses de l’Etat, homme de toutes les manœuvres de couloir et d’une couardise indigne de sa fonction officielle de général des armées pontificales au moment du siège de Castro51, s’attire cette condamnation sans gants : « Don Taddeo a résolu de rester à couvert, car c’est le privilège des couille-molle, et il ne veut nullement partir en campagne »52. Et le libelle se referme sur cette dernière salve :
Plaise à Dieu que la crainte ou l’intérêt insufflent les sentiments très souhaitables d’un semblable repentir tandis qu’ils apporteront la paix dont jouira le monde et qu’augmentera le rire collectif suscité en lui par les couillonnades des Barberini53.
Bien sûr, notre auteur se défend, dans les deux cas, de s’en prendre à l’Eglise en tant qu’institution, moins encore à la religion catholique, dont il se déclare au passage fervent adepte et défenseur (on sait ce qu’il en était …). La cible n’est pas autre qu’Urbain VIII — « Oh ! vous me direz, ceci est un livre contre le Pape. Faites bien la différence […] c’est un livre contre les humeurs du Pape »54, « les neveux »55, le clan Barberini tout entier : « il lutte contre les Barberini, ni contre l’Eglise, ni contre le Pontife56. »
Traître à l’esprit et à la lettre évangéliques, indigne successeur de Pierre, Urbain est un usurpateur du titre pastoral, rien moins : « Comme père universel de la chrétienté, il échoue trop gravement. »57 Aussi est-il juste et salutaire que d’aucuns se chargent d’en publier les fautes, comme l’affirment haut et clair, dans un vibrant plaidoyer contre la censure, les protagonistes du chapitre XIV du Divorce :
si le pape, sous le manteau sacré du père et du berger, se révélait un loup rapace, pour ne pas être interdite, la doctrine de l’homme de Lettres devra lui donner des raisons pour qu’il puisse fonder les prétextes sacrés de ses passions non sacrées58.
Mais dans l’avertissement au chrétien-lecteur déjà : « On a pu crucifier le Christ, qui ne pouvait pécher, et il semblerait étrange qu’un pape, qui est composé d’une humanité pécheresse et qui pèche peut-être chaque jour, soit censuré par les justes reproches d’autrui59 ? » Des questions rhétoriques, évidemment, auxquelles répondent, ô combien ardemment, ces deux libelles de Pallavicino.
Ah, qu’on ne soumette pas à cette tyrannie la plume de l’écrivain ! Qu’il écrive en toute liberté ses propres sentiments, qu’il puisse blâmer les vices d’autrui et s’il se heurte ensuite aux interdits et aux censures, ce sera pour avoir condamner les fautes des autres60.
Ferrante parle d’or ! En matière d’‘interdictions’, de ‘censure’ et de ‘condamnation’, il sera servi. Car ce ‘diable’ d’Urbain se rebiffe, se montrant à la hauteur de la férocité que Ferrante lui attribue. Et la fin de l’histoire (celle de notre auteur) mérite la remarque d’un biographe de l’écrivain, selon lequel la Baccinata (dans la foulée du Divorzio) fut « il punto fatale delle sue infelicità [l’aboutissement fatal de ses malheurs] »61. Par un rebond aussi subtil que baroque, le sacrifice du redresseur de torts, dont la vie ne fut pourtant pas précisément exemplaire, en fait un martyr de choix pour les pourfendeurs d’Urbain, mais surtout un objet d’épouvante tel qu’aucun d’eux n’osera plus élever contre l’antéchrist Barberini une voix aussi virulente que la sienne…