Deux parcours migratoires cinématographiques à travers la Péninsule : Il cammino della speranza di Pietro Germi (1950) et Pummarò de Michele Placido (1989)

  • Two cinematographic migratory routes through the Peninsula: Il cammino della speranza by Pietro Germi (1950) and Pummarò by Michele Placido (1989)

Résumés

Cet article est une étude parallèle de deux films italiens, l’un mettant en scène l’émigration italienne dans les années 1950 (Il cammino della speranza di Pietro Germi, 1950), l’autre s’intéressant au phénomène contemporain de l’immigration en Italie (Pummarò de Michele Placido, 1989). À travers une analyse iconographique sélective, l’auteur met en évidence, au-delà de l’originalité de chaque film, les ressemblances dans les situations, les personnages, et la présence des institutions, un peu comme si les deux cinéastes s’étaient servis de fils conducteurs assez proches. En conclusion, l’auteur essaie de déterminer s’il est possible de tirer de ces ressemblances quelques éléments pertinents quant à l’identité italienne reflétée par le cinéma.

This article is a parallel study of two Italian films, the one staying Italian emigration in 1950s (Il cammino della speranza, Pietro Germi, 1950), the other one interested in the contemporary phenomenon of immigration in Italy (Pummarò, Michele Placido, 1989). Across a selective iconographic analysis, the author highlights, beyond the originality of every film, resemblances in situations, characters, and presence of institutions, a bit as though both film-makers had used threads rather close drivers. In conclusion, the author tries to determine if it is possible to draw these resemblances some pertinent elements as for the Italian identity reflected by the cinema.

Plan

Texte

1. Introduction

Par essence, il est difficile d’appréhender l’identité. Si l’on s’en tient aux définitions courantes des dictionnaires, l’identité est ce qui se répète, qui est toujours identique à soi-même. Or, la vie humaine, individuelle ou collective, se répète peu ou pas du tout, même si l’identité collective évolue beaucoup plus lentement que l’identité individuelle. L’identité italienne est sans doute plus difficile à cerner que celle d’autres pays, car elle est constituée de contrastes très forts entre les régions dont les histoires et les traditions sont très différentes. Mais, comme le rappelle Jean-François Mattei,

Il y a un malentendu tenace concernant la notion d’identité. On la rejette souvent en affirmant qu’on ne peut la définir et qu’elle n’est qu’un mot vide. Mais il serait surprenant qu’un mot, ou un concept, serait-ce celui d’ « être », de « néant » ou de « Dieu », échappe à toute définition. […] On pourrait peut-être soutenir, comme saint Augustin le disait du temps, que si personne ne me demande ce qu’est l’identité, je le sais ; mais que si on me le demande, je ne sais pas l’expliquer à celui qui m’interroge. Cela ne signifie en rien que l’identité n’existe pas, mais qu’elle est difficile à appréhender au cours de l’existence. (Mattei 2015 : 141)

Il faut peut-être adopter des méthodes différentes, d’un pays à l’autre. Si l’identité de la France, passe à travers une histoire très longue, et se confond souvent avec la formation d’un État centralisé et d’une Église gallicane, la tentative de définition d’une identité italienne, en revanche, doit plutôt se porter sur d’autres paradigmes, dont la culture1. En effet, les objets culturels, en tant qu’intuition/interprétation du « réel », transmettent certaines constantes révélatrices d’une identité. Ce sont probablement les objets culturels qui en disent le plus sur l’identité collective.

Tout film est certes une œuvre originale ayant sa propre identité qui, en ce sens, comme toute œuvre d’art, dépasse amplement l’identité culturelle dans lequel il est créé et l’identité de son propre créateur, pour n’en laisser que quelques reflets, néanmoins significatifs. Mais, malgré cela, le film est aussi un objet culturel extrêmement parlant, car non seulement il raconte, mais il montre (souvent presque malgré lui) des décors, des lieux, des personnages, des situations. L’identité étant essentiellement liée à la mémoire (mémoire du spectateur, du cinéaste et de l’universitaire) il m’a semblé pertinent de faire ici un exposé essentiellement iconographique, en insistant sur les différences et les répétitions. Le corpus se limitera à deux films italiens consacrés à l’émigration et à l’immigration : Il cammino della speranza2 de Pietro Germi (1950) et Pummarò3 de Michele Placido (1989). Ces deux films sont tournés à des moments significatifs de l’histoire de l’Italie : Germi se penche sur un phénomène migratoire à un moment où les Italiens recommencent à émigrer, non plus vers l’Amérique comme c’était le cas depuis la fin du XIXe siècle, mais surtout vers l’Europe du Nord et le nord de la Péninsule (émigration intérieure qui apparaît comme un phénomène nouveau). Placido tourne lui aussi à un autre moment clef de l’histoire migratoire de l’Italie, celui où la Péninsule est en train de devenir un pays d’immigration de plus en plus massive, depuis des pays du Sud mais aussi des Philippines. Ces deux films apparaissent donc assez emblématiques de leur époque.

Ils ne sont en vérité pas si différents l’un de l’autre, malgré des situations de départ différentes : chez Germi, il s’agit du voyage collectif de Siciliens qui, vers 1949/50, quittent leur village pour émigrer (illégalement) vers la France. Placido met en scène le voyage individuel d’un jeune Ghanéen (Kwaku) qui, vers 1988/89, débarque en Italie, à la recherche de son frère Giobbe (surnommé Pummarò4) immigré dans les Pouilles pour payer les études de médecine de Kwaku. Mais, dans les deux cas, on remonte la Péninsule, en passant par Naples, Rome, l’Émilie (pour les Siciliens), Vérone (pour Kwaku), jusqu’à l’Allemagne pour ce dernier (car son frère s’y est réfugié) et la France pour les Siciliens.

Les points de vue ne sont cependant pas si différents que cela, car, dans les deux films, l’Italie est vue comme un pays étranger. Dans les deux cas, il s’agit du point de vue privilégié de personnes qui observent et se heurtent à des réalités différentes de celles auxquelles elles sont habituées.

Les deux films se fondent sur des observations personnelles et pertinentes de la part de nos deux réalisateurs : Germi a entendu parler de Siciliens qui émigrent illégalement vers la France et, bien que Septentrional, il a une bonne connaissance de la Sicile5 ; Placido remarque que des Noirs ramassent des tomates dans les champs près de chez lui, il sait aussi que les immigrés dorment dans les cimetières ou dans les trains et insiste (dans le bonus du DVD) sur les aspects documentaristes de son film (« néo-néoréaliste6 »).

Après avoir analysé ces films du point de vue des similitudes qu’ils présentent dans leur façon de mettre en images les situations, les personnages et les institutions, nous verrons, ensuite, ce que cette analyse peut apporter à un questionnement sur l’identité italienne.

2. Situations

Les deux films mettent en scène un certain nombre de situations souvent proches en ce qui concerne les migrants. Les Siciliens comme les Noirs sont présentés comme des hommes « terrés », au sens propre ; qu’il s’agisse de la mine de soufre que les Siciliens en grève refusent de quitter, ou des columbariums loués par la mafia locale à certains ouvriers agricoles comme « chambre » pour la nuit (situations historiquement réelles pour les deux films). La Sicile des années 1950 est montrée comme un endroit de désolation et de misère : quelques plans d’un village sinistre, d’intérieurs de maisons avec presque aucun meuble, où l’on meurt de faim, le dernier pourvoyeur d’emploi (mais quel emploi !), la mine, qui ferme. Mais les Pouilles de la fin des années 1980 ne valent guère mieux pour les « esclaves » noirs condamnés à faire les plus sales travaux : la récolte des tomates semble encore être un moindre mal, par rapport au nettoyage du fumier dans lequel plonge Kwaku avec, comme simple protection, un pauvre mouchoir. La merde, au sens propre et figuré, reste le symbole de ces régions que chacun voudrait fuir, même s’il y a une différence entre les deux situations ; en effet, PU laisse clairement entrevoir que l’exploitation des immigrés enrichit quelques privilégiés (on voit Kwaku dans le fumier et, au second plan, de belles cavalières se promenant). Dans les deux films, des plans mettent en scène des hommes entassés sur un camion ou sur un tracteur (PU), passant ensuite d’un moyen de transport à l’autre (bus, train), voyageant parfois aussi à pied jusqu’à la destination finale ; la route, la rue et autres espaces publics (gares, places, bars, no man’s land) sont fondamentaux dans les deux films (comme ils l’étaient déjà dans le cinéma néo-réaliste). Mais dans PU il y a un non-dit très lourd de sous-entendus : le fumier dans lequel débarquent les Ghanéens et autres immigrés du continent noir est déjà un Eldorado par rapport à ce qu’ils ont quitté, alors que pour les Siciliens de Germi il n’y a rien au-dessous : ce n’est pas un hasard s’ils sont dans l’enfer de la mine, alors que les Noirs sont déjà un peu au-dessus, dans un columbarium. Placido ne montre pas non plus le périple qui a précédé l’arrivée des migrants en Italie, il se concentre sur leur situation dans la Péninsule. Les Siciliens sont motivés par l’espoir d’un travail décent et d’une installation durable en France, alors que les migrants présentés dans PU donnent l’impression d’être là le temps d’amasser un peu d’argent pour rentrer ensuite au pays, à l’image de Pummarò.

Rome est une étape inévitable, autant pour Kwaku que pour les Siciliens. Si ces derniers y sont arrêtés par la police (j’y reviendrai), ce qui est le plus frappant concerne l’image donnée de la « ville sainte » ; en effet, une jeune femme du groupe sort de la gare Termini à la recherche de son fiancé qui a disparu. On la voit déambuler seule dans les rues, sous le regard concupiscent des hommes ; l’un d’entre eux la suit même en voiture dans l’espoir de lui faire des propositions « malhonnêtes ». La jeune et belle Sicilienne est en danger dans cette ville qui apparaît alors comme une métropole du vice. Cela est encore plus clair dans PU où Kwaku découvre que la prostitution des jeunes Noires est une activité florissante dans la capitale de la Chrétienté, et largement exploitée par des proxénètes romains. Placido y consacre de longues séquences nocturnes où la drogue est également largement présente. Comme souvent dans le road-movie italien, Rome ici est une ville transition entre le Sud et le Nord, et aucun des personnages des deux films ne s’y arrête durablement.

L’arrivée au nord de la Péninsule marque la prise de conscience d’une autre Italie, Rome étant encore, par de nombreux aspects, une ville méridionale. Pour CS, le Nord ce sont les campagnes de la riche Émilie encore agricole de 1950, une région où les Siciliens trouvent immédiatement du travail et un gîte bien organisé dans une grande exploitation. Le moment est presque idyllique, nos Siciliens sont hébergés avec d’autres journaliers du Nord ; après un bref moment d’observation mutuelle, on trinque et on danse ensemble, dans une ambiance d’ « interculturalité », symbolisée par le mariage de la mandoline méridionale et de l’harmonica septentrional. Le répit est de courte durée : rapidement les Siciliens se heurtent aux ouvriers locaux en grève qui leur demandent à quel syndicat ils sont inscrits. Ils comprennent qu’ils ont été utilisés comme briseurs de grève et ne peuvent plus rester longtemps dans une région à la conscience politique très forte, d’autant plus que des accrochages racistes et violents ont aussi lieu à propos d’un flirt entre une Septentrionale et un Sicilien. PU se complaît à montrer un Nord à la conscience politique plus développée que le Sud et soucieux de l’intégration de ses immigrés. En effet, lorsqu’il arrive à Vérone, Kwaku découvre lui aussi une autre Italie. Les immigrés africains suivent des cours d’alphabétisation et de culture générale ; on assiste aussi à une séquence « interculturelle » où les autochtones viennent danser sur des rythmes africains (les tam-tams remplacent ici l’harmonica et la mandoline, mais l’idée est la même). Kwaku trouve immédiatement du travail dans une fonderie où les ouvriers sont bien nourris (on est frappé par la ressemblance des plans : les journaliers siciliens et septentrionaux mangeant à leur faim dans la ferme émilienne, et les ouvriers — immigrés et Italiens — mangeant ensemble dans la fraternité à la cantine de la fonderie). Dans les deux films, ces séquences dégagent un sentiment de fraternité qui contraste avec la « jungle » méridionale. Mais, comme dans CS, l’idylle est de courte durée. La conscience politique se manifeste sous les traits d’un retraité de la fonderie qui reproche à Kwaku (et aux immigrés en général) de travailler pour rien et de faire baisser les salaires pour lesquels les syndicats s’étaient battus pendant des décennies. Dans les deux films, les immigrés acceptent de travailler dur (plans semblables de Noirs à la fonderie et de Siciliens en train de faire les foins) mais comprennent que les choses sont complexes et que leur équilibre est précaire. L’intégration par le travail ne suffit pas, elle atteint ses limites au moment où des couples « mixtes » voudraient se former. On comprend vite que le vrai reproche du retraité véronais à Kwaku c’est son histoire d’amour avec son enseignante à la peau blanche. La violence est ici plus forte que dans CS ; elle est physique lors de la longue séquence d’agression raciste subie par le couple « mixte » sur les berges du fleuve (comme une sorte de suite contemporaine de ce qui n’apparaissait qu’à travers quelques plans d’un visage tuméfié et une séquence d’affrontement entre journaliers locaux et immigrés), mais surtout morale : la jeune amoureuse de Kwaku ne supportant plus le regard des autres lorsqu’elle sort en couple dans les rues de son quartier, elle lui demande de la quitter au moment de cette agression. Le Nord pose la question (en 1989) de ce que doit être une nation où les immigrés sont destinés à rester.

Mais, dans les deux films, l’objectif n’est pas l’Italie septentrionale, c’est un autre Nord, celui qui est au-delà des Alpes ; CS et PU insèrent de fréquents plans de montagnes enneigées, dernier obstacle à surmonter, symbole important dans l’imaginaire du migrant, à la fois espoir et barrière redoutable (ne serait-ce qu’à cause du froid que les hommes du Sud découvrent). Les Siciliens passent à pied, l’un d’entre eux, pris dans une tempête, y laisse la vie. Le reste du groupe se heurte à une patrouille itinérante franco-italienne de douaniers à ski. Le chef douanier français, après un long regard compatissant, en particulier sur les enfants, décide de les laisser passer et de faire une entorse à la loi. Le film se termine par un plan du groupe continuant son périple sur la neige blanche ; on entend en voix off Germi qui déclare, dans un long hymne à la solidarité, « Car les frontières sont tracées sur les cartes, mais sur la terre, telle que Dieu la fit […] il n’y a pas de frontières ». Situation inverse pour Kwaku : arrêté, fouillé au corps par la douane autrichienne, il est transféré en Allemagne pour rendre un dernier hommage à son frère qui a été assassiné. Il sera sans aucun doute expulsé.

3. Personnages

Les deux films mettent en scène des types de personnages semblables. Les enfants : enfants de Sicile en haillons et affamés, souvent cause du départ, parfois aussi à l’origine de gestes d’humanité. Lors de l’affrontement entre journaliers grévistes et Siciliens (CS), une enfant étant gravement blessée, on accepte de faire une entorse à la règle et de défier les barrages pour aller chercher un médecin au village ; l’enfant sera soignée et sauvée. La fin de CS insiste sur des plans de groupe où les enfants sont mis en évidence : c’est en grande partie pour leur avenir qu’on émigre. PU construit des plans d’enfants africains déjà bien insérés dans la société italienne ; scolarisés à Vérone, ils font leurs devoirs avec leurs parents, parlent en italien et en dialecte vénitien. Ces enfants ne repartiront pas, ils appartiennent déjà au futur de la nation italienne.

D’autres personnages semblables apparaissent dans les deux histoires. On n’émigre pas forcément pour des raisons économiques. Pummarò a d’abord quitté le Ghana pour aider son frère, mais, s’étant révolté face aux salaires injustes imposés par la camorra locale, il doit cette fois fuir l’Italie pour échapper à l’organisation, mais aussi à la justice italienne car il a volé un camion. Dans CS, nous avons également un villageois qui désire aller en France pour fuir la justice (ou/et la mafia ?) et qui sera une source d’ennui permanent pour le groupe ; comme Pummarò, il finira tragiquement avant le passage de la frontière. CS insiste sur le rôle du passeur qui fait le tour des villages misérables de Sicile, vantant les mérites de la France, ses salaires élevés, la gentillesse de ses habitants. Moyennant finances, il se propose de conduire les migrants jusqu’en France ; mais il s’agit d’un escroc dont l’intention est d’abandonner le groupe en gare de Naples. Il sera d’abord démasqué, puis finira par s’esquiver à Rome, laissant le groupe se débrouiller seul. PU ne montre pas vraiment de passeur, mais des profiteurs et exploiteurs en tous genres, surtout dans les Pouilles : du représentant de la camorra locale qui a la charge de « gérer » les journaliers africains, au « sous-traitant » qui leur loue les columbariums dans les cimetières et les aide aussi à l’occasion (toujours moyennant finances). PU insiste beaucoup plus sur les intermédiaires de tous ordres qui profitent de la misère des migrants. Mais le schéma est le même dans les deux films : d’une façon générale, l’homme reste un loup pour l’homme (avec l’exception notable, malheureusement peu vraisemblable, du douanier français de CS). Comme on l’a vu, il arrive dans les deux histoires que les exploités se révoltent.

4. Institutions

Les institutions de l’État sont peu présentes dans ces deux films. L’Église catholique apparaît sous deux aspects différents. Dans CS, il s’agit de marier dans la précipitation un couple qui s’apprête à émigrer et de lui éviter ainsi d’être dans le péché mais aussi dans l’illégalité, le mariage religieux valant pour mariage civil à l’époque et le concubinage n’étant pas reconnu. Dans PU, c’est sous la forme de l’organisation caritative Caritas que l’Église apparaît : les immigrés africains peuvent y trouver un gîte, se laver, mais, apparemment, ses structures sont insuffisantes, car beaucoup vont dormir dans les cimetières. Dans les deux cas on remarque qu’il n’est jamais question de foi, mais simplement d’institutions.

L’État n’apparaît que sous sa forme répressive. En vertu des lois sur l’émigration et le vagabondage en vigueur dans les années 1950, les Siciliens de CS sont arrêtés à Rome par les carabiniers avec une feuille de route leur intimant de rentrer dans leur village. Ils décident de continuer le périple et deviennent alors hors-la-loi. Le début de PU montre quelques plans d’immigrés ayant affaire aux carabiniers, cela suffit à donner une idée de leurs rapports avec les institutions de l’État. Jusqu’à la frontière, Kwaku n’aura pas de problèmes avec les forces de l’ordre. À partir de ce moment-là ce sont les Autorités autrichiennes et allemandes qui sont mises en scène, dans leur aspect le plus froid et bureaucratique.

En ce qui concerne l’institution qui aide les immigrés à Vérone, on ne sait pas qui la gère, mais il est probable que ce soit la municipalité.

Il est inutile de revenir sur une organisation parallèle, telle que la camorra des Pouilles, dont on a vu la triste efficacité dans la gestion des immigrés, probablement au service de quelques propriétaires terriens

5. Quelles identités pour l’Italie ?

Il ne me semble pas utile de raisonner en termes de niveau de réalisme, ce concept ne signifiant à mon avis pas grand-chose dans la mesure où le « réel » est un concept très relatif. À ce titre, l’art (dont le cinéma) et l’histoire ont la même légitimité à parler du « réel », car chacun en donne sa propre version en se fondant sur ses propres matériaux. D’autre part, les deux films analysés ayant comme but principal de raconter une histoire bien ficelée, ils restent des fictions, avec des inventions dramatiques et spectaculaires, parfois peu vraisemblables, comme le dénouement heureux de CS.

Dans le cadre de ces limites méthodologiques, quelques éléments significatifs peuvent être mis en évidence : A) sur les phénomènes migratoires en général B) sur l’identité italienne en général C) sur la manière italienne de traiter le sujet.

A) À travers les constantes mises en évidence, la première identité qui se détache clairement est celle du migrant en général et des situations auxquelles il doit faire face : nomadisme, abris de fortune, racisme, passeurs et profiteurs en tous genres, humiliations policières et autres, passage à pied des frontières souvent dans le froid, règne de l’argent, barrière des langues et des cultures, espoir d’une vie meilleure, volonté de fuir la justice du pays d’origine, etc. Ces situations universelles, encore tristement valables aujourd’hui, sont parfaitement décrites dans les deux films étudiés qui, ne serait-ce que pour cet aspect, constituent des matériaux tout à fait dignes d’intérêt. Pummarò n’est-il pas un des premiers films à parler du phénomène de l’immigration massive en Italie ? La dimension anthropologique de ces films dépasse largement le périmètre italien et doit être lue à l’échelle d’un humanisme inventé et magnifié par la culture européenne au cours des siècles (voir Braudel 1963).

B) Que nous disent ces films sur l’identité italienne ?

On a remarqué les nombreuses similitudes de situations iconographiques entre les deux films qui insistent ensemble sur des réalités (des identités ?) régionales italiennes très fortes et très différentes en 1950 comme en 1989. On a même souvent l’impression que l’immigration « extracommunautaire » exacerbe encore plus les différences régionales (au lieu de les atténuer comme on aurait pu le croire). Germi, — qui aimait les contrastes régionaux et savait en jouer — ne les a pas exacerbés car, en 1950, l’Italie reste un pays rural du Nord au Sud, et d’où même les Septentrionaux émigrent encore. Les Siciliens n’ont aucun mal à se mettre au travail dans la campagne émilienne. Germi joue sur les accents et non sur les dialectes comme le fera Placido. Ce dernier, au contraire, tend à mettre en scène une Italie beaucoup plus dure et éclatée que celle des années 1950, une Italie qui n’est pas prête à affronter une situation d’immigration massive. Placido, dans une interview (proposée par le bonus du DVD) insiste sur les différences régionales : — au Sud on dit qu’on aide les immigrés, qu’on leur donne du travail et à manger, mais en fait on les exploite — à Rome c’est le cynisme total, l’indifférence, alors qu’on est dans la capitale de la Chrétienté — la situation du Nord est la plus dure et la plus hypocrite : l’intégration s’arrête lorsque l’immigré touche à certains symboles qui choquent par leur trop grande visibilité : les relations amoureuses entre un Noir et une Blanche par exemple dans ce film. À ce stade il reste malgré tout difficile de tirer des conclusions significatives sur l’identité de l’Italie : dans les images présentées, les deux cinéastes mettent surtout en scène des situations universelles, avec quelques constantes (particularités) nationales : — les forts contrastes Nord/Sud, — la place de l’Église comme institution (mais dans des rôles différents), — les mafias, — le rôle de la famille (l’histoire de Kwaku est une histoire de famille) et des enfants, — l’État montré uniquement sous son aspect répressif ; — le fait que l’Italie reste, dans les deux cas, un pays à fuir. Pris séparément, aucun de ces éléments (qui constituent les grands thèmes du cinéma de la Péninsule) n’est propre à l’identité italienne, mais l’on peut admettre que, mis ensemble ils sont déjà, sans doute, plus représentatifs de ce qu’est l’Italie de la deuxième partie du XXe siècle. On voit bien cependant que ce ne sont que de grands dénominateurs communs qui n’apportent que des réponses générales, voire superficielles.

C) Peut-on aller plus loin, et se demander s’il y a une façon « italienne » de parler de l’Italie ou une propension particulière du cinéma italien à parler de l’Italie ? Le cinéma italien a déjà souvent parlé de l’Italie, notamment à travers le néo-réalisme, mais aussi la comédie « à l’italienne », le western « spaghetti » (surtout le « zapata western » des années 1970). On peut même dire que l’une des constantes du cinéma italien fut d’interroger et de visiter le pays en permanence, son passé, son présent, son histoire (le premier cinéma italien ne commence-t-il par une revisitation de la romanité avec Cabiria et Quo vadis ? par exemple ?). CS et PU abordent eux aussi des sujets d’actualité. Le cinéma italien, depuis l’après-guerre, a eu une capacité très forte à s’emparer de thèmes d’actualité, à parler du présent en faisant parfois semblant de parler d’autre chose, comme le font, par exemple, le « zapata western », ou certains films policiers des années 1970. La rapidité avec laquelle les films italiens sur l’immigration en Italie se sont multipliés à partir des années 1990, jusqu’à devenir pratiquement un genre en soi, a déjà été soulignée maintes fois. L’exercice est en soi délicat car, comme notre analyse le montre une fois de plus, il équivaut à parler simultanément (consciemment ou inconsciemment) du présent et du passé, de soi et des autres, de choses en même temps nouvelles et anciennes. D’une certaine manière, il fait émerger le refoulé d’expériences collectives et individuelles douloureuses, il met mal à l’aise, car Kwaku, Pummarò et les autres apparaissent comme les nouveaux Siciliens des années 1980 et 90. La tâche était plus facile pour la comédie « à l’italienne » ou pour le néo-réalisme qui ne parlaient que de leur époque7 ; c’était leur force mais aussi leur faiblesse car ces genres ne renvoyaient, le plus souvent, qu’à un présent immédiat. Le film d’immigration « à l’italienne » fait ressortir en creux un des plus petits communs dénominateurs pouvant constituer un élément saillant de l’identité italienne, celui de l’émigration, le parallélisme des deux films étudiés le montre trop bien.

Ce plus petit commun dénominateur semble faire émerger d’autres grandes caractéristiques communes à tout le peuple de la Péninsule (voir point B) mais aussi des constantes plus universelles (voir point A). En vérité, l’émigration ou l’immigration sont bien plus qu’un dénominateur commun, elles fonctionnent comme une centrifugeuse destinée à faire éclater les questionnements et les réponses. Avec l’Italie, et le paradigme offert par ses cinéastes, il semble que nous soyons dans une identité de questionnements permanents, et non d’affirmation. De l’affirmation n’apparaissent que des réponses théoriquement définitives et donc fragiles ; des questionnements n’émergent que des réponses brèves, fragmentaires et fragiles, mais combien scintillantes et éclatantes ! À travers ces questionnements souvent implicites on devine des fragments d’inconscient collectif : quel pays sommes-nous ? Sommes-nous un pays « normal » ?

6. Conclusion

Cet exposé a été construit sur l’étude parallèle de deux films italiens, deux road-movies d’époques différentes, et apparemment aux thèmes différents (un sur l’émigration et l’autre sur l’immigration) mais dont nous avons montré les similitudes multiples dans les points de vue adoptés (l’Italie considérée comme un pays étranger), dans les situations rencontrées par les émigrants et les immigrants tout au long de leur voyage dans la Péninsule, dans les types de personnages mis en scène et, dans le représentation d’un État sous son aspect le plus répressif. Deux films réalisés à des moments clefs de l’histoire migratoire de l’Italie. Au-delà des similitudes de situations universelles liées à tous les phénomènes migratoires, les deux films ont le courage de poser des questions cruciales quant à la manière dont un pays vit le départ d’une partie de sa population (« un peuple en fuite » pour reprendre l’expression du méridionaliste Pasquino Crupi), puis accueille à son tour des immigrés. Cela produit un effet de miroir qui peut mettre mal à l’aise mais pose des questions pertinentes sur l’identité italienne (sans forcément y répondre) et explique non seulement pourquoi les deux films se ressemblent mais explicitent aussi tout l’inconscient collectif porté par le film de Placido. Il convient cependant de rester prudent et de revenir aux limites déjà fixées au début de cet exposé : chaque film n’est qu’une interprétation du réel qui, d’autre part, est aussi influencée par tous les autres films qui l’ont précédé (dans les deux cas la référence au néo-réalisme est présente : c’est un lointain modèle avoué pour Placido, alors que Germi essaie de s’en détacher). Remarquons cependant le courage du cinéma italien qui ne cesse de poser ces questions d’actualité douloureuses autant en 1950 qu’en 1989, mais aussi pratiquement dès le début de l’histoire du cinéma (L’emigrante de Febo Mari est de 1915). Par un autre effet de miroir, on peut remarquer que le cinéma français, malgré de bons films plus ou moins récents8, a été longtemps plus réticent à mettre en scène l’immigration (qui est pourtant plus ancienne), sans doute parce que, paradoxalement, la France n’a commencé que très tard à se poser la question de son identité.

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Notes

1 Comme le suggère Jean-François Mattei dans le même article. Retour au texte

2 Désormais CS. DVD CRISTALDFILM, edizione restaurata e rimasterizzata, blanc et noir, 97 minutes. Retour au texte

3 Désormais PU. DVD Cecchi Gori, 98 minutes. Retour au texte

4 Tomate en dialecte des Pouilles. Giobbe est journalier, employé à la récolte des tomates. Retour au texte

5 Il tournera plusieurs films en Sicile : In nome della legge (1948), Divorzio all’italiana (1961), Sedotta e abbandonata (1964). Retour au texte

6 Selon les affirmations de Michele Placido. Retour au texte

7 Les comédies à l’italienne « historiques », comme La grande guerra (Mario Monicelli, 1959) ou La marcia su Roma (Dino Risi, 1962), pourraient apparaître comme des exceptions. Mais, en vérité, la mentalité des personnages est celle du présent du tournage des films et non point celle du temps historique. Retour au texte

8 Voir par exemple : Le Gone du Chaâba de Christophe Ruggia (1998), Welcome de Philippe Lioret (2009), Fatima de Philippe Faucon (2016), Dheepan de Jacques Audiard (2016). Retour au texte

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Référence électronique

Erik Pesenti Rossi, « Deux parcours migratoires cinématographiques à travers la Péninsule : Il cammino della speranza di Pietro Germi (1950) et Pummarò de Michele Placido (1989) », Textes et contextes [En ligne], 12-1 | 2017, publié le 21 novembre 2017 et consulté le 22 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=501

Auteur

Erik Pesenti Rossi

Professeur des universités, Laboratoire CHER équipe n°4376, Université de Strasbourg, 30 rue d’Harbouey, 54480, Cirey sur Vezouze – epesenti [at] unistra.fr

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