Depuis la fin du siècle dernier, la télévision publique italienne a diffusé plusieurs émissions à caractère historique sur l’émigration des Italiens. Ces programmes voient le jour dans une période marquée à la fois par une nouvelle phase dans l’élaboration mémorielle de ce phénomène et par un regain d’intérêt pour l’histoire sur le petit écran.
À partir de la deuxième moitié des années 1990, la diaspora italienne, précédemment confinée au domaine des spécialistes, est devenue progressivement l’objet, non seulement de publications scientifiques foisonnantes, mais aussi de travaux de vulgarisation, d’institutions muséales, d’œuvres littéraires et cinématographiques primées, et d’une attention médiatique sans précédent.
L’immigration actuelle à destination de l’Italie a sans doute joué un rôle majeur dans cette redécouverte. Depuis les années 1980, les flux migratoires vers l’Italie ont augmenté de manière exponentielle,1 l’immigration est entrée dans le débat politique et a commencé à intéresser et à préoccuper l’opinion publique.2 C’est dans ce contexte que voit le jour un usage public de l’histoire3 qui considère l’émigration italienne comme un outil pour mieux comprendre les réalités des nouveaux migrants et combattre les tendances racistes d’une partie de l’opinion publique et des partis conservateurs, notamment régionalistes, tels la Ligue du Nord.4
La fin du siècle dernier a également été marquée par une augmentation et un renouvellement de la programmation télévisuelle à caractère historique. La plus grande disponibilité d’archives et les évolutions des formats télévisuels ont redynamisé l’offre d’histoire du petit écran, après une période de baisse d’intérêt.5 L’émission grand public La grande storia, diffusée depuis 19976 par la chaîne publique nationale Rai3, représente sans doute l’émission phare de ce renouveau. Cette série entend « raconter par images les moments les plus saillants de l’histoire du XXe siècle »7 et propose des documentaires de montage à base d’archives (et en moindre partie d’entretiens) d’environ deux heures. Ceux-ci réalisent en moyenne 10 % de part d’audience en première partie de soirée, un vaste public pour un cycle d’histoire.8
Les documentaires historiques télévisuels destinés au grand public n’ont pas manqué de susciter des critiques de la part des historiens. Les simplifications et l’utilisation d’images d’archives et des entretiens qui vise à rendre le passé sensible et à émouvoir, plus qu’à soumettre ces sources à un examen critique, déplaisent souvent aux chercheurs (Iaccio 2004 : 115-121, Bisogno 2008 : 13-14, Lindeperg 2014). D’autre part, ces documentaires constituent un objet d’étude privilégié en tant que lieux d’élaboration de la mémoire, considérée comme une représentation collective du passé selon les exigences du présent.9 Ces objets culturels sont en effet un reflet du travail mémoriel des sociétés, mais sont des producteurs et diffuseurs de mémoire (Veyrat-Masson 2000, Anania 2003, Bisogno 2008).
Cet article s’intéresse aux documentaires de La grande storia sur l’émigration italienne en tant que lieu de mémoire. La grande storia, qui depuis ses débuts a présenté plus de 150 productions en privilégiant le fascisme, le nazisme, la Seconde Guerre mondiale et l’histoire religieuse,10 a produit et diffusé trois documentaires sur ce sujet. Comment ce programme grand public consacré au récit audiovisuel du XXème siècle a-t-il donc abordé la mémoire de l’émigration qui était en train de s’affirmer sur la scène publique et médiatique ? Quels aspects de l’émigration des Italiens, dont les historiens ont souligné les multiples facettes et la grande extension dans l’espace et dans le temps, ont-ils été privilégiés ? Comment les enjeux du présent ont-ils façonné ces récritures audiovisuelles ? Quelles interrelations peut-on établir entre ces productions et les migrations actuelles vers l’Italie ? En nous appuyant sur une analyse des trois documentaires, qui prend en compte la spécificité de leur production et de leur langage, et sur d’autres sources de première main (communiqués de presse, entretiens, revues de presse), cet article met en lumière quelques aspects de la construction de la mémoire par ces productions culturelles et décèle les diverses modalités et degrés d’incidence des nouveaux phénomènes migratoires sur la genèse, la réalisation, la réception et les usages de ces réécritures audiovisuelles du passé.
1. L’autre Italie d’Emigranti
Diffusé en première partie de soirée en octobre 2001 et en février 2002, après deux ans de préparation, Emigranti [Émigrants] est le premier documentaire sur l’émigration produit par La grande storia. Écrit et réalisé par Roberto Olla, journaliste à la Rai, spécialisé dans la réalisation d’enquêtes et de documentaires historiques,11 il retrace cent cinquante ans de migrations italiennes, de la moitié du XIXe siècle à la toute fin du XXe, en privilégiant les destinations transocéaniques.12 Le documentaire s’appuie sur des archives provenant de trois continents (Europe, Amérique et Australie) et sur une vingtaine de témoignages d’émigrés de première, deuxième et troisième génération, filmés aux États-Unis, en Argentine, au Brésil et en Australie (Olla 2001).
1.1. Un hommage aux Italiens dans le monde
Dans un entretien, Roberto Olla indique que c’est la rencontre avec des membres des communautés italiennes à l’étranger, lors de la préparation d’un précédent programme,13 qui lui a donné envie de raconter leur histoire. Il rappelle aussi que le responsable du « projet histoire » de Rai3, Pasquale d’Alessandro, souhaitait produire une émission sur ce sujet depuis longtemps, sans toutefois préciser pour quelles raisons (Olla 2001).14
Emigranti semble, en tout cas, faire écho aux discours qui accompagnent la redécouverte et la valorisation des Italiens à l’étranger de la part des pouvoirs publics, et qui, conjointement aux mouvements migratoires vers l’Italie, ont marqué la mémoire de l’émigration au tournant du nouveau millénaire. À l’issue d’un processus de changements à la fois économiques, politiques et culturels, tant en Italie que dans les pays d’arrivée, l’émigration n’est plus perçue comme « moindre mal », soupape permettant de réguler le problème de l’excès de main-d’œuvre, mais en tant que ressource économique et culturelle pour le pays (Salvatori 2009 : 259-260). Les anciens émigrés deviennent « Italiens dans le monde » (Signorelli 2009 : 487-503) et, en décembre 2001, est approuvée une nouvelle loi concernant le vote des citoyens résidant à l’étranger.15 Un organisme officiel16 commandite la première grande histoire des migrations italiennes, Storia dell’emigrazione italiana (Bevilacqua, et al. 2001 et 2002). Les présentations programmatiques de ses deux tomes affirment la centralité de l’émigration pour l’histoire italienne contemporaine, soulignent que « l’Italie hors l’Italie » a contribué à façonner le pays d’origine (2001 : XI-XII) et accordent une place de choix aux expressions de l’« italianité » (2002 : XV).
De son côté, la voix off du narrateur d’Emigranti annonce, immédiatement après le générique de début, qu’il s’agira du récit d’« une autre Italie constituée par cinquante millions d’Italiens éparpillés dans le monde, avec leurs enfants et petits-enfants ».17 La narration audiovisuelle qui suit met en lumière la variété des profils et des parcours des émigrés qui composent cette « autre Italie », leurs souffrances, leurs apports au pays d’origine, et leur « italianité ».
Le choix de couvrir un arc chronologique plus ample que le siècle des migrations de masse (qui vont de la fin du XIXe siècle aux années 1970) permet d’ouvrir la narration par Giuseppe Garibaldi. Le « héros des deux mondes » est l’émigrant italien le plus célèbre selon un italo-brésilien interviewé. De nombreux témoins rappellent ensuite les départs pour des raisons économiques vers les Amériques et l’Australie. Le témoignage de Eugenia Sacerdote De Lustig, dont la famille juive partit pour l’Argentine à la fin les années trente pour fuir l’Italie fasciste des lois raciales, renvoie de son côté à l’émigration pour des raisons politiques. Parmi les autres interviewés figurent une Italo-Américaine fille d’une épouse de guerre, un ancien prisonnier de guerre en Australie qui décida de rester dans ce pays après la fin du conflit.
Le fait de ne pas arrêter le documentaire au moment de la baisse des départs, dans les années 1970, permet, d’autre part, de rappeler que les flux de sortie ne sont pas terminés, et d’inclure une nouvelle génération de migrants, représentée par la jeune artiste italo-japonaise Marika Hasuike, qui habite en Australie, et qui ne se définit pas comme « émigrante », mais comme « citoyenne du monde ».
Les images d’archives contribuent à visualiser la grande diversité des réalités relatives aux migrations italiennes, tandis que la bande son originale composée par Luigi Ceccarelli alterne différents registres en passant de sonorités mélancoliques à des motifs gais et enjoués. Certaines images sont très anciennes, comme celles qui montrent des Italiens ramassant les poubelles sur des péniches dans le port de New York à la fin du XIXe siècle.18 D’autres sont inédites ou rares, comme les prises de vue des plantations brésiliennes dénichées dans des films de famille au Brésil ; les nombreuses séquences qui proviennent des archives australiennes et montrent, entre autres, les prisonniers de guerre, le travail dans les plantations et les mines d’opale (Olla 2001) ; les images des nourrices et des examens auxquels elles étaient soumises.
Les documents d’archives montrent également des émigrés, ou descendants d’émigrés, qui ont brillé dans le spectacle, dans le sport, dans la politique ou les affaires, principalement aux États-Unis. En revanche, les criminels Italo-Américains, incontournables dans l’imaginaire de l’émigration italienne, n’apparaissent pas. Cette absence est due sans doute au fait que Roberto Olla préparait pour La grande storia un autre documentaire sur ce sujet, I padrini, diffusé en février 2002.19 Elle permet en tout cas d’évacuer une image des émigrés ne se prêtant pas à leur valorisation dans une production qui est dédicacée « à tous les Italiens qui […] ont construit des communautés florissantes et civilisées dans beaucoup de pays du monde […], qui ont choisi le chemin de la loi et non celui de l’illégalité » et qui « avec leur travail et leurs épargnes ont rendue grande l’Italie ».20
Emigranti souligne à plusieurs reprises la contribution des émigrants au développement de leur pays d’origine. « L’Italie d’aujourd’hui n’aurait pas existé sans ses émigrants »21 rappelle le commentaire. Les témoins évoquent l’envoi d’argent aux familles. Des actualités filmées d’après-guerre montrent des Italo-américains qui participent au paiement de la dette de guerre contractée par leur pays d’origine auprès des États-Unis et d’autres présentent l’ « oncle d’Amérique » Filippo Gagliardi, rentré millionnaire du Venezuela, qui devient le bienfaiteur de Montesano, son village natal en Campanie, et des villages voisins.
L’italianité des émigrés est également mise en lumière. Par un effet graphique, les noms des témoins, qu’ils soient de première, deuxième ou troisième génération, apparaissent en surimpression sur le drapeau tricolore italien, en symbolisant leur appartenance au pays d’origine. Les interviewés, de leur côté, évoquent à plusieurs reprises leur italianité et la définissent comme une culture partagée, une éthique, l’intensité des émotions, et surtout comme un art de savoir-vivre et notamment de savoir manger.22 Cet art serait maintenu même dans des situations extrêmes, telle celle vécue dans les camps d’internement pendant la Seconde Guerre mondiale, selon le témoignage de Francesca Merenda, internée à dix-huit ans en Australie. D’autre part, les entretiens laissent aussi entrapercevoir que l’italianité se décline dans le cadre d’identités hybrides et multiples. Les interviewés ne manquent pas de souligner également leur appartenance au pays où ils résident, ou d’évoquer, comme l’actrice Italo-Américaine Annabella Sciorra et l’Italo-Japonaise Marika Hasuike, les choix qu’elles opèrent plus ou moins consciemment entre les éléments des différentes cultures.
Le commentaire présente aussi la politique comme une « passion toute italienne », lors de l’évocation de personnalités politiques d’origine italienne aux États-Unis,23 et, vers la fin, précise que 350 parlementaires d’origine italienne ont été élus dans 27 pays en 2001. Toutefois, il n’y aurait pas un rapport suffisamment étroit avec l’Italie selon le narrateur en voix off, et l’Italo-Argentin Salvatore Sanna se plaint de ne pas pouvoir exprimer son vote pour l’Italie.
Emigranti paraît ainsi s’inscrire dans les débats qui ont précédé l’approbation de la nouvelle loi sur le vote des Italiens à l’étranger et semble défendre la légitimité de la participation des émigrés à la vie politique du pays d’origine en valorisant leurs apports et leur italianité.
Les discours autour du vote des Italiens à l’étranger ont d’ailleurs été marqués par une « rhétorique de la réparation » pour le « sacrifice » des émigrés, qui n’ont pas été soutenus et accompagnés par leur pays d’origine (Colucci 2002 : 609, Colucci 2007 : 726). C’est également le cas du documentaire de Roberto Olla, qui insiste sur les manquements de la part des pouvoirs publics des différentes époques envers ses migrants, définis comme « les oubliés de l’autre Italie », « refusés » par leur patrie. Les termes « sacrifice », « refus », « abandon » et « oubli » reviennent au fil de la narration, qu’il s’agisse des migrants partis au tournant du XXe siècle, de ceux qui sont internés comme « étrangers ennemis » au début de la Seconde Guerre mondiale et « payent encore pour l’ancienne patrie qui les a abandonnés », des colons en Lybie ou en Éthiopie « abandonnés aux armées ennemies », ou des anciens prisonniers de guerre. Et les actualités filmées de l’après-guerre qui montrent les nouveaux départs et affirment que les migrants partent désormais dans de bonnes conditions et que l’Italie ne les oubliera jamais, sont présentées comme de la pure propagande.
Cette victimisation des émigrés et la mise en relief de leurs souffrances présente des points communs avec la mémoire de l’émigration proposée par les productions culturelles qui la considèrent comme un outil précieux pour mieux comprendre les migrations actuelles vers l’Italie et les réactions d’inquiétude qu’elles provoquent dans la société.
1.2 Des parallèles implicites entre migrations passées et présentes ?
Les dangers des traversées maritimes, les difficultés d’intégration, la misère, l’exploitation, le racisme et les drames dont les Italiens furent victimes figurent parmi les thèmes privilégiés par les productions culturelles des deux dernières décennies, qui entendent établir des parallèles entre le passé et le présent afin de combattre les préjugés concernant les nouveaux migrants.24 Le texte de vulgarisation du journaliste Gian Antonio Stella L’orda. Quando gli albanesi eravamo noi [La Horde. Quand les Albanais c’était nous] (1ère éd. 2002, 2ème éd. 2003), où les Albanais indiquent par synecdoque les populations migrantes objets de discours hostiles, est généralement considéré le parangon de cette relecture du passé, qui circulait déjà dans les années précédentes. L’émission de plateau Emigrazione 1945-1999 [Émigration 1945-1999] diffusée en 1999,25 au moment où a été conçu le projet d’Emigranti, pointe aussi des analogies entre les différentes migrations, comme le rôle des passeurs, l’emploi des migrants dans les travaux méprisés par les locaux, la location de lieux insalubres à des prix faramineux et les rhétoriques de l’invasion.
Est-ce qu’Emigranti souhaiterait aussi établir des parallèles entre les vicissitudes des migrants d’hier et d’aujourd’hui ? Les sujets traités et quelques autres indices pourraient nous le suggérer.
L’un des premiers épisodes figuré dans le documentaire de Roberto Olla est la tragique expédition de colonisation en Nouvelle Guinée, organisée à la fin du XIXe par l’escroc Marquis de Rays, au cours de laquelle périrent quasiment la moitié des 340 colons italiens. Or, ce même événement est raconté dans un article du Corriere della Sera du 24 décembre 2000 par Gian Antonio Stella, qui propose des similitudes explicites avec les dangereux voyages des migrants actuels.
Aussi, Emigranti ne manque pas d’évoquer les passeurs malhonnêtes, les exécrables conditions d’hygiène des traversées transocéaniques, le passage traumatisant par Ellis Island, l’exploitation des émigrés par les intermédiaires qui leur trouvaient un emploi, les drames survenus sur les lieux de travail tels l’incendie de l’usine textile Triangle de New York, où en 1911 périrent plus d’une centaine de femmes immigrées, et celui de la mine de Marcinelle, où en 1956 trouvèrent la mort plus de 250 mineurs, Italiens pour plus de la moitié.
Les discriminations anti-italiennes et le racisme occupent également une place importante au sein du documentaire. L’Italo-Américain Joseph Scelsa, qui selon les informations fournies par l’épilogue du documentaire est « devenu professeur de sociologie après avoir obtenu gain de cause pour avoir été discriminé en tant qu’Italien »26, en évoque certains aspects. Il rappelle que les Italiens ont subi de nombreux lynchages aux États-Unis, dont le plus meurtrier, celui de La Nouvelle-Orléans en 1891. Il signale aussi que dans les années de la Dépression, après le crack boursier de 1929, ils étaient parfois les travailleurs les moins bien payés, après les « blancs » et même après les « noirs ». En évoquant l’affaire de Sacco e Vanzetti, le documentaire souligne la phrase de ce dernier : « je souffre car je suis italien ». Des images d’archives provenant des États-Unis, d’Australie et du Brésil montrent, de leur côté, les camps où, pendant la Seconde Guerre mondiale, les Italiens furent internés.
Des témoins se remémorent les discriminations vécues, notamment en tant qu’enfants à l’école. Et l’extrait d’un reportage réalisé par la télévision suisse-romande, sans doute dans les années 1960-1970, montre une adolescente italienne émigrée en Suisse qui dit pudiquement sa souffrance quand on l’appelle méprisamment terrona27. Le visage de la jeune fille, filmée en plan rapproché afin d’accentuer l’émotion, vire de la couleur au noir et blanc, sans doute pour souligner la continuité entre le racisme de différentes époques. L’affirmation du narrateur en conclusion de la séquence - « il est toujours difficile de se faire accepter, dans n’importe quelle terre d’immigration »28 - pourrait se référer aussi aux immigrés étrangers en Italie.
Enfin, le commentaire signale qu’alors qu’existent encore en Italie les centres d’assistance pour les émigrants italiens, on doit déjà édifier des centres d’assistance pour les travailleurs qui arrivent du Tiers Monde. Des vieilles images, en noir et blanc, d’émigrants italiens chargés de valises et d’un centre d’aide à Naples défilent à ce moment. Cette superposition entre des mots se référant aux migrants d’aujourd’hui et des images de visages et de corps d’Italiens d’hier, contribue à mettre en résonnance le passé et le présent.29
La réception et les usages d’Emigranti montrent en tout cas qu’il a souvent été perçu comme outil pour penser aussi les migrations actuelles.
1.3. Réceptions et usages
Le communiqué de presse divulgué lors de sa première diffusion, en octobre 2001, présente le documentaire comme une « Odyssée des Italiens », en attribuant une dimension épique aux vicissitudes des migrants,30 et définit les paquebots sur lesquels voyagèrent les émigrés italiens comme « carrette del mare », charrettes de la mer. L’emploi de cette expression, couramment utilisée pour les bateaux délabrés qui transportent les clandestins vers les côtes italiennes, suggère un parallèle entre ces phénomènes migratoires. Toutefois, c’est le communiqué de presse qui accompagne la rediffusion d’Emigranti quelque mois plus tard, qui développe ce type de lecture. Bien qu’il ne se réfère pas explicitement aux migrations vers l’Italie, le texte souligne que dans cette production :
Des éléments universels de l’émigration sont mis en évidence, comme la confrontation avec le racisme, l’éloignement de la mère patrie, le risque de se retrouver sans droits ou citoyens de seconde zone. Des éléments qui font de l’émigration italienne un archétype de l’émigration en général et qui aident à mieux comprendre tous les autres flux migratoires.31
Le compte rendu de Maria Novella Oppo, dans le quotidien de gauche L’Unità du 18 février 2002, considère, de son côté, que le documentaire de Roberto Olla est un opus apte à combattre les attitudes discriminatoires envers les immigrés étrangers en Italie :
Emigranti, n’est pas seulement un très beau film pour la qualité des images, mais il fait justice, sans la mentionner, de la barbarie actuelle de la Ligue du Nord, en démontrant que les Italiens ont dû faire face à ces mêmes violations des droits humains qu’aujourd’hui on voudrait infliger aux extracommunautaires.32
Dans les années 2000, le film de Roberto Olla a été projeté lors de manifestations culturelles qui souhaitaient encourager les rapprochements entre les migrations italiennes du passé et celles du présent. Ilest ainsi montré en septembre 2005 à Castellanza, en Lombardie, à l’occasion de l’inauguration de l’exposition itinérante « Macaroni – Vu Cumprà33 »,34 qui compare les différents phénomènes migratoires concernant l’Italie. En avril 2009, il est présenté à Terranova, une petite ville calabraise, par l’association culturelle nationale de gauche Arci (Associazione Ricreativa e Culturale Italiana), estimant que ce documentaire peut contribuer à la réflexion sur le fait que « Hier comme aujourd’hui [les émigrants] sont des victimes des préjugés, utilisés comme boucs émissaires surtout quand l’insécurité et le malaise social augmentent ».35
Enfin, si Emigranti n’a pas trop convaincu les historiens,36 il a connu un bon succès auprès des téléspectateurs, avec environ 10 % de part d’audience pour chaque diffusion .37 En 2002, il a aussi été couronné par le prix Flaiano pour les productions télévisuelles et radiophoniques, dans la section « enquêtes et documentaires ».38 Ce succès peut s’expliquer par sa mise en scène (le rythme rapide, les raccords visuels et analogiques, la grande variété d’images, l’alternance des registres - dramatique et léger -, un texte captivant) mais aussi par les multiples lectures auxquelles il se prête.
Les autres documentaires sur l’émigration italienne diffusés par La grande storia s’inscrivent en revanche plus explicitement dans les débats sur les nouvelles migrations.
2. Pane amaro et l’émigration italienne aux États-Unis
Pane amaro [Pain amer], le deuxième documentaire sur l’émigration proposé par La grande storia, est diffusé en deux parties dans le cadre de la section magazine (version courte du programme) en janvier 2007, et rediffusé quatre ans plus tard, en juillet 2011. Il traite de l’émigration italienne aux États-Unis, de la fin du XIXème siècle à la Seconde Guerre mondiale, en s’appuyant sur deux ans de recherches dans les archives américaines (Barbieri 2014) et sur une quinzaine d’entretiens avec des témoins et surtout des chercheurs américains.
2.1. Racisme et discriminations
Le choix de consacrer cet épisode du cycle La grande storia aux seuls États-Unis est dû sans doute, d’une part, au fait que les États-Unis ont accueilli le plus grand nombre de migrants italiens (Favero 1978 : 16) et qu’ils occupent une place privilégiée dans l’imaginaire de l’émigration. D’autre part, ce sujet touche personnellement les auteurs du documentaire (Ambassador 2009). Le réalisateur, Gianfranco Norelli, documentariste indépendant, s’est établi à New York en 1979, après des études en sciences politiques à Rome.39 La productrice associée, Suma Kurien, son épouse, qui est née en Inde et a grandi en Afrique, s’est aussi s’installée aux États-Unis, où elle s’est spécialisée dans l’éducation des migrants. 40 Le couple réalise d’ailleurs un deuxième documentaire sur l’émigration italienne en Amérique, Finding the Mother Lode (2013), consacré aux Italiens en Californie.
C’est toutefois le contexte des nouvelles migrations en Italie qui a un rôle déterminant dans la genèse du projet. Le réalisateur a déclaré avoir eu l’idée du documentaire après avoir assisté, lors de séjours dans son pays d’origine, « à des épisodes de méfiance, de discrimination et même de racisme envers les immigrés », et ce « même au niveau institutionnel, […] de la part de certains maires du Nord de l’Italie »41 (Norelli 2009). Avec Pane amaro, il s’agissait donc de « rappeler aux Italiens ce que signifie être émigrant, arriver sur une terre dont on ne connaît pas la langue, les mœurs, les traditions et où il faut presque tout apprendre en partant de zéro »42 (Norelli 2010) et de leur montrer que « la psychose que l’on perçoit aujourd’hui au sujet des immigrés est la même qui a fait souffrir et qui a tué nombre de leurs aïeuls en Amérique »43 (Farkas 2007).
Comme d’autres productions culturelles qui souhaitent inscrire le passé migratoire italien dans les débats actuels sur l’immigration, le documentaire de Gianfranco Norelli privilégie l’histoire des « souffrances » et des « discriminations » (Norelli 2010). Pour ce faire, il s’appuie sur les recherches menées dans les dernières décennies aux États-Unis, notamment dans le cadre des Italian-American studies. Développées à partir de l’ethnic revival des années 1960, ces études visent à faire reconnaître l’ethnie et l’identité italo-américaine, ainsi que les discriminations dont les Italo-Américains ont été les victimes. Le titre reprend, de son côté, une expression de la célèbre chanson napolitaine Lacreme napulitane (1925)44 qui, sous forme d’une lettre écrite de l’Amérique, exprime le coût humain des départs et alimente durablement l’imaginaire de la souffrance des migrants (Franzina 2001 : 560, 562).
Pane amaro commence, comme L’orda de Gian Antonio Stella, par le chapitre sans doute le plus violent, notamment du point de vue symbolique, de l’histoire de l’émigration italienne aux États-Unis : les lynchages qui tuèrent une quarantaine d’Italiens entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Ces exécutions sommaires, et notamment celle de La Nouvelle-Orléans, évoquées rapidement dans Emigranti, sont ici l’objet d’un traitement approfondi d’une dizaine de minutes, représentatif de la façon dont le documentaire de Norelli conjugue les différents niveaux informatif, émotionnel et mémoriel. Le contexte économique et social de cette ville de Louisiane à la fin du XIXe siècle, les caractéristiques de la communauté italienne, ses rapports avec les Afro-Américains, les attitudes de la classe dominante WASP ainsi que la valeur attribuée aux lynchages sont commentés par l’historienne Mary Anna Trasciatti et évoqués par divers matériaux archivistiques. La mise en scène du matériel iconographique et la musique originale, de leur côté, soulignent la portée dramatique des événements. En ouverture, la caméra dévoile progressivement une photographie de deux Italiens pendus à un arbre en Floride, à Tampa, en 1910, et entourés par une petite foule distinguée et bien habillée, tandis que résonne un accord triste.45 Vers la fin de ce chapitre, le déroulement du massacre de La Nouvelle-Orléans est narré visuellement, par des nombreuses illustrations de l’époque, dont la caméra isole des détails ou dévoile progressivement la représentation d’ensemble, tandis que la musique et le bruitage, scandent l’enchaînement tragique des actions. Les noms des Italiens victimes de lynchages défilent ensuite en surimpression sur une carte des États-Unis. Le documentaire se fait ici monument funèbre. La séquence se termine en rappelant les autres victimes de ces exécutions : des Afro-Américains en très grande majorité, mais aussi des Mexicains, des Amérindiens, des Chinois et des Juifs. Les violences contre les Italiens viennent ainsi s’inscrire dans le contexte plus ample du racisme américain. Pane amaro se distingue en effet des autres documentaires de La grande storia par le souhait de prendre en compte d’autres groupes ethniques. Le documentaire de Norelli souhaite ainsi montrer, d’une part, des traits communs et des caractéristiques spécifiques de leurs histoires, et, d’autre part, les liens qui se sont tissés entre les Italiens et d’autres communautés, comme nous le verrons plus tard.
Le fait d’ouvrir la narration au tournant du siècle, permet également d’aborder tout de suite l’émigration de masse. Le narrateur insiste sur les chiffres - « cinq millions d’Italiens débarquent aux États-Unis entre 1890 et la Première Guerre mondiale », « à la fin du XIXe siècle, la communauté italienne de La Nouvelle-Orléans comptait trente mille personnes », « en 1906 les Italiens qui arrivent à New York sont 358 000, 980 Italiens par jour ». La relation entre ces grands nombres et l’hostilité envers les Italiens est ainsi suggérée, et une analogie avec la situation actuelle et les discours sur l’ « invasion » des immigrés est indirectement établie.
Pane amaro poursuit en se penchant sur d’autres formes de racisme, outre les lynchages. Le racisme scientifique (qui théorisait l’infériorité des peuples de l’Europe du Sud et qui a été adopté dans des textes du gouvernement américain), les visites de contrôle à Ellis Island (dont existent de nombreuses archives iconographiques), les images stéréotypées d’Italiens violents et criminels (dans les dessins de la presse américaine au tournant du XXe siècle et dans des films tels Skyscrapers of New York, 1906), sont analysées et commentées par l’historien Peter Vellon et par la psychologue Elisabeth Messina. Les discriminations infligées par les catholiques irlandais aux catholiques italiens sont abordées, de leur côté, par le témoignage du Père Peter Rofrano, ancien curé de l’Église d’East Harlem, où résida pendant un demi-siècle la plus grande communauté italo-américaine des États-Unis. L’historien Gerald Meyer, spécialiste de cette Harlem italienne, fournit des éclaircissements ultérieurs sur ce sujet. À partir du cas d’East Harlem, et de son Harlem House fondée par une missionnaire protestante pour acculturer les immigrés aux mœurs de la nouvelle patrie, le documentaire traite aussi du phénomène de l’assimilation, qui représente une autre stratégie du refus des immigrés, selon la chercheuse Mary Anne Trasciatti. Cependant, les images d’archives, les commentaires des spécialistes ainsi que le témoignage de Rose Pascale, qui a toujours vécu dans le quartier, rappellent aussi d’autres facettes de ce processus d’américanisation.
La narration se termine par la Seconde Guerre mondiale et l’internement des étrangers ennemis, qui est sans doute ressenti comme le dernier épisode de discrimination massive envers les Italo-Américains. Dans les années 1990, ce chapitre de l’histoire américaine a été l’objet d’une redécouverte de la part de l’opinion publique et de l’historiographie américaine.46 Le commentaire ne manque pas de rappeler toutefois que le sort des Nippo-Américains pendant la guerre fut bien plus dur que celui des Italiens. Le fait d’inscrire les discriminations anti-italiennes parmi celles qui touchèrent et qui touchent d’autres ethnies, revient dans les mots de Fred Gardaphe, qui clôturent le film, et établissent un rapport entre le passé et le présent. Ce petit-fils d’émigrants des Pouilles, écrivain et chercheur spécialiste des Italian American Studies, affirme qu’envers tous les nouveaux immigrés se produit toujours le même processus « comme si tous, pour devenir Américains, doivent souffrir de racisme et apprendre à le dépasser ».47
Cette réécriture du passé migratoire italien ne se limite pas à mettre en scène le racisme et les discriminations subis par les Italiens. Pane amaro s’intéresse aussi à leur participation active aux mouvements syndicaux et politiques, notamment radicaux, et valorise l’apport de personnalités impliquées dans des expériences interethniques et multiculturelles.
2.2. Travail, politique et expériences interethniques
Dans Pane amaro, l’incendie de l’usine Triangle de New York, en 1911, évoqué par Emigranti parmi les tragédies dont les Italiens furent les victimes, n’est pas seulement l’occasion d’une reconstitution qui mêle information et émotion par le biais du récit de l’historien Richard Greenwald (filmé dans les lieux du drame), des archives, et du témoignage de Vincent Maltese, qui y perdit sa grand-mère et ses tantes. Cet épisode permet en effet également de rappeler les luttes des ouvrières du textile, émigrées de différentes origines, qui, en 1909, avaient organisé la plus grande grève féminine de l’histoire. Et il donne aussi lieu à un regard sur le présent, par les prises de vue de la commémoration annuelle de l’incendie organisée par le syndicat du textile, où les ouvrières sont toujours des femmes immigrées.
Les différentes facettes des combats des travailleurs et des anarchistes italiens aux États-Unis occupent une partie importante du documentaire. Si l’affaire Sacco et Vanzetti est à peine évoquée,48 Pane amaro s’intéresse à la vague d’attentats anarchistes, dont celui de Wall Street de 1920, au groupe des galleanisti (les suiveurs de l’anarchiste Luigi Galleani, parmi lesquels figuraient Sacco et Vanzetti), au syndicaliste anarchiste et puis antifasciste Carlo Tresca, et au centre de l’industrie de la soie, Paterson, dans le New Jersey, foyer d’anarchistes. Au sujet de la grande grève qui s’y déroula en 1913, l’historien de l’anarchisme Nunzio Pernicone et Angelica Santomauro, directrice de l’American Labor Museum, signalent les tentatives de réunir les immigrés de différentes origines.
Pane amaro se penche aussi sur des personnalités qui ont apporté beaucoup à l’action et à la réflexion dans un contexte interethnique et multiculturel. C’est le cas de Vito Marcantonio, député au Congrès de 1934 à 1950 en tant que représentant de East Harlem, quartier multiethnique à forte composante italienne, mais aussi afro-américaine, juive et portoricaine. En s’appuyant sur du matériel iconographique, quelques rares archives filmées et les commentaires de l’historien Gerald Meyer, qui lui a consacré une monographie,49 le documentaire met en avant le militantisme de Marcantonio auprès des immigrés et sa bataille au Congrès pour faire reconnaître le lynchage comme crime fédéral. Il souligne en outre qu’il s’agit du premier leader qui réussit à créer une alliance entre Italo-Américains, Afro-Américains et Portoricains autour d’un programme progressiste.50
Le documentaire de Norelli s’intéresse aussi à Leonardo Covello (dont Vito Marcantonio fut le poulain). Parmi les rares Italo-Américains à avoir fait des études supérieures dans les premières décennies du XXe siècle, Covello, fonda, dans les années 1930, la première école secondaire de East Harlem. En présentant ce pionnier de la réflexion et de la pratique de l’enseignement en milieu multiculturel - dont les idées sont « très actuelles pour les communautés ethniques d’Amérique mais aussi d’Europe » selon l’historienne italienne Nadia Venturi (Venturi 2007 : 6) -, la chercheuse Elisabeth Messina insiste sur son idée phare, selon laquelle la manière la plus efficace d’intégrer les immigrés dans la société d’accueil est de leur faire étudier leur propre langue, leur histoire et leur culture d’origine. Par ces considérations, le documentaire entend fournir des matériaux de réflexion pour le présent.
2.3. Réceptions et usages
Pane amaro a touché beaucoup moins de téléspectateurs qu’Emigranti, avec environ 5 % de part d’audience à des heures qui ne sont pas celles de grande écoute (23h45, lors de sa première diffusion en 2007 et 12h, lors de la rediffusion en 2011). Le rythme moins dynamique que celui du documentaire de Olla, un registre qui ne prévoit pas de moments légers et la présence de plus d’historiens que de témoins, pourraient avoir contribué, outre les horaires de diffusion, à ce résultat relativement faible.
Les historiens, de leur côté, se montrent partagés au sujet du documentaire de Norelli. Matteo Sanfilippo le classe ainsi parmi les productions « un peu misérabilistes » sur les drames de l’émigration (2009 : 13). En revanche, Maddalena Tirabassi, estime qu’il fournit « une image de l’expérience migratoire [aux États-Unis] dénuée de rhétorique et lue à la lumière de l’historiographie la plus récente ».51 Il est intéressant de remarquer que ces jugements divergents correspondent aux différentes attitudes des deux chercheurs envers les productions culturelles qui traitent des migrations italiennes en résonnance avec les migrations actuelles. Matteo Sanfilippo a exprimé en effet à plusieurs reprises ses réserves envers ces objets culturels, auxquels il reproche la surreprésentation des aspects dramatiques (2005 : 335, Colucci / Sanfilippo 2010 : 7-9). Alors que Maddalena Tirabassi porte un regard plus positif sur ces œuvres et valorise l’apport de certaines réflexions sur les analogies entre le passé et le présent (Audedino / Tirabassi 2008 : 174).52
Comme Emigranti, Pane amaro a été montré lors de différentes manifestations culturelles, dont certaines se proposaient explicitement de réactualiser la mémoire de l’émigration italienne. Le Vasto Film Festival, dans les Abruzzes, qui en 2009 dédie une section aux Percorsi di migrazione [Parcours de migration], 53 prévoit ainsi la projection du documentaire et une rencontre-débat avec le réalisateur, intitulée « réflexions sur les migrations d’hier et aujourd’hui ». À Piedimonte Matese, en Campanie, l’évêque invite les habitants à la projection du film, qui permet de rappeler « quand les migrants c’étaient nous ».54 Le documentaire est également montré à Florence, en novembre 2010, lors de deux journées consacrées aux migrations et à l’intégration culturelle, qui comportaient les interventions des écrivains Amara Lakhous et Laura Pariani, et une exposition photographique sur l’immigration.55 Enfin, des établissements scolaires, tel un institut professionnel de Vasto, ont utilisé la projection de Pane amaro en tant que point de départ pour discuter d’intégration et d’émigration.56 Étant donnée l’importance récemment attribuée aux migrations dans les programmes du secondaire (Colucci, et al. 2015 : 6-10), il est très probable que Pane amaro a été l’objet de nombreuses autres projections dans des contextes scolaires.
C’est aussi sans doute le cas du dernier documentaire sur l’émigration produit par Rai3, qui se rapproche de celui de Norelli pour ce qui est des intentions tout en proposant une figuration différente du passé migratoire.
3. Polenta e macaroni. Quand les autres c’était nous
Le troisième documentaire produit par La grande storia, Polenta e macaroni [Polenta et macaroni] est diffusé en première partie de soirée à la fin du mois d’août 2010, et rediffusé en décembre 2011. Il retrace un siècle d’émigration italienne, depuis la fin du XIXe aux années 1970, en s’intéressant surtout à la diaspora aux États-Unis, pour la période jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, et aux départs vers la Belgique et la Suisse, pour l’après-guerre.57 Réalisé par Nietta La Scala, auteure de nombreux documentaires pour ce programme,58 il s’appuie sur différents documents archivistiques, sur sept témoignages d’émigrés de première et deuxième génération en Belgique et en Suisse, mais aussi sur des performances théâtrales.
3.1. La collaboration de Gian Antonio Stella et Mario Perrotta et l’inscription dans l’actualité
Comme Pane amaro, Polenta e macaroni entend inscrire l’histoire de l’émigration dans le débat contemporain sur l’immigration. Selon le témoignage de Nietta La Scala, il s’agissait de « raconter les conditions de vie des émigrés italiens afin de suggérer aux Italiens d’aujourd’hui que ce qu’ils disent et ce qu’ils font vivre à ceux qui viennent en Italie maintenant, leurs grands-parents ou leurs parents l’ont parfois vécu de leur côté »59 (La Scala 2015). Gian Antonio Stella est choisi comme conseiller historique, ce qui assure la collaboration d’un expert qui est à la fois un personnage connu et un partisan d’une relecture de l’histoire de l’émigration italienne comme outil contre le racisme. L’expression « quand les autres c’était nous » - utilisée comme sous-titre du documentaire, et prononcée par le narrateur dans l’introduction juste avant le générique de début - en fournit une consigne de lecture claire et fait écho au sous-titre de l’ouvrage de vulgarisation de Stella : « quand les Albanais c’était nous ».
Un autre personnage public a toutefois un rôle important dans la genèse et la construction de ce documentaire : l’acteur-auteur Mario Perrotta. Considéré comme un des représentants majeurs du théâtre de narration,60 Perrotta a consacré aux migrants les spectacles Italiani cìncali!61 (2003), sur les mineurs italiens en Belgique, et La turnata [Le retour] (2005), sur les émigrés en Suisse. Sa pièce radiophonique Emigranti Exprèss (2006-2007) reprend et élargit ces sujets.62 Ces travaux, qui se nourrissent à la fois de témoignages de migrants et de ses souvenirs d’enfance,63 présentent « une intention déclarée d’actualisation, de sorte que l’émigration des travailleurs italiens devient figure de l’émigration actuelle du tiers-monde dans l’opulent occident »64 (Soriani 2009 : 66). Nietta La Scala se souvient que c’est après avoir écouté à la radio un épisode d’Emigranti Exprèss, que Luigi Bizzari, responsable du programme La grande storia, a exprimé le souhait de réaliser un documentaire sur l’émigration qui impliquerait éventuellement l’acteur-auteur. De brefs monologues de Mario Perrotta sont ainsi filmés dans les studios de la Rai pour Polenta e macarani. Certains reprennent ses travaux précédents et d’autres sont conçus pour le programme. L’acteur-auteur fournit aussi les contacts d’émigrés en Belgique et en Suisse, qu’il avait rencontrés lors du travail préparatoire pour ses spectacles, et qui vont figurer parmi les témoins interviewés dans le documentaire de Nietta La Scala (La Scala 2015).
Les débats actuels sur l’immigration ne sont pas directement évoqués par Polenta e macaroni, mis à part l’expression du sous-titre. Et ce contrairement à L’orda de Gian Antonio Stella, dont le texte est émaillé de tirades polémiques contre les attitudes xénophobes de certains dirigeants politiques de droite,65 et même à Emigranti Exprèss, qui se termine par le personnage-narrateur qui se désole de constater le racisme qui sévit dans sa région natale, les Pouilles, une terre d’émigration.66 Toutefois, Polenta e macaroni se rattache sans doute plus que les documentaires précédents aux polémiques contemporaines, notamment par l’utilisation de matériaux, textuels et lexicaux, régulièrement employés dans ces contextes. Ainsi, l’un des monologues de Mario Perrotta conçu expressément pour le programme, est un rapport d’un organisme gouvernemental américain sur l’immigration d’octobre 1908. Ce texte controversé67 décrit les Italiens comme sales, voleurs, exploitant leurs propres enfants et condamne l’ouverture des frontières et le manque de sélection des migrants. Des hommes politiques, associations, journalistes, blogueurs et artistes l’ont employé maintes fois, depuis 2008, pour souligner les similitudes entre les charges contre les Italiens au début du XXe siècle et celles énoncées aujourd’hui contre différents groupes ethniques de migrants.68
Un autre monologue écrit pour Polenta e macaroni, s’inspire librement du récit de Leonardo Sciascia Il lungo viaggio (Le long voyage),69 narration ironique du faux voyage vers l’Amérique de pauvres gens trompés par un prétendu agent migratoire. Au sujet de ce récit, la chercheuse Teresa Fiore a écrit qu’il est « d’une énorme actualité car il saisit, avec une inconsciente clairvoyance, la condition du soi-disant clandestin, envoûté par le mirage et disposé à d’immenses sacrifices », ainsi il « suggère de nouvelles formes de perception empathique de l’immigration à travers celle de l’émigration et, à sa manière, jette les bases pour revoir le rapport entre "nous" et "eux" à la lumière des ressemblances entre certains parcours de fuite »70 (Fiore 2006 : 95-96). Ce récit est utilisé dans les écoles italiennes pour mettre en relation les « voyages de l’espérance » d’hier et d’aujourd’hui71 et son adaptation pour le petit écran72 est proposée dans l’émission Emigrazione 1946 – 1999 en soulignant aussi son « actualité ».
Le commentaire de Polenta e macaroni ne manque pas, pour sa part, d’avoir recours à des expressions très présentes dans les débats contemporains. Ainsi, la campagne contre la présence étrangère en Suisse menée par James Schwarzenbach au tournant années 1970, est présentée comme une campagne contre « la horde » d’immigrés. Et l’utilisation dans le titre du terme macaroni, pourrait renvoyer au titre de l’exposition itinérante « Macaroni – Vu Cumprà », que nous avons déjà évoquée, et qui compare les différents phénomènes migratoires qui ont intéressé l’Italie.
Le surnom péjoratif du titre annonce aussi le fait que cette évocation du passé au regard du présent, souhaite narrer surtout « les mauvais traitements subis par les Italiens, et les difficultés » qu’ils rencontrèrent (La Scala 2015).
3.2. Les difficultés des migrants : mise en scène des réalités et des illusions
La volonté d’informer, mais aussi d’émouvoir, les spectateurs au sujet des épreuves difficiles vécues par les émigrés influence à la fois la sélection des arguments abordés (et détermine sans doute la place importante accordée aux enfants) et les choix de mise en scène.
Après le générique du début, le documentaire s’ouvre sur la pauvreté en Italie à la fin du XIXe siècle, au sujet de laquelle le commentaire évoque la mortalité infantile très élevée ainsi que les enfants vendus par des parents démunis. Des images d’archives montrent des petits ramoneurs, des cireurs de chaussures, des vendeurs ambulants qui circulent dans les villes du nord de l’Italie et d’Europe. Des prises de vue des archives Gaumont montrent des enfants verriers chétifs, les jambes maigres sortant de tuniques trop grandes. Et le vécu d’un enfant verrier est imaginé et interprété par Mario Perrotta dans un des monologues écrits expressément pour l’émission.
Selon les déclarations de la réalisatrice, le fait de privilégier la dimension dramatique a également déterminé le choix de consacrer quasiment toute la première partie du documentaire à l’émigration aux États-Unis, où les attaques contre les Italiens et les discriminations raciales sont particulièrement violentes (La Scala 2015). Cette partie évoque grosso modo les mêmes aspects et épisodes figurés par Emigranti et surtout par Pane amaro (dont Polenta e macaroni utilise de nombreuses séquences). Le documentaire de Nietta La Scala montre ainsi les contrôles à Ellis Island, les images stéréotypées des Italiens, les lynchages de La Nouvelles-Orléans et de Tampa, l’incendie de l’usine Triangle, l’affaire Sacco et Vanzetti, les discriminations des catholiques irlandais envers les Italiens et l’internement pendant la Seconde Guerre mondiale. Il s’enrichit toutefois de deux épisodes - la tragédie de la ville minière de Calumet, dans le Michigan, où en 1913 périrent aussi un grand nombre d’enfants, et le verdict prononcé en 1922 en Alabama dans l’affaire Edith Labue contre Jim Rollins, qui montrait que les Italiens n’étaient pas considérés de race « blanche » - auxquels L’orda accorde une large place (2003 : 34-38).
Les émigrés en Belgique et en Suisse, protagonistes des spectacles de Mario Perrotta et quasiment absents des deux précédents documentaires, sont l’objet de la deuxième partie de Polenta e macaroni. Le recrutement des mineurs, leurs voyages, les contrôles sanitaires, les baraques où ils habitaient, le racisme et la tragédie de Marcinelle sont remémorés à l’appui d’archives photographiques et audiovisuelles, des témoignages - de Lucio Parrotto, mineur en Belgique et fondateur d’un musée du mineur dans sa ville natale du Salento, Casarano, et d’Angela Sozzi, fille d’un mineur d’origine lombarde -, et des performances de Mario Perrotta adaptées de son spectacle Italiani Cìncali.
Les témoins émigrés en Suisse rappellent les multiples contrôles médicaux auxquels les aspirants migrants étaient soumis, la présence massive des travailleurs italiens dans certains secteurs d’activité et l’intolérance qui régnait même dans les milieux syndicaux. Des archives, notamment des télévisions suisse et italienne, permettent d’évoquer d’autres épisodes de racisme tels l’initiative Schwarzenbach ou le meurtre d’Alfredo Zardini en 1971.
La partie finale est consacrée aux enfants, que les couples de travailleurs temporaires en Suisse n’avaient pas le droit de garder avec eux. Rosa Bucchianico témoigne qu’après avoir accouché de sa fille, elle avait dû la confier à un orphelinat pour pouvoir rester travailler en Suisse. Des archives montrent l’orphelinat de Domodossola, qui accueillait en très grande majorité les « orphelins de frontière », ces enfants qui ne pouvaient pas suivre leurs parents au-delà de la frontière. Catia Porri, qui avait été ramenée clandestinement dans la Confédération helvétique par ses parents, témoigne en revanche de son expérience d’enfant cachée, et un monologue de Mario Perrotta réinvente les perceptions d’un petit clandestin. Des archives tirées d’un magazine télévisuel italien d’enquête des années 1970 montrent, de leur côté, des images d’enfants enfermés dans des pièces, des couloirs ou des cours, ainsi que des témoignages de familles et d’une enseignante d’une école clandestine.73 Ces images nous rappellent que ces événements n’avaient pas été absents du discours médiatique de cette époque.
La manière de filmer les témoins contribue à accentuer la portée émotionnelle du documentaire. Alors que dans Emigranti et Pane amaro, les personnes interviewées apparaissent le plus souvent dans des plans assez larges, qui incluent leur environnement (appartement, lieu de travail, etc.), ici les plans, souvent des gros plans, sont serrés, et le fond est uniforme et noir. Ceci permet de se concentrer sur leurs paroles, les expressions du visage, les gestes, l’émotion qui y transparait.74 D’autre part, ce choix de mise en scène rend ces prises de vue stylistiquement plus proches de celles des passages théâtraux de Mario Perrotta.
Signalons enfin que les monologues de Mario Perrotta, permettent à la fois de « raconter l’émotion de l’intérieur »75 (La Scala 2015) et de thématiser l’écart entre l’illusion et la réalité, ainsi que la mystification du réel autour des expériences migratoires. Ce thème est annoncé dans la partie introductive du documentaire (celle qui précède le générique de début), par un extrait de Storie dell’emigrazione [Histoires de l’émigration] (1972) d’Alessandro Blasetti, qui présente une reconstitution ironique où un charlatan vend les vertus de l’Amérique comme l’on vendait de prétendues potions miraculeuses.76 L’écart entre l’illusion et la réalité est ensuite décliné de manière variée dans les différents monologues de Mario Perrotta, et non seulement dans celui qui met en scène le faux voyage d’après la nouvelle de Leonardo Sciascia. Le monologue du petit verrier présente ainsi un enfant fier de travailler le verre, avec lequel il se réjouit de fabriquer tant d’objets magnifiques. Il croit ne pas être comme les autres petits travailleurs, aux corps déformés par la dureté de la tâche et par les accidents du métier, jusqu’au moment où il aperçoit sa propre image dans du verre devenu miroir. Et le petit garçon caché en Suisse interprété par Perrotta, pense que les taches noires de moisissures sur le plafond de sa chambre, chambre qu’il ne peut quasiment jamais quitter, sont des étoiles. La réalité est transformée et rendue plus vivable par l’imagination. L’imagination, qui est également évoquée par Fred Gardaphe à la fin de Pane amaro comme composante indispensable de l’émigration, devient ici aussi un élément de conjonction possible entre différents phénomènes migratoires.
3.3. Réceptions et usages
La réception et les usages de Polenta e macaroni n’ont pas manqué, comme pour les précédents documentaires, de souligner les liens de l’histoire narrée avec le présent. Une brève du Corriere della Sera utilise l’expression « pour ne pas oublier » pour annoncer sa programmation, en signalant implicitement l’utilité de cette mémoire dans l’Italie devenue pays d’immigration. Mirella Poggialini, dans le compte rendu paru dans le quotidien d’inspiration catholique Avvenire, considère de son côté que le documentaire de Nietta La Scala présente « l’autre visage d’une réalité dans laquelle notre société s’agite et s’interroge à présent »77 et une occasion pour réfléchir sur l’une et sur l’autre.
Les rediffusions de Polenta e macaroni à la télévision se caractérisent également par une intention explicite de le réinscrire dans l’actualité. Après l’assassinat de deux vendeurs ambulants sénégalais à Florence par un militant d’extrême droite, en décembre 2011, le directeur de Rai3 décide ainsi de remplacer un film d’action par Polenta e macaroni, présenté comme un documentaire « sur les violences contre les émigrés italiens à l’étranger ».78 Sa diffusion est suivie par celle de Sangue verde de Daniele Segre, sur les violences contre des immigrés africains à Rosarno, en Calabre. (Palestini 2011, Corradini 2011). Plus récemment, en octobre 2014, Polenta e maccaroni est programmé par Tv2000, chaîne nationale d’inspiration catholique, pour commémorer le naufrage près de Lampedusa du 3 octobre 2013, où plus de trois cent cinquante migrants ont trouvé la mort. Le film est diffusé en association avec LampeduSani (2014) de Costanza Quatriglio, avec l’écrivain Erri De Luca, qui porte sur les habitants de l’île sicilienne et sur leur relation aux migrants (Iovane 2014, La Scala 2015). Et, en mars 2011, la manifestation Piemonte Movie gLocal Film Festival avait projeté le documentaire dans le cadre d’une programmation dédiée aux migrants : « parcours à travers l’émigration de nos grands-pères aux ‘nouveaux Italiens’ ».79
La diffusion du documentaire de Nietta La Sa Scala en première partie de soirée, dans le cadre de La grande storia, a touché un public plus vaste que Pane nero, mais il n’a pas atteint la popularité de Emigranti (environ 3 % de part d’audience en moins).80 Ce résultat peut s’expliquer par le fait que les première saisons de La grande storia étaient plus suivies, mais aussi par la clé de lecture explicite fournie par le sous-titre « quand les autres c’était nous », qui sans doute tend à réduire le public aux téléspectateurs susceptibles de partager cette approche du passé migratoire.
Conclusion
Conçus et diffusés sur une décennie par l’émission télévisuelle grand public, La grande storia, Emigranti, Pane nero et Polenta e macaroni élaborent chacun une mémoire de l’émigration italienne qui s’inscrit, à titres divers, dans les débats qui agitent la société contemporaine et qui ont marqué l’évolution de la mémoire de la diaspora italienne au tournant du nouveau millénaire.
Emigranti propose une réécriture du passé migratoire où cohabitent la valorisation des émigrés, de leur apport au pays d’origine, de leur identité italienne et l’évocation de leurs souffrances, en faisant notamment écho à la redécouverte par les pouvoir publics des Italiens à l’étranger et peut-être aussi aux débats soulevés par les nouvelles migrations. Pane nero et Polenta e macaroni, de leur côté, souhaitent explicitement s’inscrire dans ces débats. Pour ce faire, ils sélectionnent essentiellement les chapitres les plus douloureux de l’expérience migratoire italienne et ne s’intéressent pas à l’apport à la mère patrie, ni à l’italianité des migrants. Ils se distinguent cependant entre eux, tant par une partie des sujets traités que par les choix de mise en scène du passé. Tout en privilégiant les épisodes dramatiques, ces productions abordent également l’importance des expériences et des réflexions en différents contextes multiculturels (Pane amaro) ou le pouvoir de l’imagination (Polenta e macaroni).
Aussi différents soient-ils, les trois documentaires ont en tout cas été perçus et employés comme outils pour mieux comprendre les migrations actuelles et combattre le racisme. Cette étude montre ainsi que les phénomènes liés aux migrations vers l’Italie interagissent avec ces productions audiovisuelles sur différents plans : les intentions des auteurs, le choix des épisodes présentés, leur mise en scène, les consignes de lecture, les réappropriations et les usages (rediffusions, programmation lors d’événements culturels ou dans le cadre de l’éducation nationale).
Enfin, dans ces trois documentaires, la surreprésentation de l’émigration aux États-Unis est indéniable. Si Pane amaro lui est entièrement consacré, les deux autres lui accordent aussi une très large place. Le poids de l’Amérique dans l’imaginaire de l’émigration et l’accessibilité des archives, tant auprès des établissements de conservation gouvernementaux que des nombreuses organisations italo-américaines contribuent sans doute à la place de choix de ce pays dans ces productions audiovisuelles. De plus, les États-Unis présentent un inépuisable réservoir d’histoires tant pour les récits qui souhaitent valoriser la réussite des migrants italiens que pour les narrations qui entendent dévoiler le visage plus douloureux de l’émigration.