Henri Béhar, que l’on connaît surtout pour ses travaux sur les mouvements Dada et surréaliste en France et leurs auteurs, rassemble dans cet ouvrage une anthologie d’anciens travaux publiés entre 1990 et 2019 augmentée de cinq textes inédits, regroupés sous l’éclairage – et la revendication – d’une analyse culturelle des textes. Ces textes sont, à la lettre, des articles, des articulations où s’essaie la démarche décrite dans un texte introductif nommé tout simplement « L’analyse culturelle des textes ». La continuité de la réflexion qui anime ces trente années de travaux universitaires – partie à peine émergée de la production d’Henri Béhar — est revendiquée par le singulier Essai qui donne son titre à l’ensemble de ces analyses. Il est vrai que cet ouvrage pouvait prendre le nom pluriel d’Essais à la façon de celui de Montaigne : une même réflexion, une même posture d’études, appliquée pendant quelques années à plusieurs objets successifs, à plusieurs tentatives d’application.
Qu’est-ce que l’analyse culturelle des textes ? Elle appartient certes à un long paradigme largement labouré du champ des études littéraires : thématique, psychanalytique, sociocritique, stylistique, historique… et vise le milieu socioculturel dans lequel baigne l’auteur littéraire, parfois à son insu, et qui conditionne sa production. Un éclairage correct (terme qui dispensera d’adjectifs douteux tels juste, complet, objectif) d’un texte doit pouvoir rendre compte des références culturelles à travers lesquelles il s’élabore, et qui ne sont pas forcément – qui sont de moins en moins, à mesure que la distance temporelle et/ou spatiale s’allonge – celles de ses lecteurs et de ses critiques, a fortiori en herbe (« nos » étudiants). On le voit, l’analyse culturelle d’un texte obéit a priori à la même nécessité – et à la même efficacité – que l’analyse historique : elle tente pour le moins de retracer la figure de son destinataire, et parfois celle de son auteur. Henri Béhar en prend comme exemple la difficulté qu’ont pu avoir ses étudiants français à entrer dans Les Jours et les Nuits (1897) d’Alfred Jarry faute de connaître le bain culturel dans lequel l’œuvre avait pris naissance, et à l’inverse l’extrême facilité avec laquelle pour des raisons culturelles ses étudiants africains francophones sont entrés de plain-pied dans la dimension profondément tragique de la Phèdre (1677) de Jean Racine – exemple inversé de celui fourni par un récit d’Hamlet (1601) de William Shakespeare par l’anthropologue Laura Bohannan à une peuplade d’Afrique centrale, rapporté par Pierre Bayard dans son Enquête sur Hamlet1. Henri Béhar nous rappelle par quelques exemples rapides les chausse-trapes dans lesquelles se fourvoie une lecture privée d’une bonne connaissance de la culture qui irrigue l’œuvre : contresens, anachronisme, amalgame, et plaide pour une « histoire culturelle des textes » qui à son sens « n’existe pas encore » (p. 13) et dont il propose les jalons dans son texte introductif, des jalons scandés par l’opposition entre une culture « élitaire » et une culture « populaire ». Car c’est bien la connaissance culturelle (osera-t-on le polyptote culture culturelle ?) qui permet de suivre les traces de culture celtique dans l’œuvre de Jarry, d’évaluer la présence du judaïsme dans La Place de l’Étoile (1968) de Patrick Modiano, ou de tracer les contours des présupposés culturels de L’Enfant noir (1953) de Camara Laye. Une lecture correcte d’un texte littéraire dépend ainsi de la « compétence du lecteur » (p. 207) à percevoir et à rendre compte de la « culture de l’auteur », comme le montre l’analyse de La Route des Flandres (1960) de Claude Simon située vers la fin du volume.
Les chapitres qui illustrent cet « essai » se suivent dans un apparent désordre – très montaignien – dans la mesure où leur succession ne répond à aucune cohérence ni chronologique ni thématique – sinon un souci certain de la variété. On y croise les champs d’étude habituels de l’enseignant-chercheur et de l’essayiste : le théâtre – Un chapeau de paille d’Italie (1851) d’Eugène Labiche ; En attendant Godot (1952) et Fin de partie (1957) de Samuel Beckett – ; la littérature dada (André Salmon qui en a été le témoin, ainsi qu’un court article récent, « Charlot-Dada », sur le retentissement des premiers films de Chaplin chez les artistes français du début du XXe siècle) ; la culture juive à propos du Jean sans terre (1934-1944) d’Yvan Goll ou du lexique de l’alimentation dans l’œuvre d’Albert Cohen, occasion de revenir sur les ouvrages récents À table avec Albert Cohen et Alléluia ! Je parle hébreu sans le savoir2, mais aussi occasion d’une réflexion sur la prégnance chez les tontons de Solal des Pieds Nickelés que Marcel Pagnol prêtait enfant à son copain futur auteur de Belle du Seigneur. La culture juive et la connaissance de l’hébreu par l’auteur, outre de laisser apparaître quelques autobiographèmes, éclaire aussi – plus surprenant – une lecture pluridirectionnelle des Complaintes de Jules Laforgue (1885), véritable creuset culturel où viennent se fondre, outre l’instruction religieuse et l’histoire sainte, la connaissance des religions de l’Inde et la culture populaire – chansonnettes et parlures. C’est encore cette culture juive qui permet de rendre compte de l’entre-deux culturel dans lequel se tisse l’écriture du Journal de Myriam Bloch (2004) de Colette Guedj et des « pré-requis culturels » (p. 229) nécessaires à apprivoiser pour rendre compte correctement de cette œuvre et proposer « une propédeutique à la lecture » (p. 230), dans l’inédit par quoi s’achève l’ouvrage : « Celle qui lit et celle qui écrit entre deux cultures ».
La réflexion de l’enseignant-chercheur n’est pas seulement celle de l’ancien préfacier (1990) de l’« inclassable » (p. 65) Jules Renard (« Jules Renard, ou le malentendu ») ou de l’intervenant au colloque (2004) pour le centenaire de Gilbert Lely (« Lettres à des morts ou Sade dans la Guerre mondiale »). La formation donnée à Paris 3 à l’occasion des concours de l’agrégation aura certainement participé à cette réflexion discontinue : les anciens programmes nationaux de Littérature française semblent être le point de départ d’analyses culturelles des Souvenirs d’enfance et de jeunesse (1883) d’Ernest Renan, de La Route des Flandres (1960) de Claude Simon ou des Complaintes de Jules Laforgue.
L’approche culturelle du surréalisme, le plus important des champs d’étude littéraires travaillés par celui qui a été le fondateur du Centre de Recherches sur le Surréalisme, donne lieu à trois contributions. On saura gré à cette anthologie de faire figurer une réflexion sur cet auteur trop peu étudié – trop dédaigné – qu’a été Jacques Prévert, si peu académique, si peu prêt-à-servir au discours linéaire universitaire aussi, certainement. Henri Béhar reprend un article paru initialement dans le numéro d’Europe d’août-septembre 1991 consacré à Jacques Prévert sous le titre « Prévert, la culture libertaire », où il donne à lire, dans la défense des gens du peuple et l’utilisation de leur parler par le surréaliste démissionnaire du groupe mais fidèle défenseur de l’esthétique du premier Manifeste, la culture anarchiste à laquelle on reliera ces invariants thématiques que sont la haine de l’armée, de la bourgeoisie et du cléricalisme, et la passion de l’amour, de la liberté, de l’amour en toute liberté. Les deux autres contributions sont des articles remaniés, l’un provenant d’une introduction au numéro XVI (1997) de la revue Mélusine dont Henri Béhar est à l’origine et republié sous le titre « Pour une approche culturelle du surréalisme », l’autre reprenant l’introduction au Guide du Paris surréaliste (2012) sous le titre « Topographie culturelle : le Paris des surréalistes ».
Les quelque trente années au cours desquelles se sont écrites les seize études présentées dans ce volume disent assez la permanence d’une recherche littéraire qui dépasse la simple perspective d’une innutrition de l’analyse des textes par l’histoire littéraire, perspective certes utile, mais que la pratique a rendu banale depuis longtemps. La question de la culture d’un auteur, d’un lecteur, d’une écriture, qui soulève immédiatement pour un lecteur actif, a fortiori un chercheur, celle de la pluridisciplinarité de ses compétences, transcende la question de l’histoire littéraire : il en est de la culture comme du langage, à la fois phénomène de masse daté historiquement et manifestation singulière et unique, résultant d’une histoire personnelle et de l’assimilation des valeurs, des langages croisés tout au long de sa vie.