C’est un mot que l’on rencontre régulièrement désormais. Sous la forme d’un adjectif accolé à des termes tels que « démarche », « mouvement », « pensée », « théorie » voire « mouvance ». Parfois sous celle d’un substantif. Mais c’est intégré à un autre concept, destiné à le détourner et le discréditer, qu’il s’est imposé dans le paysage académique, politique et médiatique français. On parle bien sûr du terme « décolonial » et de son pendant, le « décolonialisme ». Ce dernier terme, explique Stéphane Dufoix (2023 : 9), a été forgé initialement dans l’espace français « pour décrire cette mouvance [décoloniale] sous la forme d’une “idéologie” insidieuse qui s’infiltrerait dangereusement dans l’enseignement supérieur ». Depuis 2020, ajoute le sociologue, « il est également devenu partie prenante du langage politique dans le cadre de la défense des valeurs républicaines ». C’est dire les crispations que provoque aujourd’hui « le décolonial » et, en creux, la vitalité des courants théoriques et militants qu’il désigne. C’est dire aussi l’intérêt que revêt un livre comme Pensées décoloniales.
Mais commençons par définir précisément le sujet. Le terme « critique décoloniale » désigne ici les travaux et le corpus théorique produit à partir des années 1990 par un collectif de chercheurs et de chercheuses latino-américains :
Puisant dans des méthodologies et des sources d’inspiration théoriques très diverses, ces auteurs ont ouvert la porte à un profond renouvellement des études sur le colonialisme et tracé les contours d’un programme de recherche dont l’unité paraît aujourd’hui évidente. Le courant décolonial n’est pourtant jamais devenu une « école de pensée » à la manière, par exemple, de l’école de Francfort : ses tenants ne sont rattachés à aucune institution commune et poursuivent des stratégies de recherche très différentes. Il se présente plutôt comme un collectif d’interprétation, dispersé et pluriel, travaillant autour d’un corpus de concepts ouvert, dont la définition n’est jamais fixée une fois pour toutes (p. 9-10).
L’un des concepts clés de ce « collectif d’interprétation », aussi connu sous le nom de groupe Modernité / Colonialité / Décolonialité, a été proposé pour la première fois en 1992 par le sociologue péruvien Aníbal Quijano (1928-2018) : c’est la « colonialité du pouvoir ». Le terme, expliquent Philipe Colin et Lissell Quiroz, désigne :
[…] les rapports coloniaux de domination qui émergent avec la conquête de l’Amérique et s’établissent progressivement à l’échelle du globe, imposant au passage une hiérarchie planétaire des peuples, en fonction de critères raciaux, sexuels, épistémiques, spirituels, linguistiques, esthétiques, etc. Pour les théoriciens décoloniaux, la colonialité englobe la colonisation, qui n’est que l’une des manifestations d’un processus historique encore à l’œuvre aujourd’hui. La colonialité n’a pas disparu avec les décolonisations de la seconde moitié du xxe siècle. Adossée à de nouveaux dispositifs de pouvoir/savoir comme le développement, la démocratisation, la gouvernance multiculturelle ou la protection de l’environnement, elle se réagence sans cesse, laissant inchangé ce qui fait le cœur du rapport colonial : la soumission des Suds à l’ordre symbolique du Nord global, la relégation dans l’inexistence des formes de vie non occidentales, l’appropriation dévastatrice des communs naturels (p. 12).
Au sein de cette « colonialité du pouvoir », le principe de race occupe pour Quijano une place primordiale : « L’idée de race est, sans nul doute, l’instrument de domination sociale le plus efficace jamais inventé au cours des cinq cents dernières années » (cit. p. 148).
Enfin, des auteurs et autrices dialoguant avec d’autres pensées critiques se sont chargés de décliner cette notion de colonialité en une série de concepts – colonialité du savoir, de l’être, du genre, de la nature, etc. – dont s’est aussi emparé le champ militant.
C’est donc à proposer une introduction à cette théorie décoloniale latino-américaine, « matrice d’un renouveau de la pensée critique latino-américaine sans équivalent depuis le boum théorique de la fin des années 1960 » (p. 10), que s’emploient Philippe Colin et Lissell Quiroz. Respectivement maître de conférences en civilisation de l’Amérique latine à l’université de Limoges et professeure d’études latino-américaine à CY Cergy Paris Université, ils étaient sans doute les mieux préparés pour entreprendre cette tâche : Philippe Colin avait déjà contribué à la diffusion de la critique décoloniale latino-américaine en France par la publication d’une anthologie d’écrits sur le sujet (Bourguignon Rougier, Colin, Grosfoguel 2014). Quant à Lissel Quiroz, on connaît ses travaux sur l’histoire des femmes et de la santé, notamment au Pérou (Quiroz 2022), et ses billets dans le carnet Hypothèses « Perspectives décoloniales d’Abya Yala ».
L’ouvrage s’ouvre sur une brève introduction (p. 7-15) qui en présente parfaitement le thème, les enjeux et l’organisation. Il se divise ensuite en trois chapitres : 1) « Le colonialisme en question » (p. 17-106) ; 2) « Modernité / Colonialité / Décolonialité » (p. 107-189) ; 3) « Élargissements théoriques et militants » (p. 191-231). Le deuxième chapitre, on l’aura compris, constitue le cœur du livre. Il s’ouvre sur le « moment » 1992 (p. 107-111) : l’apparition du concept de « colonialité » sous la plume de Quijano au moment où se produit le réveil des luttes autochtones dans le cadre des commémorations du cinquième centenaire de la « découverte » de la l’Amérique n’est en effet pas une coïncidence (p. 112-113). Si on ajoute à cela le début de l’insurrection zapatiste, deux ans plus tard, il faut convenir que le début des années 1990 ne marque pas la fin mais le début d’un nouveau cycle : celui d’une reprise de la pensée critique. La suite du chapitre s’articule autour de trois figures de la première génération de théoriciens décoloniaux : le sociologue péruvien Aníbal Quijano, déjà mentionné ; le philosophe argentin Enrique Dussel, récemment disparu ; le sémiologue argentin Walter Mignolo.
Cette partie centrale est amenée par un premier chapitre abordant « les généalogies multiples qui président à la constitution de la critique décoloniale » (p. 14) : les auteurs rappellent le dialogue de cette dernière avec les postcolonial et les subaltern studies – avec qui elle est souvent confondue –, mais aussi ce qui l’en sépare. Vient ensuite un panorama des traditions critiques latino-américaines antérieures : « précurseurs et penseurs marxistes hétérodoxes » (José Martí, Víctor Raúl Haya de la Torre, José Carlos Mariátegui), anthropologie marxiste, théories de la dépendance, pensées de la libération ou encore pensée chicana de la frontière. En ce sens, l’ouvrage est bien une introduction aux théories critiques latino-américaines (au pluriel). Le troisième chapitre, quant à lui, prolonge la réflexion en abordant la colonialité du genre et la colonialité de la nature ainsi que leurs prolongements dans le champ militant.
D’aucuns regretteront que les pensées décoloniales latino-américaines ne soient pas situées par rapport aux penseurs anticoloniaux « historiques » tels que Aimé Césaire ou Frantz Fanon, d’autres que ne soient pas exposés ou au moins mentionnés les désaccords internes au courant. Pour notre part, on regretterait plutôt la brièveté du troisième chapitre (40 pages) – dont les paragraphes consacrés à la philosophe argentine María Lugones (1944-2020) et au « féminisme décolonial d’Abya Yala » sont particulièrement suggestifs – tout comme l’absence de véritable conclusion (un paragraphe, p. 231). Mais on ne saurait en faire grief à Philippe Colin et Lissell Quiroz : condenser les « pensées décoloniales » latino-américaines en un peu plus de deux cents pages était un véritable pari1. Et disons-le : c’est un pari réussi. L’ouvrage est à la fois synthétique et foisonnant, complet et accessible. On saluera particulièrement le choix de mêler « récits historiques, portraits de théoriciens […], extraits d’œuvres non encore traduites, explication de concepts clés » (résumé). Cela permet des changements de rythme qui rendent la lecture aisée, mettant ainsi à la portée d’un large public des auteurs parfois dénigrés pour leur « pompe théorique » ou leur prose « dense », voire « jargonneuse ». Le lecteur curieux, quant à lui, pourra poursuivre la réflexion grâce aux précieuses références fournies en note de bas de page.
Pour autant, certains passages ne manqueront pas de surprendre l’historien de l’Amérique coloniale espagnole. Ainsi, les auteurs évoquent la « mise en esclavage des populations » autochtones dans le cadre de l’encomienda et de la mita (p. 143 et n. 68 et 69), quand il s’agit en réalité de travail obligatoire (corvée). Or le travail obligatoire, s’il peut s’accompagner de processus analogues (d’infériorisation, de domination, etc.), n’est pas synonyme d’esclavage. Très tôt, la Couronne espagnole interdit l’esclavage indigène hormis dans des cas spécifiques (seuls les « indios de guerra », c’est-à-dire ceux qui refusent de se soumettre ou se rebellent peuvent être réduits en esclavage). Cela n’empêche pas le contournement de la réglementation en vigueur ni l’existence d’une situation de servage de fait (qui est d’ailleurs plus souvent liée à l’hacienda qu’à l’encomienda). Reste que cette proclamation d’une liberté des « Indiens » a son importance : c’est un des éléments qui distingue l’Amérique espagnole de l’Amérique portugaise et, partant, qui contribue à expliquer certaines différences structurelles qui séparent les pays hispanophones d’Amérique latine du Brésil.
Concernant la controverse de Valladolid (1550-1551), les auteurs rappellent utilement qu’elle ne portait pas sur l’humanité des « Indiens » des Amériques (p. 159). Mais, curieusement, ils font de l’adversaire de Las Casas, l’humaniste espagnol Juan Ginés de Sepúlveda, un théologien, quand c’est précisément le fait qu’un laïc se mêlât de théologie qui déplut aux religieux chargés de trancher la dispute2.
Un peu plus loin, on est surpris de lire que « [l]’évangélisation ordonnée par la couronne espagnole a servi à contrôler, uniformiser et castellaniser les Autochtones puis les Africains déportés dans les Amériques » (p. 164, je souligne), quand les linguistes expliquent au contraire que :
[l]’ascension de l’espagnol comme langue majoritaire et le recul des principales langues indigènes sont pourtant des phénomènes qui ne commencent qu’après les indépendances […]. Contrairement à ce qu’on a tendance à croire, les langues que propagea la colonisation ibérique dans l’intérieur du continent américain ne furent pas tant les deux idiomes romans que quelques grandes langues indigènes comme le nahuatl, le quechua, l’aymara, le guarani ou le tupi (Estenssoro, Itier 2015 : 9).
Enfin, concernant la feuille de coca, dont on connaît l’importance dans le monde andin jusqu’à nos jours, on peut lire :
Dans le Tawantinsuyu, la feuille de coca constituait un cadeau spécial que l’Inca offrait aux kurakas (chefs incas) en guise de récompense pour leurs bons et loyaux services. Dès la conquête, les Espagnols s’efforcent de discréditer la coca. L’Église catholique la condamne et la diabolise dans ses conciles ecclésiastiques de la seconde moitié du xvie siècle. Cependant, comme le rapporte le métis inca Garcilaso de la Vega, la couronne comprend vite l’intérêt qu’elle a à autoriser et étendre la consommation de la feuille de coca. Les vertus stimulantes et anesthésiantes de la plante aident en effet les Autochtones à supporter la corvée dans les mines. Malgré les demandes réitérées de prohibition de la part des tribunaux de l’Inquisition, le commerce et la consommation de la coca restent autorisés tout au long de la période coloniale (p. 170).
On passera sur la curieuse définition des kurakas, qui n’étaient pas des chefs incas, mais des chefs ethniques traditionnels. En revanche, l’étude de la documentation d’époque permet d’esquisser un portrait bien différent, tout au moins pour le xvie siècle. La feuille de coca possédait une grande importance, notamment rituelle, dans le monde préhispanique, y compris pré-inca. Toutefois, c’est à l’époque coloniale que la production augmenta considérablement : le boum de la coca est lié à l’exploitation des mines de Potosí (1545). Les feuilles de coca aidaient les « Indiens » à travailler dans des conditions extrêmes, mais elles jouaient aussi un rôle central dans les cérémonies qui accompagnaient l’affinage des métaux.
Comment les Autochtones se procuraient-ils les feuilles de coca ? Avant les réformes du vice-roi Toledo (années 1570), l’essentiel du minerai était extrait par des « Indiens libres » (c’est-à-dire non soumis à la corvée). Liés par un contrat au propriétaire de la mine, ces « Indiens » conservaient un pourcentage de l’argent produit. La conséquence, ce fut d’abord l’apparition d’un secteur indigène doté d’un important « pouvoir d’achat » qui joua un rôle de premier plan dans la formation des marchés coloniaux du Sud andin. Ensuite, ce fut l’extension des zones de culture de la coca, notamment dans les vallées chaudes du nord-est de Cuzco. Une partie importante de ces « chácaras » de coca fonctionnaient en dehors du système de l’encomienda. Les propriétaires en étaient souvent des Espagnols qui n’appartenaient pas à l’élite guerrière issue de la conquête (les encomenderos) mais qui n’en possédaient pas moins une richesse et un pouvoir extraordinaire, ce dont témoigne le nom que leur donna la Couronne : « seigneurs de la coca ». Parfois ces « chácaras » étaient aux mains de « caciques » autochtones. On connaît ainsi le cas du « cacique » cañari don Alonso Saysicha, qui possédait des « chácaras » de coca et employait un majordome espagnol pour les exploiter.
Et l’Église dans tout cela ? Si l’on trouve bien des religieux qui s’inquiétaient des usages « idolâtriques » de la coca, notamment durant les années 1550-1560, le premier concile de Lima (1551-1552) mentionne à peine la feuille de coca. En revanche, l’archevêque se montrait fort irrité de ce qu’un de ses suffragants fût plus riche que lui. Dans l’évêché de Cuzco, la dîme de la coca rapportait en effet des sommes colossales et il n’était pas rare que des religieux en fassent commerce3. Si les « seigneurs de la coca » et l’Église de Cuzco purent entrer en conflit, il surent aussi faire front commun contre l’archevêque de Lima ou la Couronne afin de défendre le commerce de la feuille de coca que cette dernière tentait d’encadrer (Numhauser 2005). C’est donc un panorama autrement plus complexe qui se dessine et, partant, autrement plus intéressant, y compris dans la perspective d’une critique décoloniale.
Les remarques qui précèdent, dont certaines d’ailleurs concernent les auteurs étudiés plutôt que Philippe Colin et Lissell Quiroz, ne visent pas à instruire le procès en manichéisme qui a accompagné et retardé la réception de la théorie décoloniale dans les milieux universitaires français4. Au contraire, il s’agit, d’une part, de répondre à l’invite des premiers théoriciens décoloniaux à adopter une profondeur historique et à considérer l’Amérique de la première « Modernité » dans toute sa complexité. Ces penseurs ont en effet rappelé que la « Modernité » ne commençait pas au xviie et au xviiie siècles avec l’essor des puissances du Nord de l’Europe, mais deux siècles plus tôt avec les empires ibériques5. D’autre part, il s’agit de reconnaître la pertinence des outils mobilisés pour entamer ainsi une conversation avec d’autres démarches telles que les « études coloniales » de l’hispanisme français qui, au milieu du xxe siècle, ont su allier réflexion et engagement anticolonial ou encore l’anthropologie historique qui, dès les années 70, a posé depuis la France la question de la « vision des vaincus » (Wachtel 1971).
Comme l’écrivent Philippe Colin et Lissell Quiroz, la critique décoloniale latino-américaine est indéniablement devenue « l’un des paradigmes théoriques incontournables de notre temps » (p. 10). Pensées décoloniales offre une excellente entrée en matière.