Patricia Richard-Principalli, Littérature enfantine et communisme. L’exemple de L’École et la Nation (1961-1970)

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Patricia Richard-Principalli, Littérature enfantine et communisme. L’exemple de L’École et la Nation (1961-1970), Bordeaux : Presses universitaires de Bordeaux, « Études sur le Livre de Jeunesse », 2022, 277 p, ISBN : 979-10-300-0791-6

Text

L’objet de cette étude est – ainsi que le précise son second titre, développé à l’intérieur de l’ouvrage –, le « contexte et [les] enjeux du discours communiste sur la littérature enfantine ». Elle s’appuie sur les parutions mensuelles de la revue communiste L’École et la Nation au cours des dix années 1961-1970 – des lendemains de la Guerre d'Algérie à ceux de Mai 68 –, ainsi que sur le corpus des années considérées comme « charnières » entre 1946 et 1969 de l’hebdomadaire Les Lettres françaises. Ces deux revues n’ont certes pas le même statut : L’École et la Nation est une revue professionnelle à destination des personnels de l’éducation, appartenant au Parti Communiste Français (PCF), dans laquelle s’expriment des militants du PCF, cadres du Parti ou enseignants ; Les Lettres françaises est une revue littéraire, qui n’appartient plus au PCF à partir de 1954 : ce n’est qu’occasionnellement que le livre pour enfants trouve une place dans les colonnes des Lettres françaises, et Patricia Principalli ne se prive pas d’étudier l’apparition, la prégnance puis le reflux de cette littérature dans la revue hebdomadaire. Outre le contexte historique, cette période correspond également à un moment précis de l’histoire littéraire de cette production « pédagogique », censée préparer à l’âge et aux lectures adultes : ce sont les dernières années où l’on parle encore de « littérature enfantine », le terme laissant vite la place dès les années 1970 à celui de « littérature de jeunesse ».

Les enjeux politiques du discours tenu sur la littérature enfantine et de la propagation de ses productions dans la presse communiste sont pointés dès l’introduction de l’ouvrage : « conception de la culture comme condition d’un épanouissement personnel et social », mais aussi enjeux idéologiques, bâtis autour de la perspective d’une formation morale axée sur le « désir d’une société plus juste » et sur la « volonté de développer des valeurs humanistes ». Patricia Richard-Principalli développe l’analyse de ces enjeux en quatre parties : une perspective historique des rapports entre le PCF et la littérature enfantine, « Au croisement du politique et du culturel » ; une chronique de la revue L’École et la Nation entre 1951 et 1999 ; une étude des valeurs diffusées par les militants du livre communistes dans des « valeurs “situées” » ; les lectures recommandées « Pour une bibliothèque de l’enfant 1963 » par deux spécialistes, et Luce Langevin.

La première partie rattache l’histoire des relations entre le PCF et le couple éducation/culture au siècle précédent et à l’ambition, explicite dans le programme de la Commune, d’une école « obligatoire, gratuite et laïque ». Ce marqueur de gauche, porté par les syndicats, est déjà à l’origine d’une presse enfantine « ouvrière », au double sens constant où elle s’adresse à un jeune public ouvrier et où elle défend et promeut des valeurs propices à l’émancipation de la classe ouvrière. Dès 1920, le nouveau Parti communiste prend à sa charge ces préoccupations à travers diverses publications puis, plus tard, la constitution d’organisations de jeunesse sur le modèle du scoutisme soviétique. La question de la littérature « pour les petits » est alors partie intégrante de la bataille de la IIIe Internationale pour la diffusion du livre. L’ouvrage rappelle le rôle essentiel qu’y joua en France l’ex-surréaliste Georges Sadoul avant sa seconde vie de critique cinématographique. Étape d’importance dans cette histoire : la floraison culturelle et éditoriale du PCF à la Libération, qui développa dans son sillage collections destinées à la jeunesse et revues diverses. La plus célèbre de ces publications est l’hebdomadaire Vaillant, du nom du mouvement de jeunesse « les Vaillants » organisé par les communistes français à l’image des Pionniers soviétiques : né en 1945, il perdura sans interruption pendant un demi-siècle en prenant dans les années 1960 le nom de Journal de Pif puis de Pif-Gadget, en promouvant à la fois la bande dessinée française et les valeurs démocratiques. Le point culminant de cette veine éditoriale sera, en 1955, la création d’une maison d’édition exclusivement consacrée à l’enfance : les éditions de La Farandole (1955-1994), à laquelle l’ouvrage consacre un chapitre entier. C’est dans cet état des lieux que s’insère l’étude de la place du livre pour enfants dans Les Lettres françaises, miroir de la réception et de l’intérêt du monde de l’enfance et de ses éditions dans le journalisme et dans le lectorat de sensibilité communiste. L’étude s’appuie tant sur les articles publiés que sur les sélections de livres pour enfants à l’occasion des fêtes de fin d’année et sur le corpus des différentes « Batailles du livre » qui prirent place entre 1950 et 1952. Patricia Richard-Principalli décrit minutieusement la naissance de cette préoccupation dans la revue et son affirmation dans les années 1955-1957, puis sa décrue dans les années 1960 et particulièrement sa « quasi-disparition » en 1969, symptôme selon elle du manque d’intérêt de ce grand journal pour « une forme mineure d’écriture », une fois passée l’époque des batailles idéologiques concernant une littérature enfantine « en partie instrumentalisée ».

La deuxième partie, présentation détaillée de L’École et la Nation, situe le mensuel communiste dans son double contexte éducatif et culturel. Du côté de l’Éducation nationale, la décennie 1960-1970 voit naître l’école unique, les premières grandes réformes de l’ enseignement du français en direction d’un public scolaire en voie de massification, et les grandes querelles idéologiques autour de ces réformes, à l’intérieur desquelles le PCF défend l’esprit du projet Langevin-Wallon de la Libération, qui ne sera partiellement appliqué en France que bien plus tard, à la toute fin des années 1980. Du côté de la culture, l’ancien domaine de la « bibliothèque d’éducation » à visée morale (protection de l’enfance, enseignements religieux et moralisateurs) avait déjà laissé la place au XXe siècle à de nouvelles préoccupations prenant en compte les besoins, les capacités de lecture et l’intérêt des enfants. La fin des années 1960 consacre l’investissement esthétique et le développement des albums, parfois pris en charge par des auteurs connus dans le monde de la littérature adulte, parallèlement à l’essor de bibliothèques spécialisées. Dans ce double contexte, L’École et la Nation se devait d’être présentée sous son double aspect de revue pédagogique et de revue communiste, développée en opposition à la revue officielle L’Éducation nationale (1946-1968), en opposition également aux listes officielles diffusées à l’occasion des étrennes de fin d’année ou des remises de prix. L’ouvrage expose également sa spécificité éditoriale : le fait de tenir régulièrement chronique de la littérature enfantine et d’en livrer une authentique critique littéraire la distingue tout autant des autres publications que le fait de « forger […] un canon » opposé au canon officiel de la littérature pour enfants.

La troisième partie, « Des chroniques “situées” », étudie le contenu idéologique des chroniques de L’École et la Nation. Patricia Richard-Principalli montre de quelle façon la revue et le livre pour enfants qu’elle défend participent de la contre-culture communiste. Cette partie commence comme on s’y attend par présenter la palette des « valeurs communistes » à l’œuvre dans la revue, que l’ouvrage regroupe en cinq domaines : laïcité, rapport à l’URSS, progrès technique, promotion de la culture « comme condition d’accès à l’égalité », paix et fraternité. Dans le faisceau de ces cinq domaines se lisent le combat soviétique pour le livre, en particulier le livre de jeunesse, celui pour la lecture précoce et pour la lutte contre l’échec scolaire dans les classes populaires, celui contre le racisme. Cette partie suit l’activité de trois des journalistes de la revue : Luce Langevin, Madeleine Bellet et Georges Rieu. La physicienne Luce Langevin (belle-fille de Paul Langevin) y intervient régulièrement entre 1961 et 1963 pour proposer des listes d’ouvrages « d’initiation scientifique », préoccupation récente en France dans ce début des années 1960. L’ouvrage détaille les positionnements critiques de la physicienne face aux encyclopédies existantes et la façon dont ses préconisations s’opposent aux préconisations institutionnelles et attaquent jusqu’à l’esprit même du prototype des jeux télévisés français de culture générale : L’Homme du XXe siècle. Le rôle de L’École et la Nation est en effet de prémunir ses lecteurs enseignants, et à travers eux les enfants scolarisés, des biais, des erreurs scientifiques, mais aussi des valeurs réactionnaires charriées par les éditions et la presse enfantine : bellicisme, colonialisme, racisme, sexisme ; ce sera notamment le travail de Madeleine Bellet. Le journaliste Georges Rieu, qui sera rédacteur en chef de Pif le chien à partir de 1965, se manifeste entre 1964 et 1965 dans la chronique « Presse enfantine ». Il y développe une charte discontinue de ce que doit être une « bonne histoire en images » : loin des biais réactionnaires, racistes et bellicistes des autres publications destinées à la jeunesse, elle doit développer l’antiracisme, la paix, la liberté, la vérité historique et exclure la « violence gratuite » que l’on ne confondra pas avec l’action.

« Pour une bibliothèque de l’enfant 1963 » : la dernière partie de l’ouvrage étudie en détail le contenu et les enjeux du programme de lecture qui apparaît dans les sélections d’ouvrages publiées successivement par Natha Caputo et Bernard Epin. Ces sélections destinées aux enseignants et aux parents s’établissent en opposition aux sélections officielles préconisées par l’Éducation nationale sur des critères explicitement revendiqués : pertinence et actualité des sujets, qualité et coût du livre, adaptation aux besoins de l’enfant – plaisir de lecture inclus. Ces listes consacrent également des refus : refus des adaptations des œuvres originales, refus de la stricte répartition par tranches d’âge, refus des livres en images dominants à l’époque, de Martine à Tintin. À ces refus s’ajoutent de sévères critiques des pratiques éditoriales de Hachette et de Casterman, notamment lorsqu’elles concernent des adaptations et des troncations masquées de textes originaux. Patricia Richard-Principalli analyse comment, au-delà des traditionnelles vocations plaire et instruire, les préconisations valorisent les ouvrages centrés sur la tolérance, l’ouverture sur le monde, l’hospitalité et l’antiracisme. C’est de L’École et la Nation que proviendra, sous la plume de Bernard Epin, le premier plaidoyer pour un « théâtre pour l’enfance et la jeunesse ».

La conclusion de l’ouvrage, réflexive et ferme, contextualise la revue, son idéologie, ses combats à l’aune de notre actualité, en soulignant ses obsolescences mais également la pertinence de ses ambitions à l’heure « d’un système éducatif toujours plus inéquitable, dans une société agitée par les vents contraires des peurs et des bouleversements sociaux ». Le parcours historique et les réflexions de cet ouvrage sont enrichis par une bibliographie érudite – comprenant également deux entretiens conduits par l’autrice et un texte inédit –, une douzaine d’annexes et des illustrations en couleur. Malgré – ou à cause de – cette qualité de l’encadrement documentaire de l’ouvrage, on regrettera l’absence d’un index des noms. L’ensemble forme un ouvrage de référence dans une période charnière de la « « littérature enfantine » et dans un camp idéologique considérablement affaibli depuis, mais qui n’en a pas moins laissé alors quelques graines pérennes et quelques revendications encore – hélas – nécessaires.

References

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Hervé Bismuth, « Patricia Richard-Principalli, Littérature enfantine et communisme. L’exemple de L’École et la Nation (1961-1970) », Textes et contextes [Online], 18-2 | 2023, . Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=4482

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Hervé Bismuth

Maître de conférences, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182), Université de Bourgogne Franche-Comté, UFR de Langues et Communication, 4 Boulevard Gabriel, 21000 Dijon

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