En accord avec la personnalité discrète, voire effacée d’E.M. Forster, il semble que les études forstériennes soient fréquemment dynamisées par un tiers médiateur. Si le début du 21ème siècle voit un net regain dans l’intérêt porté à cet auteur en raison de réécritures et reprises contemporaines qui effectuent une connexion thématique et stylistique avec Forster (on pense à Zadie Smith dans On Beauty et Alan Hollinghurst dans The Stranger’s Child), c’est par le biais de ses adaptations cinématographiques, en particulier celles de James Ivory, que Forster réapparut sur la scène culturelle à la fin des années 1980. Cependant, alors que cinq de ses six romans ont été adaptés (seul The Longest Journey n’a pas été transposé), il perdure un silence critique relatif quant à la spécificité de ces adaptations hors du champ du Heritage Cinema. L’ouvrage de Laurent Mellet est donc doublement bienvenu, en ce qu’il comble un vide critique, et aborde le texte forstérien et son adaptation cinématographique dans une perspective principalement esthétique, sans toutefois négliger la dimension politique et sociale de la réception des œuvres.
Le volume est organisé de façon claire, abordant tout d’abord le corpus textuel, afin de poser les jalons d’une analyse qui englobera ensuite les adaptations cinématographiques des romans, en mettant tout particulièrement l’accent sur les trois films réalisés par James Ivory (A Room with a View, Howards End, Maurice). L’adaptation de Where Angels Fear to Tread par Charles Sturridge est abordée en contrepoint des films d’Ivory et celle de A Passage to India par David Lean en conclusion.
La première partie de l’ouvrage offre un état des lieux critique des études forstériennes au début du 21ème siècle et met en perspective les influences qui ont présidé à l’écriture des premiers romans, en particulier Meredith. Les romans sont abordés par le biais du rapport de l’écriture à la vision et au corps, en apportant des distinctions fines et bien pensées entre visible et invisible, seen et unseen. L’évènement forstérien y est défini à travers la poétique du non-dit, de l’écart signifiant et de l’absence prégnante (59-83). Maurice, un roman injustement délaissé par la critique en raison de sa publication après la mort de Forster et de son étiquette (abusive) de roman biographique, est analysé de façon particulièrement pertinente et fouillée, en particulier grâce au recours aux archives, qui apportent un éclairage passionnant sur la construction de l’écriture forstérienne. Sont alors déclinées les figures du non-dit, telles que la rétention et le secret, afin de faire émerger une esthétique du visible en trompe-l’œil mettant en relief les contradictions du narrateur forstérien (96). Est ensuite abordée la double problématique du corps et de la voix à l’intérieur du texte forstérien, soulignant la centralité de la voix et l’émergence des sens, alors que le toucher fait connexion entre les individus tout en se trouvant simultanément au cœur de l’individualité. En explicitant le rapport entre vision du corps et réfutation de l’idéalisme (155), Laurent Mellet explique comment la vision appelle la visibilité (159) afin de tenter de réconcilier le visible et l’invisible (171). L’ouvrage effectue ici un travail minutieux de remise en contexte parmi les contemporains britanniques (en particulier Woolf mais également Lawrence ou H.G. Wells) mais également Gide dans le domaine français (183) afin de conclure que la recherche de la visibilité est, paradoxalement, ce qui permet à « la voix, dans l’invisible, d’adven[ir], enfin » (175).
La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à l’étude des adaptations cinématographiques : l’étude prend ici toute son ampleur, en particulier grâce à l’apport précieux des théories de Michel Chion dans l’analyse du lieu de la voix et de sa place à l’écran (225). Est conduite une analyse minutieuse des différentes adaptations et de leurs divergences esthétiques autour de la dialectique corps/voix Dans un dernier mouvement, Laurent Mellet se fonde sur les théories de G.E. Lessing afin d’établir des distinctions génériques opérantes (image, film, récit) sur lesquelles se construit l’analyse du corps à l’écran (251), l’amenant à conclure que le film ne réussit pas toujours à transposer la voix forstérienne, par parti pris esthétique et narratif (258). Laurent Mellet propose ainsi de juger la modernité du texte forstérien et de son adaptation filmique à l’aune de la tension entre image et voix, à la suite des théories deleuziennes. Lors de l’étude de la dernière adaptation filmique de Forster, A Passage to India, l’accent est mis sur la place de la découverte de la sensualité dans le film et le roman. L’analyse se concentre naturellement sur la scène fondatrice des grottes de Marabar, mettant en scène le « retour du corps dans l’espace » (283) et la place ambiguë du silence, afin d’expliciter le décalage entre l’adaptation de Lean et le projet de l’auteur, le réalisateur échouant à illustrer l’inversion de l’écriture forstérienne dans ce roman de la maturité, qui, a contrario de la visée humaniste centrale aux premières œuvres, souligne les limites de l’individu.
Au delà d’une réévaluation salutaire du corpus cinématographique, la monographie est précieuse en ce qu’elle pousse le lecteur à reconsidérer les stéréotypes acceptés de la critique de l’auteur, tels que la prééminence de la voix sur le visible, ou un humanisme libéral ancrant irrémédiablement ce dernier dans l’époque édouardienne. C’est ainsi la modernité de Forster qui est soulignée, son actualité, alors que la critique s’était souvent contentée de discuter son éventuel modernisme. Apportant un regard novateur sur l’œuvre et son adaptation, Laurent Mellet engage le renouveau des études forstériennes.