Cette communication propose d’interroger les complexes familiaux et les structures familiales dans le roman de Rousseau Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761) et celui de Laclos Les Liaisons dangereuses (1782). L’étude sera menée à la lumière de la psychanalyse lacanienne afin de mieux appréhender les relations et les structures familiales dans les deux romans. L’analyse proposée par Lacan dans son « Séminaire sur La Lettre volée »1 nous fournit les instruments nécessaires à la compréhension des relations triangulaires entre les personnages afin de mettre en discussion les relations parentales, la figure de l’autorité, ses personnifications et ses incarnations dans les figures paternelles. Cette étude nous permettra, ainsi, d’examiner les rôles des figures féminines joués par Julie et Mme de Merteuil, leur évolution et leur rapport avec une autorité qui ne serait, apparemment, détenue que par des figures masculines. L’interrogation sur la signification et la valeur de la loi symbolique, appelée aussi par Lacan loi paternelle et représentant la fonction du père symbolique, constitue le fil conducteur de notre analyse. Ces réflexions nous permettront finalement d’identifier un rapport qui lie les complexes familiaux étudiés dans nos romans au contexte sociopolitique de la France sous l’Ancien Régime.
Fondée sur des questions de patrimoine et d’honneur, et non sur des choix affectifs, la famille aristocratique du XVIIIe siècle2 se fait le miroir de la société de l’Ancien Régime. Elle devient un élément central de l’organisation de l`État et à son intérieur tout tourne autour de la figure du père en tant que chef de famille et, donc, pater familias. Revenait au père en fait le devoir d’arranger les mariages des enfants et de s’occuper de la gestion économique de sa famille. Il y exerce un pouvoir absolu et autoritaire qui reflète - et est justifié par- le pouvoir absolu du monarque au temps de l’absolutisme. La politique absolutiste attribue toute forme de pouvoir et d’autorité à la seule personne du monarque qui devient ainsi le chef absolu de son royaume. Son pouvoir éternel et son « immortalité » justifient l’assujettissement du peuple. Ce n’est pas le corpus naturale du roi qui impose la soumission, mais plutôt son corps politique, ce que Kantorowicz appelle corpus mysticum. Par analogie avec la doctrine et les dogmes de la religion chrétienne, Kantorowicz3, dans son ouvrage The King’s two Bodies, élabore sa théorie sur les deux corps du roi. De même que le Seigneur a deux corps : un corps naturel qui se manifeste à travers l’incarnation du Christ et à travers l’Eucharistie et un corps mystique représentant l’Eglise comme corporation, institution et communauté immortelle et éternelle, de même le roi est doué de deux corps : un corps naturel et humain sujet à la corruption et un corps mystique représentant son royaume et sa dynastie et qui fait de lui une institution immortelle et éternelle. Le corpus mysticum de l’Église, dont le chef est Jésus Christ est substitué par le corpus mysticum de l’Etat dont le chef est le monarque. La religion devient ainsi une forme de légitimation du pouvoir monarchique et de son autorité ; le roi met en œuvre une machine de domination autorisée, légitimée par la religion et, donc, incontestable.
La famille et le pouvoir absolu du père sont strictement liés au pouvoir absolu et à l’autorité du roi. On pourrait dire que le noyau intime constitué par la famille relève de l’État et que l’État s’apparente à la structure de la famille. D’un côté, la famille se fait reflet de l’organisation de l’État, dans la mesure où le père, en tant que chef de famille, occupe la place du roi et incarne l’autorité. D’un autre côté, le roi assume la fonction de Père collectif qui a charge de sa famille : l’État. Le père hérite ainsi du pouvoir absolu exercé par le roi en soumettant sa famille à sa volonté et en l’assujettissant à son autorité. On pourrait donc affirmer que la thèse d’après laquelle aussi bien Jésus Christ que le roi sont dotés d’ un côté d’un corps naturel et de l’autre d’un corps politique immortel, invisible et éternel, est valable aussi pour le père. On pourrait supposer dès lors l’existence des deux corps du père : le corps naturel qui fait du père un homme mortel et le corpus mysticum invisible, immortel et puissant qui représente la loi symbolique. Cette fonction paternelle est bien définie par Lacan comme fonction symbolique, d’où le concept de père symbolique4 : le père réel et matériel n’est qu’un instrument fonctionnel à la représentation de la loi et de l’autorité dans le but d’assujettir le sujet et de permettre son inscription dans le langage ; il se fait garant de la constitution du sujet en tant que sujet capable de désirer et se fait représentant de la loi symbolique, de l’ordre social et, donc, de l’autorité.
Ces données théoriques nous permettront de mieux analyser les rapports qui s’instaurent entre les personnages de nos romans et de réfléchir sur la fonction qu’ils jouent par rapport au symbolique, notamment l’autorité.
1. Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761)5
Considéré à juste titre comme un des romans les plus représentatifs du XVIIIe siècle, Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761) de Jean-Jacques Rousseau nous fournit beaucoup d’éléments pour réfléchir à la question centrale de notre travail : les complexes familiaux à l’intérieur de la famille d’Étange.
Les relations entre les personnages du roman de Rousseau peuvent être lues comme une série de rapports triangulaires qui célèbrent la figure de Julie en tant que personnage principal assujetti au pouvoir autoritaire.
La première triade concerne Claire, Julie et Saint-Preux. La relation amoureuse entre les deux jeunes amants naît en tant que correspondance épistolaire. D’après la pensée lacanienne, la circulation de lettres permet au désir d’entrer en circulation. L’échange de lettres, en tant qu’échange de paroles, correspond à une forme d’interpellation et de soumission des protagonistes à la chaîne signifiante du désir. Ainsi, Julie écrit-elle dans la lettre 18 de la troisième partie du roman :
Au lieu de jeter au feu votre première lettre ou de la porter à ma mère, j’osai l’ouvrir : ce fut là mon crime, et tout le reste fut forcé. Je voulus m’empêcher de répondre à ces lettres funestes que je ne pouvais m’empêcher de lire. (III. 18 : 251)
Dès qu’elle la décachète, cette lettre prend possession d’elle ; Julie ne peut que s’y soumettre, et, donc, envoyer une réponse. Pour citer une célèbre phrase de Lacan, « à tomber en possession de la lettre, - admirable ambiguïté du langage, - c’est son sens qui les possède »6. Exactement au moment où Julie ouvre la lettre, elle se soumet à son sens et donc, à la dialectique du désir.
Dès le début de la circulation des lettres, la figure de Claire devient un élément clef et indispensable dans la correspondance. Dans le rôle de l’amie de Julie, Claire devient l’instance qui prend les décisions à sa place et se fait complice de deux amants. Par contre, elle en empêche en même temps toute forme de rapprochements dangereux. Dans les habits de la morale et des règles sociales, elle cherche à convaincre Julie de s’éloigner de Saint-Preux avant que leur relation ne devienne publique. Son rôle s’écarte ainsi de celui de l’amie fidèle et protectrice, et s’apparente de plus en plus à celui d’une instance dénonciatrice. Claire devient l’instance qui interdit toutes formes de relation narcissique entre les personnages et, ce-faisant, elle acquiert la fonction symbolique qui, d’après les théories de Lacan, correspond à la fonction accomplie par le père symbolique. Elle incarne ainsi la fonction autoritaire à laquelle aussi bien Julie que Saint-Preux doivent se soumettre. Comme le constate Saint-Preux : « Votre petite cousine […] est devenue le maître du maître » (I. 12 : 28)
C’est bien Claire qui dans sa double fonction d’amie fidèle de Julie et de personnification de la morale et de l’ordre social, représente l’interdit et la loi du monde symbolique et par conséquent, devient la première instance symbolique du roman et le substitut de l’autorité paternelle. Julie, de son côté, se montre assujettie au pouvoir de la loi symbolique et donc à l’autorité paternelle.
Père aimable et respectueux d’un côté, violent et autoritaire de l’autre, M. d’Etange, père de Julie, participe à plusieurs triades. Impliqué dans la relation triangulaire avec le couple Saint-Preux et Julie, M. d’Etange acquiert le statut de père autoritaire auquel il faut se soumettre.
Lors du début de la relation entre Julie et Saint-Preux, M. d’Etange, en tant que père réel, est absent. A son retour, il va reprendre et exercer l’autorité qui, durant son absence, était devenue le lot de Claire. Il représente ainsi cette instance tierce qui interpelle Julie pour la ramener vers l’ordre social. Si l’on se réfère aux théories lacaniennes, le rôle de Claire devient plus explicite. Le père, en tant que père symbolique, est absent. C’est dans l’absence que son pouvoir et son interpellation se font plus puissants. Le rôle de Claire est, donc, celui de rappel. Elle fait en sorte que cette interpellation et cette autorité soient toujours vivantes et manifestes.
La scène centrale de la triade est celle de la chute de Julie (I.63 :118). Dominée par un esprit transgressif, Julie ose contredire son père pendant une discussion animée entre ses parents. Elle paie cette intervention avec une agression physique de la part de son père, ce qui provoque sa chute. Il est intéressant de souligner que la chute est aussi la cause de l’avortement de Julie. Notre héroïne, qui allait devenir mère, rentre à nouveau dans sa position et dans son rôle de fille soumise à l’autorité du père. La chute permet, donc, une normalisation de la transgression ainsi que la confirmation du pouvoir paternel. Dans sa fonction de père symbolique, M. d’Etange détruit la relation narcissique entre le couple d’amoureux (considérée hors de la loi sociale) et assujettit Julie à sa propre autorité. Victime de l’interpellation exercée par son père, Julie ne peut que s’y soumettre en respectant ainsi la volonté du père et en acceptant, par conséquent, M. de Wolmar comme époux.
Ne pense pas que pour te suivre j’abandonne jamais la maison paternelle. N’espère point que je me refuse aux liens que m’impose une autorité sacrée (III.15 : 246)
Ainsi, Julie, en faisant ce choix, se soumet aussi bien à la volonté de son père qu’aux conventions sociales, comme le relève Matzat (1990 : 70)7.
M. d’Etange participe aussi de la triade composée par Mme d’Etange et Julie. Mme d’Etange est peinte comme une femme faible et dépourvue de pouvoir. L’impuissance et l’absence du rôle maternel favorisent la relation incestuelle8 entre père et fille en provoquant par la suite l’assujettissement définitif de Julie au pouvoir de son père. La scène qui a lieu juste après l’agression subie par Julie – et donc juste après sa chute- est significative pour éclaircir notre thèse.
Elle (la mère) s’assit à l’un des coins de la cheminée, et mon père à l’autre ; j’allais prendre une chaise pour me placer entre eux, quand, m’arrêtant par ma robe, et me tirant à lui sans rien dire, il m’assit sur ses genoux. […] Il fallait me tenir embrassée dans cette gênante attitude. Tout cela se faisait en silence : mais je sentais de temps en temps ses bras se presser contre mes flancs avec un soupir assez mal étouffé. Je ne sais quelle mauvaise honte empêchait ces bras paternels de se livrer à ces douces étreintes. Une certaine gravité qu’on n’osait quitter, une certaine confusion qu’on n’osait vaincre, mettait entre un père et sa fille ce charmant embarras que la pudeur et l’amour donnent aux amants ; tandis qu’une tendre mère, transportée d’aise, dévorait en secret un si doux spectacle. (I.63 :119)
Dans cette scène on célèbre l’absence du rôle maternel ainsi que son voyeurisme. La famille d’Etange nous propose un modèle d’Œdipe en version féminine. On a affaire à une fille, Julie, qui, en tant que femme, instaure un rapport libidineux avec son père et qui souhaite, ainsi, éliminer la mère en tant qu’antagoniste pour posséder le père. C’est bien la mère, donc, qui doit châtrer symboliquement Julie et faire peser sur elle l’interdit de l’inceste. Dans le triangle mère/fille/père, la figure de la mère, donc l’instance châtreuse, fait défaut. La mère assiste à la mise en scène d’une liaison érotisée entre père et fille en se limitant à regarder sans intervenir. Si l’on se réfère aux théories lacaniennes9, on peut supposer que c’est bien à cause de son impuissance que la mère n’arrive pas à interdire le rapport narcissique entre le couple père/fille. Par suite, elle ne permet pas à Julie de s’inscrire dans la chaîne signifiante et, donc, de naître en tant que sujet désirant. Bloquée à l’image spéculaire du père, elle se soumet de manière irréversible à l’autorité paternelle.
A l’image d’un Œdipe inversé, la scène incriminée n’est pas sans rappeler un tableau inversé de la Pietá. En se référant à l’image de Marie qui tient dans ses bras le corps du Christ presque mort, on a affaire ici à un père qui tient dans ses bras le corps d’une fille presque morte et encore souffrante à cause de sa chute. Comme l’explique bien Judith Frömmer10, cette image acquiert une valeur cataphorique car elle annonce la mort de notre héroïne en tant que fille et amante pour commencer une nouvelle vie en tant que mère et épouse de M. de Wolmar. Le fait que le père accueille dans ses bras sa fille mourante n’est pas sans signification. Il devient ainsi dépositaire de l’objet de son délit. Il impose la mort de Julie, en tant que fille, pour la contraindre à renaître en tant qu’épouse sous l’autorité de M. de Wolmar. D’après nous, cette scène acquiert aussi une valence prémonitoire de sa mort réelle et non pas seulement de la mort symbolique : Julie est destinée à mourir à cause d’une chute qui entrainera la mort de Mme de Wolmar, mettant fin ainsi à l’autorité de M. de Wolmar. La chute célèbre de cette façon le moment de passage et de substitution de l’autorité paternelle : elle annonce la mort d’un père symbolique (M. d’Etange) et proclame la naissance d’une nouvelle figure autoritaire (M. de Wolmar). La triade qui voit comme protagonistes M. d’Etange, Julie et M. de Wolmar, met en évidence exactement le moment de la substitution de l’autorité d’ordre symbolique. Julie, considérée comme l’objet d’échange entre deux noyaux familiaux, sert de moyen de consolidation et de fortification du système patriarcal et, par conséquent, du pouvoir du père de famille. Le mariage devient, ainsi, le moment central pendant lequel s’effectue la substitution du père symbolique. Julie d’Etange acquiert le nom de Mme de Wolmar, se libère de l’interpellation du père biologique pour tomber sous le contrôle et sous l’autorité d’une nouvelle figure paternelle de substitution: l’époux. Le rôle de M. d’Etange est donc accompli et terminé. Il est intéressant de remarquer que, à partir du moment où Julie devient femme et épouse, il n’est plus question de lui. Le texte n’y fait référence qu’une seule fois à la fin du roman, lorsque Julie est agonisante ; toutefois, M. d’Étange ne fera pas d’apparition et ne se rendra jamais à Clarens pour revoir une dernière fois sa fille avant sa mort. Le mariage célèbre ainsi la mort : la mort de Julie en tant que fille et la mort de M. d’Etange en tant que père symbolique. D’une figure autoritaire à l’autre, le rôle de Julie ne subit aucun changement: elle reste toujours assujettie à un pouvoir d’ordre supérieur.
Personnage froid et incapable de s’émouvoir, M. de Wolmar fait du contrôle, de la modération et de l’observation sa raison de vie. Dans le projet d’assujettir Saint-Preux (rentré en Suisse après un long voyage dans le monde) à son autorité, M. de Wolmar bascule constamment entre l’image de l’époux attentionné et celle du père autoritaire. Ce double rôle donne des traits ambigus à la relation avec Mme de Wolmar. Dans son statut de père, M. de Wolmar développe un rapport incestuel avec Julie (IV.12 : 367-368)11, contribuant ainsi, avec M. d’Etange, à la constitution d’une généalogie de l’incestualité. La figure paternelle, et aussi les figures de l’autorité et de la loi, se présentent comme des figures malades et mises en discussion. Julie grandit ainsi en tant que victime d’une double relation incestuelle, de la part de son père, M. d’Etange, et de son mari/père, M. de Wolmar.
D’après les théories lacaniennes, le père symbolique en tant qu’institution est une instance éternelle qui ne meurt jamais- par analogie avec la célèbre phrase « le roi ne meurt jamais ». Chaque fois que le père réel meurt, la loi symbolique s’incarne dans une autre figure paternelle proclamant ainsi sa nouvelle fonction autoritaire. La nouvelle Héloïse nous a fourni de très bons exemples de cette thèse. Aussi bien Claire que M. d’Etange et M. de Wolmar sont des figures représentant la loi paternelle et donc exerçant l’autorité sur Julie. Les figures autoritaires sont toujours de substitution, la figure de Julie reste par contre inaltérée: elle joue constamment la fonction de fille soumise à l’autorité paternelle. Seule la fin du roman montre un changement radical. La chute dans le lac de Genève signe le début de l’agonie de notre héroïne et, par conséquent, son rapprochement de la mort. Plusieurs éléments permettent d’établir une comparaison avec la première chute. Celle-ci avait marqué le passage de Julie de l’état de fille à celui d’épouse, alors que la seconde provoque le passage de la vie à la mort. De plus, les descriptions fournies dans les lettres nous laissent entendre que dans les deux situations Julie est enceinte. C’est bien pour cette raison que la chute devient significative. Elle est cause d’une double mort, celle de la mère et celle de l’enfant. Lors de la première chute Julie meurt en tant que mère potentielle puisqu’elle ne l’était pas encore biologiquement, alors que la seconde provoque sa véritable mort.
L’agonie et la mort de Julie sont vécues comme une reprise de la Passion du Christ et traduisent une nouvelle évolution du personnage. L’héroïne met en scène une subversion de la passion du Christ qui acquiert l’aspect d’une profanation. A travers un acte révolutionnaire et transgressif, Julie franchit les limites de la religion et, en personnifiant la passion du Christ, s’empare de la fonction du père symbolique et, par conséquent, de son rôle autoritaire. En sublimant l’amour à travers le mariage et l’union mystique avec Dieu, Julie acquiert le statut de femme hystérique et de divinité. Elle personnifie ainsi la loi symbolique et, pour la première fois dans le roman, les figures paternelles disparaissent. Le roman, qui avait célébré tout au long de la narration une surabondance de figures paternelles, se termine par une figure féminine, Henriette- petite fille de Claire ainsi que fille adoptive de Julie12- inscrite sous le signe du manque des figures paternelles et célèbre, par la suite, le personnage de Julie dans le rôle de la divinité hystérique exerçant l’autorité et la fonction symbolique.
2. Les Liaisons dangereuses (1782)13
Le roman de Laclos « Les Liaisons dangereuses» relève immédiatement d’un système complexe de rapports entre les personnages : Mme de Merteuil, Valmont, Danceny, Mme et Mlle de Volanges, Mme de Tourvel et Rosemonde interagissent à l’intérieur de relations que Gert Pinkernell14 a nommées « relations triangulaires ». L’analyse de ces relations triangulaires et de leurs dynamiques de fonctionnement à l’intérieur des circulations des lettres met en relief le rôle joué par Mme de Merteuil à l’intérieur du roman : à la fois manipulatrice et stratège15, elle joue constamment une fonction autoritaire en assujettissant ainsi les autres personnages à son pouvoir.
Les Liaisons dangereuses de Laclos affrontent de façon différente la problématique de l’autorité par rapport au roman de Rousseau. Mme de Merteuil, personnage emblématique de la féminité, fait son entrée dans le roman en tant que personnification de l’autorité paternelle d’ordre symbolique. La fin de La Nouvelle Héloïse peut être considérée comme le point de départ de la constitution des relations parentales à l’intérieur des Liaisons. Le tableau final du roman de Rousseau s’attarde en effet sur un nouveau noyau familial constitué par Julie dans le rôle de mère d’adoption et représentante de la loi symbolique, Henriette dans le rôle de fille et Claire dans celui de mère biologique mais impuissante. Ce portrait se fait ainsi anticipateur de la condition de Cécile de Volanges dans le roman de Laclos. Pourvue d’une figure paternelle de référence, Cécile se trouve englobée à l’intérieur d’un noyau familial féminin constitué par Mme de Volanges, mère biologique mais absolument impuissante et passive et Mme de Merteuil, mère puissante de substitution. A l’intérieur de ce noyau familial, Mme de Merteuil remplit à la fois la fonction maternelle et paternelle : d’un côté, elle est présentée comme l’image idéale (je-idéal lacanien) de Cécile, et donc comme substitut de la mère, c’est-à-dire comme l’instance qui cause la fascination et le rapport imaginaire entre la mère et le fils ; de l’autre côté, elle est présentée comme l’instance châtreuse qui permet à Cécile d’entrer dans le monde sexué en tant que sujet. Dans ce rôle, elle est la représentante de la loi symbolique et de l’interdit de l’inceste. C’est bien pour ces raisons qu’on peut parler de Mme de Merteuil dans les termes d’une mère paternelle. La figure de Mme de Merteuil et sa fonction dans l’Œdipe résument le conflit de genre qui caractérise ce personnage. D’une part, en tant que femme, elle acquiert le rôle de mère en soulignant ainsi sa féminité. D’autre part, elle cherche aussi à maîtriser le sexe masculin, à en acquérir l’autorité et la puissance. C’est pour cela qu’elle devient une instance châtreuse et donc paternelle.
Sa célèbre phrase « née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre »16, prononcée lors de sa lettre de confession (lettre LXXXI) adressée à Valmont, ainsi que le rôle joué à l’intérieur du noyau œdipien tracent toute la complexité du personnage de Mme de Merteuil dominée par la rivalité entre genre et appartenance sociale. Comme le soutient Barbara Vinken dans son article « Frau und Phallus. Weibliche libertinage in den Liaisons dangereuses » (1993)17 ainsi que dans sa monographie Unentrinnbare Neugierde. Die Weltverfallenheit des Romans (1991)18, Mme de Merteuil représente à la fois un péril pour les hommes et un scandale pour les femmes. Elle est ainsi l’emblème de l’alliance entre masculinité et féminité (Vinken 1993 : 213-214)19. Sa duplicité la place dans une position ambiguë par rapport à l’ordre symbolique et donc au système phallique. D’après les enseignements lacaniens20, on peut affirmer que Mme de Merteuil cherche à « avoir le phallus » dans le but de maîtriser le sexe masculin, d’exercer le pouvoir et l’autorité qui dérivent de cette position afin de détruire les signes symboliques sur lesquels se fonde la suprématie masculine. Les rapports de Mme de Merteuil avec Valmont et Prévan démontrent bien ces affirmations et résument les conflits de classe et de genre qui caractérisent notre héroïne.
L’analyse des relations triangulaires qui s’instaurent entre les personnages du roman, associée à celle de leur correspondance épistolaire, montre bien que Mme de Merteuil et Valmont agissent en tant que complices dans la réalisation de leur vengeance. Tout au long du roman, Valmont est un personnage en oscillation entre sa classe sociale d’appartenance, la noblesse d’épée, et celle représentée par Mme de Tourvel, la noblesse de robe, ce qui fait la faiblesse du protagoniste. Le personnage de Mme de Merteuil incarne la fonction de rappel et de régulateur social. En tant que représentante féminine de la noblesse d’épée, elle se fait porteuse des valeurs sociales de sa classe en vue de ramener Valmont à l’ordre. En relation à la question d’appartenance sociale, Mme de Merteuil peut finalement triompher en tant que paladin des hiérarchies sociales. Même s’il s’agit d’une femme puissante qui exerce son autorité contre un homme, le rôle qu’elle joue par rapport à Valmont ne remet pas en question l’ordre social; au contraire, elle cherche à le sauvegarder. Elle exerce ainsi une fonction conservatrice. Valmont meurt à la fin du roman et sa mort peut être considérée comme une forme de punition et de condamnation pour avoir osé transgresser les frontières de sa classe d’appartenance. Il représente une menace pour l’ordre, c’est pour cela qu’il paye les conséquences de sa transgression.
Si Mme de Merteuil peut triompher sur Valmont et être célébrée comme héroïne du conflit social, on ne peut pas pour autant confirmer cet état pour ce qui concerne sa revendication sexuelle et son rapport avec Prévan, qui est présenté comme le correspondant masculin de Mme de Merteuil. Si elle est considérée comme la régulatrice sociale, Prévan peut être vu comme le régulateur sexuel. Ses affaires amoureuses en attestent. Il démontre son autorité en assujettissant les femmes et en exerçant son autorité sur elles en tant que sujets soumis. Chaque affaire de séduction se révèle être une forme de castration féminine qui sert à augmenter la célébrité de Prévan libertin, en confirmant ainsi son statut d’homme. Ses actions, bien qu’amorales, ne sont jamais critiquées puisqu’elles sont toujours utiles au rétablissement de l’identité sexuelle et par conséquent de l’ordre social. Mme de Merteuil représente le seul échec de Prévan. Elle revendique la position masculine autoritaire dans le but de détruire le système représenté par Prévan. On partage ainsi la thèse de Barbara Vinken (1993 :212) d’après laquelle Mme de Merteuil n’aspire pas à obtenir l’autorité pour le désir d’être un homme possesseur du pénis. Sa revendication de la masculinité a d’autres buts. Si les hommes montrent leur pénis comme marque de leur force et pour assujettir les femmes, Mme de Merteuil répond à cette attaque en privant les hommes de leur position en tant que possesseur de phallus21. Elle déconstruit donc le système d’autorité en démontrant comment leur système de force se fonde sur un signe, le phallus, qui peut être privé de sa signification. Elle rompt ainsi le lien et l’alliance qui associent les hommes au phallus en s’emparant de la position masculine et, par conséquent, du pouvoir du phallus. C’est à partir de cette nouvelle position qu’elle met en action son plan de séduction en utilisant les mêmes moyens employés jusqu’à présent par Prévan dans ses affaires amoureuses. Elle profite de lui sexuellement et avec un mécanisme de tromperie lui attribue la faute en passant ainsi pour la victime d’une violence sexuelle. Ce sont les mêmes moyens, mais avec des conséquences différentes. Dans la question relative à l’identité sexuelle des personnages et le conflit de genre, il est possible de considérer Mme de Merteuil comme une figure subversive tandis que Prévan aurait une fonction de régulateur social. Il se fait garant de l’ordre constitué, c’est pourquoi il n’est pas accusé pour ses moyens de séduction.
L’identité sexuelle de Mme de Merteuil trouble l’ordre social aussi bien que l’ordre sexuel, raison pour laquelle elle est punie. Dans ce contexte il devient nécessaire de faire référence à la publication finale des lettres de Danceny. Dans toute la correspondance entre Mme de Merteuil et Valmont, il est aussi question des manières libertines adoptées par Prévan. La publication d’une seule de ces lettres aurait pu détruire l’image de Prévan. Cependant, les lettres circulant à Paris concernent seulement Mme de Merteuil : il s’agit en particulier de la lettre de confession contenant sa revendication sexuelle et de celle sur l’affaire Prévan, lettre qui favorise la réhabilitation sociale de ce dernier.22 Une publication ainsi organisée connaît son apogée par la mise en relief de la subversion et du péril de la révolution sociale et sexuelle représentée par Mme de Merteuil. Elle cherche à atteindre la position masculine pour en détruire son système de pouvoir et c’est pour cette raison qu’elle est punie par la société et condamnée à l’oubli. Même libertin, Prévan est acclamé par la société en tant que régulateur sexuel et du conflit de genre. De même que Valmont a été puni à cause de sa transgression des classes sociales, Mme de Merteuil est punie et condamnée pour sa transgression sexuelle.
3. Julie et Mme de Merteuil : évolution opposée et complémentaire de l’autorité
Les romans de Rousseau et de Laclos établissent entre eux un rapport analogique mais inversé, une évolution qu’on peut retrouver à la fois dans la structure même des romans et dans la construction des personnages féminins.
Les personnages de Julie et de Mme de Merteuil sont les prototypes de personnages en transformation continue. L’une soumise et attentive à la morale de la société, l’autre subversive et libertine, nos héroïnes personnifient deux typologies différentes de femme. Julie incarne l’image de la femme hystérique. Assujettie aux règles sociales, elle sublime enfin son amour à travers un mariage mystique avec Dieu. Elle devient par conséquent une divinité hystérique. Par contre, Mme de Merteuil est le modèle de la femme perverse. Elle connaît très bien les règles de la société et fait exactement ce que la morale interdit. Julie débute dans le rôle de fille soumise à l’autorité paternelle : ce n’est qu’à la fin du roman qu’elle réussit à subvertir définitivement l’ordre social et les systèmes des relations entre les personnages en personnifiant la loi symbolique. Mme de Merteuil, au contraire, dès le début des Liaisons- représente la loi paternelle et possède par conséquent l’autorité : mais la publication finale des lettres cause sa mort sociale et la perte de son pouvoir. La chute finale révolutionne le rôle de Julie d’Etange qui lui permet de devenir la nouvelle divinité et le possesseur de l’autorité. La chute symbolique23 de Mme de Merteuil annonce sa destruction, sa perte définitive de l’autorité aussi bien que sa soumission au pouvoir masculin représenté par Prévan.
Pour ce qui concerne la structure, le roman de Rousseau célèbre une surabondance initiale de figures autoritaires, alors qu’il se termine par leur dissolution et par la prise du pouvoir de la part de Julie. Dans le roman de Laclos, au contraire, l’absence initiale de figures paternelles permet l’incarnation de l’autorité dans le personnage féminin de Mme de Merteuil. À la fin du roman –toutefois- la figure du père est réhabilitée à travers le personnage de Prévan. Cette réhabilitation sociale semble paradoxale. Il est réhabilité à l’intérieur d’une société détruite par la figure de Mme de Merteuil. Son acclamation et son succès témoignent donc de la corruption de la société acclamant comme héros un personnage qui n’est, en réalité, que le symbole de la débauche et de l’immoralité. Le trait paradoxal du personnage prend vigueur dès qu’il devient la personnification de la figure paternelle qui avait été absente tout au long du roman. Il prétend représenter la loi paternelle exactement au moment où le roi est une figure absente et impuissante dans la société française. Louis XVI est un roi faible qui ne personnifie pas du tout l’image du roi paternel et puissant.
Les identifications entre Dieu, le roi et le père sont mises véritablement en discussion. Si la figure du roi perd sa légitimation et son autorité, le pouvoir paternel, existant seulement en fonction et par reflet du pouvoir religieux et royal, s’affaiblit à son tour encore davantage. L’évolution de l’autorité et du pouvoir monarchique est ainsi en analogie avec l’évolution du pouvoir paternel à l’intérieur des structures familiales de nos romans. Chez Rousseau, l’autorité paternelle et ses personnifications deviennent l’élément clé du roman. Le début de la décadence royale se manifeste à travers la dissolution des figures paternelles et par la prise de pouvoir de Julie en tant que produit de l’aporie de la société. Le roman de Laclos, écrit en 1782, se fait finalement porteur de la dissolution de la société de l’Ancien Régime. Prévan personnifie aussi bien la corruption que l’immoralité de la société et devient en plus un personnage caricatural et grotesque car il célèbre une autorité paternelle qui n’existe plus.
Ces réflexions mettent en relief certaines analogies entre la structure de l’Etat et celle de la famille. La dissolution du pouvoir monarchique et d’ailleurs de la figure du roi provoque - et se reflète dans - la dissolution du pouvoir paternel et des structures familiales. Notre analyse a donc permis de démontrer qu’il est possible de songer à un rapport qui lie les complexes familiaux analysés dans nos romans au contexte sociopolitique de la France de l’Ancien Régime et, par conséquent, à l’organisation de l’Etat et au pouvoir monarchique. Aussi bien le modèle de famille fondée sur des relations incestuelles que la décadence de la figure autoritaire du roi et du père deviennent les symboles d’une société en dissolution.
La Révolution française franchira une étape très importante en relation avec notre thèse. La mort de Louis XVI en 1793 acquiert une grande valeur symbolique. D’après le système d’analogies présenté par Kantorowicz (1957), le roi est considéré comme la tête du corps monarchique et les sujets comme les membres qui doivent agir en fonction du chef pour garantir le fonctionnement du corps politique représenté par la monarchie. En le décapitant, le peuple détruit tous les symboles sur lesquels se fondait la monarchie : il détruit ainsi le corpus mysticum personnifié par le roi comme symbole de la fin du pouvoir monarchique d’ordre absolu. La destruction du noyau familial est strictement liée à la dissolution du corps politique représenté par la monarchie.
Les deux corps du roi ainsi que les deux corps du père sont finalement supprimés.