Ce texte part de deux problèmes a priori différents : d’une part, la difficulté qu’on rencontre lorsqu’on essaie de définir la berceuse ; d’autre part, une double planche de bande dessinée qui apparaît comme une exception dans l’œuvre à laquelle elle appartient1.
Concernant le premier de ces deux problèmes, dans le Trésor de la langue française informatisée par exemple2, la « berceuse » n’est pas définie comme un type de musique ou de texte, mais par une fonction (celle d’endormir3) et par un lien avec l’enfance4. Tout texte pourrait donc devenir une berceuse puisqu’il s’agit moins un genre qu’une fonction, ce que montre la formation de ce nom à partir d’un verbe, « bercer ». Cette caractérisation possible à partir d’une fonction est un des trois points communs qui, selon nous, rapproche la berceuse de la « comptine ». En effet, cette dernière, comme la berceuse, ne se définit pas par des thèmes ou par un ton, mais par une fonction, celle de « compter », par exemple dans le cadre d’un jeu5. Berceuse et comptine partagent en outre le fait d’être caractérisées par un rythme particulier, fondé sur la répétition6. Enfin, berceuse et comptine se rattachent toutes deux à ce que Donald Winnicott nomme la « zone transitionnelle » ou « potentielle », c’est-à-dire un ensemble de phénomènes – langagiers en l’occurrence – que des auditeurs et auditrices, notamment mais pas exclusivement des enfants, ne reconnaissent pas comme leur propre corps, mais sans pourtant le considérer comme une réalité radicalement extérieure7.
Concernant maintenant le second problème, la double planche de bande dessinée « Chanson aigre-douce » (Gottlieb 1971), au sein de la Rubrique-à-brac (Gottlieb 1968-1974)8 de Marcel Gottlieb dit Gotlib, apparaît à trois titres au moins, comme une exception, voire une anomalie.
Premièrement, la coccinelle, qui constitue le symbole9 – et, en quelque sorte, le seul élément unificateur – de toute la Rubrique-à-brac, n’apparaît que dans deux cases10. Dans la première11, elle est surmontée d’un point d’interrogation suggérant qu’elle s’interroge sur sa présence. Dans la seconde12, elle s’éclipse sur la pointe des pieds13.
Deuxièmement, une spécificité de « Chanson aigre-douce », formelle celle-ci, est la prédominance du texte sur l’image. Les paroles dans des phylactères sont rares14. L’essentiel du texte est constitué d’un long récitatif. Si un tel procédé est fréquent dans la série15, celui-ci est ici particulièrement notable : le récitatif occupe souvent la case entière et notamment la dernière case de chaque bande (sauf la toute dernière). « Chanson aigre-douce » se présente ainsi comme bordée à sa droite par une longue colonne de texte sans dessin, ce qui l’éloigne des conventions de la bande dessinée franco-belge et constitue un cas unique dans la Rubrique-à-brac16.
Troisièment, il s’agit d’une des seules doubles planches autobiographiques de la Rubrique-à-brac17 et, plus précisément, de l’évocation d’un souvenir traumatique. Gotlib y évoque en effet son enfance, passée caché dans une ferme normande chez le « père Coudray18 », alors que ses parents avaient été déportés. Ces souvenirs sont même doublement traumatiques puisqu’au départ de ses parents et à la mort de son père – seule la mère de Gotlib reviendra des camps19 – s’ajoutent les maltraitances subies par les fermiers qui le cachent. Cette dimension autobiographique et traumatique est cependant cryptée dans la majeure partie des deux planches. La déportation, notamment, n’est évoquée qu’à travers le mot « orage » (« Papa et Maman sont restés sous l’orage, là-bas, au loin20 »). Lorsque, finalement, le cryptage est levé à la fin de la seconde planche, c’est tout à fait partiellement : « C’était en l’an de grâce 194221 ». Les camps de concentration et la mort du père restent couverts par l’orage. Juste après la révélation de la date de « 1942 », la métaphore est reprise, inchangée : « L’orage a duré longtemps22 ». Quant aux maltraitances subies par le petit Marcel, elles n’apparaissent que par comparaison avec d’autres évocations que Gotlib fera de son enfance par la suite (Sadoul 1974 : premier entretien ; Gottlieb 1993 : 78-80). Dans « Chanson aigre-douce », elles ne sont présentes que par contraste, à travers l’affection que l’enfant trouve auprès de la chèvre qu’il est chargé de garder (« Je lui caresse le museau. Et doucement, elle m’embrasse au creux de la main23 »), affection sur laquelle l’auteur revient dans la dernière case (« Pour qu’elle [la fille de Gotlib] puisse avoir, de son enfance, (…) autre chose qu’un museau de chèvre, tiède et humide, dans le creux d’une paume, au fond d’une étable obscure, comme soutien à se mettre sous la dent24 »). L’attention portée à ce « museau de chèvre » suggère que le petit Marcel n’a rien connu d’autre, dans ces années de guerre, « comme soutien à se mettre sous la dent ».
Outre l’image de l’orage, un des moyens de ce cryptage, tant pour la déportation des parents que pour les maltraitances subies, est une « comptine25 », que Marcel chante jusqu’à la fin de la guerre sans en comprendre le sens – « Leblésmouti labiscouti ouileblésmou labiscou » – et qui scande la double planche26. Comme l’orage, cette comptine fait l’objet d’un décryptage à la fin de l’histoire : « Aujourd’hui, en l’an de grâce 1969, j’ai enfin compris la comptine. Ça voulait dire : Le blé se moud-il ? L’habit se coud-il ? Oui, le blé se moud, l’habit se coud27 ». Cependant, comme pour l’orage, le décryptage reste partiel. Il consiste seulement au passage de sons aglutinés et transcrits de manière phonétique (« Leblésmouti ») à des mots distincts et identifiables (« Le blé se moud-il ? ») En revanche, il laisse deux éléments dans l’ombre. Le premier est le lien exact de cette comptine avec la situation du petit Marcel et avec les deux traumatismes évoqués dans « Chanson aigre-douce ». L’élucidation ne permet pas, notamment, de saisir le lien entre la « comptine » et la chèvre, qui en est le destinataire exclusif dans toute l’histoire.28 Le second est la qualification même de « comptine » employée pour ces quatre phrases. Nulle part ailleurs que dans cette œuvre ce court texte n’est attesté comme berceuse ou comptine. Il s’agit plutôt – et la manière dont il est décrypté à la fin de la double planche appuie cette interprétation – d’un trompe-oreille, c’est-à-dire d’une phrase que la répétition de sons rend difficile à saisir, comme « L’ouïe de l’oie de Louis a ouï » (Devos 1991) ou « Ta Katie t’a quitté / Ta tactique était toc » (Lapointe 1964), que l’on pourrait transcrire, comme la phrase de Gotlib, d’une manière phonétique, imitant l’incompréhension que ces phrases suscitent : « Louideloi de Louiaoui » ; « Takati takité / Tataktik étêtok ».
En quelque sorte, ce que nous avons proposé d’appeler la fonction comptine est ici plus important que l’appartenance du texte concerné (« Leblésmouti… ») à un corpus de comptines (ou de berceuses), ce qui conduit à se demander dans quelle mesure, par-delà la « comptine », pour ainsi dire enchâssée dans la double blanche, la fonction comptine n’est pas à l’origine de la construction de l’ensemble de « Chanson aigre-douce ». Pour le formuler autrement, notre hypothèse est que l’organisation propre à la bande dessinée – une série de cases obéissant à des principes de structurations (en bandes et en cases) et de répétitions (des mêmes personnages par exemple) – coïncide ici avec la fonction comptine.
Cette question dépend selon nous d’une problématique plus générale : celle du lien entre le double traumatisme dont rend compte, de manière cryptée, « Chanson aigre-douce » et l’usage, dans cette double planche, de la fonction comptine.
Nous proposerons d’abord de définir la fonction comptine comme constitution, pour le petit Marcel, d’un nouveau « territoire », qui lui permet, à l’intérieur du récit, de supporter le double traumatisme auquel il doit faire face. Nous étudierons ensuite la fonction comptine en tant qu’elle structure « Chanson aigre-douce » et permet ainsi d’atténuer le double traumatisme non plus pour le personnage, mais pour l’auteur, ainsi que pour les lectrices et lecteurs. Enfin, nous verrons comment et pourquoi « Chanson aigre-douce », tout en atténuant le traumatisme, le fait persister.
1. La comptine comme nouveau territoire pour le personnage principal
1.1. La « comptine » de Marcel comme « territoire »
Selon nous, la « berceuse » du petit Marcel dans « Chanson aigre-douce » lui permet de se constituer, au sein d’un espace (la ferme où il subit la violence du couple « Coudray ») et d’une époque traumatique (« l’an de grâce 194229 »), un lieu et un temps de relative sérénité.
En ce sens, la « berceuse » joue le rôle de ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari appellent une « ritournelle » (Deleuze & Guattari 1980, « 11. 1837 – De la ritournelle » : 381-43330). Ce terme, lui-même emprunté au vocabulaire du chant31, rappelle la répétition qui caractérise la berceuse et la comptine puisque « ritournelle » est formé sur l’italien « ritornello », lui-même diminutif de « ritorno », « retour »32. Gilles Deleuze et Félix Guattari donnent d’ailleurs comme premier exemple de ritournelle une situation qui ressemble33 à celle de la comptine ou de la berceuse : « Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant. Il marche, s’arrête au gré de sa chanson. Perdu, il s’abrite comme il peut, ou s’oriente tant bien que mal avec sa petite chanson » (Deleuze & Guattari 1980 : 382).
Cependant, la « ritournelle » ne se limite pas au domaine du chant. Les gestes de « l’oiseau Scenopoïetes dentirostris […] faisant chaque matin tomber de l’arbre des feuilles qu’il a coupées, puis […] les tournant à l’envers » (Deleuze & Guattari 1980 : 385) constituent également une ritournelle. En effet, ce qui définit la ritournelle est d’abord un « rythme » (Deleuze & Guattari 1980 : 385), que celui-ci soit musical, linguistique ou encore visuel, qui permet de faire sortir d’un « chaos » (Deleuze & Guattari 1980 : 385) pour « agenc[er]34 » un « territoire » (Deleuze & Guattari 1980 : 402).
Ce rôle que Félix Guattari et Gilles Deleuze mettent en évidence pour la « ritournelle » pourrait être celui de la « comptine » pour le petit Marcel, qui se crée ainsi un territoire rassurant.
De manière significative, Marcel ne peut pas partager sa comptine avec les Coudray35 : il ne peut la chanter qu’avec la chèvre qu’il est chargé de garder36. L’animal et la comptine forment ainsi un espace où l’enfant peut trouver stabilité, douceur et bienveillance37. C’est d’ailleurs parce qu’elle est « tellement sympa38 » que Marcel partage sa comptine avec la chèvre. L’espace de l’ « étable, bien au chaud 39» appartient à ce même territoire rassurant. De fait, à chaque fois que le texte de la comptine (« Leblésmouti… ») est repris en fin de bande, sans image, elle est associée à une phrase qui concerne « l’étable », opposée à « l’orage » repoussé alors « dehors au loin » : « C’est l’orage dehors au loin mais dans l’étable je suis bien silence obscurité chaleur ». L’ensemble comptine-chèvre-étable apparaît ainsi comme le territoire qui protège Marcel à la fois des maltraitances des fermiers et du contexte de la guerre40. Parce qu’il est protégé par tout ce qui constitue pour lui une « ritournelle » – l’enfant peut tenir l’orage à distance : « je m’en fichais bien ».
Cette interprétation de la comptine comme créatrice d’un territoire rassurant demande cependant quelques précisions, concernant notamment le fait que la « comptine » constitue, pour l’enfant, une série de sons qu’il ne comprend pas : « Je ne comprends pas ce que ça veut dire41 ». Notre hypothèse est que le non-sens de la « comptine » contribue à son efficacité. Elle serait d’autant plus rassurante que Marcel ne la comprend pas.
1.2. La comptine de Marcel comme « lalangue »
La comptine – ou plutôt le vire-oreilles – de Marcel n’a pour lui aucun sens, ce qu’il accepte pleinement : « Je ne comprends pas ce que ça veut dire. Mais après tout, am-stram-gram, ça ne veut rien dire non plus. Alors42… ». Elle est pour lui une simple suite de sons, ce que Gotlib représente de deux façons : en notant phonétiquement la berceuse dans la majeure partie de la bande dessinée (« Leblésmouti labiscouti ouileblésmou labiscou ») ; en substituant à ce texte deux doubles croches dans un phylactère, à trois occasions où le personnage la chante43. La comptine appartient ainsi à la zone transitionnelle telle que la conçoit Donald W. Winnicott dans ses rapports avec le langage et le sens : il s’agit d’un « langage qu’on pourrait dire a-signifiant, c’est-à-dire pour lequel la seule chose qui entre en ligne de compte est la matérialité, la consonance, la musicalité, le rythme des mots44 », ces caractéristiques permettant à la comptine de faire entrer dans un « lieu de repos précieux45 ».
Au sein de l’histoire, cette opacité de la comptine n’empêche donc pas qu’elle joue son rôle de « territoire » au sens deleuzien-guattarien du terme ni qu’elle aide ainsi à supporter le double traumatisme des maltraitances que subit le petit Marcel et de la déportation de ses parents. Au contraire, le fait qu’elle soit réduite à une pure matérialité sonore la lie encore plus étroitement aux deux autres éléments qui constituent ce territoire : la chèvre et l’étable.
C’est en effet en tant que suite d’onomatopées que la comptine permet un dialogue avec la chèvre : planche 2, bande 3, case 2, à la double croche symbolisant la comptine dans le phylactère de l’enfant répond le « Bêêêêêê » dans le phylactère de la chèvre – un son d’ailleurs présent dans plusieurs comptines. Qu’il s’agisse là d’une communication est explicité dans le récitatif associé à cette case : « Je lui chante ma comptine. Elle semble assez l’aimer. Elle a un long bêlement discret et admiratif ». Le même dialogue est repris d’une manière légèrement différente dans la dernière bande de l’histoire : l’enfant chante sa comptine à la chèvre, cette fois avec la transcription complète des paroles46 et la chèvre lui répond à nouveau par un « Bêêêêêêê47 ». Les deux dialogues s’inscrivent d’ailleurs tous les deux dans une même séquence de gestes qui participe de la création et de l’expérience d’un territoire d’intimité et de sécurité. L’enfant s’assied dans l’étable, à côté de l’animal48 ; il chante sa comptine49 ; la chèvre répond par un bêlement50 ; l’enfant « lui caresse le museau51 ». Ainsi la comptine permet le rapprochement entre Marcel et le ruminant, qui peut en outre apparaître comme une figure maternelle52. Elle s’inscrit plus généralement dans une proximité de l’enfant avec les animaux de la ferme des Coudray – la chèvre53, mais aussi les « poules » et les « lapins »54 – proximité qui passe d’ailleurs, dans le cas des poules, par d’autres mots écrits eux aussi d’une manière phonétique55, auxquels les animaux répondent également par des sons transcrits en onomatopées56.
Plus qu’une proximité, la comptine participe d’une assimilation de l’enfant aux animaux : lorsque Marcel découvre la comptine, le fait qu’il n’en comprenne pas les paroles est représenté par un point d’interrogation placé à côté de lui57, point d’interrogation que l’on retrouve dans un phylactère au-dessus de la chèvre lorsque l’enfant lui chante la comptine pour la première fois58. La constitution d’un « territoire » rassurant, s’apparente ainsi à une animalisation de l’enfant : « l’étable » est le lieu où il se sent bien59 ; il y est comme un oiseau « douillement niché60 ». On peut aussi la voir comme un retour à une période antérieure à l’enfance : lieu sans lumière (« Il fait noir ») et « bien chaud61 », l’étable ressemble à un utérus où reviendrait Marcel.
Ces différentes caractéristiques de la « comptine » correspondent à ce que Jacques Lacan appelle la « lalangue »62 et à la manière dont trois psychanalystes, s’inspirant de ses textes – Danielle Treton (2011), Jean-Pierre Rouillon (2012) et Dominique Simmoney (2012) – développent ce concept. Par « lalangue », Jacques Lacan désigne un état originel de langue, qui subsiste par la suite, même quand l’individu a atteint la maîtrise d’un usage signifiant des mots. La lalangue ne concerne pas la communication, mais la « diction » (Lacan 2011 : 18-19). Elle s’apparente à une musique63, à une matière première du langage64, où les sons existent comme un continuum sans former des mots ou la moindre unité65.
C’est justement ce caractère de continuum qui permet que la « lalangue » ait un pouvoir de création de « territoire ». En tant que continnum de sons similaire à une musique, la « lalangue » crée un sentiment de permanence : elle est ainsi similaire au rythme qui forme et fixe un territoire. En tant que matière première, la « lalangue » permet d’ailleurs une jouissance, donc de la paix et de la détente : selon Jacques Lacan et ceux qui écrivent après lui, cette matière sonore existe en effet à partir de la manière dont le bébé agite sa bouche et joue avec ses cordes vocales par pure recherche du plaisir66. Selon Danielle Treton, entre autres, celle-ci pourrait même exister à partir des « premiers sons (…) réguliers » que le nourrisson a perçus, en tant que « fœtus », « à travers l’utérus »67. La lalangue – et, avec elle, les berceuses et comptines – sont un substitut sonore au ventre maternel. C’est en ce sens qu’on peut comprendre l’affirmation de Jacques Lacan que la lalangue est « la langue dite maternelle, et pas pour rien dite ainsi » (Lacan 1963). Or, nous avons vu que la comptine du petit Marcel lui permettait de créer, dans l’étable, un espace semblable à un utérus. Lorsqu’elle est reprise sans image, à quasi chaque fin de bande, la comptine est d’ailleurs accompagnée, entre autres, des mots « silence obscurité chaleur68 », ce qui fait de cette manifestation de la lalangue un retour fantasmique dans le ventre maternel.
1.3. Le territoire de la lalangue comme moyen de survivre au traumatisme
Territoire rassurant, lalangue ramenant au ventre maternel, la comptine du petit Marcel lui permet, en 1942, de supporter le double traumatisme de la déportation de ses parents et des maltraitances qu’il subit de la part des deux fermiers69. De manière significative, c’est lorsque la comptine (ou le vire-oreilles) est décryptée – lorsqu’elle cesse d’être lalangue – que le traumatisme réapparaît. « Aujourd’hui, en l’an de grâce 1969, j’ai enfin compris la comptine. Ça voulait dire : Le blé se moud-il ? L’habit se coud-il ? Oui, le blé se moud, l’habit se coud. J’ai également compris l’orage70 ». Les sons forment désormais des mots et des phrases cohérentes et celles-ci révèlent la conscience douloureuse de la précarité du petit Marcel face aux besoins les plus élémentaires (le blé, l’habit : manger, se vêtir). Sans compter l’orage dont l’auteur tait la signification, peut-être parce qu’elle reste pour lui le traumatisme le plus aigu, si aigu qu’il doit rester voilé.
Le territoire s’effondre, avec la sécurité qu’il apportait. « [M]a comptine71 » devient « la comptine72 » puis « une comptine73 », de plus en plus déconnectée du moi. L’étable rassurante a disparu : alors qu’on en voyait la paille et les murs de briques dans la bande 3 de la planche 2, dans le dernière bande de l’histoire l’enfant et la chèvre sont devant un fond blanc (cases 1 et 3) puis noir (case 4). Pire : si on reprend les repères spatiaux donnés par le dessin de la bande 3 (où l’enfant est à gauche et la chèvre à droite, tous les deux devant le mur de l’étable), la bande 4 est censée être vue depuis l’intérieur de ce mur (puisque l’enfant est maintenant à droite et la chèvre à gauche), ce qui désagrège encore plus le bâtiment comme repère rassurant.
L’inquiétude revient, pour soi et pour les autres : « En l’an de grâce 1977, ma fille aura à son tour huit ans. J’espère alors qu’il n’y aura pas d’orage74 ». Le seul voile qui reste est celui de la pudeur – « Pour qu’elle puisse avoir, de son enfance, autre chose qu’une comptine, autre chose qu’un museau de chèvre, tiède et humide, dans le creux d’une paume, au fond d’une étable obscure75 » (sous-entendu : dans ma propre enfance, je n’ai connu que ça comme amour) – et celui d’une discrète métaphore alimentaire qui fait perdurer, dans l’auteur, l’enfant affamé qu’il a été : « comme souvenir à se mettre sous la dent76 ».
Ce dévoilement, qui est en même temps un retour du traumatisme, se manifeste d’ailleurs graphiquement. La scène de tendresse avec la chèvre, présente dans la bande 3 de la planche 2, est reprise à la bande 4, avec un effet de travelling avant77, qui conduit du haut des corps des personnages (case 1) à une partie seulement de leurs visages (case 378) puis, dans un cadre très rapproché, aux mains de Marcel sur le museau de la chèvre (case 4). Ce rapprochement se fait cependant, paradoxalement, dans l’obscurité : les personnages (cases 1 et 3) ou le décor (case 4) sont quasiment entièrement en noir désormais, comme des souvenirs ancrés dans un passé inaccessible ou comme si cette couleur manifestait la douleur qui persiste et, dans cet instant, se révèle.
2. La « comptine » comme nouveau territoire pour l’auteur et les lectrices et lecteurs
La fin de « Chanson aigre-douce » conduit également à envisager la comptine du petit Marcel d’un autre point de vue ; celui des lecteurs et lectrices et, plus précisément, de la fille de Gotlib à qui cette histoire semble au moins indirectement destinée : « En l’an de grâce 1977, ma fille aura à son tour huit ans. J’espère alors qu’il n’y aura pas d’orage79 ». « Chanson aigre-douce » apparaît alors comme jouant un autre rôle que la transmission d’un souvenir d’enfance : elle gagne une valeur apotropaïque. Elle doit conjurer, par avance, tout traumatisme similaire que la fille de l’auteur pourrait connaître dans l’avenir. La double planche est écrite « [p]our qu’elle puisse avoir, de son enfance, autre chose qu’une comptine, autre chose qu’un museau de chèvre, tiède et humide80 ».
Notre hypothèse est que cet aspect apotropaïque de « Chanson aigre-douce » s’incarne par ce que nous avions proposé d’appeler une ‘fonction comptine’. Par-delà la chanson du personnage principal à l’intérieur du récit, le texte et le dessin de cette double planche fonctionnent eux aussi comme une comptine.
2.1. La comptine de l’auteur
Dans « Chanson aigre-douce », la comptine « Leblésmouti » est répétée par le personnage du petit Marcel, au discours direct (dans des phylactères) ou narrativisé (le récitatif indique qu’il « chante [s]a comptine »). Mais elle est aussi répétée par l’auteur, puisque « Leblésmouti » apparaît aussi dans la case sans image, déconnectée du récit, à la fin de sept des huit bandes qui constituent la double planche. Comme dans le récit, il s’agit alors d’un texte chanté puisque les paroles sont précédées et suivies, à chaque fois, de notes de musique (deux doubles croches au-dessus ; une double-croche en-dessous).
Cependant, cette répétition de « Leblésmouti » est aussi une comptine à part. Elle est en effet prolongée par ce qui se présente comme un second couplet, placé immédiatement sous le système que nous avons précédemment décrit et suivi, à son tour, de deux doubles croches qui closent l’ensemble : « c’est / l’orage / dehors au loin / mais dans / l’étable / je suis bien / silence / obscurité / chaleur ». La place de ces mots ; le fait que, malgré leur disposition, ils forment trois octosyllabes81 ; la rime discrète « loin » / « bien », contribuent à en faire une seconde comptine ou la prolongation de la première. Dans un cas comme dans l’autre, en raison de ses nombreux points communs avec le récitatif82, il ne s’agit plus de la comptine que le petit Marcel a apprise sans la comprendre, mais d’un texte qui est en propre le fait de l’auteur.
2.2. « Chanson aigre-douce » : une comptine graphique
Par ailleurs, la place du système [comptine 1 + comptine 2] à la fin de quasi chaque bande de l’histoire lui donne la place d’un refrain. Dès lors, c’est la double planche dans son ensemble qui apparaît comme une comptine structurée par la récurrence du même refrain, précédé, à chaque fois, de quelques cases faisant office de couplets. Les anecdotes rapportées rappellent d’ailleurs en partie les comptines. La plupart du temps elles se déploient dans un temps indéfini, où « [l]es rares notations temporelles sont déictiques mais détachées de tout point de référence “Aujourd’hui83”, “Ce matin84”85 ».
De plus, certaines scènes se ressemblent, comme des couplets qui ne se distingueraient que par quelques variations : la double planche présente successivement une scène avec la chèvre dans l’étable (planche 1, bande 2, case 3), trois scènes où Marcel va garder le même animal dehors (planche 1, bandes 3 et 4 ; planche 2, bande 1) et trois scènes à l’étable (planche 2, bandes 2, 3 et 4)86.
« Chanson aigre-douce » comporte ainsi non pas une seule comptine (« Leblésmouti ») mais au moins deux (« Leblésmouti » et « c’est l’orage dehors au loin ») et elle est elle-même constituée comme une comptine qui englobe les deux premières. Elle constitue donc elle-même un territoire « rassurant87 », non plus pour le petit Marcel, mais pour l’auteur et, avec lui, pour les lectrices et lecteurs.
Ces trois comptines se manifestent également dans le dessin de « Chanson aigre-douce ». Les doubles croches dessinées88 sont un des facteurs unifiants entre la comptine de l’enfant et la comptine de l’auteur dans le récitatif récurrent des fins de bandes. Surtout, à part la première et la dernière, chaque bande est organisée en trois cases précédant le récitatif : le « gaufrier89 » de la bande dessinée franco-belge, devient ainsi un moyen d’organiser la double planche selon un système de couplets (toujours en trois cases) et d’un refrain (la case de chaque fin de bande). Le dessin aussi participe ainsi d’une dynamique de création d’un territoire rassurant.
3. « Chanson aigre-douce » : les fausses notes de la comptine
Mais le système comptine de « Chanson aigre-douce » est-il vraiment rassurant ? La réaction de Gotlib à la fin de la création de cette histoire inciterait à répondre par la négative : « Une fois que j’ai eu terminé, j’étais un peu horrifé ! » (Gotlib, interview dans Phénix, 18, 1971, cité dans Gottlieb & Verlant 2006 : 18). Bien que dans la suite de la citation cette réaction soit justifiée par la peur d’avoir dérogé aux codes de la bande dessinée90, l’adjectif « horrifié » est suffisamment fort pour qu’on y cherche d’autres explications, liées à la nature de la comptine elle-même. Nous en envisagerons deux.
Premièrement, comme les autres phénomènes transitionnels, la comptine n’est pas une fiction coupée du réel : elle relève du « faire comme si91 », du « faire semblant92 » et non de l’illusion totale93. Autrement dit, elle rend présents et fait persister les événements traumatiques qu’elle conjure autant qu’elle en protège, de la même manière que des histoires effrayantes aident à conjurer la peur en faisant vivre cette peur à leurs lecteur·trice·s ou auditeur·trice·s94.
Deuxièmement, la lalangue, dont on a vu que les comptines de « Chanson aigre-douce » sont des manifestations, est une réalité ambiguë. Source de jouissance et de sécurité, elle peut aussi avoir une nature traumatique95. Par exemple, le bégaiement peut être compris comme un effort et un échec pour constituer, par la répétition, un territoire rassurant : comme une comptine avortée96.
Il est alors difficile de dire ce qui, dans « Chanson aigre-douce », relève de la comptine et ce qui appartient à une répétition de l’ordre du bégaiement : les trois scènes où l’enfant garde la chèvre, sans variation majeure entre elles, peuvent relever autant d’un type de narration propre aux comptines et aux contes que d’une difficulté à dire qui se fige dans la stagnation. Pour cette raison, « Chanson aigre-douce » apparaît comme une œuvre apportant un espace de sécurité par rapport à des traumatismes mais aussi comme une œuvre qui les perpétue. Elle met en place un territoire rassurant mais toujours, par essence, précaire et tremblant.
Ce second effet est particulièrement net pour les lecteurs et lectrices de la Rubrique-à-brac. Dans cette série, « Chanson aigre-douce » apparaît, par son propos, comme une anomalie, comme une étrangeté troublante. Mais cette étrangeté est en outre décuplée par le fait que la Rubrique-à-brac est structurée, dans son ensemble, par la répétition, notamment par le retour récurrent de certains personnages. Outre la coccinelle, on pourrait citer Isaac Newton, le professeur Burp, ainsi que les inspecteurs Bougret et Charolles à partir du tome 3. Ces personnages interviennent souvent, en outre, dans des aventures organisées selon un comique de répétition : Isaac Newton, par exemple, finira toujours assommé par un objet quelconque, fût-ce un rhinocéros. Au sein de cet ensemble, « Chanson aigre-douce » est également une anomalie parce que la répétition n’y est pas comique, mais traumatique, ou, plus précisément, à la fois la conjuration et la perpétuation d’un traumatisme.
Conclusion
Ainsi, « Chanson aigre-douce » n’est pas seulement la transcription d’un souvenir autobiographique centré sur une comptine. Elle est animée par une fonction comptine, qui organise par la répétition aussi bien l’histoire racontée (la comptine du personnage) que la façon dont l’auteur en rend compte dans son texte (la seconde comptine qui complète la première ; l’organisation générale de la double planche en comptine) et dans son dessin (le réinvestissement du « gaufrier » pour en faire une organisation en comptine). Cette fonction comptine est aussi présente par ses ambiguïtés : « Chanson aigre-douce » rassure autant qu’elle inquiète.
Certains points communs entre la double planche de Gotlib et « Wiegala97 », une berceuse en allemand composée par Ilse Weber, une poétesse juive de Tchécoslovaquie, internée à Theresienstadt, pour des enfants déportés, conduisent à faire l’hypothèse que ces différents éléments peuvent servir de grille d’analyse aux comptines et berceuses liées à des situations traumatiques.
Comme « Chanson aigre-douce », « Wiegala » présente les caractéristiques de la « lalangue », celles d’une matière première langagière. Même si elle ne constitue pas un « vire-oreilles », son refrain (vers 1, 5, 7, 11, 13 et 17) n’a pas de sens. Il est une suite de mots unis par allitérations et assonances : « Wiegala, wiegala, weier ». Cette répétition de sons, en plus des rimes et d’autres jeux sonores du même genre98, fait du texte un « territoire » rassurant.
Comme dans « Chanson aigre-douce », on retrouve également un rapprochement avec un animal, le « rossignol », dont est également proche la personne qui chante la berceuse puisque cet animal, féminin en allemand, « chante sa chanson99 » lui aussi. Plus que dans la double planche de Gotlib, on trouve également une intégration dans l’environnement, voire une fusion avec lui. Le « vent » devient une présence familière, proche et anthropomorphisée, puisqu’il « joue sur la lyre100 » et, sans que le territoire forme, comme chez Gotlib, un lieu clos, la « lune » transforme le monde en un espace moins vaste et plus intime puisqu’elle est assimilée à une « lanterne101 ».
Mais, comme dans « Chanson aigre-douce », la berceuse laisse aussi transparaître le traumatisme et le révèle autant qu’elle lui résiste : le « rossignol » (« Nachtigall ») installe d’emblée les vers dans la « nuit » (« Nacht »).
Bientôt son chant s’éteint. Dans la dernière strophe domine le silence du monde : « comme le monde est silencieux102 ».