La potentialité subversive de la berceuse : « Duerme negrito », « Canción de cuna para dormir a un negrito », et « Canción de cuna para despertar a un negrito »

  • The Subversive Potential of the Lullaby: ‘Duerme negrito’, ‘Canción de cuna para dormir a un negrito’, and ‘Canción de cuna para despertar a un negrito’

Abstracts

Cet article s’interroge sur la potentialité subversive de trois textes latino-américains se présentant comme des berceuses : « Duerme negrito » (chant traditionnel caribéen), « Canción de cuna para dormir a un negrito » (poème d’lldefonso Pereda Valdès, 1936), et « Canción de cuna para despertar a un negrito » (poème de Nicolás Guillén, 1958). Après une rapide contextualisation et une présentation du cadre théorique à partir duquel évolue la réflexion, l’article s’intéresse à la manière dont ces textes, tout en s’inscrivant dans le genre de la berceuse, en subvertissent parfois les modalités (formelles et thématiques). Il interroge également la (ou les) fonction(s) réelle(s) de ces berceuses : ont-elles toutes pour objectif d’endormir le destinataire, ou au contraire de le réveiller ? Cette dernière question amène enfin l’autrice à examiner la possibilité d’utiliser la berceuse pour subvertir l’ordre établi, de manière plus ou moins active – les trois textes étudiés se servant tous des divers codes de la berceuse pour dénoncer, remettre en question, voire appeler à la révolte.

This article examines the subversive potential of three Latin American texts presenting themselves as lullabies: “Duerme negrito” (traditional Caribbean song), “Canción de cuna para dormir a un negrito” (poem by lldefonso Pereda Valdès, 1936), and “Canción de cuna para despertar a un negrito” (poem by Nicolás Guillén, 1958). After a brief contextualization and a presentation of the theoretical framework from which the reflection evolves, the article focuses on how these texts, while fitting into the genre of lullaby, may subvert its modalities (formal and thematic). It also questions the real function(s) of these lullabies: do they all have as purpose to put the recipient to sleep, or on the contrary to wake him up? This last question finally leads the author to examine the possibility of using the lullaby to subvert the established order, more or less actively – as the three texts studied are all using the various codes of the lullaby to denounce, question, or even call for revolt.

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Il y a maintenant un an, alors que nous interrogions la représentation de la figure de l’enfant noir dans les berceuses des mondes hispaniques, nous avons eu l’occasion d’examiner un corpus d’une dizaine de textes mettant en scène cette figure de l’enfant noir (Saunier 2022 : 52-65). Parmi ceux-ci, trois constituaient un sous-groupe fort intéressant, dans lequel l’enfant se faisait le représentant d’une communauté afro-latino-américaine oppressée par le système esclavagiste et son héritage socio-économique. Le présent travail prend donc comme point de départ ces trois berceuses, en tentant de démontrer leur potentialité subversive. Par ‘potentialité subversive’, nous nous référons à la possibilité pour la berceuse de renverser les modèles établis, et ce d’un double point de vue : tout d’abord, vis-à-vis des caractéristiques propres à la berceuse traditionnelle – que nous appellerons, pour plus de commodité, ‘berceuse-type’ – ; ensuite, vis-à-vis des modèles sociétaux dans lesquels naissent et évoluent nos trois textes. En d’autres termes, nous nous demanderons dans quelle mesure la subversion des codes propres à la berceuse permet ici de remettre en question l’ordre socio-économique et politique dans lequel sont pris les différents acteurs énonciatifs de ces textes (énonciateurs et récepteurs textuels, mais également énonciateurs et récepteurs réels).

1. Chanter l’asservissement : la mémoire traumatique au prisme de la berceuse

Les trois textes que nous avons retenus pour cette étude s’emparent tous, d’une manière ou d’une autre, de la possibilité offerte par la berceuse de perpétuer la mémoire afro-américaine d’un passé traumatique marqué par de longs siècles d’esclavage et de discrimination.

1.1. Qu’est-ce qu’une berceuse ?

La berceuse est en effet un objet musical, social et littéraire particulier, de par sa fonction potentiellement cathartique. Dans l’intimité permise par la berceuse, l’adulte peut laisser libre cours à ses doutes et se plaindre de ses malheurs sans autre témoin que l’enfant qu’il berce, souvent trop petit pour comprendre les paroles de ce qui est chanté. Il devient alors le deuxième destinataire de la berceuse – le premier étant l’enfant. Ce type de berceuses, dans lesquelles le chanteur se sert de l’enfant comme d’un confident à qui il communique, de manière cathartique, ses propres sentiments, émotions et préoccupations, a un nom : c’est ce que la chercheuse Leslie Daiken appelle, dans son œuvre The lullaby book, les ‘singing inwards lullabies’ (Di Marco de Grossi 2018 : 51). La puissance de représentation de la berceuse permet aussi à l’énonciateur de configurer, grâce aux mots, une vision du monde très particulière, pour la retransmettre ensuite à l’enfant. Cette vision du monde est le fruit à la fois de son expérience personnelle et, surtout, des valeurs et des traditions de la communauté culturelle à laquelle il appartient. Le chanteur peut ainsi jouer avec les topiques et les thèmes traditionnels qu’il connaît, en les reformulant, en les adaptant, en les mélangeant avec des éléments originaires d’autres cultures, ou même en les subvertissant.

Cependant, la fonction principale de la berceuse, comme chacun sait, est autre : calmer et endormir le petit enfant. Ce contexte d’énonciation particulier – un énonciateur généralement adulte (Pedro Cerrillo 2007 : 323) chantant pour un récepteur enfant dans le but de l’apaiser et de l’endormir – conditionne la forme de ce que nous appellerons la ‘berceuse-type’. Pour atteindre son objectif premier, celle-ci obéit en effet à un ensemble de caractéristiques formelles qui la rendent reconnaissable : généralement brève, elle présente une structure répétitive qui, combinée au mouvement régulier du balancement, génère une certaine monotonie qui facilite le sommeil ; on y retrouve ainsi fréquemment une certaine circularité (lorsqu’elle a un refrain, par exemple), des parallélismes, et des réitérations de tous types (répétition de sons, de mots ou de phrases mélodiques entières). D’un point de vue musical, le rythme, souvent régulier, est primordial pour accentuer cette impression de monotonie (Garcés Ventura 2017 : 57). Quant au langage utilisé, il est simple, naturel, et est dominé par un ton affectueux et familier, que l’on remarque grâce à l’abondance de diminutifs et d’onomatopées.

Une bonne partie du contenu thématique des berceuses est elle aussi liée à cette fonction d’endormissement1 : ces thèmes sont la manifestation de diverses stratégies qui se déploient dans les berceuses pour atteindre cet objectif (le sommeil du bébé). L’une de ces stratégies est l’invitation au sommeil, soit en invoquant directement le sommeil comme un être personnifié, soit en convoquant d’autres figures (comme les figures spirituelles et divines), soit en demandant à l’enfant de s’endormir ; dans tous les cas, le chanteur peut faire montre de tendresse, mais aussi d’impatience ou même de colère. Une autre tactique est le système dialectique de menace-récompense : la berceuse peut opposer à des menaces extérieures (via des avertissements et des personnages terrifiants, par exemple) l’amour et la protection maternels (ce rôle protecteur peut aussi être joué par les figures spirituelles) ainsi que des promesses de récompenses dans le cas où l’enfant s’endormirait. Parmi les manifestations d’amour et de tendresse qui apparaissent alors, on retrouve les louanges qui font l’éloge des qualités (surtout physiques) du bébé. Les belles images (qui peuvent mettre en scène des personnages merveilleux, des animaux, des éléments naturels, etc.) et les histoires sont également associées au monde de l’enfant, bien qu’elles ne soient pas directement reliées au sommeil : en effet, ces thèmes peuvent se révéler très attractifs pour l’imagination enfantine (Martín-Ortega et August-Zarebska 2017 : 51).

Cependant, certains des thèmes qui apparaissent dans les berceuses sont, eux, plutôt associés à la figure de l’énonciateur de la berceuse, et au rôle cathartique de celle-ci. Ces thèmes peuvent être aussi bien positifs que négatifs, puisqu’ils expriment les sentiments et les émotions de l’adulte qui les chante. Parmi les thèmes positifs, nous pouvons par exemple trouver des expectatives optimistes ou merveilleuses liées au futur de l’enfant ou du propre chanteur. Les thèmes plus sombres peuvent évoquer une difficile situation matérielle (pauvreté, famine, surcharge de travail), politique, ou personnelle (absence de la figure paternelle, solitude ou mort de la mère). Les descriptions des activités quotidiennes du chanteur sont également fréquentes, soit de manière neutre, soit de manière négative (pour s’en plaindre), soit de manière positive, car de telles descriptions tranquillisent l’enfant, elles sont une manière d’affirmer que la situation est normale et qu’il peut s’endormir sans crainte (dans ce cas, c’est un thème qui est également lié aux stratégies mentionnées ci-dessus et utilisées pour l’endormir). Enfin, les berceuses contiennent généralement des thèmes qui sont l’expression d’une tradition culturelle particulière : il s’agit de figures, d’images, ou d’activités spécifiques, de certains lieux ou objets, de personnages typiques propres à la culture en question.

1.2. L’esclavage et l’exploitation des peuples afro-américains

Les trois textes de notre corpus, tout en participant du modèle de la berceuse-type, s’inscrivent dans un contexte socio-économique particulier : celui de la longue exploitation dont furent victimes les populations noires latino-américaines depuis l’expérience esclavagiste qui eut lieu entre le xvie et le xixe siècles. Pendant cette période, un grand nombre de personnes originaires d’Afrique sont déplacées de force vers le continent américain, pour y être exploitées dans les plantations des colonies européennes – c’est le commerce triangulaire. Pendant quatre siècles, les esclaves et leurs descendants (souvent issus du métissage, et plus particulièrement des viols perpétrés par leurs propriétaires) se voient contraints de s’adapter à un nouvel environnement culturel, géographique et social, marqué par des relations brutales de domination et d’asservissement. Face à ce déchaînement de violences physiques et symboliques, ils développent au cours du temps plusieurs moyens de résistance, dont font partie les chants, danses et autres manifestations culturelles. Ces dernières sont alors pour les populations noires d’Amérique latine des éléments d’auto-affirmation, voire de rébellion. Les rassemblements festifs et les danses qui les accompagnent, qu’ils soient clandestins ou autorisés par le maître de la plantation, leur offrent en effet des espaces de socialisation lors desquels elles peuvent s’affirmer en tant qu’êtres humains et en tant que communauté. De plus, ces événements permettent la survie de certaines danses et coutumes africaines (comme les cérémonies vaudous ou les danses religieuses Yoruba), que les esclaves réinventent parfois à partir de leurs souvenirs ou de ce qu’ils imaginent de l’Afrique. Cette recréation est pour eux un moyen de réaffirmer une certaine africanité, qu’ils opposent au monde du Blanc européen. Cette forme de résistance culturelle et identitaire est ainsi à l’origine d’une toute nouvelle culture, née du métissage des traditions des différentes ethnies africaines et de certains éléments culturels européens, dans un contexte social et géographique spécifique. La première de nos berceuses, « Duerme negrito », est une des manifestations de cette nouvelle culture latino-américaine – et plus particulièrement caribéenne. Ce chant traditionnel, transmis de génération en génération, maintient vif le souvenir douloureux de la vie des esclaves dans les plantations, qu’il met en scène.

Quant aux deux poèmes qui complètent notre corpus, « Canción de cuna para dormir a un negrito » (d’Ildefonso Pereda Valdès) et « Canción de cuna para despertar a un negrito » (de Nicolás Guillén), leur composition plus tardive, postérieure à la période esclavagiste (l’esclavage est aboli en 1842 en Uruguay, pays d’origine de Pereda Valdès, et en 1886 à Cuba, patrie natale de Guillén), offrent un autre regard sur la douloureuse histoire des peuples afro-latino-américains. Ainsi, « Canción de cuna para dormir a un negrito » fait mention de l’esclavage comme d’un passé révolu, du moins pour l’enfant auquel s’adresse la voix lyrique. Cependant, nous constaterons dans cette berceuse la présence de certains éléments allant dans le sens d’une poursuite de la discrimination blanche et ce, malgré l’émancipation des anciens esclaves. De fait, dans les jeunes républiques américaines qui voient le jour dans la première moitié du xixe siècle, l’abolition progressive de l’esclavage fait de tous les anciens esclaves des individus libres, mais ne met pas totalement fin à l’exploitation et à la marginalisation des populations noires. En effet, dès les années 1880, la plupart des nouveaux pays d’Amérique latine adoptent un modèle oligarchique, qui exclut de la vie politique une large part de la population (Contente 2021), notamment grâce à des systèmes de suffrage censitaire qui restreignent les droits politiques des non-propriétaires (Michel 2020 : 272-285). De plus, la politique de ces gouvernements oligarchiques obéit aux impératifs capitalistes des nombreuses néo-plantations qui s’implantent alors dans la région (comme l’entreprise nord-américaine « United Fruit Company » – 1899-1970 –, dont les activités dans les Caraïbes et en Amérique centrale ne se limitent pas à la production et au commerce de produits agricoles, puisqu’elle s’immisce également dans la vie politique des territoires sur lesquels elle est présente (au travers de la corruption, mais aussi de manière plus directe et brutale : élimination de gouvernements, imposition de dictatures, etc).

Cette forme de néocolonialisme2 est particulièrement visible à Cuba. Cette île est en effet sous la domination effective des États-Unis depuis 1898, date officielle de son indépendance vis-à-vis de la couronne espagnole. Cette domination se traduit tout d’abord par une occupation militaire qui se prolonge jusqu’en 1902, puis par la ratification de l’amendement Platt (1901-1934), qui autorise le gouvernement nord-américain à intervenir dans la politique du pays afin de défendre les intérêts des États-Unis. De plus, l’économie cubaine devient entièrement dépendante des entreprises nord-américaines, notamment en raison des investissements massifs de celles-ci dans le développement d’une monoculture sucrière moderne (Contente 2021). Ces pratiques sont combattues à plusieurs reprises par certains habitants de l’île, jusqu’à ce que la Révolution cubaine de 1953-1959, menée par Fidel Castro et Ernesto Che Guevara, mette fin aux relations entre Cuba et les États-Unis par l’instauration d’un gouvernement cubain révolutionnaire, l’approbation d’une nouvelle constitution, et la nationalisation de certains secteurs économiques. Le poème de Nicolás Guillén, qui met en scène l’insubordination du peuple afro-américain sous la forme violente de la mort de son ‘maître’ (dont l’identité nous reste à définir), est publié dans ce contexte révolutionnaire. C’est pourquoi il peut faire l’objet d’une double lecture : si la référence à la période esclavagiste y est assez explicite, il est en effet fort probable que cette berceuse ait été également inspirée par la situation sociopolitique de Cuba, alors en pleine ébullition.

1.3. Trois berceuses latino-américaines

Les trois textes que nous avons retenus sont donc autant de témoignages de l’expérience esclavagiste et post-esclavagiste dont furent victimes les populations noires latino-américaines. Le premier, « Duerme negrito », est un chant traditionnel anonyme appartenant au folklore afro-caribéen, et dont il est difficile voire impossible de retracer la généalogie exacte (mais il est probable qu’il ait été composé pendant la période esclavagiste entre le xvie et le xixe siècles, ou juste après) :

Duerme, duerme, negrito, Dors, dors, petit noir,
que tu mamá está en el campo, Car ta maman est au champ,
negrito. Petit noir.
Duerme, duerme, negrito, Dors, dors, petit noir,
que tu mamá está en el campo, Car ta maman est au champ,
negrito. Petit noir.
Te va a traer codornices para ti, Elle va apporter des cailles pour toi,
te va a traer muchas cosas para ti, Elle va apporter beaucoup de choses pour toi
te va a traer carne de cerdo para ti, Elle va apporter de la viande de porc pour toi
te va a traer muchas cosas para ti. Elle va apporter beaucoup de choses pour toi
Y si el negro no se duerme, Et si le noir ne s’endort pas,
viene el diablo blanco Le diable blanc vient
y ¡zas! le come la patita, Et croc ! il lui mange sa petite patte.
yacapumba, yacapumba, acapumba… Yacapumba, yacapumba, acapumba…
Trabajando, trabajando duramente. Travaillant, travaillant durement.
Trabajando, sí Travaillant, oui
Trabajando y no le pagan. Travaillant sans être payée.
Trabajando, sí Travaillant, oui
Trabajando y va tosiendo. Travaillant et toussant,
Trabajando, sí Travaillant, oui
Trabajando y va de luto. Travaillant et en deuil.
Trabajando, sí Travaillant, oui
Para el negro chiquitito. Pour le tout petit noir.
Trabajando, sí Travaillant, oui
Para el negro chiquitito. Pour le tout petit noir.
Trabajando, sí Travaillant, oui
No le pagan, sí. Sans être payée, oui.
Duramente, sí. Durement, oui.
Va tosiendo, sí. En toussant, oui.
Va de luto, sí. En deuil, oui.
(Villamuza 2004 : 34-35)

La deuxième de nos berceuses, « Canción de cuna para dormir a un negrito », est un poème de l’écrivain uruguayen Ildefonso Pereda Valdès (1899-1996), publié en 1936 dans son Antología de la poesía negra americana :

Ninghe, ninghe, ninghe, Ninghe, ninghe, ninghea,
tan chiquito, el negrito Il est si petit, le petit noir
que no quiere dormir. Qui ne veut pas dormir.
Cabeza de coco, Tête de coco,
grano de café, Grain de café,
con lindas motitas, Avec de jolies petites taches de rousseur,
con ojos grandotes Avec de grands yeux
como dos ventanas comme deux fenêtres
que miran al mar. Qui regardent la mer.
Cierra los ojitos, Ferme tes petits yeux,
negrito asustado, Petit noir effrayé,
el mandinga blanco Le diable blanc
te puede comer. Peut te manger.
¡Ya no eres esclavo! Tu n’es plus esclave !
Y si duermes mucho Et si tu dors longtemps
el señor de casa Le maître de maison
promete comprar Promet de t’acheter
traje con botones Un costume avec des boutons
para ser un groom. Pour être un groom.
Ninghe, ninghe, ninghe, Ninghe, ninghe, ninghe,
duérmete negrito, Endors-toi petit noir,
cabeza de coco, Tête de coco,
grano de café. Grain de café.
(Riera 2010 : 66-67)
a. « Ninghe » est un mot congolais utilisé pour endormir les enfants (Henderson 2013 : 57). Tous les termes en italique sont issus du texte original.

Enfin, la « Canción de cuna para despertar a un negrito » est un poème de l’écrivain cubain Nicolás Guillén (1902-1989) qui fut publié en 1958 dans le recueil La paloma de vuelo popular :

Dórmiti, mi nengre,
mi’nengre bonito…
E. Ballagas
Una paloma Une colombe
cantando pasa: Passe en chantant :
¡Upa, mi negro, Debout, mon noir,
que el sol abrasa! Car le soleil est brûlant !
Ya nadie duerme, Plus personne ne dort,
ni está en su casa; Ni ne reste dans sa maison ;
ni el cocodrilo Ni le crocodile
ni la yaguaza, Ni le canard sauvage,
ni la culebra, Ni la couleuvre,
ni la torcaza… Ni le pigeon…
Coco, cacao, Coco, cacao,
cacho, cachaza, Bananes, tafia,a
¡upa, mi negro, Debout, mon noir,
que el sol abrasa! Car le soleil est brûlant !
Negrazo, venga Viens, mon noir,
con su negraza. Avec ta noireb.
¡Aire con aire, Souffle contre souffle,
que el sol abrasa! Car le soleil est brûlant !
Mire la gente, Regarde les gens,
llamando pasa; Ils passent en appelant ;
gente en la calle, Des gens dans la rue,
gente en la plaza; Des gens sur la place ;
ya nadie queda Il n’y a plus personne
que esté en su casa… Qui soit dans sa maison…
Coco, cacao, Coco, cacao,
cacho, cachaza, Bananes, tafia,
¡upa, mi negro, Debout, mon noir,
que el sol abrasa! Car le soleil est brûlant !
Negrón, negrito, Grand noirc, petit noir,
ciruela y pasa, Prune et raisin sec,
salga y despierte, Sors et réveille-toi,
que el sol abrasa; Car le soleil est brûlant ;
diga despierto Dis, une fois levé,
lo que le pasa… Ce qu’il t’arrive…
¡Que muera el amo, Que le maître meure,
muera en la brasa! Qu’il meure dans la braise !
Ya nadie duerme, Plus personne ne dort,
ni está en su casa: Ni ne reste dans sa maison :
Coco, cacao, Coco, cacao,
cacho, cachaza, Bananes, tafia,
¡upa, mi negro, Debout, mon noir,
que el sol abrasa! Car le soleil est brûlant !
(Villamuza 2004 : 38-39)
a. Le terme « cacho » a plusieurs acceptions, mais la plus adéquate nous semble être celle de « régime de bananes » – il n’a ce sens que dans la région de l’Argentine, du Paraguay et de l’Uruguay (« Cacho », dans Diccionario de la Real Academia Española, 2014). Quant au terme « cachaza », il peut désigner le tafia, une eau-de-vie issue de la canne à sucre (« Cachaza », dans Diccionario de la Real Academia Española, 2014). À noter que dans le poème en espagnol, ces termes sont avant tout choisis pour le jeu sonore qu’ils créent, et qui n’est pas (ou difficilement) reproductible en français.
b. Le suffixe espagnol « -azo » peut avoir une valeur augmentative, péjorative, exagérative, ou affective ; il nous semble que c’est cette dernière valeur qui convient ici (« -Azo, za », dans Diccionario de la Real Academia Española, 2014).
c. Le suffixe espagnol « -ón » a une valeur augmentative, intensive et expressive. Il peut également être péjoratif, mais nous ne pensons pas que ce soit le cas ici (« -Ón, na », dans Diccionario de la Real Academia Española, 2014).

2. Subversion du modèle de la berceuse-type

Dès le titre, « Duerme negrito », « Canción de cuna para dormir a un negrito », et « Canción de cuna para despertar a un negrito » se revendiquent tous trois comme appartenant pleinement au genre de la berceuse. Cependant, s’il est indéniable que ces trois textes partagent effectivement un certain nombre de caractéristiques formelles et thématiques propres à la berceuse-type, nous pouvons constater que ces mêmes propriétés y sont régulièrement manipulées, altérées, voire subverties, allant jusqu’à questionner la fonction même de la berceuse (qui, pour rappel, a d’abord un rôle d’endormissement, et est destinée en premier lieu à l’enfant).

2.1. Une menace bien particulière

Parmi les techniques d’endormissement utilisées dans la berceuse-type, l’une des plus répandues est le système dialectique de menace-récompense : menacer l’enfant insomniaque tout en lui faisant miroiter une récompense dans le cas où il s’endormirait. Les menaces mises en avant dans le premier mouvement de ce système font généralement écho à des peurs universelles, comme celle de la correction physique ou la crainte d’être emporté – et éventuellement dévoré – par un être terrifiant (surnaturel ou non). C’est ainsi que les deux premiers textes de notre corpus, « Duerme negrito » et « Canción de cuna para dormir a un negrito », mettent en scène le terrible personnage du ‘diable blanc’. Or, il s’agit là d’une figure hautement subversive, et ce à plus d’un titre.

L’expression ‘diable blanc’ fait d’abord écho, de manière inversée, à la représentation que les Occidentaux médiévaux se faisaient des démons, traditionnellement incarnés par des hommes noirs. La tradition biblique associe en effet la couleur noire à la fois au deuil et au péché, en opposition avec la couleur blanche, qui symbolise la lumière et la pureté. Par conséquent, il n’est pas étonnant de constater que, dans les mentalités européennes du Moyen Âge, les personnes ayant la peau noire soient ‘contaminées’ par cette symbolique négative, et associées elles aussi aux ténèbres (Devisse 1979 : 37-38) et aux démons tentateurs. Ainsi, le ‘diable blanc’ de nos berceuses représente une subversion non seulement de l’iconographie démoniaque traditionnelle, mais également des valeurs habituellement attachées aux couleurs noire et blanche dans la culture européenne. L’adjectif « blanc »3 rattaché au diable (être malfaisant par excellence) acquiert ici une connotation clairement péjorative, remplie de menace, alors que traditionnellement c’est plutôt le noir qui est utilisé dans les berceuses pour effrayer les enfants, comme dans cette « Nana del coco » (Solana Peréz 2007 : 18) :

Coco, coco Coco, cocoa
de cara negra, Au visage noir,
noche de luna, Nuit de pleine lune,
no asustes a mi niña, N’effraie pas ma fille,
que está en la cuna. Qui est dans son berceau.
Coco, coco, Coco, coco,
de cara negra, Au visage noir,
negro carbón, Noir charbon,
lávate la cara Lave ton visage
con agua y jabón. Avec de l’eau et du savon.
Coco, coco, Coco, coco,
de cara limpia, Au visage propre,
ancha sonrisa, Au large sourire,
juega al corro Fais une ronde
con estas niñas. Avec ces petites filles.
a. Le coco est un personnage de fiction utilisé dans la tradition hispanique pour effrayer les enfants. Il est l’équivalent du croque-mitaine de la tradition française.

D’autre part, grâce à l’utilisation de l’expression ‘diable blanc’, le rapport entre Noirs et démons, présenté comme évident par la tradition biblique, est ici complètement renversé, faisant de l’homme blanc, et non de l’homme noir, un véritable diable. À ce titre, la façon dont le vocable « mandingue »4 est utilisé dans la « Canción de cuna para dormir a un negrito » témoigne d’une re-sémantisation très intéressante : ce terme, qui à l’origine se réfère au peuple Mandingue, un groupe ethnique d’Afrique de l’Ouest (donc des personnes à la peau noire), est aujourd’hui l’un des surnoms du diable en Argentine (Santos Morillo 2011 : 40), après avoir probablement été introduit dans le Río de la Plata par les trafiquants d’esclaves à partir du XVIe siècle. L’apparition d’un « mandingue blanc »5, qui aurait été un oxymore il y a quelques siècles, est donc une expression rendue possible par le rapprochement du terme ‘mandingue’ et de la figure du diable. Elle est également révélatrice d’une certaine réalité sociale : la menace démoniaque présente dans nos deux textes est, de fait, l’indice d’une relation socio-économique inégale entre les hommes blancs et les hommes noirs, les premiers exerçant leur domination sur les seconds. Les menaces de dévoration présentes dans « Duerme negrito » (« Et si le noir ne s’endort pas / Le diable blanc vient / Et croc ! il lui mange sa petite patte »6) et dans « Canción de cuna para dormir a un negrito » (« Ferme tes petits yeux, / Petit noir effrayé, / Le diable blanc / Peut te manger »)7 sont des allusions à une relation violente, voire cannibale, entre deux groupes humains – les hommes blancs et les hommes noirs –, dans un système socio-économique basé sur des rapports de domination et d’exploitation.

Nous pourrions ainsi considérer que la menace, couramment utilisée dans les berceuses pour effrayer l’enfant et l’inciter au sommeil, fait ici l’objet d’une sorte d’instrumentalisation visant à mettre en exergue le statut social de l’enfant, et à travers lui de toute la communauté afro-américaine (en particulier la communauté esclave), pour qui l’homme blanc, violent et cruel, constitue une menace réelle. La menace, ici, ne se limite pas à une simple technique d’endormissement : il s’agit d’un avertissement réel qui va au-delà de la fonction soporifique de la berceuse, en adressant aux adultes un message aux implications sociales et politiques très fortes. Il en va de même pour les nombreuses récompenses promises dans les berceuses, supposées encourager l’enfant à s’endormir paisiblement.

2.2. Des promesses qui n’en sont pas

Le second volet du système dialectique de menace-récompense, dont le but initial est de calmer l’enfant en lui donnant matière à rêver, porte généralement sur la nourriture – la récompense la plus répandue dans les berceuses. Mais, dans « Duerme negrito », les cadeaux alimentaires promis à l’enfant au début du chant (« [Ta mère] va apporter des cailles pour toi, / Elle va apporter beaucoup de choses pour toi, / Elle va apporter de la viande de porc pour toi, / Elle va apporter beaucoup de choses pour toi »)8 ont un goût particulièrement amer : en effet, le récepteur adulte comprend que ces denrées seront en réalité impossibles à obtenir, compte tenu de la situation économique précaire de la mère de l’enfant, dont il est question dans la suite de la chanson. Dans son article « Duerme, duerme, Negrita », Jorge Bello souligne ainsi le fait que ces promesses – tant dans « Duerme negrito » que dans une autre berceuse similaire, « Drume negrita » – sous-entendent un certain manque de nourriture et trahissent la misère dans laquelle l’entourage de l’enfant semble plongé. Il écrit ainsi :

Toutes deux [« Duerme negrito » et « Drume negrita »] ont comme point commun le fait de promettre des aliments, ici une sapote et là des fruits frais et des cailles, comme si l’enfant se voyait obligé de s’endormir le ventre vide. […] Les aliments que la nourrice promet à l’enfant ne semblent pas être pour lui, qui ne pourrait pas les manger puisqu’il est trop petit pour cela, mais pour elle. Ils sont alors plutôt le désir de la nourrice, qui a faim, qui mangerait avec plaisir une sapote bien colorée, des fruits frais, des cailles […]. Cela me fait penser que toutes ces promesses d’un monde meilleur, où il y a de nombreuses et bonnes choses à manger, où les berceaux ont des grelots et un baldaquin, où la mère rentre tôt du travail, sont des promesses, hélas, d’un monde que la nourrice sait bien qu’il n’existe pas9.

Un autre exemple de récompense décevante, cette fois sans rapport avec la nourriture, est le costume de ‘groom’ promis à l’enfant de la « Canción de cuna para dormir a un negrito » : là encore, il s’agit d’un faux cadeau, qui reflète cette fois la situation de dépendance de l’enfant vis-à-vis du « maître de maison »10. En tant que futur ‘groom’, le jeune garçon, dont on nous dit pourtant qu’il n’est « plus esclave »11 est en effet destiné à continuer à travailler pour cet homme, à le servir. De plus, l’utilisation du verbe « acheter »17 suggère une certaine dépendance économique, tout à fait normale entre un petit enfant et son père, mais plus pernicieuse si elle concerne deux personnes adultes – or ce costume est bien un ‘cadeau’ destiné à l’enfant une fois qu’il sera devenu adulte, ou du moins en mesure de travailler. En somme, ce costume de ‘groom’ symbolise une forme d’ascension sociale relative, d’une part puisqu’elle dépend du bon vouloir du maître de maison (c’est lui qui décidera de l’acheter ou non), et d’autre part parce qu’elle maintient l’enfant en position de subordination vis-à-vis de son ancien propriétaire (il ne fait que passer du statut d’esclave à celui de domestique).

Dans ces deux exemples, les promesses faites dans la berceuse subvertissent en quelque sorte leur fonction initiale de consolation et d’apaisement, pour souligner au contraire la dureté de la situation socio-économique de laquelle est victime l’enfant. Une des raisons de cette apparente cruauté réside dans le caractère polyphonique de la berceuse, qui permet de s’adresser non seulement à l’enfant, mais également aux adultes de son entourage. Le troisième texte de notre corpus, « Canción de cuna para despertar a un negrito », est une démonstration parfaite de cette manipulation des codes de la berceuse à destination d’un public adulte et familier de ces codes.

2.3. Entre la douce invitation au sommeil et le brutal appel au réveil

Le poème de Nicolás Guillén semble en effet aller plus loin que nos deux autres textes dans la subversion du modèle de la berceuse-type, en nous proposant une ‘berceuse’ dont la finalité va à l’encontre du fondement même de cette dernière. Si « Duerme negrito » et « Canción de cuna para dormir a un negrito » s’attachent, comme nous l’avons vu, à détourner certaines caractéristiques de la berceuse (comme le principe du système dialectique de menace-récompense), ils conservent cependant la finalité première de celle-ci, à savoir endormir l’enfant : l’évocation du sommeil y est bien présente, que ce soit dans leur titre (« Dors, petit Noir »13, « Berceuse pour endormir un petit Noir »14) ou dans l’usage des impératifs « dors »15 et « endors-toi »16. Cette invitation au sommeil peut certes être perçue comme cruelle, dès lors que l’on s’intéresse aux significations profondes de certaines paroles (comme les promesses déçues que nous avons détaillées), mais cette cruauté n’apparaît pas lors d’une première lecture, ou en tout cas est atténuée par la présence d’un certain nombre de démonstrations d’amour et de tendresse (compliments faits à l’enfant, comme dans « Canción de cuna para dormir a un negrito », dans laquelle on loue ses « jolies petites taches de rousseur »17 ; ou encore diminutifs qui apparaissent comme des marques d’affection18), qui permettent à l’enfant de plonger dans le sommeil avec une certaine douceur.

Pas d’invitation au sommeil, en revanche, dans la « Canción de cuna para despertar a un negrito », qui se présente comme un chant de réveil et non comme un chant d’endormissement : c’est une « berceuse pour réveiller un petit noir »19 – expression a priori contradictoire, si l’on considère la fonction première de la berceuse. La traditionnelle invitation au sommeil est ici remplacée par un appel au réveil : « Debout, mon Noir »20, « Sors et réveille-toi »21. Dans ce contexte, la caractéristique formelle principale de la berceuse, à savoir son caractère répétitif, prend une tout autre dimension. Originellement mise en avant dans le but de créer un rythme de balancier, monotone et régulier, propice à la somnolence, la répétition fonctionne ici au contraire comme un stimulant qui vient dynamiser le texte, en marquer le rythme à la manière d’un tambour. Ces formes répétitives et rythmiques sont les suivantes : d’une part, nous pouvons considérer que les vers « Coco, cacao, / Bananes, tafia, / Debout, mon noir, / Car le soleil est brûlant ! »22 constituent une sorte de refrain, répété à trois reprises au cours du chant – sans compter les vers 3 et 4 où l’expression « Debout, mon noir, / Car le soleil est brûlant ! »23 est annoncée une première fois, ni les vers 18 et 32 où l’expression « Car le soleil est brûlant »24 apparaît détachée du refrain. On retrouve d’ailleurs dans les deux premiers vers de ce refrain (nous nous référons ici à la langue originale) un jeu d’assonances (en ‘a’ et en ‘o’) et d’allitération (en ‘c’, un son plutôt virulent qui marque le texte de façon très accentuée). D’autre part, l’expression « Plus personne ne dort, / Ni ne reste dans sa maison »25 est également répétée à deux reprises (voire trois, si l’on prend en compte la variante « Il n’y a plus personne / Qui soit dans sa maison »26). Enfin, cette berceuse contient deux parallélismes : le premier concerne l’énumération des vers 7 à 10, avec l’anaphore « ni », et le deuxième concerne les vers « Des gens dans la rue, / Des gens sur la place »27.

Si de telles formes itératives sont également présentes dans les deux autres berceuses de notre corpus28, l’impression donnée n’est cependant pas la même : là où le texte de Guillén, au rythme très marqué, provoque chez le lecteur (et plus encore chez l’auditeur) une certaine sensation de vivacité, voire de violence, « Duerme negrito » et « Canción de cuna para dormir a un negrito » semblent plutôt mettre en avant une certaine circularité, plus douce et monotone, donc plus propice au sommeil.

Avec ce dernier exemple, nous voyons bien comment la manipulation des caractéristiques propres à la berceuse-type (telles que la répétition ou le système de menace-récompense) souligne la dimension plurielle des fonctionnalités réelles de la berceuse, qui ne se limitent pas à l’endormissement de l’enfant. Dans le cas qui nous occupe, ce jeu avec les codes de la berceuse n’est pas gratuit : il participe à mettre en évidence des relations de pouvoir inégales entre différents groupes humains, et appelle à subvertir le modèle sociétal qui sous-tend ces relations de pouvoir.

3. La berceuse, un instrument de lutte contre l’ordre établi

L’un des points communs entre nos trois textes est leur inscription au sein d’une communauté politique, économique et socioculturelle particulière : celle des peuples afro-latino-américains, dont l’histoire collective est marquée par l’exploitation et les discriminations esclavagistes puis néocoloniales mises en place par les élites blanches à partir du xvie siècle.

3.1. Dénoncer l’exploitation du peuple afro-latino-américain

Si la berceuse est avant tout un chant de l’intime, elle s’inscrit également dans une vision collective du monde et des sociétés dans lesquelles elle naît et évolue. Ainsi, l’« enfant noir »29 de nos trois textes latino-américains n’est pas seulement une figure individualisée du récepteur du chant : il est aussi, dans ce cas précis, le représentant de toute une communauté, victime d’un système social oppressif que la berceuse s’attache à dénoncer.

Pour ce faire, « Duerme negrito » s’appuie sur le modèle de la ‘singing inward lullaby’, qui lui permet de s’attarder plus longuement sur le sort des adultes qui entourent l’enfant que sur ce dernier. De fait, seule la première partie de cette berceuse est pleinement consacrée au processus d’endormissement de l’enfant, et l’on y retrouve déjà certaines allusions à son statut social (comme nous l’avons vu avec les exemples de la figure du diable blanc et des promesses liées à la nourriture). La suite du chant est en effet dédiée aux activités diurnes de la mère de l’enfant – qui s’érige en véritable représentante du peuple afro-caribéen –, et dresse un tableau relativement sombre de l’exploitation dont elle est victime. Le gérondif « travaillant »30, répété onze fois, suffit à résumer ces activités : la mère – le peuple esclave – travaille, encore et encore, sans interruption, probablement exploitée par ce même « diable blanc »31 qui effraie tant son enfant. Sa condition servile est ainsi mise en évidence par la répétition du verbe « travailler », qui insiste sur son labeur. De plus, les conditions de son travail sont décrites comme particulièrement pénibles : la mère travaille dur (« travaillant durement »32), sans aucune rémunération (« travaillant sans être payée »33, donc exploitée, soumise à l’esclavage), vulnérable à la maladie (« travaillant et toussant »34) et à la mort (« travaillant et en deuil »35). Tous ces aspects (pénibilité, exploitation, maladie et deuil) sont répétés deux fois : la répétition (inhérente au genre de la berceuse) sert ainsi à renforcer la dénonciation qui est à l’œuvre dans ce texte, en insistant sur la précarité des conditions de vie du personnage. Bien que l’identité de celui (ou ceux) qui exploite la mère n’est à aucun moment précisé, le rapprochement avec le « diable blanc »36 cité précédemment s’impose de manière assez logique. « Duerme negrito » se présente donc comme un chant de dénonciation, plus que comme un chant de révolte ou de lutte : en effet, aucune solution n’est proposée dans cette berceuse, qui se contente de décrire le quotidien des esclaves afro-caribéens sur un ton qui peut aussi bien être celui de la résignation que celui, au contraire, de l’indignation – premier pas vers la rébellion.

Le texte suivant, « Canción de cuna para dormir a un negrito », propose lui aussi un état des lieux de la situation socio-économique du peuple afro-caribéen, mais dans un cadre légèrement différent. En effet, alors que les personnages de « Duerme negrito » sont clairement situés dans un contexte esclavagiste, l’enfant du poème d’Ildefonso Pereda Valdès se voit rassuré quant à son propre statut social, puisque la voix qui le berce lui annonce – ou lui rappelle – la fin de son esclavage : « Tu n’es plus esclave ! »37. Pour expliquer les raisons de cette libération, plusieurs hypothèses sont envisageables. Il est possible d’adhérer à celle d’Alice Henderson, qui suppose que l’enfant serait le fruit du métissage, issu d’une relation illégitime entre un propriétaire d’esclaves et une de ses servantes : cette hypothèse s’appuie principalement sur l’allusion aux « jolies petites taches de rousseur »38 de l’enfant, plutôt rares chez les populations d’origine africaine, ainsi que sur les vers 7 à 9 (« Avec de grands yeux » / « Comme deux fenêtres » / « Qui regardent la mer »39), qui suggèrent que les yeux de l’enfant semblent refléter la mer, et donc sont bleus – ou du moins, clairs (Henderson 2013 : 58). Dans ce cas, la scène décrite correspondrait à une situation antérieure à 1842, date officielle de l’abolition de l’esclavage en Uruguay, le pays d’origine de l’auteur : l’enfant, en tant que fils du « maître de maison »40, serait ainsi un affranchi, un ‘libre de couleur’ libéré certes de son statut d’esclave, mais pas du racisme auquel il resterait assujetti :

[Ses caractéristiques physiques] pourraient, cependant, indiquer que l’enfant est d’origine mixte (un métis). Cela place la caractérisation du « maître de maison » dans un contexte différent. Alors que le poème progresse, le lecteur apprend que l’enfant n’est « plus un esclave », mais qu’il dépend du « maître de maison » pour que celui-ci lui achète un costume pour devenir un groom. Cela indique que le « maître de maison », que l’on suppose être un propriétaire d’esclaves blanc européen, est le père du bébé. […] Dans les sociétés coloniales espagnoles, avoir « du sang blanc » dotait automatiquement les Blancs des privilèges liés à une citoyenneté complète. Les mulâtres, suivants dans la hiérarchie, pouvait obtenir des droits civiques s’ils prouvaient qu’ils possédaient un petit pourcentage de sang blanc. Le sang-mêlé de l’enfant le libère d’une longue vie d’esclavage, bien que sa couleur de peau le contraigne évidemment au racisme.41

Cependant, si cette thèse a le mérite de mettre en avant la probable origine métisse de l’enfant et de proposer une explication plausible de son statut d’ancien esclave, elle s’appuie sur des affirmations apparemment hâtives que rien ne vient ni confirmer ni infirmer : en particulier, l’identité des parents de l’enfant, que la chercheuse suppose être une esclave victime des violences sexuelles de son propriétaire, alors que le texte ne fournit aucune indication explicite en ce sens. La seconde hypothèse serait de situer la scène après l’abolition de l’esclavage en Uruguay, c’est-à-dire après 1842. Dans ce cas, l’enfant métis du texte représenterait le peuple afro-uruguayen (voire plus largement le peuple afro-américain) qui, bien que n’étant plus esclave, reste assujetti à la domination blanche. De fait, lors de la publication de ce poème en 1936, l’Uruguay est l’un des rares pays d’Amérique latine dans lequel les Afro-descendants jouissent officiellement de l’entièreté de leurs droits civiques et politiques, sans aucune forme de racisme institutionnel ; cependant, cette apparente égalité de traitement masque la réalité des discriminations dont est quotidiennement victime la population afro-uruguayenne – à l’école, au travail, pour l’accès au logement et aux loisirs, etc. (Reid Andrew 2011 : 21) –, ainsi que son invisibilisation de la part des pouvoirs publiques. Ces derniers se réjouissent alors des effets de l’immigration massive de travailleurs européens, qui contribue au blanchiment de la société, et ne cessent de minimiser l’importance numérique et culturelle des Afro-Uruguayens. Pereda Valdés, l’auteur de notre poème, fait partie d’un mouvement intellectuel qui réagit précisément contre ce processus de blanchiment des nations latino-américaines, et cherche à réhabiliter le rôle des Afro-descendants dans la construction de ces sociétés47. Dans cette perspective, le « maître de maison »43 de notre berceuse n’est plus le propriétaire d’esclaves, mais plutôt l’élite blanche qui domine l’économie et la politique du pays, voire le capitaliste nord-américain : il n’est en effet pas impossible que ce poème se réfère à la domination impérialiste états-unienne dont sont alors victimes la plupart des pays latino-américains, et qui les maintient dans une situation de dépendance économique.

Dans tous les cas, la relation de pouvoir qui existait entre le maître de maison (représentant de la communauté blanche, qu’il s’agisse des propriétaires d’esclaves antérieurs à 1842, de l’élite uruguayenne des années 1930, ou bien des capitalistes nord-américains du début du xxe siècle) et l’enfant noir (représentant de la communauté métisse et/ou afro-américaine) n’a pas fondamentalement disparue : elle continue, mais sous une forme différente de celle de l’esclavage. En témoigne le costume de ‘groom’44 dont nous avons analysé la symbolique socio-économique plus haut dans cet article. « Canción de cuna para dormir a un negrito » se pose ainsi comme un constat de la dépendance du peuple afro-américain vis-à-vis du système socio-économique dominé par les élites blanches, et ce malgré l’émancipation physique des anciens esclaves.

3.2. ‘Dors et tais-toi’ : quand l’injonction au sommeil devient intimation à la soumission

Dans un chant comme dans l’autre, ce constat accusateur d’une injustice socio-économique s’accompagne d’une subtile subversion des valeurs positives habituellement attribuées au sommeil. Celui-ci, qui dans la berceuse-type est présenté comme un refuge, un état de douceur et de consolation qui permet à l’enfant d’ignorer les malheurs de son entourage, devient ici néfaste, voire mortifère. Tant dans « Duerme negrito » que dans « Canción de cuna para dormir a un negrito », il est en effet demandé à l’enfant de se taire, de s’endormir sans bruit sous peine d’être puni ; or, si l’on considère que cet enfant représente la communauté afro-américaine en général, l’incitation au sommeil se transforme alors en intimation à la soumission. Ainsi, la promesse de l’achat d’un costume de ‘groom’ dans « Canción de cuna para dormir a un negrito », en échange de la tranquillité de l’enfant (« Et si tu dors longtemps / Le maître de maison / Promet de t’acheter / Un costume avec des boutons / Pour être un groom »45) peut être interprétée comme une tentative d’achat de sa docilité. En revanche, l’enfant qui refuserait de s’endormir, donc de se montrer docile, se verrait puni et dévoré par le « diable blanc » (« Ferme tes petits yeux, / Petit noir effrayé, / Le diable blanc / Peut te manger »46). L’homme blanc s’érige ainsi en gardien de l’ordre établi, en diable tout-puissant s’arrogeant le droit de châtier les dissidents au système.

Ce rapport pervers entre sommeil et soumission est encore plus visible dans les vers 11 à 13 de « Duerme negrito » (« Et si le noir ne s’endort pas, / Le diable blanc vient / Et croc ! il lui mange sa petite patte »47), dans lesquels la voix lyrique demande au « noir »48 (c’est-à-dire à l’enfant noir, mais aussi au peuple noir en général, à l’esclave), de manière métaphorique, de ‘s’endormir’, c’est-à-dire d’être sage, docile et silencieux. Dans le cas contraire, il serait puni par le maître de la plantation – le ‘diable blanc’ – : l’expression « il lui mange sa petite patte »49 peut en effet être une référence à une punition fréquemment imposée aux esclaves marrons (c’est-à-dire les esclaves en fuite, ayant refusé de se soumettre, de ‘s’endormir’) lorsqu’ils étaient repris, et qui constituait à leur couper le jarret. Ce chant serait ainsi une sorte de mise en garde, à double titre : d’abord, parce qu’il avertit l’enfant du danger réel que constitue pour lui l’homme blanc et lui enseigne que le silence et la soumission sont pour lui le meilleur moyen d’échapper à ses coups ; ensuite, parce qu’en lui insufflant dès sa naissance cette peur du châtiment, il contribue à tuer dans l’œuf toute velléité de rébellion contre la domination blanche. Dans ce cas, la berceuse pourrait être considérée comme une arme de persuasion utilisée pour conditionner le futur esclave et le forcer à se faire une raison quant à sa condition.

Dans cet optique, le sommeil se fait donc mortifère, la soumission et l’acceptation de l’ordre établi allant de pair avec la maltraitance. De là naît la nécessité de réveiller le peuple et de le sortir du silence, deux fonctions apparemment contraires à celles de la berceuse-type, mais auxquelles nos trois textes s’emploient pourtant. « Duerme negrito » s’empare ainsi de la possibilité offerte par la ‘singing inward lullaby’ de faire entendre les voix opprimées du peuple afro-américain, tandis que le poème de Nicolás Guillén s’évertue à réveiller son auditoire, au sens propre comme au figuré.

3.3. Le chant comme exhortation à la révolte et affirmation d’une identité noire latino-américaine

Si le sommeil semble lié à la soumission, l’idée de réveil est, elle, étroitement associée à celle de révolte. Dans « Canción de cuna para despertar a un negrito », l’énonciateur lyrique cherche donc à réveiller le peuple afro-américain (incarné par le « petit noir »50) esclave, dans le but non seulement de dénoncer sa servitude, mais également de mettre fin à sa docilité, de faire basculer la situation en sa faveur. Cette incitation au réveil est constante, et passe par l’utilisation de l’impératif : « Debout, mon noir »51 (répété à plusieurs reprises), « Sors et réveille-toi »52. La citation liminaire, « Dórmiti, mi nengre, / mi’nengre bonito… / E. Ballagas », est une référence au poème « Para dormir a un negrito » d’Emilio Ballagas, et peut être comprise de la manière suivante : après le temps du sommeil (et donc de la soumission), dont il est question dans la berceuse de Ballagas, est venu le temps du réveil, du passage à l’action. Cette berceuse, comme nous allons le voir, constitue ainsi un véritable appel révolutionnaire, un cri de révolte contre la situation misérable du peuple afro-cubain. Cette dimension révolutionnaire n’est guère surprenante de la part d’un poète comme Nicolás Guillén, un militant très engagé dans la cause révolutionnaire et communiste. Il est d’ailleurs possible que la « Canción de cuna para despertar a un negrito » établisse un parallèle entre la situation des anciens esclaves antillais et celle des Cubains contemporains de l’auteur. Ce poème a en effet été publié en 1958, au moment de la révolution cubaine que Guillén soutient activement, et dont l’objectif premier était de libérer l’île du joug capitaliste nord-américain : en incitant ‘le petit noir’ à se réveiller et à se révolter contre « le maître »53, notre berceuse est donc peut-être un moyen de s’adresser au peuple afro-cubain des années 1950-1960 et de l’exhorter à la lutte contre l’impérialisme états-unien. L’appellation « negrito », qui désigne à l’origine un enfant – le destinataire textuel de la berceuse –, acquière donc une signification particulière dans ce poème : au-delà de l’enfant, c’est à l’ensemble de ce peuple afro-cubain que l’énonciateur lyrique semble s’adresser, en utilisant le diminutif (« negrito », mais aussi « negrón » et « negrazo ») comme une marque d’affection, proche de la camaraderie. D’autre part, l’assimilation de ce peuple à la figure d’un enfant peut également être un moyen de rappeler l’infantilisation dont le peuple afro-américain est victime de la part des Blancs.

L’appel à la révolte que constitue notre berceuse peut être divisé en trois étapes, la première d’entre elles étant l’union. Le poème s’ouvre sur l’image d’une colombe – oiseau symbolisant la paix et la liberté – qui, par son chant, tente de réveiller le Noir (« Une colombe / Passe en chantant : / Debout, mon noir, / Car le soleil est brûlant ! »54). Elle l’invite ainsi à prendre exemple sur les autres êtres de son entourage (« le crocodile », « le canard sauvage », « la couleuvre », « le pigeon »55), qui tous sont réveillés – ils ne dorment plus, ne sont donc plus soumis – et qui, surtout, ont quitté leur « maison » (« Plus personne ne dort, / Ni ne reste dans sa maison »56). Cette maison symbolise l’ordre établi, dans lequel chacun reste docilement, ‘à sa place’, isolé des autres membres de la communauté. La première chose à faire pour les esclaves est donc de briser cet isolement, de sortir de chez eux afin de se retrouver. La colombe continue donc son chant en appelant le peuple à se réunir (« Viens, mon noir, / Avec ta noire, / Souffle contre souffle, / Car le soleil est brûlant ! / Regarde les gens, / Ils passent en appelant ; / Des gens dans la rue, / Des gens sur la place »57), que ce soit dans la rue ou bien sur la place, deux espaces de socialisation où le peuple peut communiquer, échanger, et ainsi prendre conscience de sa situation. La deuxième étape est donc de rendre à l’esclave sa liberté d’expression, pour qu’il puisse justement échanger avec ses camarades et verbaliser ses désirs. Ici, le poème joue avec l’horizon d’attente du récepteur : alors que la berceuse-type, qui est explicitement mise en avant dans la citation intertextuelle qui ouvre le texte, a pour but d’endormir et de calmer l’enfant, et donc de le réduire au silence (dans le poème de Ballagas, par exemple, on menace l’enfant pour qu’il se taise), la « Canción de cuna para despertar a un negrito » incite au contraire le Noir à sortir de son mutisme et à exprimer ce qu’il a sur le cœur. L’énonciateur lyrique lui demande ainsi : « Dis, une fois levé, / Ce qu’il t’arrive »58. Le fait de mettre des mots sur sa situation, sur ‘ce qu’il lui arrive’, permet ainsi à l’esclave de prendre conscience de ses conditions de vie, et d’identifier la cause de ses malheurs. En réponse à la demande de l’énonciateur, il formule alors le souhait suivant : « Que le maître meure, / Qu’il meure dans la braise ! »59.

Ainsi est énoncée la nécessité de la révolte, qui constitue la troisième et dernière étape du processus de soulèvement. « Le maître »60 dont il est question ici fait évidemment référence au véritable maître de l’esclave, l’homme de chair et d’os responsable de la situation du destinataire lyrique. Mais c’est probablement également une métonymie qui désigne le système esclavagiste en général : désirer la mort du maître, c’est espérer la mort du système qui rend possible – voire nécessaire – la figure d’un tel maître. De plus, notons que celui-ci doit périr « dans la braise »61, ce qui fait écho aux vers du refrain : « Debout, mon noir, / Car le soleil est brûlant ! »62, scandé et crié (nous remarquons en effet les points d’exclamation) tout au long du poème afin de lui donner plus de force. Le soleil brûlant symbolise ici le réveil, la prise de conscience qui entraîne la révolte : après avoir illuminé les esclaves et leur avoir révélé l’injustice dont ils étaient victimes, il se transforme en feu vengeur et justicier, qui de plus rappelle aux Occidentaux aussi bien les flammes de l’Enfer que celles du Jugement dernier. Son importance justifie donc la répétition du refrain (« Debout, mon noir, / Car le soleil est brûlant ! »63), qui porte en lui le message révolutionnaire. Quant à ce que l’on pourrait qualifier de second refrain (« Coco, cacao, / Bananes, tafia »64), il contribue lui aussi à dynamiser le texte et à lui donner du rythme, à la manière d’un tambour – l’instrument de révolte par excellence : cet instrument non-verbal de communication, omniprésent dans la musique africaine et symbole de cette culture, était même parfois interdit de présence dans certaines plantations, de peur que son rythme n’inspire aux esclaves des idées de rébellion (Entiope 1996 : 162-166).

Ce refrain très cadencé pourrait d’ailleurs être considéré comme un élément hérité de la musique africaine. En effet, Josep Pujol i Coll fait remarquer dans sa thèse Els vilancets ‘de negre’ al segle XVII que les dramaturges espagnols du xviie siècle inséraient dans leurs textes des interjections très rythmées afin d’imiter la voix africaine (Pujol i Coll 2015 : 128). Cette pratique, alors considérée comme une exagération grossière destinée à instiller une touche d’exotisme à ces œuvres théâtrales – et prêtant généralement à rire –, serait pourtant un écho de procédés réellement utilisés dans les chants africains, tout comme la répétition, observée et exagérée par les missionnaires européens (Pujol i Coll 2015 : 130). L’ethnologue et anthropologue Fernando Ortiz, cité dans cette thèse, souligne d’ailleurs le fait que de nombreux vocables africains qui étaient à l’origine le nom de certains tambours, danses, ou musiques, comme « cumbancha », « changüí », « fandango », « guateque », « zarabanda », « jelengue », « zafacoca », « sambeque », « tángana », « tajona », « timbeque », ou « titingó », finirent par acquérir dans la bouche des Européens et de leurs descendants un sens péjoratif, synonyme de débauche bruyante et désordonnée (Pujol i Coll 2015 : 130). Dans notre berceuse, ces réminiscences de la musique africaine sont utilisées au contraire pour affirmer une identité culturelle propre. L’expression onomatopéique « yacapumba, yacapumba, acapumba » de « Duerme negrito » (Villamuza 2004 : 35) contribue elle aussi à cette recréation d’une certaine africanité, qui transforme en élément de fierté ce qui était autrefois objet de moqueries.

Conclusion

Tout au long de cet article, nous avons pu observer la dimension subversive de nos trois textes, à différents niveaux. La fonction d’endormissement de la berceuse, qui est pourtant l’élément le plus constitutif du genre, est ainsi entièrement renversée dans la « Canción de cuna para despertar a un negrito ». Les techniques liées à cette fonction d’endormissement, qu’elles soient thématiques (invitation au sommeil, dialectique menace-récompense) ou formelles (usage de la répétition) sont elles aussi subverties dans les trois berceuses « Canción de cuna para despertar a un negrito », « Canción de cuna para dormir a un negrito », et « Duerme negrito » : nous avons vu ainsi comment l’association entre assoupissement et soumission pervertissait les rapports de la chanson au sommeil, et comment les menaces et récompenses utilisées dans ces trois textes étaient en réalité des outils de dénonciation de la situation sociale de l’enfant afro-latino-américain et de son entourage. De même, la réitération, supposée créer une sensation de monotonie et donc d’endormissement, devient dans « Duerme negrito » et « Canción de cuna para despertar a un negrito » un vecteur non d’endormissement, mais de réveil, au sens propre comme au figuré. Enfin, le caractère polyphonique de la berceuse et la multiplicité des destinataires potentiels de celle-ci sont eux aussi mis à profit pour adresser aux adultes, et non aux enfants, des messages à caractère dénonciateur ou révolutionnaire.

Nous constatons donc que la berceuse en tant que genre est elle-même subvertie dans sa fonction initiale, dans le but de renverser l’ordre établi, ou du moins de le transformer. Cette observation nous amène à considérer le caractère performatif de la berceuse, c’est-à-dire la capacité de celle-ci à agir sur le réel. L’impact de la berceuse sur son environnement est en effet non négligeable : à échelle individuelle, elle influe à la fois sur le comportement du récepteur (puisqu’elle vise à l’endormir ou, plus exceptionnellement, à le réveiller) et sur sa vision du monde (elle prétend ainsi parfois transformer les mentalités des adultes qui l’émettent ou la reçoivent). Mais elle a également un rôle à jouer au niveau collectif, car elle peut porter en elle des valeurs qui, si elles sont suffisamment partagées, peuvent provoquer des prises de conscience générales et ainsi agir directement sur le monde sociétal et politique.

Bibliography

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Notes

1 Sur le contenu thématique des berceuses, voir les classifications effectuées par Alice Sterling Honig (2000 : 22-28) ou par Vicent Garcés Ventura (2017 : 265). Return to text

2 L’emprise de ces entreprises états-uniennes sur les nouvelles républiques latino-américaines relève en effet du néocolonialisme, dans la mesure où elle constitue une « forme nouvelle du colonialisme, consistant notamment en la domination économique d'un pays dont l'indépendance est récente » (« Néo-colonialisme », dans Trésor de la Langue Française Informatisé, 1994). D’autre part, certains de ces pays, comme Cuba, sont également victimes de l’impérialisme nord-américain, c’est-à-dire de sa « tendance [en tant qu’État] à mettre d'autres États sous sa dépendance politique, économique, culturelle » (« Impérialisme », dans Trésor de la Langue Française Informatisé, 1994). En Amérique Latine, cet impérialisme sert avant tout les intérêts économiques capitaliste des États-Unis, et prend de nombreuses formes : domination économique, interventions militaires, imposition de gouvernements dictatoriaux… Return to text

3 « blanco » (Villamuz, 2004 : 35 ; Riera 2010 : 66). Return to text

4 « mandinga » (Riera 2010 : 66). Return to text

5 « mandinga blanco » (Riera 2010 : 66) : c’est nous qui soulignons. Return to text

6 « Y si el negro no se duerme, / viene el diablo blanco / y ¡zas! le come la patita » (Villamuza 2004 : 35), traduction Zoé Saunier et Anne Cayuela. Return to text

7 « Cierra los ojitos, / negrito asustado, / el mandinga blanco / te puede comer » (Riera 2010 : 66). Return to text

8 « Te va a traer codornices para ti, / te va a traer muchas cosas para ti, / te va a traer carne de cerdo para ti, / te va a traer muchas cosas para ti » (Villamuza 2004 : 34). Return to text

9 « Ambas coinciden en prometer alimentos, aquí un mamey y allá fruta fresca y codornices, como si el niño se viera obligado a dormirse con hambre. […] Los alimentos que la niñera le promete al niño no parecen ser para él, que no los podría comer por ser demasiado pequeño, sino para ella. Entonces son más bien el deseo de la niñera, que tiene hambre, que con gusto comería un mamey bien colorado, fruta fresca, codornices […]. Me hace pensar que todas estas promesas de un mundo mejor, donde hay mucho y muy rico para comer, donde las cunas tienen cascabeles y capitel, donde la madre vuelve temprano del trabajo, son promesas, ¡ay!, de un mundo que ya sabe la niñera que no existe. » (Bello 2013). Return to text

10 « El señor de casa » (Riera 2010 : 66). Return to text

11 « Ya no eres esclavo » (Riera 2010 : 66). Return to text

17 « comprar » (Riera 2010 : 66). Return to text

13 « Duerme negrito » (Villamuza 2004 : 34). C’est nous qui soulignons. Return to text

14 « Canción de cuna para dormir a un negrito » (Riera 2010 : 66). C’est nous qui soulignons. Return to text

15 « Duerme » (Villamuza 2004 : 34). Return to text

16 « Duérmete » (Riera 2010 : 67). Return to text

17 « lindas motitas » (Riera 2010 : 66). Return to text

18 Le suffixe espagnol « -ito » a une valeur diminutive et affective (« -ito, ta », dans Diccionario de la Real Academia Española, 2014). Il est présent par exemple dans les termes « chiquitito » (« tout petit ») et « negrito » (« petit noir »). Ces diminutifs se retrouvent également dans la « Canción de cuna para despertar a un negrito » (ainsi, les expressions « negrito », « negrazo », « negrón » sont tous des diminutifs), mais l’effet tendre et apaisant qu’ils pourraient procurer y est rapidement contrebalancé par d’autres éléments, comme nous allons le voir. Return to text

19 « Canción de cuna para despertar a un negrito » (Villamuza 2004 : 38). C’est nous qui soulignons. Return to text

20 « upa, mi negro » (Villamuza 2004 : 38-39). Return to text

21 « salga y despierte » (Villamuza 2004 : 39). Return to text

22 « Coco, cacao, / cacho, cachaza, / ¡ upa, mi negro, / que el sol abraza ! » (Villamuza 2004 : 39). Return to text

23 « ¡ upa, mi negro, / que el sol abraza ! » (Villamuza 2004 : 38). Return to text

24 « que el sol abraza » (Villamuza 2004 : 39). Return to text

25 « Ya nadie duerme, / ni está en su casa » (Villamuza 2004 : 38-39). Return to text

26 « ya nadie queda / que este en su casa » (Villamuza 2004 : 39). Return to text

27 « gente en la calle / gente en la plaza ». (Villamuza 2004 : 39). Return to text

28 « Duerme negrito » est construit sur trois types de parallélismes : le premier se trouve aux vers 7 à 10, qui tous commencent par la formule anaphorique « Elle va t’apporter […] » (« Te va a traer […] ») ; le deuxième se trouve aux vers 15 à 22, où le vers « Travaillant, oui » (« Trabajando sí ») est répété continuellement, alternant avec d’autres vers commençant tous par la formule anaphorique « Travaillant et […] » (« Trabajando y […] ») ; enfin, le troisième se trouve aux vers 26 à 30, qui se construisent tous sur le modèle suivant : « [élément déjà présent dans la deuxième partie du chant], oui » (« […] sí »). En plus de ces parallélismes, nous pouvons remarquer que certains vers sont répétés deux fois : c’est le cas des trois premiers vers, ainsi que des vers « Elle va apporter beaucoup de choses pour toi » (« Te va a traer muchas cosas para ti ») et « Pour le tout petit noir » (« Para el negro chiquitito »). Pour finir, l’expression onomatopéique « yacapumba, yacapumba, acapumba » consiste en une répétition d’un même mot (légèrement modifié la troisième fois). Dans le cas du poème « Canción de cuna para dormir a un negrito », la répétition se retrouve essentiellement à travers les vers « Ninghe, ninghe, ninghe » et « Tête de coco / Grain de café » (« Cabeza de coco / grano de café »), répétés au début et à la fin du texte, ce qui donne à l’ensemble une impression de circularité. Return to text

29 « negrito » : le terme, dans une société où la couleur de peau est un marqueur social et culturel très important, n’est pas anodin. Return to text

30 « trabajando » (Villamuza 2004 : 35). Return to text

31 « diablo blanco » (Villamuza 2004 : 35). Return to text

32 « trabajando duramente » (Villamuza 2004 : 35). Return to text

33 « trabajando y no le pagan » (Villamuza 2004 : 35). Return to text

34 « trabajando y va tosiendo » (Villamuza 2004 : 35). Return to text

35 « trabajando y va de luto » (Villamuza 2004 : 35). Return to text

36 « diablo blanco » (Villamuza 2004 : 35). Return to text

37 « ¡Ya no eres esclavo! » (Riera 2010 : 66). Return to text

38 « lindas motitas » (Riera 2010 : 66). Return to text

39 « con ojos grandotes / como dos ventanas / que miran al mar » (Riera 2010 : 66). Return to text

40 « el señor de casa » (Riera 2010 : 66). Return to text

41 « They could, however, indicate that the child is of mixed descent (un mestizo). This puts the characterization of the “master of the house” into a different context. As the poem progresses, the reader learns that the child is “no longer a slave,” but he must rely on the “master of the house” to buy him a suit to make him a groom. This indicates that the “master of the house,” presumed to be a White European slave owner, is the baby’s father […] In Spanish colonial societies, having “white blood” automatically granted Whites full citizenship privileges. Mulattos, next in the hierarchy, could earn citizenship rights if they proved to have a small percentage of white blood. The baby’s mixed-blood releases him from lifelong slavery, though the color of his skin will clearly subject him to racism » (Henderson 2013 : 58-59). Return to text

47 « Pereda Valdés puede ser considerado como el fundador de los estudios afro-uruguayos y una figura análoga a la de otros intelectuales latinoamericanos que en los años ‘20 y ‘30 trataron de “recuperar” el pasado africano en sus países, como es el caso de Gilberto Freyre en Brasil o de Fernando Ortiz en Cuba. Estos intelectuales reaccionaron en contra del proceso de blanqueamiento y europeización que la mayoría de las sociedades latinoamericanas había emprendido entre 1880 y 1930; su proyecto era volver a inscribir a los africanos y a sus descendientes en las historias nacionales, a la vez que tratar de reconocerles su legítimo lugar en el presente » (Reid Andrew 2011 : 138). Return to text

43 « el señor de casa » (Riera 2010 : 66). Return to text

44 Le choix de l’anglicisme n’est pas anodin : dans le cas où le texte se référerait à une situation antérieure à 1842, comme le suggère Alice Henderson, cela pourrait être un moyen d’imiter les expressions utilisées par le maître de maison (Henderson 2013 : 59) ; dans le cas contraire, il fait directement écho à l’impérialisme culturel nord-américain. Il est dans tous les cas un calque du langage de l’oppresseur. Return to text

45 « Y si duermes mucho / el señor de casa / promete comprar / traje con botones / para ser un groom » (Riera 2010 : 66-67). Return to text

46 « Cierra los ojitos, / negrito asustado, / el mandinga blanco / te puede comer » (Riera 2010 : 66). Return to text

47 « Y si el negro no se duerme, / viene el diablo blanco / y ¡zas! le come la patita » (Villamuza 2004 : 35), traduction Zoé Saunier et Anne Cayuela. Return to text

48 « el negro » (Villamuza 2004 : 35). Return to text

49 « le come la patita » (Villamuza 2004 : 35). Return to text

50 « negrito » (Villamuza 2004 : 39). Return to text

51 « upa, mi negro » (Villamuza 2004 : 38-39). Return to text

52 « salga y despierte » (Villamuza 2004 : 39). Return to text

53 « el amo » (Villamuza 2004 : 39). Return to text

54 « Una paloma / cantando pasa: / ¡Upa, mi negro, / que el sol abrasa! » (Villamuza 2004 : 38). Return to text

55 « el cocodrilo », « la yaguaza », « la culebra », « la torcaza » (Villamuza 2004 : 39). Return to text

56 « Ya nadie duerme, / ni está en su casa » (Villamuza 2004 : 38). Return to text

57 « Negrazo, venga / con su negraza, / ¡Aire con aire, / que el sol abrasa! / Mire la gente, / llamando pasa; / gente en la calle, / gente en la plaza » (Villamuza 2004 : 39). Return to text

58 « diga despierto / lo que le pasa » (Villamuza 2004 : 39). Return to text

59 « ¡Que muera el amo, / muera en la brasa! » (Villamuza 2004 : 38). Return to text

60 « El amo » (Villamuza 2004 : 38). Return to text

61 « en la brasa » (Villamuza 2004 : 38). Return to text

62 « ¡Upa, mi negro, / que el sol abrasa! » (Villamuza 2004 : 38-39). Return to text

63 « ¡Upa, mi negro, / que el sol abrasa! » (Villamuza 2004 : 38-39). Return to text

64 « Coco, cacao, / cacho, cachaza » (Villamuza 2004 : 39). Return to text

References

Electronic reference

Zoé Saunier, « La potentialité subversive de la berceuse : « Duerme negrito », « Canción de cuna para dormir a un negrito », et « Canción de cuna para despertar a un negrito » », Textes et contextes [Online], 18-1 | 2023, 25 June 2023 and connection on 21 November 2024. Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=4168

Author

Zoé Saunier

Titulaire d’un Master 2 en études hispanophones, Section espagnole du Département LLCE, École Normale Supérieure de Lyon, 15 parvis René Descartes Lyon Cedex 07

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