Berceuses : circulations historiques et culturelles, transmissions de l’intime

Introduction

  • Lullabies: Historical and Cultural Circulations, Transmissions of the Intimate. Introduction

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Introduction

Il est toujours intéressant lorsqu’on se lance dans un projet de recherche de se demander ce qui nous a conduit vers ce sujet et quelles en ont été les motivations. « Hacer memoria », faire mémoire, comme on dit en espagnol, pour construire, pour élaborer en toute connaissance de cause, une pensée. Retrouver l’étincelle magique afin d’éclairer nos pas. Celle-ci a surgi lors d’un concert, alors que j’entendais une berceuse, une « nana1 flamenca » chantée a capella par Antonio Campos2, interprétée comme un chant profond du cante jondo. Mon émotion extrême lors de cette écoute m’a rappelé celle qu’avait provoquée en moi une berceuse congolaise en kikongo, langue bantoue qui m’était pourtant totalement inconnue. À la lecture de la traduction, j’apprenais qu’elle s’adressait aux enfants orphelins, et qu’elle exprimait une demande de soutien aux enfants qui n’ont plus de parents, afin d’assurer leur avenir, leur alimentation et leur éducation. La force et l’expressivité de ce chant, qui portait tous les massacres et les violences de la guerre sans les évoquer directement, m’avaient été transmises exclusivement par la voix, indépendamment des signifiés. La mémoire de la tragédie était bien là.

La deuxième étape de l’éclosion de ce projet correspond à ma rencontre avec Élise Petit, musicologue, lors d’un colloque de l’ILCEA4 intitulé « Traduire la chanson3 » dans le cadre d’un axe de recherche de notre laboratoire « Création culturelle et territoire(s)4» que je codirigeais alors avec Caroline Bertonèche. Élise me parle des berceuses dans les camps de concentration nazis, et de ce corpus de berceuses qu’elle a réuni dans le cadre de sa thèse de Doctorat (Petit 2018)5. De nos rencontres et de nos échanges surgissent l’idée d’un projet commun et quelques hypothèses.

S’il y a, en apparence, comme une incongruité à mêler berceuses et mémoire traumatique, voire un oxymore, nombre de berceuses constituèrent, tout au long des siècles, des moyens de transmission d’une mémoire traumatique liée à des persécutions de nature politique, raciale ou religieuse. Au-delà de l’aspect mémoriel et testimonial d’un tel répertoire, s’adressant à la fois aux enfants et aux adultes d’une communauté politique, religieuse ou culturelle, c’est aussi ce qu’il dit des difficultés existentielles des individus qui interpelle et intéresse. L’étude de ces répertoires interroge en outre sur l’aspect initiatique de chansons dont la violence du texte contraste parfois de manière frappante avec l’esthétique musicale. Le composant musical de la berceuse est à explorer dans cette perspective. C’est donc peut-être dans la mélodie que se réfugie cette vibration émotionnelle liée à cette trace mémorielle, davantage que dans les paroles, puisque nous observons, après la lecture de centaines de textes, que les paroles évoquent rarement cette mémoire historique que nous pensions y trouver.

Une fois établies ces différentes pistes, nous envisageons de constituer une équipe de travail, et de réunir des spécialistes de différentes aires linguistiques et culturelles qui rendront possible une vision transnationale. La nature même du laboratoire ILCEA4, fédération de différents centres, constituait un cadre de travail idéal, permettant la traduction, la comparaison et la circulation des textes entre différentes langues. Plusieurs directions de travail émergent rapidement, lesquelles ont constitué les axes du colloque international Berceuses, histoire(s) et conscience organisé à l’Université Grenoble Alpes, les 3 et 4 février 20226, que nous avons organisé avec Nathalie Henrich Bernardoni (GIPSA-lab). Certaines des communications présentées lors de ce colloque figurent dans ce volume.

Ce numéro 18-1 de la revue Textes et Contextes est résolument pluridisciplinaire et a permis de rassembler les approches singulières de musicologues, ethnomusicologues, ethnolinguistes et sociodidacticien·ne·s, philologues, spécialistes de littératures et cultures étrangères, qui se sont penché·e·s sur divers répertoires de « l’enfance des peuples », sur ce qu’ils révèlent de leur(s) histoire(s) et de leurs circulations, mais aussi des transmissions de l’intime. Le volume offre donc une perspective transhistorique et transdisciplinaire qui apporte un éclairage sur ce que nous apprennent les berceuses sur l’histoire parfois partielle ou fragmentaire des circulations et des migrations, sur l’importance de ces répertoires dans la transmission orale de l’histoire des peuples, ainsi que sur les enjeux extra-musicaux à l’œuvre pour l’interprète (homme ou femme), le compositeur, ou la compositrice de la berceuse. Ainsi les deux axes principaux autour desquels sont organisés les seize articles réunis dans ce volume concernent d’une part les circulations et les transferts culturels, et d’autre part les transmissions de l’intime, ainsi que la relation de la berceuse à la question du genre.

Précisons avant toutes choses que, comme le signale Antoine Paris dans son article Chanson aigre-douce de Gotlib. Dynamiques reterritorialisantes de la berceuse et transmission d’un traumatisme, la berceuse n’est pas définie lexicalement comme un type de musique ou de texte, mais, entre autres, par une fonction (celle d’endormir) et par un public (les enfants). Par conséquent « Tout texte peut donc potentiellement devenir une berceuse : la berceuse est moins un genre qu’une fonction, ce que montre, [en français], la formation de ce nom à partir d’un verbe, ‘bercer’» , tout comme en anglais « lullaby » témoigne de la même fonction puisqu’il est formé de « lull » (« bercer ») et de « bye bye » (« au revoir », adressé à l’enfant qui va s’endormir), mais également en drehu langue de Lifou (Nouvelle-calédonie) où le mot berceuse eaea pepe signifie littéralement « bercer bébé ».

Fonction puissante et complexe qui va bien au-delà de l’endormissement. Cette fonction a sans doute à voir avec un traumatisme originel : celui de la séparation du corps maternel. Sans doute le traumatisme que constitue la naissance puis les séparations successives auquel le bébé puis l’enfant sera confronté, est à la fois « guéri » et réactivé par le chant et le mouvement si particulier de la berceuse. En effet, aux origines de la berceuse, il y a une toute première mémoire dans le cerveau du bébé et de l’enfant, celui du bercement prénatal, intra-utérin, des sons et des mouvements qu’il perçoit bien avant sa naissance comme le précise la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle (2016 : 255) : « Encore à l’état fœtal, il est déjà bercé, lové dans les mots et l’imaginaire des parents de ceux qui l’entourent. Avant même de naître, l’enveloppe de son désir se constitue dans ce « berceau » de mots, d’attentes, de promesses, d’images dont il est enveloppé et qui l’accompagnent comme une mémoire générative depuis les générations antérieures. » On sait grâce aux travaux menés à l’Université d’Helsinki (Cognitive Brain Research Unit) par Eino Partanen (2013) que les bébés peuvent apprendre leurs premières berceuses dans le ventre de leur mère. En observant directement l’activité cérébrale, les chercheurs ont récemment montré que les nouveau-nés pouvaient se souvenir de sons entendus in utéro et que cette mémoire de la vie utérine dure au moins quatre mois.

Anne Dufourmantelle est sans doute celle qui a exploré avec le plus de justesse la façon dont la berceuse relève d’un espace maternel archaïque , qu’elle baptise « la sauvagerie maternelle », un espace « littéralement pré-historique (non temporel comme disait Freud) qui rend possible la pensée, l’imaginaire, les représentations, un réservoir psychique en quelque sorte, ayant emmagasiné les “dits” des générations antérieures. » Elle précise plus loin qu’il ne faudrait pas confondre cet « espace-temps pré-œdipien, matrice de tout lien humain » avec « l’inconscient collectif ni une quelconque autre mémoire ». Mais c’est pourtant bien le terme « mémoire » qu’elle sollicite lorsqu’elle explique : « au commencement de toute existence il y a une peau, une voix, un visage. Sa peau, sa voix, son visage. À jamais unique pour nous. […] De cette première mémoire, il ne nous reste aucune image, juste une sensation de chaleur, […] un chuchotement, une sensation qui nous fait comme une peau sur notre peau, une voix contre notre voix » (Dufourmantelle 2001 : 27) ; et de préciser que « quand le nouveau-né a été – comme un petit animal – enveloppé, caressé, bercé par sa mère7, cet amour lui constitue une sorte d’enveloppe psychique et physique […] qui va lui donner accès tout au long de sa vie à une véritable puissance ». Cette idée, qu’ont par ailleurs formulée les psychologues, montre l’importance de la berceuse dans le développement et le bien-être psychique et somatique de l’enfant (Doja 2014).

Si l’objectif premier de la berceuse reste l’endormissement de l’enfant, certaines berceuses collectées évoquent cet enfant comme un fardeau et nombre d’entre elles s’en prennent, parfois avec virulence, au père absent. La berceuse acquiert alors un rôle d’exutoire et permet de formuler un mal-être qui contredit ici encore l’esthétique du genre musical : les enjeux d’apaisement s’appliquent parfois en premier lieu à la mère elle-même (ou à celle qui berce l’enfant à sa place). La berceuse de tradition orale offre un espace inédit de liberté pour l’interprète/créatrice, qui chante pour un enfant dont elle suppose qu’il ne comprend pas le sens de ses récriminations. La question des genres qui se croisent dans la berceuse interpelle également : les berceuses « savantes », destinées à l’exécution dans le cadre du concert ou en dehors de tout cadre fonctionnel, ont souvent été le fait de compositeurs et non de compositrices, alors que l’interprète est le plus souvent féminine et s’adresse souvent à un garçon. On voit également que la dimension performative de la berceuse destinée au concert constitue une forme de « mise en scène de l’intime ».

Dans ce volume, la puissance de la berceuse s’étend de la Nouvelle-Calédonie à l’espace circumpolaire, en passant par le Japon, l’Amérique Latine, l’Espagne, L’Italie et la France, depuis les temps immémoriaux jusqu’au xxie siècle, sous ses formes traditionnelles ou savantes, orales ou instrumentales.

Dans « Berceuses et chants d’enfant arctiques : perspective circumpolaire », Stéphane Aubinet propose une approche ethnographique de la berceuse dans l’espace circumpolaire et révèle un répertoire particulier et des pratiques communes autour d’un genre intime, correspondant à une pratique homogène parmi les populations autochtones, consistant à attribuer aux nouveau-nés et jeunes enfants des mélodies composées expressément pour eux (yoik d’enfant, ou dovdna chez les Sámi, nyukubts chez les Nenets de Sibérie, etc.). Il montre comment dans certaines communautés, ces mélodies servent à calmer et à endormir l’enfant, à la manière de berceuses, et sont chantées par des femmes, mais aussi parfois par des hommes. Cet article offre en outre une interprétation de la diffusion des berceuses et chants d’enfant arctiques, en lien avec les connaissances actuelles sur les mouvements de migration entre la Sibérie, l’Arctique américain et l’Europe du Nord.

L’article de Clara Wartelle-Sakamoto « L’ambivalence des komori uta, berceuses japonaises : évolution d’un répertoire » révèle l’évolution particulière des komori uta, chansons des gardes d’enfant, au début du xxe siècle, une évolution qui reflète plusieurs des changements majeurs que connut la société japonaise à l’époque. Les berceuses pouvaient avoir la fonction d’endormir ou amuser l’enfant confiées à de toutes jeunes filles, mais se révélaient surtout être un exutoire à la pénibilité de leur métier et à leurs chagrins quotidiens. Parfois chants d’endormissement, parfois chants de labeur, elles furent tour à tour récupérées par la chanson populaire et la musique classique, selon des processus compositionnels qui estompèrent peu à peu l’origine de leur création : les gardes d’enfants. Clara Wartelle explique comment un chant de labeur a progressivement été associé au xxe siècle à un chant d’amour et de tendresse d’une mère pour son enfant et montre que les komori uta sont des objets culturels complexes, témoins des multiples transformations d’un patrimoine populaire et national en pleine construction.

À travers des enquêtes auprès de locuteurs et locutrices de différentes langues kanak les autrices et auteurs8 de « “Ea Ea Pepe” Berceuses en langues kanak : des instruments de mises en voix de mémoires intimes en contexte plurilingue et pluriculturel (Nouvelle-Calédonie) » mettent au jour, grâce à des analyses linguistiques, ethno-musilinguistiques et socio-didactiques, le rôle des berceuses dans l’apprentissage des langues minorées, dans la transmission de l’héritage familial qu’elles véhiculent et dans la préservation de sa connaissance. En analysant les principes qui sous-tendent la communication à la fois musicale, verbale et non verbale lors de l’interprétation de berceuses, l’article démontre comment ces dernières peuvent réduire frontières linguistiques et écarts identitaires et ainsi participer à une meilleure compréhension des mémoires individuelles et collectives.

L’article de Valentina Avanzini « “Ninna nanna che tu crepi”. Female Fears and Struggle in Italian Lullabies Between the 19th and 20th Century » vise à analyser les berceuses collectées dans toute la péninsule italienne entre la fin du xixe et la fin du xxe siècle, qui se révèlent être une forme de contre-narration, un espace de liberté et de libre expression de la parole féminine et de son point de vue, exutoire de ses peurs et de ses difficultés quotidiennes face au rôle de mère et d’épouse. Ainsi la berceuse permet de raconter une « autre » histoire des femmes, loin des clichés de la mère parfaite et de l’heureuse épouse.

Matthew Roy s’intéresse pour sa part aux berceuses instrumentales au xixe siècle dans son article intitulé « Instrumental Lullabies and Nineteenth-Century Representations of Childhood, Girlhood, and Motherhood ». Composées en majorité par des hommes, ces berceuses constituent un instrument de socialisation patriarcale à destination des jeunes pianistes de la classe moyenne – en particulier des filles – cherchant à définir et à contrôler l’enfance, la jeunesse et la maternité. Cependant Matthew Roy montre comment certaines compositrices comme Florence Newell Barbour et Juliet Adams rejettent dans leurs compositions et à travers l’iconographie des illustrations l’idéalisation de la mère parfaite et de l’enfance, qui perdure pourtant jusqu’à nos jours dans les répertoires de berceuses à destination de la jeunesse. Dans l’article « Caracterización genérica e historia evolutiva de la nana flamenca (con tonos de zarzuela y huellas sonoras de Lorca y Falla », Guillermo Salinas Ayllón et Francisco Javier Escobar Borrego proposent une étude historique de la berceuse du flamenco (nana flamenca), de son émergence à travers la musique traditionnelle ou savante, et des différentes étapes qu’elle a traversées pour acquérir ses lettres de noblesse au xxe siècle en tant que véritable « palo » (style) du chant flamenco.

Plusieurs articles de ce volume s’intéressent aux compositions de berceuses dans la musique instrumentale au xxe siècle. Dans « Danger or Shelter? Lullabies in the Music of Benjamin Britten », Marinu Leccia montre comment les berceuses qu’il recense dans l’œuvre du compositeur britannique renvoient à l’esthétique ludique de Britten, qui place l’enfant au centre d’un grand nombre de ses œuvres. À travers quelques études de cas (A Charm of Lullabies, The Rape of Lucretia, The Turn of the Screw, A Midsummer Night’s Dream), cet article examine la manière dont Britten joue à tester les frontières sémiotiques de la berceuse, brouille la relation mère-enfant par de nombreuses inversions, et fait notamment de l’enfant une figure ambivalente entre le monde de l’enfance et le monde des adultes. La berceuse devient, de manière paradoxale, une protection et un danger attirant.

Damien Bonnec analyse dans « Assises de la berceuse. Motifs et poétique du bercement chez Gérard Pesson » la place des berceuses l’univers poétique du compositeur, où l’intime et le rapport à l’enfance ont toujours été prisés et recherchés, ainsi que dans son esthétique. En interrogeant la valeur symbolique et formelle que peut avoir la berceuse pour un compositeur français, cet article est une manière d’éclairer l’actualité des berceuses dans le champ de la musique contemporaine.

Parmi les articles de ce volume se trouvent également des contributions qui portent leur attention sur le contenu textuel et poétique des berceuses, depuis la poésie latine de Pontano, en passant par la poésie latino-américaine de l’autrice chilienne Gabriela Mistral ou du poète cubain Nicolás Guillén, jusqu’au roman Ru (« bercer » en vietnamien) de Kim Thúy. Aline Smeesters analyse les douze berceuses latines (intitulées Naeniae) du poète néo-latin Giovanni Pontano (1426-1503), adressées à son propre fils au berceau et composées dans les années 1469-1471. Entièrement consacrées à l’allaitement et à l’endormissement du bébé Lucio, elles font intervenir différents personnages qui gravitent autour de celui-ci – principalement sa mère et sa nourrice – et transposent des scènes de sa vie quotidienne dans un langage poétique surtout inspiré, formellement, de la poésie d’amour antique.

Deux articles mettent en évidence la potentialité « subversive » de la berceuse dans la littérature latino-américaine contemporaine. Dans l’article « Antojo de palabras para la infancia: la canción de cuna latinoamericana como caudal poético de denuncia y ternura », Carola Vesely Avaria renvoie aux berceuses traditionnelles de la culture mapuche et afro-antillaise et dégage les principales caractéristiques des berceuses d’auteurs et autrices hispano-américaines, au rang desquelles se trouve la dénonciation des conditions d’existence précaires. L’article de Zoé Saunier approfondit la réflexion sur « La potentialité subversive de la berceuse » à partir de l’analyse de trois textes latino-américains se présentant comme des berceuses : « Duerme negrito » (chant traditionnel caribéen), « Canción de cuna para dormir a un negrito » (poème d’lldefonso Pereda Valdès, 1936), et « Canción de cuna para despertar a un negrito » (poème de Nicolás Guillén, 1958). Après une rapide contextualisation et une présentation du cadre théorique à partir duquel évolue la réflexion, l’article s’intéresse à la manière dont ces textes, tout en s’inscrivant dans le genre de la berceuse, en subvertissent parfois les modalités (formelles et thématiques). La berceuse a pour vocation non pas d’endormir l’enfant mais plutôt de réveiller les consciences pour subvertir l’ordre établi, pour dénoncer, remettre en question, voire appeler à la révolte. Chant de l’intime, la berceuse s’inscrit également dans une vision collective du monde et des sociétés dans lesquelles elle naît et évolue.

Enfin, dans son article « La berceuse au-delà de toutes les frontières : l’exemple du roman Ru de Kim Thúy », Liza Bolen se fonde sur les théories des écritures migrantes et mémorielles, de l’hybridité et de la filiation, pour analyser le récit autobiographique d’un exil du Vietnam au Québec et montre que l’autrice parvient habilement à brouiller les frontières entre le roman mémoriel et la berceuse.

L’image fixe de la bande dessinée est également une forme expressive envisagée dans ce volume. Ainsi Antoine Paris dans « “Chanson aigre-douce” » de Gotlib. Dynamiques reterritorialisantes de la berceuse et transmission d’un traumatisme » analyse une double planche de bande dessinée de Gotlib, dans laquelle une comptine (forme qui, selon l’auteur, est à rapprocher de la berceuse pour la fonction qu’elle assume) en empruntant les ressources de la « lalangue » (Jacques Lacan), permet la création d’un « territoire » (Gilles Deleuze et Félix Guattari), c’est-à-dire un lieu de sûreté permettant, en l’occurrence, de résister à une situation traumatisante : celle d’un enfant juif gardé par des fermiers qui l’exploitent après que ses parents ont été déportés. La comptine joue ce rôle pour le personnage principal, mais aussi pour l’auteur qui raconte, à travers ce dispositif, un épisode de sa propre enfance. Cependant, dans un cas comme dans l’autre, la comptine permet de résister au traumatisme autant qu’elle le perpétue.

L’inquiétante étrangeté de la berceuse, son ancrage dans les réalités les plus hostiles et son caractère métaphysique n’ont pas fini de nous hanter.

Bibliography

Doja, A., “Socializing Enchantment: A Socio-Anthropological Approach to Infant-Directed Singing, Music Education and Cultural Socialization”, International Review of the Aesthetics and Sociology of Music, vol 45, n° 1, Juin 2014, p. 115-147.

Dufourmantelle, Anne, La sauvagerie maternelle, Paris, Rivages, 2001.

Partanen E, Kujala T, Tervaniemi M, « Huotilainen M, Prenatal Music Exposure Induces Long-Term Neural Effects », PLoS ONE 8 (10), 2013. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0078946

Petit, Élise, Musique et politique en Allemagne, du IIIe Reich à l’aube de la guerre froide, Paris, P.U.P.S, 2018.

Notes

1 Berceuse (esp.). Return to text

2 Cantaor flamenco de Grenade. Return to text

3 https://revues.univ-tlse2.fr/lamaindethot/index.php?id=823. Return to text

4 https://ilcea4.univ-grenoble-alpes.fr/axes-transversaux-projets/creation-culturelle-et-territoires. Return to text

5 Voir également le catalogue de l’exposition La musique dans les camps nazis, Mémorial de la Shoah, (20 avril 2023 au 25 février 2024), dont Élise Petit est la commissaire scientifique. Return to text

6 Disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=EgY1y5HtKb4. Return to text

7 C’est nous qui soulignons. Return to text

8 Stéphanie Geneix-Rabault, Fabrice Wacalie, Wayuone Eddy Wadrawane, Flavien Caihe et Elie Violette. Return to text

References

Electronic reference

Anne Cayuela and Élise Petit, « Berceuses : circulations historiques et culturelles, transmissions de l’intime », Textes et contextes [Online], 18-1 | 2023, . Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=4069

Authors

Anne Cayuela

Professeure, Laboratoire ILCEA4, Université Grenoble Alpes

Élise Petit

Maîtresse de conférences, Laboratoire LUHCIE, Université Grenoble Alpes

Copyright

Licence CC BY 4.0