1. Abel Nema, l’être sans présence dans Alle Tage de Terézia Mora
S’il n’existe pas de terme précis en allemand pour dire « le clandestin »1, le personnage dont Terézia Mora, écrivaine hongroise de langue allemande, brosse le portrait dans son roman Alle Tage (« Tous les jours », titre d’un poème d’Ingeborg Bachmann (1974 : 28)2), est pourtant bien le clandestin par excellence. Pour échapper entre autres à l’appel sous les drapeaux, Abel Nema fuit son pays d’origine – un État balkanique jamais nommé qui après sa dissolution le laisse apatride – pour entrer dans « le vaste champ provisoire de la liberté absolue d’une vie sans document valide »3 (Mora 2004a : 402). Or, toujours absolument seul, toujours « au mauvais endroit au mauvais moment »4 (Mora 2004a : 87), il n’a pas de place au monde5, il « n’es[t] nulle part »6 (Mora 2004a : 379). À travers le personnage d’Abel Nema, Terézia Mora (2004 : 305) figure un « être sans présence »7 dont elle va préciser au fur et à mesure les contradictions et les nuances. En dotant son personnage de capacités linguistiques hors du commun, en lui offrant des possibilités inouïes, l’écrivaine va aussi à contre-courant de la représentation commune du clandestin. Comblé de chance et de malchance à la fois, Abel Nema fascine et rebute, intrigue et irrite : « Il a l’air tellement normal […], c’est pour cela que l’on met un certain temps à remarquer qu’en réalité il attire comme un aimant tout ce qu’il y a d’étrange, de ridicule et de triste. »8 (Mora 2004a : 188) Douteuse, bafouée, reniée, perdue, inexistante, son identité échappe à toute définition. Abel demeure dans toutes ses contradictions l’énigme sans solution, un défi lancé à ceux qu’il va côtoyer et, plus généralement, à la société dans laquelle il se meut et qu’il vient interroger et déplacer.
1.1. Une non-identité
La situation de clandestin d’Abel Nema se caractérise tout d’abord par la non-identité administrative que lui vaut la dissolution de son pays d’origine. Le contexte politique qu’il a fui le laisse en effet quelques années plus tard sans origine réglementaire et, si le terme de « réfugié »9 est utilisé à maintes reprises dans le roman en rapport avec Abel, c’est surtout sa clandestinité qui est mise en avant :
La chose est simple, dit Abel. Le pays, dans lequel il était né et qu’il avait quitté près de dix ans auparavant, s’était divisé entre-temps en trois à cinq nouveaux États. Et aucun de ces trois à cinq États ne se sentait dans l’obligation d’accorder la nationalité à quelqu’un comme lui.10 (Mora 2004a : 269)
Déserteur d’un pays, il se trouve expatrié de fait par plusieurs pays à la fois, et sans recours institutionnel possible : « Vous ne pouvez pas vous rendre à votre ambassade, pour des raisons objectives. »11 (Mora 2004a : 98) N’étant plus d’aucune validité, le passeport dont il est en possession le rend clandestin, c’est-à-dire ici inexistant au regard de la loi de son nouveau pays de résidence : « Cet État n’existe plus […] », dit la juge le jour prévu de son divorce au moment où il présente le seul titre d’identité alors en sa possession, « je ne peux pas prononcer le divorce de quelqu’un qui n’existe pas. »12 (Mora 2004a : 48-49) Non qu’Abel Nema se soit soustrait à la loi, paradoxalement celle-ci ne peut reconnaître de lui que son inexistence. Lui qui n’avait d’autre conscience politique que celle de fuir un pays en guerre pour survivre, se retrouve dans la même situation qu’un « hors-la-loi »13 (Siblewski 2006 : 214).
Au-delà de l’aspect administratif et juridique, la non-identité sociale du personnage va aussi être nourrie de nombreux paradoxes qui font de lui l’être à la fois « le plus authentique et le plus invraisemblable »14 (Mora 2004a : 314-315). Le destin que va connaître Abel durant sa désertion, puis ses années de clandestinité dépasse en effet toute représentation commune : « Je ne voulais pas », dit Terézia Mora (2004b : 47) lors d’un entretien, « d’une histoire dans laquelle un homme fuit dans des conditions impossibles, ni qu’il lui arrive tout plein de malheurs et que tout soit très difficile pour lui. Je voulais au contraire qu’il ait tout le temps de la chance, envers et contre toute attente. »15 Doué miraculeusement d’un talent pour les langues à la suite d’un accident, Abel parvient à en maîtriser une dizaine à la perfection, ce qui lui vaut un contrat de chercheur à l’université, des missions d’interprétariat ainsi que des projets de recherche. Pourtant, il reste la plupart du temps muet comme le veut son nom de famille (en hongrois, « nema » signifie « muet »), et les langues qu’il possède sont paradoxalement autant de facteurs d’isolement : « Ses dix langues, il ne les a apprises que pour être plus seul encore qu’avec trois, cinq ou sept. »16 (Mora 2004a : 329) En réalité, le personnage est doté d’attributs énigmatiques trop contradictoires pour entraîner l’effet escompté : « la fonction d’ordonnance du monde, de vecteur social et de constitution identitaire de la langue […] semble être sans vigueur chez Abel et en aucun cas obtenir un effet communicatif. »17 (Vollmer 2010 : sans pagination) De la même façon, alors que des inconnus lui offrent toujours et encore de l’aide, de l’argent ou encore un logement, qu’un professeur lui octroie une place à l’université, et une femme des papiers en l’épousant, différentes voix vont venir souligner la marginalité et l’isolement social de cet homme, comme celle d’un agent de police à un moment où Abel a été arrêté : « Quelqu’un qui est seul est vite rattrapé par le destin et tu es seul, ça au moins c’est une certitude, tu es aussi seul qu’on puisse jamais l’être, ton professeur qui demande au téléphone : Qui ?, est ton parent le plus proche. »18 (Mora 2004a : 150) Ainsi, malgré les possibilités qui lui sont offertes et devraient lui permettre de sortir de sa clandestinité et de progresser dans la (re)construction de son identité, Abel Nema est condamné à demeurer sans prise aucune sur le monde, une fatalité expliquée ainsi par un des autres clandestins du roman : « Si ton destin a déraillé un jour, tu en portes la marque. »19 (Mora 2004a : 188)
Abel Nema ne va pas déroger à un principe formulé par Hannah Arendt dans son essai « Nous autre réfugiés », rédigé en 1943 alors qu’elle était elle-même réfugiée aux États-Unis, sur le sort des réfugiés réduits à la clandestinité : « Très peu d’individus », affirme-t-elle (2013 : 12), « ont la force de conserver leur propre intégrité si leur statut social, politique et juridique est [totalement confus]. »20 Le personnage de Terézia Mora dit s’être « fait piquer son identité »21 (Mora 2004a : 50), ce qui vaut à ce moment du récit au sens propre – car tous les documents valides obtenus par mariage lui ont été dérobés, son identité n’est donc plus prouvable – comme au sens figuré car son identité, du fait de sa situation, lui a été enlevée. Ceci trouve une illustration dès son arrivée dans les pensées du professeur qui l’observe : « À ce moment-là, il vient tout juste d’arriver, un jeune homme avec un sac à dos, qu’est-ce qui peut bien lui passer par la tête. »22 (Mora 2004a : 91) Dépouillé de tout, réduit à sa plus simple définition, Abel est confronté au néant de son existence au présent et à venir. S’interroger sur ses pensées, comme le fait le professeur ici, rappelle la formule de Georg Büchner que Terézia Mora (2005 : 30) cite à plusieurs reprises : « Il a le problème de Büchner », dit-elle en effet de son personnage principal : ‹ Chaque homme est un gouffre, on a le vertige quand on regarde dedans. › »23 Passage obligé, « la liberté absolue d’une vie sans document valide » n’est qu’une autre façon de formuler l’immense abîme qui s’ouvre à la fois devant lui et en lui.
À défaut d’identité, c’est son étrangeté qui va le caractériser du début à la fin du roman. Car Abel demeure à jamais « l’être humain comme étranger en soi »24, dit l’auteure (2005 : 30). Qu’il s’agisse de son accoutrement, de son allure, de son comportement, aucun détail n’échappe à ce caractère qui le définit et va être décrit de la façon suivante dans la perspective de sa future épouse :
[…] car ce qui était vraiment essentiel à ce moment-là, c’était quelque chose que Mercedes, la fiancée, n’aurait pas pu nommer, quelque chose qui sentait comme une salle d’attente, comme des bancs en bois, un four à charbon, des rails désaxés, un sac en papier jeté dans un buisson avec des restes de ciment, du sel et de la cendre sur une route verglacée, des vinaigriers, des robinets de cuivre et de la poudre de cacao très noire et de toute façon : de la nourriture qu’elle n’avait encore jamais goûtée, et ainsi de suite, quelque chose d’infini, pour lequel elle n’avait plus de mots, émanait de lui, comme s’il le portait dans ses poches : l’odeur d’un pays inconnu. Elle sentait quelque chose d’étranger en lui.25 (Mora 2004a : 16-17)
Ainsi se déploie la description d’une biographie suggérée – inventée ou fantasmée – qui vient pallier tant que faire se peut les interrogations de Mercedes sur ce mari inaccessible, lui donnant matière et corps, même si son portrait n’est jamais brossé que par petites touches. Tous ces détails toutefois, aussi imprécis qu’impersonnels, ne font qu’ajouter au mystère du personnage. Ils évoquent un voyage rude sans départ ni destination, font éclater l’expérience du clandestin en fragments que celui-ci laisse au bord de la route, autant d’images qui suggèrent une altération progressive, un délitement jusqu’à la cendre et la poudre. Et son identité n’est plus finalement qu’une émanation, concrète et abstraite à la fois, évocatrice et secrète.
1.2. « Être sans présence »
Terézia Mora (2004a : 305) déploie tout au long du roman l’idée d’un « Nicht-Vorhandensein » (d’un « être sans présence »), autour de laquelle se cristallisent les représentations variées de cet homme clandestin. Lorsque dans l’incipit des femmes découvrent le corps d’Abel pendu la tête en bas sur une aire de jeu, leur réaction est révélatrice : « Au début, elles avaient pensé, témoignèrent les femmes par la suite, que quelqu’un avait simplement oublié son manteau là […]. Mais elles virent alors que des mains dépassaient en bas […]. »26 (Mora 2004a : 9) Invisible au premier abord, le corps d’Abel apparaît d’emblée dans son inconsistance, et la maigreur qui va le définir ensuite sera reprise plusieurs fois dans le récit : « et si mince, mon Dieu ! Le vent va t’emporter ! »27 (Mora 2004a : 140) Présent sans l’être vraiment, Abel Nema est rapporté à un mirage à qui l’on demande d’être humain, comme le relève le personnage de Kinga, une clandestine elle aussi : « Ça rime à quoi de disparaître tout le temps comme ça, t’es quoi ? Un mirage ? Non, t’es pas un mirage, mon cher, t’es un être humain, y a des gens qui se font du souci pour toi. C’est pas possible de se comporter comme ça. »28 (Mora 2004a : 299) Plus précisément, la non-présence d’Abel au monde fait planer un doute sur son caractère humain, d’où les images de fantôme ou de revenant, auxquelles certains personnages ont recours pour le décrire et ce dans des situations des plus banales, comme par exemple lorsqu’il monte dans un taxi : « Aujourd’hui, j’ai vu un homme qui devait être tombé du ciel ou sorti droit de l’Enfer, en tout cas quand il est monté dans ma voiture, il n’était pas encore complètement un être humain. »29 (Mora 2004a : 337-338) La réalité d’Abel ne cesse d’être mise en doute et, somme toute, il semble qu’il lui manque l’essentiel pour être : « Il ne lui manque rien, sauf… Il ne connaissait pas le mot, il le forma lui-même : de l’humanité. Je ne sais pas si l’on peut dire cela de cette façon. Un homme sans humanité, tu comprends ? »30 (Mora 2004a : 119) Dépourvu d’humanité, Abel le semble à plusieurs titres – son absence d’émotions, de sentiments et d’intérêts, sa distance par rapport à toute chose lui sont reprochées à maintes reprises comme autant de manquements à une loi sociale non dite –, en d’autres termes : « il est au monde sans être au monde »31 (Mora 2004a : 14).
« Il fonctionne quasiment comme un centre vide, comme l’œil de l’ouragan »32, commente Terézia Mora (2007 : 106) lors d’un entretien, une belle définition de son personnage clandestin impliquant un certain nombre de stratégies narratives qui vont conférer au texte son dynamisme propre. Qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes, de personnages qui partagent sa situation de clandestin ou non, de figures plus ou moins importantes dans sa trajectoire, chacun va tenter de s’approcher de ce centre fascinant et repoussant à la fois, sans qu’aucun ne parvienne jamais à y avoir accès. « Quelqu’un », décrit Mercedes, « une tante à héritage nommée Providence, m’a offert un gigantesque puzzle de mari, j’avance morceau par morceau depuis les bords, un bon entraînement pour l’observation et l’endurance […]. »33 (Mora 2004a : 302) Là aussi est suggéré un mouvement vers un centre désespérément vide, un jeu de patience dont elle ne viendra pas à bout. De cette manière, le récit progresse aussi « depuis les bords », chaque personnage qui gravite autour du centre qu’est Abel ne contribuant jamais qu’à en dessiner des contours aussi indécis que l’est l’identité du personnage. Car, comme le remarque Eszter Propszt (2012 : 115) à juste titre : « Chaque voix construit l’identité d’Abel Nema, selon sa faculté de perception et d’expression, à titre personnel et subjectif et donc avec une valeur relative – un effort de construction énorme sans aucun gain de connaissances. »34 En effet, si la polyphonie de ce roman qui procède par focalisations externes mêlées de monologues intérieurs35 permet de conférer au personnage quelques traits de caractère et nuances, ceux-ci peuvent signifier une chose et son contraire : « Il dégage quelque chose d’inexplicable, du lointain et… est-ce que c’est de la force ou de la faiblesse ? »36 (Mora 2004a : 139) Non que la personnalité de cet être clandestin soit seulement contradictoire, Terézia Mora « […] maintient grâce à sa narration indirecte l’inconcevabilité du personnage. »37 (Siblewski 2006 : 221) En témoignent les vides narratifs – à maintes reprises aussi de façon concrète, les lignes et espaces vides –, les soubresauts de la narration, les changements permanents de perspective narrative, voire parfois l’impossibilité de savoir qui prend en charge le récit, les formulations souvent hésitantes des personnages, leur recherche entêtée du mot juste qui échoue dans un silence qui semble imposé par le personnage même : « Un bel homme, poli, discret. Et en même temps… Je ne sais pas, il a quelque chose en lui, quelque chose… »38 (Mora 2004a : 286)
Par ailleurs, Abel est celui qui fuit continuellement, même s’il n’est jamais qu’emporté tel « l’œil de l’ouragan », même si sa fuite n’a plus de sens : « Tu ne vas nulle part ? C’est possible, ça ? N’est-on pas toujours en route vers quelque part ? »39 (Mora 2004a : 121) Et si les fugitifs représentent un motif récurrent dans la prose de Terézia Mora, l’écrivaine offre cette fois une variante radicale de la figure littéraire du « Wanderer », de l’errant, « une radicalisation du topos romantique sous le signe des guerres actuelles et des mouvements migratoires. »40 (Siblewski 2006 : 221) Personnage errant41, fuyant au sens littéral et figuré du terme, Abel Nema se dérobe aux regards comme aux tentatives de description, ce à quoi l’auteure (2007 : 106) donne une explication politique : « Parce qu’il est ce que nous ne pouvons pas nommer, cette part de la guerre qui s’imprègne en nous, même si l’on n’y participe pas, et ce qui reste de la guerre en nous, une fois que la paix est conclue. Abel, c’est le traumatisme. »42 Bien qu’il ne s’agisse de décrire dans le roman ni la guerre, ni la dimension historique du contexte, « le texte en laisse sentir les retombées et ce sous forme d’ambivalences textuelles, que ce soit à travers l’inaccessibilité narrative d’Abel ou encore à travers le refus du texte de n’être ni concret ni abstrait. »43 (Thaylor 2013 : 28-29) Ainsi le récit nourrit-il la non-présence du personnage, suggérant sans cesse l’insaisissabilité de ce dernier, progressant selon un degré élevé d’incertitude qui détermine sa propre poétique. Et c’est justement cette incertitude qui va générer chez les autres personnages, et plus largement au sein de la société dans laquelle Abel Nema évolue, une inquiétude aussi inexplicable que profonde.
1.3. Énigme sans solution ?
Il est très souvent question dans le roman de la fascination qu’exerce le personnage, fascination que chacun explique à sa façon – désir, trouble, attrait intellectuel, admiration, envie, attirance pour l’inconnu et l’énigmatique –, de lui émane une aura inexpliquée et inexplicable : « sa véritable spécialité, c’est que les gens s’intéressent à lui et ce sans qu’il y fasse quoi que ce soit. »44 (Mora 2004a : 14) L’énigme qu’incarne Abel Nema interroge inévitablement et, que ses effets soient superficiels ou profonds, ils signifient autant de mises en question du fonctionnement d’une société tout entière. Très vite en effet, le caractère « unglaublich » (« incroyable ») de l’identité, de la situation et des événements qui arrivent au personnage d’Abel bascule en quelque chose de « unheimlich » (« inquiétant ») (Mora 2004a : 210 pour les deux termes). Le mystère éveille le soupçon et la peur qui lui est liée déclenche des réactions de défense et de mise à distance, interprétées jusque dans le silence des protagonistes. Ainsi, une jeune femme qu’Abel va mettre sans le vouloir en mauvaise posture – en lui demandant de le dissimuler – ne peut s’empêcher de penser que celui-ci est probablement dans une situation d’illégalité, peut-être même condamnable : « Quel crime avez-vous commis ? C’est ce qu’elle voulut demander, mais elle se garda de poser la question. »45 (Mora 2004a : 345) La syntaxe allemande présente ici un chiasme non traduisible, signe du repli de la jeune femme dans ses interrogations et inquiétudes, sa façon de se protéger du « centre vide ». Et d’une façon ou d’une autre, Abel Nema aussi fascinant qu’il puisse être pour son entourage n’a de cesse de déstabiliser, car l’incompréhension à son égard est source d’ennuis petits ou grands : « Dans le fond, il ne fait rien, il ne fait qu’exister, d’une façon ou d’une autre. Et soudain, ou peu à peu, cet homme devient une suite d’irritations et de tracas. »46 (Mora 2004a : 328) Incompréhension, agacement, colère constituent les principaux effets que produit Abel Nema sur les personnes qu’il côtoie.
Dans le roman, plusieurs personnages vont donner à voir plus précisément les conséquences individuelles et morales de leur rencontre avec Abel Nema, notamment Mercedes et son professeur Tibor. Sa future femme, tout d’abord, fait partie des personnages qui vont s’intéresser le plus à sa double condition de réfugié et de clandestin. Et de manière très révélatrice, ses interrogations vont toujours de pair avec un sentiment de culpabilité difficilement maîtrisable : « Mercedes s’intéresse depuis peu à la question des réfugiés, quelle est la situation juridique, quelles sont les maladies spécifiques. En cela, il n’est pas le meilleur interlocuteur d’ailleurs, ça t’étonne, comment est-ce que tu te sentirais à sa place, j’ai presque honte […]. »47 (Mora 2004a : 274) La transition progressive d’un « elle » à un « tu » puis à un « je » est une manière éloquente de montrer la plongée dans la (mauvaise) conscience du personnage. L’intérêt pour une question distante converti en empathie exige une nouvelle perspective sur les choses, et dans le cas précis de Mercedes implique un cheminement et une évolution : « je suis une autre, pas complètement, mais à quelques nuances décisives près. »48 (Mora 2004a : 273) Ainsi, le mariage blanc – du moins en apparence – qu’elle va souhaiter contracter avec Abel Nema représente une prise de responsabilité individuelle qui devient une question d’honneur, même quand cette union n’aura plus de sens en soi : « Si je fais annuler le mariage, dit Mercedes, il perd son passeport. »49 (Mora 2004a : 330) D’elle dépend donc à ce moment précis la situation de clandestinité ou de régularité du personnage et Mercedes, consciente de ce pouvoir (inouï) sur autrui, se montre à la hauteur de ce qu’elle estime être un devoir moral.
Plus complexe est la relation qu’Abel entretient avec son professeur Tibor, ancien migrant par obligation lui aussi et originaire de la même ville, qui offre au génie qu’est Abel un travail de recherche. Abel dérange ce professeur bien installé parce qu’il met en cause ses valeurs morales : « Quelque chose d’inexplicable se passe à chaque fois que j’ai affaire avec cet homme. Plus tard, le professeur B. parvint à identifier deux composantes de son sentiment complexe. Il s’agissait de la honte et de la nostalgie. Pourquoi justement celles-là ? »50 (Mora 2004a : 164) Tibor s’interroge notamment sur les raisons qui l’ont poussé à venir en aide au clandestin. Car s’il est louable d’aider une personne en difficulté, dans quelle mesure leur origine commune n’est-elle pas finalement la raison fondamentale, peut-être la seule, de son action ? L’interrogation va plus loin encore car, lors d’un événement qu’il vit comme un acte héroïque – il abandonne ses invités un soir de premier de l’An pour chercher Abel arrêté sans raison valable par la police –, l’état d’exaltation dans lequel il se trouve – « Il se laissait emporter par l’idée qu’il lui fallait délivrer son propre fils des griffes d’une autorité publique criminelle et que chaque minute comptait. »51 (Mora 2004a : 127) – fait place à un dégrisement tout aussi extrême : « Si Tibor se sentait encore à l’instant porté par son engagement pour l’étudiant étranger, maintenant que tout était fini et qu’ils étaient assis dans la voiture, tout s’était dissipé. En fait, je ne sais rien de lui. »52 (Mora 2004a : 128) Son action de sauvetage, un acte d’exhibition somme toute superficiel qui revient à s’acheter une bonne conscience, vient interroger le sens même de son engagement dans cette situation donnée et de son rôle de manière générale et finit par être accusateur et dérangeant. « Tous les personnages du texte cherchent à concevoir, voire à former leur propre identité, c’est-à-dire leur propre signification, en rapport avec Abel Nema. »53 (Propszt 2012 : 114) Ce qui vaut ici au niveau individuel peut être transposé facilement au niveau social, car le clandestin renvoie à la société une image qui la met en cause.
« Riche en abris et en ressources », est-il écrit dans le prologue d’un ensemble de réflexions sur les formes de clandestinités urbaines, « la ville est aussi, tout à la fois le lieu de la concentration policière et celui du regard démultiplié, parfois complice ou indifférent, parfois soupçonneux jusqu’à la malveillance. » (Retaillaud-Bajac 2008 : 14) Toutes ces nuances sont bien présentes dans le texte de Terézia Mora et contribuent à la représentation commune du clandestin. Les agressions verbales ou physiques d’un degré de violence plus ou moins élevé dont Abel est victime, les obstacles qu’il rencontre, qu’ils soient administratifs, juridiques ou policiers, ne semblent pas au départ avoir raison de ce personnage et représentent autant de critiques d’une société peu accueillante, un doigt pointé sur des manquements et dysfonctionnements. Et le roman d’accorder une place importante à la réflexion sur le rôle de l’État, réflexion déclenchée par ce personnage hors du commun d’Abel Nema, par exemple chez un policier alors qu’Abel a été arrêté :
En bref, on se demande que faire de quelqu’un […] qui a de telles facultés, de cet Abel Nema, qui a tout l’air d’être un garçon raisonnable, dont on est convaincu de l’innocence depuis le début ou depuis relativement tôt, on a juste attendu qu’il le dise lui-même. Être un Père État n’est pas un métier facile, il ne s’agit pas de punir, il s’agit de transmettre des valeurs, de pousser à réfléchir et il espérait y être parvenu un peu cette fois. Et maintenant, on rentre gentiment à la maison et on réfléchit à ce que l’on va faire de son destin. Avoir des facultés extraordinaires, c’est un privilège énorme que l’on n’a pas le droit de garder seulement pour soi, sans compter que l’on peut avoir tout le talent que l’on veut, si l’on n’a pas de papier en règle par exemple, cela ne sert à rien.54 (Mora 2004a :151)
Abel Nema est un exemple éclatant du clandestin qui « met au défi la norme juridique ou civile »55 (Retaillaud-Bajac 2008 : 10). Son silence, sa distance par rapport à tout événement, son talent, son innocence, l’étrangeté et l’irrégularité de sa situation, qui ne sont pas de son fait, désarçonnent le représentant de l’autorité publique qui se raccroche à des principes dont le sens est alors aboli, car quel est justement le rôle d’un « Père État » dans ce genre de situation ? De quelles valeurs s’agit-il ici et qui doit être poussé à réfléchir sinon l’État lui-même (ce qu’une dizaine d’années plus tard, lors de l’arrivée massive de réfugiés en 2015, l’État allemand a été contraint de faire) ? Terézia Mora dénonce ici également la condescendance avec laquelle est traité Abel, l’absurdité de tout rapporter à une question administrative. L’État tel qu’il se présente n’est pas prêt à recevoir quelqu’un comme Abel Nema, ce qui explique en partie pourquoi celui-ci ne peut être considéré que comme « un être perdu »56 (Abelein 2005 : 136).
Évoquant la gageure que signifie conserver sa propre personnalité quand on est privé de ses papiers, la difficulté de changer de statut et de se créer une nouvelle identité, Hannah Arendt (2013 : 13) ne manque pas de reconnaître aussi la nécessité individuelle de répondre de ses actes : « Nous sommes en partie responsables de l’état de confusion dans lequel nous vivons. »57 C’est aussi exactement ce que suggère Abel Nema à qui Terézia Mora fait dire :
J’ai eu de la chance, des facultés et des possibilités, on ne peut même pas prétendre que je les aurais gâchées, pourtant à présent je suis perdu. J’ai eu tout simplement trop honte. De ne pas être au bon endroit, ou au bon endroit ne pas être la bonne personne. Toute ma force s’est épuisée dans cette honte, du matin au soir, et la nuit aussi. Une honte avilissante, désespérée. Parce que je viens d’où je viens. Parce qu’il s’est passé ce qui s’est passé. Pause, puis de manière à peine audible : Un jour, l’homme talentueux que je suis a fini par désespérer.58 (Mora 2004a : 406)
Ainsi endosse-t-il sa part de responsabilité en mettant à nu ce qui constitue le fondement de son inertie : la honte motivée entre autres par le traumatisme de son passé et un reniement de soi à la fois forcé et volontaire. Et si Terézia Mora plonge son personnage à la fin du roman dans un état d’apathie absolue – il n’est plus capable de dire autre chose que : « es ist gut », (« c’est bien », « c’est bon ») –, cet état n’est pas sans rappeler d’une part la fin du Lenz de Büchner et le place en conséquence résolument hors du monde et d’autre part la citation biblique « es ist vollbracht » (« Tout est achevé », Jean 19,30). Dans l’un ou l’autre cas, il apparaît de manière évidente qu’il n’y avait pas dans cette société d’autre solution pour Abel Nema qu’une « cruelle rédemption »59 (Mora 2004b : 9).
De l’inexistence administrative, judiciaire et sociale de son personnage, Terézia Mora tire nombre de paradoxes qui vont en fonder l’étrangeté constitutive. Abel demeure le clandestin, celui qui est renié par la loi et qui en contrepartie ignore les règles tacites d’une société, celui qui échappe tant au monde qu’il n’est « pratiquement plus présent »60 (Mora 2004a : 15). Apparentée à la mort ou à un défaut d’humanité, la présence absente d’Abel nourrit de même tous les doutes et laisse en suspens toutes les interrogations. Les voix qui l’entourent tentent de circonscrire cette identité énigmatique et fuyante sans jamais y parvenir, renforçant ainsi l’inquiétude au cœur de ce roman qui correspond à un profond malaise, tant individuel, social que politique, d’où le terme récurrent de « honte » ressentie par Abel et ses proches. Le rôle que doivent jouer l’individu, la société, l’État face aux clandestins par obligation que sont la plupart des migrants est ainsi mis en question sous différentes facettes et nuances. Abel déstabilise dans la mesure où sa façon d’être et sa situation sont à ce point inattendues qu’elles anéantissent les représentations communes et principes établis. Terézia Mora met en œuvre un ensemble complexe de stratégies narratives à la hauteur de cette gageure littéraire que représente écrire un roman sur un personnage clandestin qui n’existe pas, ni pour les autres, ni pour lui-même.