Y a-t-il un silence expressif propre à la couleur ? René Char et le rythme analogique

  • Is there an expressive silence specific to colour? René Char and analogical rhythm

Résumés

Cet article replace la couleur comme silence de l’image, selon les termes de Jacqueline Lichtenstein, dans son contexte historique, où le silence est entendu comme interruption du discours et l’expressivité d’un visible silencieux par conséquent problématique. La relation entre silence et couleur se pose différemment dès lors que la ligne cesse de renvoyer au dessin discursif pour devenir un élément figural au même titre que la couleur, qui n’est plus alors associée au silence mais participe à l’unité rythmique du tableau.
Le corps de l’étude explicite et approfondit ces directions d’analyse par une lecture croisée d’un texte de René Char sur Miró et de quelques passages de Discours, Figure de Lyotard, où Maldiney sert parfois d’intercesseur. On montre d’abord (I.) que la ligne aussi peut être silencieuse et expressive en l’envisageant successivement sous l’angle du désir (1.1.), du figural et de la reconnaissance (1.2.), et de la durée (1.3.). On analyse ensuite le jeu pictural proprement dit (II.) en se demandant d’abord avec Char si la couleur au tableau ne possède pas quelque moment sauvage réfractaire à ce jeu, un plaisir immédiat et des « facultés » que le peintre se contenterait de « mettre en œuvre (2.1.) » ; on en vient cependant à l’examen des rapports qui l’unissent à la ligne et l’on décide s’ils sont de rythme (silence expressif) ou de structure (discours pictural) (2.2.) ; la tension qui parcourt l’article comme le texte de Char entre une analyse de l’élément isolé et une analyse de son jeu d’ensemble trouve sa justification dans les notions chariennes de rythme « analogique » et de « vibration double », éclairées par une distinction entre l’opposition plastique et l’opposition linguistique – notions qui lèvent certaines apories du figural lyotardien.

The article begins with a thorough examination of the problem. It argues that the idea of an eloquent/expressive silence inherent to color can only be understood in the painting itself; that any affect which would come from a pictorial color should be considered as an affect of the eye itself, and that the problem is thus different from the common one of the silence of the soul’s affections; that Jacqueline Lichtenstein’s quote, in particular the characterization of color as the “silent part” of the image, is reliant on a particular historical context; that in the very period she investigates, this silence should only be understood as an interruption of discourse, and that therefore the thesis of a “pure expressivity of a silent visible” is problematic; that the so-called “modern age” of painting tends to modify the problem, given that the line ceases to belong to a discursive drawing, to become a figural element along with color; that if the new relations between color and line, be they examined, might lead to grant color the real significance it was previously lacking, they might as well be interpreted as a pictorial discourse where color would lose its silence; that in the assumption of a non-linguistic play of the pictorial elements, the possibility of a specific silence inherent to color seems threatened by the rhythmical unity of the painting.
What follows only tries to explain and go deeper in these initial remarks. It does so by a cross-referenced reading of a text by René Char about Miró and of selected excerpts of Lyotard’s Discours, Figure – Henri Maldiney playing the mediator part when needed. The article first shows (I.) that the line also can be silent and eloquent, by analyzing it successively from the perspective of the desire (1.1.), the figural and the recognition criterion (1.2.), and finally the duration (1.3.). It then moves on to the pictorial play itself (II.), wondering with René Char if the pictorial color couldn’t possess some untamed moment, resistant to the very play it is involved in, an immediate pleasure and some natural “faculties”, to quote Char, that the painter would only dispose of. (2.1.); the analysis however goes forward and broaches the relations between color and line, trying to decide whether they are matter of structure (pictorial discourse) or of rhythm (expressive silence) (2.2.); the tension running through the whole article as well as René Char’s text between an analysis of color and line as separate elements and an analysis of the same from the viewpoint of their unitary play, finds its justification in René Char’s notions of ‘analogical’ rhythm and “ double vibration ”, which are clarified by a distinction between two different conceptions of the opposition : esthetical and linguistic. These notions eventually appear capable of resolving some of the aporias of Lyotard’s concept of figural.

Plan

Dédicace

À Martin Rueff.

Texte

Parler d’un silence expressif de la couleur ne va pas sans précautions. En toute rigueur, un tel silence ne peut s’entendre qu’au tableau. Rien de moins indicible en effet que les couleurs du monde : toutes les couleurs du spectre ont un nom, et une quantité impressionnante de leurs nuances ; les qualités chromatiques sont explicitées par une terminologie stable (valeur, chaleur, etc.) et la science optique, pour ne rien dire ici de la physique ondulatoire (qui certes s’écartent de leur phénomène), ne fait qu’accentuer la prise sur elles du langage.

Préciserait-on qu’on ne regarde ici qu’aux effets de la couleur, affectifs peut-être, que l’argument demeurerait : ceux-ci manquent à la perception ordinaire et n’apparaissent qu’au tableau. La vision quotidienne s’opère en effet sous l’horizon d’une nomination silencieuse qui découpe les unités perceptives selon les besoins de l’action : si je sors acheter du pain, je ne vois pas les couleurs de l’asphalte ou du pain pour elles-mêmes, mais seulement comme indices utiles à l’identification des objets par lesquels en passe mon action. « Cette couleur, écrit Henri Maldiney, cette lumière sur laquelle notre regard [quotidien] s’arrête n’est plus qu’une qualité indifférente qui nous permet d’identifier un objet ou une heure du jour. Elle n’est plus une manière de vivre avec le monde. » (Maldiney 1973 : 16.) Et Lyotard : « La couleur peut donner du plaisir au sujet (quand elle lui est bonne), mais sa jouissance cruelle est réservée à l’âme qui d’un coup meurt et naît en unisson précaire avec le fait pictural. » (Lyotard 2000 : 111.)

Sans doute la perception ordinaire est-elle elle-même susceptible d’une telle « jouissance cruelle » quand elle s’élève à l’appréhension de cette « logique colorée » dont parle Cézanne (Doran 1978 : 144) et qui arrache les tons aux objets, les rend « assez légers, commente Maldiney, […] pour pouvoir entrer dans la danse et venir à nous […] sur des pattes de colombes. » (Maldiney 1973 : 18.) Mais une telle perception du monde est déjà picturale, et dépend sans doute du retour, du pli d’une culture des œuvres sur le sensible.

C’est donc de la seule couleur au tableau que la question d’un silence propre à la couleur est susceptible d’être posée. Seule l’opération picturale peut doter la couleur d’une expressivité silencieuse qui mette au défi le langage. Au défi, en effet, et non au ban, pour autant que cet indicible sur lequel il viendrait buter est précisément ce qui mériterait le plus d’être dit, et que le langage, à suivre Lyotard, tire toute sa ressource de l’hétérogénéité de son vis-à-vis. À tel point que silence et discours doivent peut-être s’interpréter comme les deux feuillets résultant d’un primitif « déchirement » :

Le silence est le contraire du discours, il est la violence en même temps que la beauté ; mais il en est la condition puisqu’il est du côté des choses dont il y a à parler et qu’il faut exprimer. […] Le silence résulte du déchirement à partir duquel un discours et son objet se placent en vis-à-vis, et commence le travail de signifier […]. (Lyotard 1971 : 14.)

Le « silence sauvage » de l’art (Lyotard 1971 : 13) est le paradoxe d’un mutisme distinct du silence absolu, taciturnité qu’explore entre autres la tradition des natures mortes, qui s’appelèrent d’abord natures coites.

Et qu’on se garde de croire que ce problème ne serait qu’un cas particulier du problème plus général du silence des affects : « l’émotion » que provoque la couleur n’est qu’une manière imprécise de dire l’« événement colorant » (Lyotard 2002 : 110 ; nous soulignons) par lequel l’âme est ‘affectée’ sans doute, mais au sens précis où elle est repeinte au ton de la couleur qu’elle voit. Le regard sur une couleur picturale n’est pas une pure noèse, il est baigné par la couleur, il est lui-même coloré.

Cézanne à Gasquet :

Vous savez que lorsque Flaubert écrivait Salammbô, il disait qu’il voyait pourpre. Eh bien, quand je peignais ma Vieille au chapelet, moi, je voyais un ton Flaubert ; une atmosphère, quelque chose d’indéfinissable, une couleur bleuâtre et rousse […]. […]. Le grand bleu roux me tombait, me chantait dans l’âme. J’y baignais tout entier. (Gasquet 1978 : 111. Nous soulignons.)

Klee, dans son journal : « La couleur me possède. Point n’est besoin de chercher à la saisir. Elle me possède, je le sais. Voilà le sens du moment heureux : la couleur et moi sommes un. Je suis peintre. » (Klee 1959 : 282.) On pourrait multiplier les exemples. Car n’est-ce pas encore le sens profond du chromatisme des figures de Bacon où les valeurs du modelé des Figures sont concurrencées et subverties par le jeu sculptural de tons purs qui ne symbolisent aucune émotion ordinaire et nommable, mais expriment des couleurs-affects, mise en abyme peut-être de l’activité du peintre qui ne travaille pas la couleur sans en être travaillé en retour ?

S’il faut parler d’une affectivité de la couleur picturale, ce n’est donc pas au sens où la couleur parlerait un quelconque langage de l’âme, mais à celui où elle suscite elle-même une « âme » propre au regard :

La peinture est une passion de la couleur. […]. C’est ce spasme qui éveille dans le regardeur […] une âme, qui l’écartèle. […]. Sans la couleur-peinture […] elle sommeille, elle inexiste. Cette couleur existe l’âme (sens transitif), mais c’est grâce au geste pictural. Sans lui, le corps sensori-moteur enregistre les colorations comme des informations contextuelles. (Lyotard 2000 : 111.)

Cette simplicité de la couleur n’est pourtant qu’apparente. Si l’âme dont la crédite Lyotard ne vaut qu’au tableau, comment en effet, dans le fonctionnement général de celui-ci auquel conspirent pourtant d’autres éléments, cette âme pourrait-elle encore être propre à la couleur ? La couleur ne peut être cette « part silencieuse » de la peinture qui « constitue l’image comme telle », comme l’affirme Jacqueline Lichtenstein dans La Couleur éloquente (Lichtenstein 1989 : 12), que si on peut l’isoler du dessin et négliger le caractère unitaire du « moment apparitionnel » (Maldiney 1973 : passim) du tableau. Nous ne voudrions pas prolonger outre mesure ces remarques introductives, mais on peut difficilement éviter de souligner dès à présent que le propos de Jacqueline Lichtenstein vise une configuration historique particulière de la peinture, celle du siècle classique où règne le débat entre rubénistes et poussinistes, et où s’affirme un partage net entre un dessin ‘intelligible’ (discursif, narratif, rhétorique) et une couleur ‘sensible’. Or il n’est pas sûr qu’un tel partage puisse être reçu comme un principe universel de l’esthétique. La couleur ne peut être « part silencieuse » qu’aussi longtemps qu’elle fait bande à part, c’est-à-dire qu’elle n’entre pas avec les autres éléments picturaux dans un rapport proprement plastique. Ce n’est pas qu’elle s’y refuserait intrinsèquement, mais plutôt que la configuration de la ligne comme dessin pendant la plus longue partie de l’histoire de la peinture (au moins occidentale), disons très grossièrement jusqu’à Cézanne, soumet le tableau à un ordre discursif dont la couleur est jusqu’à un certain point exclue. Précisons ce point.

Jusqu’au tournant que nous avons dit, la scène picturale se présente comme un texte à lire : non seulement elle appelle le commentaire, fût-il mental, mais elle use des procédures du langage. Un rapport significatif s’instaure entre des éléments que le dessin a pour fonction d’identifier et de caractériser : le parcours de la ligne est contour et sa valeur plastique propre est subordonnée à l’expressivité de l’objet (pensées, émotions, dispositions morales d’un personnage par exemple). De même les lignes de force invisibles qui unissent les figures obéissent à un régime de composition textuel, même, et c’est rare, quand il n’y a pas d’allusion textuelle proprement dite (scène mythologique, biblique, etc.) : les parallélismes de groupe sont déjà rhétoriques, les grandes orthogonales déjà des chiasmes, ils explicitent ou commentent une action en droit verbalisable. Un tel régime pictural pourrait presque se passer de la couleur, mais celle-ci peut cependant être mise à contribution, puisque le travail de la valeur dans le modelé donne la profondeur et que celle-ci facilite au moins l’identification des objets, voire rend leur caractérisation plus lisible. Certes, de l’intérieur même de cette configuration historique, la couleur n’est presque jamais limitée à cette fonction ancillaire : un « coloriste » et sans doute tout grand peintre en appellera toujours aussi à sa valeur plastique. Mais précisément ce supplément s’affirme alors comme supplément et non comme complément : privée de tout partenaire puisque la ligne est elle-même immobilisée au dessin, la couleur se retire en soi et sa valeur expressive se réduit à interrompre un discours qui reste l’élément dominant du tableau. Jacqueline Lichtenstein a alors sans doute raison de parler de « séduction » et de « sensualité » (Lichtenstein 1989 : passim). Mais cette séduction est davantage la promesse de jeux futurs qu’une nature en soi. En d’autres termes, la couleur n’est cette « part silencieuse » de la peinture que pour autant qu’y fait défaut un autre silence : celui de la ligne émancipée du dessin.

Il semble en effet que depuis au moins Cézanne le dessin comme indicateur d’objets ait reculé en faveur d’une ligne conquérant peu à peu ses qualités plastiques « propres ». Avec Cézanne, Klee, Michaux, Bazaine, Miró et beaucoup d’autres, la ligne devient elle-même figurale au sens que Lyotard précise dans Discours, Figure et sur lequel il nous faudra revenir : non-reconnaissable, énergétique, spatialisante, distincte de la lettre, silencieuse, soustraite à l’ordre du discours. Dans les termes de Michaux commentant les tableaux de Klee : « Une ligne pour le plaisir d’être ligne, d’aller ligne » (Michaux 1963 : 115), « les premières qu’on vît ainsi, en Occident, se promener. » (Michaux 1963 : 114.) Il est clair que cette métamorphose de la ligne entretient, au moins historiquement, des rapports étroits avec l’abstraction, si l’on entend par là l’effacement de la référence au modèle sensible. Mais rien n’interdit en droit qu’une ligne figurale, affirmant pour elle-même ses vertus plastiques, connote aussi un objet du monde : il suffit que celui-ci cesse d’être reconnu, et que, méconnaissable sous le critère de l’apparence ordinaire, sa présentation nouvelle soit tenue pour la révélation de quelque réel profond (lignes « génésiques » des pommes de Cézanne (Maldiney 1973 : passim), « traits du double » intérieur des visages chez Michaux (Michaux 1963 : 62)). Ou bien encore qu’on élargisse, avec Klee, la définition du modèle en y englobant les mondes possibles, remontant ainsi de la « nature naturée » à la « nature naturante » (Klee 1988 : 28). Il est du reste extrêmement douteux que la césure historique qu’on indique soit absolue : toute grande peinture connaît la ligne plastique, et dans une toile de Rubens ou de Rembrandt, les lignes suscitent aussi un « flux indépendant de tout contour » (Maldiney 1973 : 142).

On mesure ce que cette libération de la ligne implique quant à la couleur : son silence ne saurait se concevoir plus longtemps comme interruption de discours. À quel titre alors est-elle encore silencieuse ? Et s’il faut reconnaître un silence égal à la ligne devenue figurale, si la couleur n’est plus la part de silence de l’image, comment penser la spécificité de « son » silence ? Non seulement le problème se déplace, mais il se multiplie. Car entre la couleur et la ligne plastique vont se nouer des rapports nouveaux : égalitaires, opposant et combinant des éléments de même statut, le risque est grand de voir se nouer un dialogue ou se reconstituer une syntaxe. Et c’est bien là le point critique où ces remarques introductives voulaient en venir : pour qu’on puisse parler avec Jacqueline Lichtenstein d’une « pure expressivité » du « visible silencieux » de la couleur (Lichtenstein 1989 : 12), il faut précisément que celle-ci cesse d’être une part : avant elle n’est qu’interruption de discours, blanc, silence, mais non point expression, c’est-à-dire sens. Et si elle cesse d’être une part pour devenir actrice d’un jeu plastique, celui-ci lui ouvre certes abstraitement la possibilité d’un « sens », mais au risque qu’il soit celui d’un discours, donc signification, et non point sens. Penser ensemble l’expressivité et le silence de la couleur, en interroger le nœud délicat, revient donc à se demander s’il existe un jeu plastique expressif et non-langagier.

C’est à cette question d’inspiration lyotardienne que nous avons voulu tenter de faire répondre un grand texte de René Char consacré à la peinture de Miró. Ce texte présente en effet pour la question qui nous occupe des avantages considérables : il offre une analyse sur exemple très précise d’un usage figural de la ligne ; lignes et couleurs y sont présentées comme des éléments proprement picturaux, sans la hiérarchie qu’introduit le dessin, à la fois en eux-mêmes et dans leur jeu commun ; ce jeu est interrogé dans sa proximité et sa distance au langage, et donc aussi au silence, avec un luxe de précisions qui permet peut-être, sous l’éclairage de Lyotard, de faire un pas de plus que Lyotard1.

1. Silence de la ligne

Paru en juin 1964 aux éditions Maeght avec dix-sept pointes sèches de son ami Miró, Flux de l’aimant fait exception dans l’ensemble des écrits de Char consacrés à la peinture. Pour la première et la dernière fois, Char consent à user des termes proprement picturaux (ligne, couleur et forme2), et à analyser le jeu proprement plastique qui les unit : partout ailleurs, une métaphorisation presque forcenée s’accapare l’œuvre des peintres pour y ‘découvrir’ sans médiation la recherche du bien poétique3, méthode qui autorise par exemple la qualification de l’œuvre de Balthus comme « verbe dans le trésor du silence » (Char 1995 : 682 ; nous reviendrons sur cette affirmation, moins simple qu’il n’y paraît.)

L’amateur du peintre catalan aura cependant bien du mal à apercevoir la pertinence de ce long texte extrêmement travaillé quant aux pointes sèches proposées en regard4. Cette distance du texte critique en fait cependant tout l’intérêt : à bien des égards, Flux de l’aimant se présente comme une tentative d’esthétique générale de la peinture ‘moderne’.5

1.1. Désir et liberté

Le premier élément que Char étudie est donc la ligne. Et à rebours cette fois de toute métaphorisation, le commentaire charien commence par en souligner simplement l’absolue liberté. La ligne de Miró, la ligne moderne n’a pas le dessin en vue, elle ne vise pas à la constitution d’une figure reconnaissable et nommable. Ce qu’elle circonscrit, une fois son mouvement ‘accompli’, n’est rien que sa propre apparition :

Sur la surface intacte, la ligne pointe la première. Trait qui portera jusqu’au bout son apparition et ne s’interrompra que l’ayant circonscrite […], il sera d’emblée ligne continue, mise au jour progressive d’une liberté et en même temps jouissance de cette liberté et en même temps désir de confondre jouissance et liberté, de cerner leur commune substance et leur commune subversion. Ainsi la ligne de Miró a-t-elle chaque fois un désir, qu’elle suit tout en le découvrant. (Char 1995 : 694. Nous soulignons.)

Mais cette liberté vaut avant tout comme problème. En effet, qu’elle soit affranchie de tout modèle ne lui garantit pas d’échapper au langage. La distance qu’elle gagne à l’égard du nom de l’objet, elle risque à tout moment de la perdre en s’effondrant dans la lettre. La lettre, on y reviendra et on ne le souligne ici qu’au passage, n’est pas seulement une entité scripturale ou typographique, elle est une tendance essentielle de la ligne en général, face à laquelle la ligne picturale doit s’efforcer de maintenir ses droits. Le tableau a tôt fait, s’il n’y prend garde, de retrouver l’écriture. C’est pourquoi Char insiste sur la distance qui sépare la ligne de Miró de la « graphie automatique » :

Gardons-nous de songer à une graphie automatique. La totale passivité que celle-ci requiert, la main-aveugle outil, n’existent pas chez Miró. Pas plus que cette soumission au fortuit, seule arme de la graphie bringuebalante contre sa monotonie congénitale. Tout autre est la clairvoyance passive de la ligne de Miró. (Char 1995 : 695.)

L’absolue licence – dont il faut distinguer la liberté –, l’illusion surréaliste d’un accès discrétionnaire à l’inconscient aboutissent à la stéréotypie de formes sans surprise. Le désir n’est pas abandon à une pure passivité. Il n’est pas un donné, il se construit par un aller-retour de la main à l’œil (elle n’est donc pas « aveugle »), il est découverte progressive de lui-même, souci constant de sa (re)direction. « Et c’est elle, cette direction entrevue, qui fera le partage entre la liberté et le geste arbitraire, entre la jouissance et le signe sans faveur. » (Char 1995 : 694.)

La ligne plastique n’est pas l’extériorisation pure d’un désir qui existerait à l’état préformé dans l’inconscient. Un tel désir n’existe pas et ne définit pas la liberté dans l’art. Le désir plastique ne fait donc pas seulement trace au tableau, il est, comme peut-être tout désir, son propre tracé. Ce qui veut dire que sa liberté même implique un principe adverse, une réalité contraignante dans le milieu de laquelle il y a sens et motif à désirer. Dès la première inflexion du trait, des contraintes apparaissent, un ‘passé’, une ‘histoire’ de lignes qu’il faut continuer et qui rend certaines inflexions possibles heureuses et d’autres « sans faveur »6. Mais en vertu de quelle destination cependant ? Qu’est-ce qui permet au libre désir de rester orienté, de ne pas s’égarer ? Ne serait-ce pas qu’à travers ses libres évolutions, et sans pour autant reconstituer la figure d’un objet, la ligne cerne, en creux, une ‘Chose’, un « centre invocateur » (Char 1995 : 697) et cependant absent, comme une allusion ou une reconnaissance de dette (Lyotard 2000 : 104-109) à un bien éminent et manquant ? « Ce qui doit se livrer attire et provoque la ligne de Miró. Ce qui l’attend au bout, l’appelle. » (Char 1995 : 694.) Et plus loin : « à la différence de celui que délivre la franchise automatique [l’inaccessible] s’identifie dans la peinture de Miró à l’incriminable cerné de toutes parts. » (Char 1995 : 696). L’ « incriminable », c’est-à-dire ce qui est en question dans le tableau sans y être jamais présenté, la Chose qui ne se confond avec aucun objet.

Réservant ce problème qui est celui du désir chez René Char et peut-être aussi chez Lacan7, il faut se demander en quoi la stéréotypie de la ligne qu’évite Miró s’apparente à la lettre et à quelle condition une ligne en général peut échapper à l’espace textuel : à quelle condition, donc, elle conquiert un silence véritable.

Pour le comprendre, un détour par Lyotard et la notion de figural est nécessaire.

1.2. Ligne plastique et ligne-lettre : le problème de la reconnaissance

Bien que Lyotard n’en donne jamais de définition univoque, on peut tenter de l’expliciter ainsi : est figurale toute production de sens qui n’obéit pas aux règles oppositives et négatives de la signification telles qu’énoncées par la linguistique saussurienne et radicalisées par le structuralisme. Jean-Claude Milner les résume ainsi :

L’entité linguistique, telle que la décrivait Saussure, n’existait que par différences ; son être était donc traversé de la multiplicité de toutes les autres entités de la même langue […] ; c’était l’unicité d’un entrecroisement de déterminations multiples, et non pas une unicité centrée autour d’un point intime d’identité à soi. (Milner 2002 : 37.)

À cette oppositivité constitutive de l’entité linguistique, il faut ajouter le trait négatif sur lequel le Cours de linguistique générale ne cesse d’insister : « une différence suppose en général des termes positifs entre lesquels elle s’établit, mais dans la langue, il n’y a que des différences sans termes positifs. » (Saussure, 1967 : 166.) « Tout est négatif dans la langue. » (Saussure, 1967 : 167.)

Sera donc figural ce qui affirme une différence pure, sans référence obligée à un terme second dont il serait l’opposé et/ou la négation (on reviendra sur cette distinction). En découlent (ou s’ajoutent) plusieurs traits : le figural se manifeste dans et par un silence irréductible, puisque sa différence constitutive ne saurait être signifiée par un texte dont la loi sera toujours d’opposition et de négation ; ce silence est celui d’un visible ou d’une vision ; lui appartient essentiellement une profondeur ; il existe à l’espace, est lui-même spatialisant (« Il faut dire plutôt […] espace figural qu’espace de la figure. […] la figure engendr[e] une organisation propre de l’espace qu’[elle] habit[e]. Cet espace n’est pas le contenant d’un contenu extrinsèque. » (Lyotard 2002 : 212.)) ; enfin il est lié au désir, ou plutôt est l’incidence du désir sur la perception, sur la matière picturale et même sur… la langue (« Le désir peut s’attaquer à tous les niveaux du langage, et y produire du figural. » (Lyotard 2002 : 307).

(Lyotard reconnaît en effet deux types de « figures » : les figures de la peinture et du monde visible d’une part, et les figures du discours, « figures de style, formes de récit », qui consistent en la subversion par « l’activité littéraire » (Lyotard 1971 : 61) de l’ordre significatif de la langue :

On peut passer à la figure en manifestant que tout discours a son vis-à-vis, l’objet dont il parle, qui est là-bas, comme son désigné dans un horizon, vue bordant le discours. Et on peut passer dans la figure sans quitter le langage parce qu’elle y est logée, il suffit de se laisser glisser dans le puits du discours pour trouver cet œil qu’il comporte en son centre, œil du discours au sens, cette fois, où au milieu du cyclone règne un œil de calme. La figure est dehors et dedans (Lyotard 2002 : 13.)

Un discours est épais. Il ne signifie pas seulement, il exprime. Et s’il exprime, c’est qu’il a lui aussi du bougé consigné en lui, du mouvement, de la force, pour soulever la table des significations par un séisme qui fait le sens.  (Lyotard 2002 : 15.)

Que Lyotard oscille, pour caractériser cette force, entre un paradigme gestuel et un paradigme libidinal (Lyotard 2002 : 20), cette figure dans le langage échappe de toute façon à l’oppositivité et à la négativité linguistiques.

Ces notions introduites, qu’en est-il de la ligne et de son rapport à la lettre ?

Après avoir précisé que le « figuratif n’est qu’un cas particulier du figural », Lyotard établit que dans un tableau qui « n’a plus fonction de représenter », qui est « lui-même objet » et « vaut par la seule organisation du signifiant » (Lyotard 2002 : 211), dans un tableau « abstrait » donc, cette organisation « oscille entre deux pôles » : « elle peut être ligne ou lettre. » (Lyotard 2002 : 211) Le critère avancé est celui de la reconnaissance : « La ligne-lettre a été apprise ; déjà connue, elle n’a besoin que d’être reconnue au sein d’une combinaison nouvelle. » (Lyotard 2002 : 216) Mais Lyotard précise aussitôt qu’il y a des degrés de littéralité ou de figuralité :

On peut poser en principe que moins une ligne est « reconnaissable », plus elle est à voir ; et ainsi elle échappe davantage à l’écriture, et se range du côté du figural. Qu’est-ce qu’une ligne peu reconnaissable ? Est-ce tout simplement une ligne différente de celle que nous avons l’habitude de voir ? Et la patience, voire la passivité, requise par l’espace figural, n’est-elle rien d’autre que ce supplément de temps que le « jamais vu » réclame pour se rendre visible ? (Lyotard 2002 : 217)

Mais à vrai dire Lyotard ne reviendra plus sur ce critère de la reconnaissance, qui semble fragile. N’importe quel écheveau complexe de lignes, n’importe quel ‘gribouillage’ même a de fortes chances d’être inédit : est-il pour autant figural ? Et quand Lyotard affirme que « toute ligne plastique tombe sous un usage linguistique qui la dote d’une valeur simplement signalétique », chute qu’il explicite par cette « « manière » qu’autrefois des générations de peintres se condamnaient à acquérir » (Lyotard 2002 : 218), ce qui sous-entend qu’un peintre, pour peu qu’il reste fidèle à un style, ne peint que des redites (des lettres), ne pourrait-on lui objecter que la nouveauté objective le cède en importance sur la naissance perpétuelle de la forme à même le tableau – et que celle-ci est indifférente à la pérennité d’un style ?

1.3. Durée et silence

Si René Char reconnaît bien le danger proprement scriptural qu’encourt une ligne émancipée de l’objet et que menacent ainsi dès l’origine le vide et le risque de conjurer celui-ci par le stéréotype (la ligne-lettre), le critère qu’il propose du figural est différent et semble plus profond. Il consiste en une distinction de la formation et de la forme, analogue à celle de Klee (« La théorie de la Gestaltung [formation] se préoccupe des chemins qui mènent à la Gestalt (forme). » (cité et traduit par Maldiney, Maldiney 1973 : 156)). Tout Flux de l’aimant y insistera : la ligne authentiquement plastique est celle qui parvient à maintenir vivant, dans l’apparence nécessairement fixe où l’immobilise l’état final du tableau, le moment initial de son apparition. Ou dont la forme est le terme jamais atteint d’une formation infinie, une « fin », écrit Char, qui « s’annule dans le commencement » (Char 1995 : 694), un « surgissement », une « rafale qui reflue pour rejaillir8 » (Char 1995 : 698).

On aperçoit le lien qui unit cette propriété phénoménologique au principe plus ‘causal’ du désir énoncé plus haut : si la ligne est tracé et non trace du désir, si ses inflexions n’ont d’autre finalité que de le découvrir indéfiniment à lui-même, et non de l’accomplir, on conçoit que la seule forme capable d’exprimer ce « désir demeuré désir » (Char 1995 : 162) soit celle qui suscite la « vision fixe d’un mouvement » (Char 1995 : 694). Cette vision appelle l’œil non pas à une saisie statique, mais à voir en refaisant le geste qui a donné, qui donne encore naissance à la forme.

C’est pourquoi immédiatement après avoir énoncé le lien de la ligne au désir, Char insiste sur sa durée. Quand Lyotard écrit que le figural est dans un rapport nécessaire à « l’attente » qui l’oppose à « la rapidité de la course de l’œil » exigée par la lettre (Lyotard 2002 : 217), il semble qu’il suive une intuition semblable. Mais il la perd peut-être quand il précise que cette attente prépare une « saisie globale », par opposition à la « saisie ponctuelle » de la lettre, c’est-à-dire la sélection par l’œil de quelques points qui suffisent à en reconnaître le type invariant (Lyotard 2002 : 216). Car il n’est pas sûr qu’une telle saisie globale soit possible : elle suppose en effet une synthèse instantanée du divers linéaire, à laquelle objecte le temps que la ligne plastique, dans son phénomène même, non seulement exige, mais intériorise. L’attente n’est encore qu’une durée extrinsèque : elle mesure le temps qu’il faut au regard pour perdre ses habitudes langagières (Lyotard 2002 : 218). La ligne qui intéresse Char en revanche, « la ligne continue de Miró », est « réversible en durée, toute axée sur la durée, ductile à souhait, installée dans le temps à la manière, peut-être, de la musique » (Char 1995 : 695 ; nous soulignons). Elle n’autorise donc pas de vision synoptique. Le divers de sa visibilité est un divers de temps, et un divers irréductible. Il faut tâcher de se représenter la ligne plastique comme possédant une vue à elle, un horizon changeant à chacune de ses inflexions qui oblige le regard à la saisir, ou plutôt à la suivre, en adoptant des foyers de vision successifs.

On comprend mieux peut-être en quel sens une ligne peut échapper au langage, c’est-à-dire à sa reconnaissance objectale sous l’horizon d’un nom. Le critère n’est pas qu’elle n’ait jamais été vue, car comme les enfants l’apprennent tôt des nuages, le jeu des ressemblances est tout-puissant : on aura tôt fait de trouver à la ligne une physionomie familière si sa force plastique est insuffisante à en empêcher l’achèvement. C’est seulement si son apparition l’emporte sur son apparence, c’est-à-dire si elle affirme une durée irréductible à toute saisie instantanée, qu’elle se soustraira à la prise de l’œil-main-du-langage9.

Nous en savons peut-être un peu davantage sur le silence expressif de la ligne figurale. Mais est-ce seulement son silence ? Le jeu plastique qui l’unit à la couleur n’a-t-elle pas déjà défait tout propre ? Char passe-t-il simplement à la couleur dans cette seconde section de Flux de l’aimant intitulée « Avènement de la couleur » ? Ou bien parlant de la ligne avons-nous déjà commencé à parler de la couleur sans le savoir, comme des pôles s’entr’expriment10 ? Mais ces questions anticipent déjà grandement sur des analyses qu’il reste à faire.

2. Couleur et jeu pictural

Parler d’un silence expressif propre à la couleur, on l’a dit, s’avère très délicat. Il se peut, répétons-le, que dans la configuration historique qui l’a opposée au dessin, ce silence ait été impuissant à rien exprimer, réduit aux blancs du discours. Certes, on peut toujours affirmer qu’au tableau moderne non plus la couleur ne risque pas de discourir : elle n’est pas, comme la ligne, susceptible d’engendrer par elle-même une scène narrative, ni ne cherche essentiellement à faire reconnaître un objet. Et sans doute aussi la couleur apporte-t-elle toujours avec elle un plaisir immédiat, une « sensualité » qui la maintient à distance du discours. Mais en quoi ce silence fait-il alors problème ? En quoi est-il encore un silence, si, comme on l’a suggéré avec Lyotard, le vrai silence n’est jamais un silence absolu, mais un mutisme toujours déjà expressif, envers ou second feuillet d’un langage déchiré11, « violence […] qui écoute aux portes du langage » (Char 1995 : 858), qui les a déjà entrouvertes ?

La ligne, du moins en apparence, semble disposer d’une ressource interne pour la production d’un sens : ses inflexions, son parcours, voire la Chose qu’elle dessine ‘en creux’ ; et d’un critère de silence : sa distinction d’avec la lettre. Mais la couleur ?

Si l’on soutient que celle-ci tirera son expressivité d’un jeu d’oppositions avec d’autres couleurs ou avec les lignes, alors le risque, avons-nous dit, est grand qu’il s’agisse moins d’un sens que d’une signification de discours.

Ces questions sont délicates et techniques, et c’est l’une des grandes forces du texte de Char que de les apercevoir, de les aborder, voire de leur apporter une réponse. Est-ce parce que, poète, il s’entend au figural au second sens que distingue Lyotard (expressivité de la langue), qu’il s’avère si pénétrant quant aux enjeux de la figure picturale ? L’ « œil du cyclone », « l’œil de calme » que la langue figurale abrite, est-il aussi un « puits » qui ‘descend’ vers la figure picturale et son silence propre ? L’incontestable réussite du texte charien serait en tout cas un argument en faveur de l’unité – philosophiquement problématique12 – des deux versants du champ figural distingués par Lyotard.

2.1. La couleur telle qu’en elle-même ?

La seconde section de Flux de l’aimant semble chercher à énoncer les valeurs plastiques propres à la couleur, en particulier au début. Comme on verra par la suite, une telle direction de pensée, manifeste dans certaines formules, ne fait pas justice à l’extrême élégance et à la complexité de la ‘doctrine’ de Char quant au jeu pictural en son entier, et feint en outre d’admettre une conception par trop naïve du ‘propre’. Mais cette hésitation, si c’en est une, traduit une difficulté réelle quant à la nature de la couleur et à son expressivité au tableau. Quelque chose dans la couleur semble résister et au sens et à l’ordre pictural dans lequel elle prend place. Quelque étroitement inscrite dans la logique d’ensemble du tableau qu’il la reconnaîtra à la fin de cette même section, Char semble tout d’abord vouloir faire droit à cette autonomie de la couleur, voire au risque (ou au bonheur) de son insignifiance.

Un mouvement autonome apparaît qui anime et excite l’espace là où la couleur s’est posée, le fait reculer ou avancer, l’étire, et au lieu de l’engourdir l’emplit d’air limpide. […] la couleur rend l’espace, l’étale en profondeur. (Char 1995 : 696-697. Nous soulignons.)

Il semble que nous tenions là la ressource d’une expressivité silencieuse propre à la couleur : la spatialisation par « excitation » ou par « approfondissement » non-perspectif de la surface apparaît bien comme une qualité intrinsèque, non oppositive au sens linguistique.

Mais on prendra garde que « rendre l’espace », l’« étaler », l’« étirer » ou l’« approfondir », n’a peut-être pas de ‘sens’ au même sens qu’il était loisible d’en reconnaître à la ligne. Celle-ci se suit du regard, possède une direction (qui traduit et constitue en outre un désir), connaît des aventures et des accidents : elle a donc, ne serait-ce qu’en un sens très littéral, un sens. Tache, celle-là n’a pas de direction univoque : les modifications dont elle affecte l’espace sont-elles encore, sont-elles déjà de l’ordre d’un sens ?

Il en va de même pour les trois autres caractérisations suivantes, l’instantanéité, la hauteur, et la facilité :

D’un bond, par sa franche entrée en contact avec la surface, elle affirme ce qui la sépare de la ligne : sa force médiane, instantanée, ce pouvoir qu’elle a de se hisser à son point culminant, prenant appui sur elle-même. Facultés que Miró mettra aussitôt en œuvre. À la difficile tension de la ligne il ajoutera celle, opposée et aisée, de la couleur. Nous observons l’inracontable modernité de la délectation. (Char 1995 : 697.)

Le caractère instantané de la couleur semble la priver, quant à la possibilité d’un sens, des ressources propres à la durée (voir 1.3.). Quant à son intensité ou à sa hauteur (« point culminant »), à nouveau la question se pose : que l’intensité soit silencieuse, Char lui-même l’affirme13, mais l’intensité a-t-elle par elle-même un sens ? Qu’exprime-t-elle sinon une grandeur, intensive précisément ? La ligne était cheminement progressif, effort, difficile conquête de soi : parfaitement homologue en cela au travail du sens. La couleur atteint tout de suite et facilement le terme de son effet : elle est privée de devenir, de résistance, d’étapes de son accomplissement : de sens ?

Cette distance au sens tient peut-être à ce que pour l’instant du moins, Char ne semble pas distinguer nettement la couleur picturale de la couleur mondaine : si Miró « met en œuvre » les « facultés » de la couleur, n’est-ce pas que celles-ci sont celles de la couleur en général ? Les lignes de Miró, pas plus que celles d’un Michaux par exemple, ne sont de la Nature : elles relèvent du monde humain et du travail du sens. Mais la couleur semble, du moins dans le tableau moderne, continuer d’affirmer innocemment le bonheur que ses propriétés donnent déjà à qui la perçoit dans le monde ambiant. « L’inracontable modernité de la délectation » veut dire que la peinture moderne admet la couleur au tableau comme jouissance immotivée. Quelque chose de la passion barbouilleuse des enfants survivrait dans l’usage de la couleur au tableau : plaisir presque éthologique, puisque certains animaux le partagent, à voir la matière-couleur, plaisir dont il n’y aurait pas à chercher la raison et que le tableau accueillerait sans souci d’un sens. « Tache qui éclabousse (rarement), véritable percussion » (Char 1995 : 697), la couleur serait portée au tableau par un geste répondant davantage à une tentation qu’à une intention. Ludisme et plaisir semblent le premier de la couleur. Michaux n’est pas loin d’une telle position quand il décrit le « flash » des couleurs « qui filent comme des poissons sur la nappe d’eau où [il] les met » dans sa propre pratique de l’aquarelle, le « cinéma » du « petit tas colorant qui se désamoncelle » (Michaux 1963 : 71), ou quand il loue Klee de ne pas « pos[er] » ses couleurs, mais de les laisser « s’exhal[er] au bon endroit », « naturellement enracinées comme mousses ou moisissures rares ». (Michaux 1963 : 113. Nous soulignons.)

Mais si la couleur est comme la Nature au tableau, elle ne saurait y développer un sens intentionnel. À l’époque de La nuit talismanique qui brillait dans son cercle, Char combat l’insomnie en fabriquant des supports colorés avant d’y écrire ses poèmes. Quand il tente quelques années plus tard de s’en expliquer à France Huser, il a ce mot : « La couleur pour moi : quelque chose d’humide, de secourable. » (Char 2007 : 897.) Face à l’insomnie que provoque le travail infini du sens au poème, la couleur semble s’offrir comme une interruption bienfaisante. Elle donne et elle secourt, mais précisément au sens où, en elle, les sens distraient du sens, pur plaisir qui rafraîchit par son insignifiance.

Il est temps cependant d’interrompre cette lecture trop innocente du texte charien. Car si elle n’est sans doute pas entièrement sans justesse, s’il est vrai sans doute que la peinture est l’énigme d’un art où l’un de ses deux constituants majeurs et sa seule matière, la couleur, semble par un certain côté un hôte rétif qui continue le jeu de la Nature dans un espace qui la nie ou cherche à la dépasser, l’essentiel demeure, au-delà de ses « facultés » mondaines, sa capacité à prendre part au jeu du tableau, jeu qu’il faut maintenant tenter de caractériser.

2.2. La couleur telle qu’en elle-même la ligne la change : le jeu pictural comme rythme

On aura sans doute remarqué dans les citations précédentes que les qualités que Char reconnaît aux couleurs de Miró sont comme autant de décalques négatifs des qualités de la ligne : ce que la couleur « affirme », reconnaît Char, c’est « ce qui la sépare de la ligne ». Mais cette opposition ou cette contrariété entre ligne et couleur, dont il nous faudra rendre compte très bientôt, ne peut cependant s’entendre proprement sans qu’on ait d’abord éclairé la relation fondamentale qui les unit, celle d’un rythme commun.

Pour comprendre le sens de cette notion, et ce qui la distingue de la structure oppositive du langage, il peut être utile de partir du reproche que Lyotard adresse au peintre André Lhote : celui de ne pas reconnaître de « propriété sensible » au « constituant linéaire », de faire « comme s’il n’y avait pas de valeur plastique propre de la courbe, de la verticale, de l’oblique […], comme si la valeur de l’élément dépendait exclusivement du groupe d’oppositions dans lequel il est placé » (Lyotard 1971 : 221). Et Lyotard de citer Lhote qui définit l’« intérêt plastique » du dessin comme celui d’une « série de signes nets et bien articulés qui se feront valoir l’un par l’autre par la vertu de leurs réactions » (Lyotard 1971 : 221), avant de conclure qu’un tel modèle linguistique ne peut être que le fait d’un homme qui cherche à « élever le redoutable désordre du figural à l’organisation lumineuse du scriptural », à « refouler la différence » et à « la sublimer en opposition » (Lyotard 1971 : 223).

Mais si cette critique nous met sur la voie du rythme, c’est paradoxalement parce qu’au nom du figural, Lyotard semble confondre la relation rythmique et l’opposition linguistique. Si l’identification par Lhote des éléments picturaux à des signes peut en effet faire question, on voit mal en effet ce qu’on pourrait objecter à la thèse selon laquelle ils se « font valoir » les uns les autres par leurs « réactions ». Ni surtout pourquoi il faudrait que cette action réciproque soit nécessairement oppositive au sens du discours, dès lors que la notion de rythme semble précisément offrir, quelle que soit sa difficulté, l’explicitation d’un possible rapport figural, silencieux et positif, entre lesdits éléments. Ce que la notion de rythme tente d’élucider, c’est ce fait qu’au tableau les « éléments » ne sont jamais obtenus que par abstraction discursive, par l’immobilisation du rythme qui les traverse tous, et, les traversant, les dote de leurs qualités proprement picturales. « C’est la présence [du rythme] en chaque élément, écrit Maldiney, qui de chacun d’eux fait une forme, comme c’est sa présence universelle en tous qui en fait un tableau. » (Maldiney 1971 : 5) En d’autres termes, l’idée d’un rythme du tableau, du tableau comme rythme, énonce qu’il n’est pas de propre véritable, ni de la ligne ni de la couleur, hors le jeu où chacune conspire l’une avec l’autre (et comme on verra, l’une contre l’autre) à son effet entier.

On comprend d’autant moins pourquoi Lyotard ne reprend pas à son compte cette notion qu’il la rencontre, et justement sous la plume de Lhote, dont il est dès lors douteux qu’il ait conçu le jeu pictural sur un modèle strictement linguistique :

Si l’on trace sur une page quelconque un trait, droit ou courbe, on détermine aussitôt de chaque côté de ce trait et jusqu’au bord de la feuille, des zones inégales qui seront dans un rapport que l’instinct (ou la connaissance des lois du rythme) déclarera agréable ou ennuyeux. (Lyotard 1971 : 221. Nous soulignons.)

N’était-ce pas reconnaître la force spatialisante, donc figurale, de la ligne ? Et que serait cette différence à laquelle Lhote serait resté aveugle, si on la privait de son existence à l’espace, de cette tension rythmique qu’elle lui imprime en rapport complexe avec d’autres tensions linéaires ou colorantes (les « réactions » que Lhote évoquait dans la citation précédente) ? Car cette existence à l’espace, cette tension à la fois donnée et reçue est son identité même. Lorsque Char écrit qu’ « au sein de la surface se profilent des espaces partagés et retenus par la ligne » et que ceux-ci sont « tendus selon son déploiement » (Char 1995 : 696), il ne dit pas autre chose que Lhote : sans le nommer, il fait droit au rythme, toujours simultanément intérieur et extérieur à l’élément qu’il anime et qui l’anime. Il faudrait pouvoir ici examiner en détail l’immense travail d’Henri Maldiney sur ce paradoxe de la forme esthétique qui surgit du sein même de l’espace qu’elle suscite. La forme est simultanément présence dans l’espace du tableau, affirmation de son identité singulière (ce que Lyotard appelle sa différence), et à l’espace, étant aussi l’agent, conjointement à tous les autres éléments picturaux, de sa ‘formation’. La forme ou la figure est un « espace formé » : cette expression heureuse est étrangement de Lyotard lui-même (Lyotard 1971 : 15), qui ne semble pas en avoir suivi plus avant l’inspiration. On comprend en effet ce qu’une telle définition implique quant aux rapports des figures entre elles : par le rythme et l’espace commun qu’il suscite, les formes14 communiquent15, et silencieusement.

Pas plus qu’il ne méconnaît la valeur plastique de la ligne, Char n’ignore cette co-naissance des éléments picturaux dans le milieu commun du rythme. Lorsqu’il analyse « l’accord de valeur à valeur » des couleurs de Miró (Char 1995 : 697), ce qui retient son attention est précisément que l’action spatialisante ‘propre’ à la couleur ne saurait être réellement perçue indépendamment de « l’action simultanée des lignes » :

une couleur s’apprête à être l’extrême point d’une lumière, une étoile volcanique à laquelle répond au loin une ombre terrestre […], et cet éloignement entre les deux, cette respiration presque sensuelle de l’espace dans l’action simultanée des lignes, fait glisser l’œil flammé, de détour en détour, jusqu’au centre invocateur. (Char 1995 : 697. Nous soulignons.)

On voit bien que c’est seulement lorsqu’on renonce à penser une différence purement intrinsèque qu’on peut commencer à comprendre le silence expressif des éléments picturaux. L’accord de valeur à valeur découvre une force spatialisante de la couleur qui n’a rien de seconde, bien qu’elle implique « l’action simultanée des lignes ». À la différence certes de la ligne, mais selon une différence non privative16, la couleur tend l’espace à travers les vides, à distance et immédiatement. Et cette modalité de tension spatiale de la couleur s’appuie sur cette différence, ou plutôt les deux tensions, celles de la ligne et celle de la couleur, naissent ensemble comme les pôles d’un commun « déchirement » – et se soutiennent ou se renforcent à ce titre. De même, chaque couleur acquiert sa valeur proprement picturale à travers un jeu d’accords et de répulsions avec toutes les autres, sur le mode d’une co-naissance et co-détermination simultanées. Chaque couleur, écrit Char, « prévoit » sa « multiplication » et son accord à toutes les autres, de même qu’elle « prévoit » sa rencontre avec la ligne (Char 1995 : 697).

2.3. Rythme et opposition : le rythme analogique

Malgré les apparences, Char ne se contredit pas. La compréhension du jeu plastique comme rythme n’est pas incompatible avec la reconnaissance d’une opposition des éléments mis en jeu. Mais plutôt que d’opposer, comme fait Lyotard, l’opposition et la différence pure, Char médite à un type d’opposition qui préserve le propre. L’opposition dont la linguistique structurale fait le paradigme des relations entre les unités de la langue n’est en effet pas n’importe quelle opposition. Qu’on en prenne le modèle dans la phonologie de Troubetzkoy ou chez Jakobson, l’opposition structuraliste se définit au moins tendanciellement (Milner 2002) comme opposition ‘binaire’, c’est-à-dire en fait unaire, puisqu’elle correspond à l’opposition selon la contradiction : non seulement deux éléments ne peuvent se définir que l’un par l’autre, propriété que partagent jusqu’à certain point les contraires, mais encore leur opposition est réductible à la présence ou l’absence d’un unique trait : A, non-A, dental / non-dental, etc. Serait non-pertinente quant au fonctionnement de la langue tout autre type d’opposition, nommément celle qui oppose des pôles positifs, la contrariété, par exemple celle de l’humide et du sec, ou bien l’opposition canonique du blanc et du noir17.

Or cette distinction aristotélicienne (Aristote 1994 : 87-93) et scolastique s’avère cruciale pour l’intelligence du texte de Char. Elle permet de cerner la contribution de celui-ci à l’esthétique en général et à la notion de rythme en particulier – donc aussi à celle de silence expressif.

L’unicité du rythme ne doit pas en effet nous dissimuler la tension qu’entretiennent irréductiblement couleurs et lignes, tension qui dans l’ordre esthétique ne ‘s’oppose’ pas à leur cohésion mais s’en affirme comme le principe.

Lorsque Char affirme que la tension de la couleur est « opposée » à celle de la ligne, quand il évoque la « nature contraire de la couleur » (Char 1995 : 676 ; nous soulignons), ce n’est pas pour logiciser le rapport des éléments picturaux en le réduisant à la pure négation d’un trait, mais au contraire pour caractériser l’espace pictural comme un champ énergétique bipolaire où aucune qualité n’a de privilège sur la qualité contraire : les deux pôles, ligne et couleur, durée et instantanéité, cheminement progressif et point culminant, tension de continuité et tension par éloignement, difficulté et aisance sont tous deux positifs bien qu’opposés. Tous deux expriment, tous deux sont producteurs d’un sens spatial. L’instantanéité est non moins figurale que la durée, la tache a non moins de ‘sens’ que la direction et le cheminement : c’est l’ordre de la signification et du discours qui pousse à identifier un seul trait positif et à penser l’autre pôle comme sa privation ; et c’est d’avoir commencé par la ligne que le texte est amené à parler d’elle comme « support » premier de la couleur (Char 1995 : 696.). En réalité, l’ordre proprement pictural exigerait qu’on relise une seconde fois le texte à l’envers : alors la « direction » de la ligne apparaîtrait comme une modalité ‘seconde’ d’une spatialisation ‘première’ par la tache, une privation d’épaisseur ou de surface, la durée comme une lenteur, etc. Mais il y a plus : cette agonistique sans négation recèle une double ressource : de maintenir l’identité propre des constituants – la différence à laquelle Lyotard semblait prêt à sacrifier toute relation –, et d’en assurer la communication dans le rythme :

Complément de la ligne, la couleur cependant ne manifeste pas la forme, ni ne cherche à la recouvrir pour la mettre en vue – ce qui serait une circonscription assignée […]. Sa densité, son énergie varieront, mais ce sera toujours un mouvement croisé, une vibration double […]. Pas de paisible voisinage entre lignes et couleurs. Parfois un accompagnement, similitude de démarche qui révèle la nature contraire de la couleur, pour hausser la diversité. (Char 1995 : 697. Nous soulignons.)

À bien y réfléchir, comme le fait Char, cette communication proprement esthétique ne peut rien exprimer d’autre en effet que l’identité même des constituants : si rien ne parle au tableau, si aucune phrase ne s’y élabore au sens strict, son seul effet possible est de renforcer l’affirmation énergétique ici des lignes, là des couleurs : en « hausser la diversité ». Le jeu plastique ne dit rien, mais il met au défi le langage en obligeant à penser ce que Char, toujours infiniment précis, appelle une « vibration double ». De l’aller au retour du « mouvement croisé » rien n’est changé, le rythme ne résorbe pas dialectiquement les opposés dans une unité supérieure. Rien n’est changé, et pourtant c’est seulement à l’instant de ce retour que lignes et couleurs gagnent leur valeur proprement plastique ou figurale, leur vibration dans l’espace et à l’espace. Nous retrouvons ici le paradoxe maldineysien : la vibration d’un élément pictural, couleur ou ligne, est simultanément vibration propre et vibration en chacun d’eux de tout l’« espace formé » du tableau. Pour penser une telle énigme, il faut supposer l’existence d’un principe de contrariété, d’une tension polaire, seule capable de maintenir la différence malgré et par la communication à tout l’espace et à tout autre élément de cette différence même.

Communiquer sa différence à l’élément contraire sans rien en perdre, communiquer dans et par une différence maintenue, cela revient à dire, approfondit Char, qu’entre les qualités opposées des lignes et des couleurs s’établit un rapport d’analogie. Les qualités ‘propres’ de la couleur ne passent pas (ne disparaissent pas) dans la ligne (et réciproquement), elles se correspondent, inégales, dans un tiers terme, l’« enjouement », qui n’est ni de l’un ni de l’autre, mais le milieu où elles (se) communiquent. Ce que le « saut de carpe » est à la ligne, « l’éclat » le sera à la couleur, et tous deux sont une forme d’enjouement propre à chacune.

Bibliographie

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Renaud, Bertrand. La Personne de la poésie ou la question de la « Chose » dans l’œuvre de René Char, Paris-Diderot Paris 7, thèse soutenue sous la direction d’Éric Marty, 2011

Saussure, Ferdinand, de. Cours de Linguistique Générale. Edition critique par Rudolph Engler, volumes 1–3. Wiesbaden: 1967.

Notes

1 On avouera que Maldiney sert souvent d’intercesseur dans ce dialogue sollicité qui tente d’éclairer un texte par l’autre. Est-il besoin de préciser que Char n’a jamais lu Lyotard ? L’inverse est moins sûr, mais l’on n’en connaît pas de traces. Retour au texte

2 Le texte est ainsi divisé en trois grandes sections : « Avènement de la ligne », « Avènement de la couleur », « La Forme en vue ». Retour au texte

3 Un seul exemple, tiré du Dard dans la fleur, consacré à Balthus : « Ce qui m’attache à l’œuvre de Balthus, c’est la présence en elle de ce rouge-gorge infus qui en est l’artère et l’essence. […] Le décalogue de la réalité d’après lequel nous évoluons subit ici sa vérification : l’oiseau qui chante son nom termine en fil d’Ariane. » (Char 1995 : 681.) Retour au texte

4 On pourra prendre quelque idée de ces pointes sèches dans René Char, L’Atelier du poète (Char 2007 : 797) et surtout sur le site (commercial) de la galerie Spaightwood (voir bibliographie). En réalité, le texte de Char est un commentaire de l’ensemble des peintures de Miró. Retour au texte

5 Tout ce que Char affirme de la ligne de Miró, en effet, s’appliquerait tout aussi bien à celle de Klee. Il est d’ailleurs probable, à relever la similitude de certaines thèses, notamment celle sur l’inachèvement constitutif de la forme, que Char ait connu Théorie de l’art moderne, traduit en français chez Denoël huit ans plus tôt. Retour au texte

6 Il est vrai que Char envisage aussi un autre principe de réalité auquel s’affronterait la ligne et dont elle tire direction : la matérialité contrariante du support (cf. Char 1995 : 696). Retour au texte

7 Le montrer fut l’objet de notre travail de thèse, La Personne de la poésie ou la question de la « Chose » dans l’œuvre de René Char, Paris-Diderot Paris 7, sous la direction d’Éric Marty. Retour au texte

8 C’est de la forme qu’en réalité Char parle ici. Mais il précise aussi : « à la manière de la ligne ». Cf. Char 1995 : 698. Retour au texte

9 Et c’est peut-être là d’ailleurs le sens de l’abstraction véritable, davantage qu’une absence de référence à un modèle sensible : rien n’empêche en droit, on l’a dit, qu’une ligne plastique connote un objet, car si elle sait se maintenir dans cet état de surgissement perpétuel, alors l’objet y perd son nom. Le Portrait de Charles VII de Fouquet n’est pas Charles VII et ne permet même pas qu’on l’y reconnaisse : la force de l’apparition pure, la force du « fait pictural » (Braque 1973 : 13) tue d’avance l’anecdotique de la ressemblance (l’empêche au sens strict : Maldiney 1973 : 5-6). Retour au texte

10 On aura remarqué le déséquilibre de cette étude, plus diserte sur la ligne que sur la couleur. Il s’explique pour une part par le support qu’on s’est choisi, le texte de Char souffrant lui-même d’un tel déséquilibre. Il a aussi une raison plus profonde, qu’on comprendra mieux lorsqu’on verra Char opposer en un sens non-linguistique la couleur et la ligne comme des pôles positifs et nouer leurs qualités respectives dans une analogie. D’une certaine manière, tout ce qu’on affirme de la ligne peut-être transposé par contraste à la couleur. Mais formuler ce contraste, le retraduire en basculant à l’autre pôle aurait obligé à de fastidieuses redites. Et cela n’est peut-être même plus possible une fois que l’un des pôles a été analysé. L’analogie permet de penser ensemble et l’unité du jeu et la diversité des qualités, mais elle déconstruit aussi le propre, ou plutôt le dédouble. Retour au texte

11 C’est là une manière de dire. Il est frappant de constater que Lyotard ne précise pas de quoi le déchirement qu’il évoque est déchirement. Retour au texte

12 Sur les difficultés que pose l’unité du champ du figural chez Lyotard, on consultera Juan Luis Gastaldi, L’Esthétique au sein des mots. Discours, Figure ou le renouvellement du projet critique, document consultable en ligne sur le site du Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine (voir bibliographie). Retour au texte

13 « L’intensité est silencieuse. » (Char 1995 : 330). Retour au texte

14 Le concept de forme chez Henri Maldiney ne recouvre pas exactement ce que Char appellera « forme » dans la dernière section de Flux de l’aimant. Chez Maldiney la forme est l’élément (ligne, couleur) en tant qu’il est traversé par le rythme global du tableau, qui le con-figure. (Il est douteux à ce titre qu’on puisse parler de figural, pour Maldiney, au sujet des éléments eux-mêmes, qui demeurent une abstraction de discours.) Chez René Char, la « forme » est davantage la totalité du tableau en tant précisément que le rythme l’anime tout entier, ce qui correspond plutôt chez Maldiney au rythme lui-même. On verra cependant que malgré cet écart terminologique, la démarche de Char rejoint parfaitement l’inspiration maldineysienne, en ce que couleur et ligne seront, à la fin de la deuxième section de Flux de l’aimant, précisément analysés du point de vue du rythme qui les traverse. Retour au texte

15 Il va de soi que cette communication n’a rien à voir avec un « dialogue ». Il s’agit bien d’une communication esthétique, et non discursive. Retour au texte

16 Voir infra. Retour au texte

17 Ceci ne s’entend bien sûr qu’à ne pas considérer le noir pictural (seulement) comme absence de lumière, mais comme pôle extrême d’un champ. Tout exemple sera en partie équivoque. La différence de la contradiction et de la contrariété est en effet délicate. Retour au texte

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Référence électronique

Bertrand Renaud, « Y a-t-il un silence expressif propre à la couleur ? René Char et le rythme analogique », Textes et contextes [En ligne], 17-2 | 2022, publié le 15 décembre 2022 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=3661

Auteur

Bertrand Renaud

Ancien élève de l’ENS de Fontenay/St-Cloud (Philosophie), Agrégé de Lettres modernes, Docteur ès Lettres, Cerilac (EA 4410), Paris Diderot-Paris 7, et École Spéciale d’Architecture, 76 rue Vaneau 75007 Paris

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