… et sur les vastes quais, le soleil faisait le vide.
Albert Camus.
Dans la mesure où nous voudrions appréhender la couleur dans sa perception sonore (silence / bruit) et spatiale (le vide), la question qui se pose en premier lieu, c’est de savoir s’il y a une différence entre dire1 la couleur, la prononcer ou la regarder ? Dans le dire, nous supposons un sens impliqué, dans la prononciation une sonorité auditive basée en partie sur une perceptibilité réminiscencielle ; et finalement dans le regard porté sur la couleur, nous comprenons une visualisation présumant la fusion du tangible (au sens de réel) et de l’imaginé. Le troisième aspect de l’appréhension chromatique inclut les deux précédents : voir la couleur permet de transcender la réalité regardée et lui procurer un sens non seulement attribué (donc, admis), mais aussi un sens subjectif basé sur une expérience personnelle de la perception des couleurs – c’est ce que Wittgenstein appelle une représentation en partie « fausse » (Wittgenstein 1997 : 18).2 Voir la couleur exclut néanmoins la conception sonore de cette dernière qui, en cas d’intervention, demeure au dernier stade de la connaissance et suit nécessairement le voir et le dire. Visionner la couleur serait apte à faire intégrer, outre la vision, le toucher (dans le sens de la réalité saisie qui en devient palpable), impliquant d’emblée le sens (le dire) et le son de la couleur.
Nous pourrions insister sur le fait que le dire consiste également à saisir la réalité chromatique, car il implique a priori de définir, d’indiquer la couleur ou de lui attribuer un sens. Mais curieusement, le dire repose uniquement sur une double représentativité subjective et n’implique en aucun cas la véracité tangible. Dire la couleur se différencie de ce qui peut impliquer entendre la couleur dans la mesure où on touche une idée subjectiviste totalement éloignée de la réalité existante, alors que regarder la couleur semble conserver quelque part une nuance de cette réalité dans la mesure où elle se situe, au moment où elle est regardée, véritablement dans un espace réel, bien que celui qui le perçoit en ait une idée sûrement difforme. Comme le remarque Paul Valéry, la parole est « incommensurable avec ce qu’ils [les gens] voient » (Valéry 1960 : 1332). Analysant les œuvres des écrivains, le dire sur la couleur nous projette irrémédiablement dans une représentativité de la couleur qui demeure reliée à l’aspect visionnaire de cette dernière. Wittgenstein, qui a voulu dégager « une certaine logique de la couleur » (Wittgenstein 1997 : 18), élaborer une « mathématique » (Wittgenstein 1997 : 19) de la couleur, a conscience de la vanité de la parole sur la couleur dont il devient impossible d’« expliquer la signification de ces mots [de couleurs] » (Wittgenstein 1997 : 25, 26), sauf si on montrait la couleur. Montrer, c’est-à-dire visualiser, devient une seule explication possible de la signification de la couleur. « Le pur concept de couleur, cela n’existe pas », conclut Wittgenstein (Wittgenstein 1997 : 35).
1. De coloribus de pseudo-Aristote : l’influence solaire dans la modification de la couleur
Depuis le De coloribus (Sur les couleurs) de pseudo-Aristote, la conception de la couleur se maintient à la croisée de l’être ou du non-être, traduit par son apparition immatérielle ou matérielle, c’est-à-dire son absence ou sa présence prégnante. Une grande partie du De coloribus est consacrée à la manifestation de la couleur or, et donne, dans la mesure du possible, l’explication du phénomène : « Shining is nothing but the continuity and intensity of light. A golden colour appears when what is yellow and sunny gleams with great intensity » (Aristote 1963: 15).3
Nous constatons que d’emblée la couleur or est apparentée au jaune. La seule différence est que l’or comprend à la foi la coprésence du jaune et du lumineux. D’autre part, l’or est pris comme une couleur à tonalité variée du jaune. Il est considéré comme une continuité, à double sens, de ce dernier. Premièrement, l’or prolonge [« continue »] le jaune dans son essence chromatique à un degré différent de sa tonalité ; c’est-à-dire, l’or, en tant que couleur, reste encadré dans la limite de la couleur jaune et s’y identifie. Deuxièmement, il suppose la couleur jaune dans sa continuité, dans le sens de l’énergie maximale, et dans son intensité, [« yellow and sunny gleams with great intensity »]. En ce sens, l’or serait apparenté à un degré plus élevé par rapport au jaune, au niveau de l’intensité chromatique, et inversement, le jaune prolongé et intensifié – le jaune lumineux – aboutirait à une continuité maximale dans l’extériorisation de l’or [« Shining is nothing but the continuity and intensity of light »].
Nous pouvons ainsi en déduire que l’or inclut le jaune, mais aussi quelque chose de supplémentaire, quelque chose de continu. Et cette continuité et ce superflu, par rapport au jaune, ne sont que la lumière, comprise dans l’essence de l’or.
Si l’or implique l’addition du jaune et du lumineux/ensoleillé [« sunny »], la luminance en soi comprend l’intensité et la continuité de la lumière. De la sorte, les deux définitions se superposent dans un ensemble unitaire où la couleur or semble réunir la luminance et la tonalité jaune.
Aussitôt, une autre énonciation succède : « This is why the necks of doves and drops of water appear golden when light is reflected from them » (Aristote 1963: 15). Cette affirmation semble soulever la thématique de la modification chromatique sous l’influence d’un facteur extérieur. Cet élément qui a la faculté de transformer la couleur est la lumière solaire. Les encolures des colombes, tout comme les gouttes d’eau, semblent acquérir une autre apparence [« appear »] chromatique au moment où la lumière tombe sur eux et se reflète. Cette autre couleur apparue est l’addition du jaune et du lumineux, et se présente comme la couleur or. Le dit raisonnement, se basant sur la modification de la couleur primaire (au sens d’innée) en or sous l’influence de la lumière solaire reflétée, suppose la prédominance de celle-ci dans chaque teint exposé à sa portée. Par conséquent, on peut affirmer non seulement la transformation du jaune en or lors de l’exposition à la lumière (ce qui engendrerait jaune + lumineux), mais que cette modification vers la couleur or est bien possible à partir de n’importe quelle couleur lorsque la lumière (luminance) s’y joint et est reflétée.
1.1. Denis Diderot et Roger de Piles : vers un impact immatériel de la couleur
Diderot, dans Essais sur la peinture, remarque que la façon d’exister de la couleur sur une toile est identique à sa façon d’exister dans la nature (Diderot 1984 : 432)4 et puisque dans la nature on trouve ces couleurs assemblées les unes avec les autres, se mêlant aux autres, se transformant dans les autres, il fait le rapprochement du terme de couleur avec le clair-obscur. La couleur posée à côté d’une autre prend l’ombre ou le reflet de l’autre et s’obscurcit ou se clarifie par le biais de ce contact. Cette conception renvoie à celle exposée dans l’ouvrage pseudo-aristotélicien, où une remarque analogue est faite vis-à-vis du processus perpétuel du changement chromatique5 : « We do not see any of the colours pure as they really are, but all are mixed with others; or if not mixed with any other colour they are mixed with rays of light and with shadows, and so they appear different and not as they are » (Aristote 1963: 17). D’une part, le raisonnement du De coloribus rejoint, en effet, la perspective mise au point par Diderot concernant l’inexistence des couleurs séparées les unes des autres dans la réalité (la nature) où chaque reflet ou ombre joue sur l’évolution de sa tonalité, mais d’autre part il nie également cette réalité (= dans la nature) de la couleur. Donc, pour préciser davantage notre réflexion, il devient évident que Diderot et l’auteur du De coloribus expriment l’idée analogue de la réalité de la couleur qui ne se trouve pas à l’état figé, à l’état pur dans la nature, mais en perpétuelle modification sous des facteurs extérieurs.
Il est intéressant de noter que Roger de Piles semble révéler une même analogie, indiquée par Diderot, concernant la couleur et la véracité de la chose représentée : « D’abord le peintre ébauche son sujet par le moyen du dessin, et le finit ensuite par le coloris qui en jetant le vrai sur les objets dessinés y jette en même temps la perfection dont la Peinture est capable » (de Piles 1989 : 156). En distinguant le terme propre à la peinture pour désigner la couleur, « le coloris », Roger de Piles élabore le même rapport de la couleur/vérité, tel que l’indique Denis Diderot. Le coloris apparaît chez Roger de Piles comme essentiel afin d’effacer l’illusion du vrai et de faire attribuer la face réellement vraie à la peinture. Le coloris, c’est la perfection, tout comme aboutir à la vraisemblance reviendrait à réaliser la chose parfaite.
Les résultats de trois types sont donc à définir au cours de notre étude, qui nous mène à déterminer, en fin de compte, la qualité fixe de la couleur jaune, qu’elle soit matériellement ou immatériellement représentée6 et ce, quelle que soit l’époque à laquelle elle adhère.
L’analyse du concept chromatique à l’époque antique nous permet d’attribuer l’appartenance de la couleur au phénomène lumineux où le jaune se pose d’emblée comme la couleur la plus proche de l’extériorisation de la lumière, ce qui nous permet d’établir a priori l’identité immatérielle de la couleur où cette dernière apparaît indispensable dans la visibilité des choses. Car la visibilité suppose la lumière, or ce n’est pas la lumière qui apparaît indispensable dans la perception de la forme et du caractère de l’objet, mais la couleur elle-même. Cette conception immatérielle conduit à la modification chromatique par le biais de la lumière solaire où le jaune est réduit à la transformation en or (ce qui suppose l’addition du jaune et du lumineux) et, symétriquement, toute la couleur est soustraite à la modification vers la couleur or à partir du moment où elle est soumise à l’exposition solaire, ou, autrement dit, lorsque celle-ci s’interpose avec la lumière et est reflétée. Les différentes étapes du développement idéologique de la perception des couleurs au cours des siècles permettent d’avancer ce raisonnement : c’est par le biais de réflectivité – ce qui renvoie, une fois de plus, à l’impact immatériel – que la couleur jaune donne la possibilité de la visualisation de l’immatériel (qui est ici la lumière), c’est-à-dire, admet l’enveloppe matérielle pour ce qui est, a priori, perçu comme immatériel.
2. L’événement-meurtre dans la couleur : Camus, Van Gogh
Ouf, le Faucheur est terminé, je crois que ça en sera un que tu mettras chez toi – c’est une image de la mort tel que nous en parle le grand livre de la nature – mais ce que j’ai cherché c’est le ‘presque en souriant’. C’est tout jaune, sauf une ligne de collines violettes, d’un jaune pâle et blond. Je trouve ça drôle moi que j’ai vu ainsi à travers les barreaux de fer […] (Van Gogh 1937 : 290).
Le faucheur, le blé : le mélange de la couleur jaune dans le soleil, la présence unique de cette couleur sur le tableau, quoiqu’une ligne violette apparaisse indispensable dans le contraste et l’harmonie à créer. Paradoxalement, l’impression « presque en souriant » est cependant assimilée chez Van Gogh à la mort, à la terre jaune fauchée dans le soleil. Un parallèle explicite s’établit avec la représentation du soleil dans L’Étranger d’Albert Camus : « Le soleil était maintenant écrasant. Il se brisait en morceaux sur le sable et sur la mer » (Camus 1942 : 88). Il est intéressant que la chaleur et la lumière du soleil soient présentées à la manière de la matière palpable qui se brise en morceaux – en corps tangibles – sur l’eau et le sable (la terre). Par conséquent, l’eau est assimilée chez Camus à une matière solide – à une matière analogue à la terre qui se présente ainsi sous l’impact solaire. Chez Le Clézio, dans Le Chercheur d’or, la mer se transforme également en surface métallique (matière solide) en relation avec la réverbération vacillante de la lumière, ce qui contribue à la conséquence réflective. Dans le texte de Camus, ce phénomène est davantage accentué par la transition de l’effet7 immatériel (lumière, chaleur) en impact matériel par le biais des morceaux matériellement extériorisés ; cette transformation contribue à souligner la pesanteur ou la lourdeur palpable du soleil et, en conséquence, son influence matérielle sur l’homme (ce qui explique la motivation de meurtre commis par Meursault).
Dans L’Étranger, le jour du meurtre, la chaleur paraissait être suspendue dans l’air, par-dessus le temps, sans bouger, sans respirer, sans vie. « Pendant tout ce temps, il n’y a plus eu que le soleil et ce silence, avec le petit bruit de la source et les trois notes » (Camus 1942 : 89). Le silence, analogue à celui qui régnait dans la ville jaune, Djémila (Camus 1965 : 61), a sans doute contribué à ce que le meurtre soit commis. Le silence évoque toujours une continuité sans fin et rappelle l’air coagulé, le vide opaque de la couleur où l’on s’étouffe : « il y avait déjà deux heures que la journée n’avançait plus », écrit Camus (Camus 1942 : 93). La propagation de la lumière solaire contribue à la dissimulation de toute autre présence matérielle (terre, eau, sable) et sa transformation en vide uniforme jaune et lumineux. Par conséquent, ce dernier s’approprie la matérialité de l’autre (terre, eau, sable) : c’est la raison pour laquelle la chaleur et la lumière se brisent en morceaux.
Revenons à Van Gogh : « Le soleil versait des rayons très jaunes sur les buissons et le terrain, absolument une pluie d’or » (1937 : 191). Lorsqu’il peignait – et il travaillait toujours à l’extérieur – il se tenait dans un identique abandon aride où le jaune des champs s’étirait au-delà de l’horizon. L’espace paralysé dans le soleil, il le traduisait par une couleur jaune crue, en y ajoutant une note supplémentaire qui le rapprochait de l’or, afin de joindre au jaune l’effet brillant et scintillant. Il faut également préciser que le peintre emploie un terme identique à celui utilisé par Camus, par rapport au soleil : « une pluie d’or ». C’est notamment dans l’analogie avec l’eau que Camus démontre la chute des rayons solaires vers la direction de la terre [« il m’était pénible aussi de rester immobile sous la pluie aveuglante qui tombait du ciel »] et fait basculer la représentativité immatérielle de la lumière et de la couleur vers celle qui est perçue comme matérielle. De la sorte, l’influence qui aurait pu être appréhendée comme abstraite, telle que l’effet de la lumière et de la couleur, se transmue en un impact absolument matériel ; mis à part le concept hallucinatoire, causé par l’abondance de la lumière, Meursault ressent physiquement et matériellement, comme le suggère le terme « pluie », l’impact du soleil. Pour cette raison, le prétexte de sa décision de tirer, qui demeure dans le soleil, se présente comme un fondement matériel du meurtre.
Dans le silence et l’immobilité qu’incarne l’espace perpétué et figé dans le soleil, va s’introduire un bruit (le bruit de la balle du révolver), et le silence finira par se briser, se morceler. S’il s’agit de « secouer » « le soleil » (Camus 1942 : 95), c’est dans le sens où le bruit avait tout simplement perturbé la journée sans mouvement, le silence muet et vide autour du protagoniste, le ciel et le sable jaune, la mer aussi jaune, exhalée, exténuée sous la chaleur jaune, l’opacité de l’air et l’« épaisseur » des soleils. « Maintenant nous avons une très glorieuse forte chaleur sans vent ici, écrivait Van Gogh à son frère Théo, qui fait bien mon affaire. Un soleil, une lumière, que faute de mieux je ne peux appeler que jaune, jaune soufre pâle, citron pâle or. Que c’est beau le jaune » (1937 : 183-184). Chez Van Gogh et chez Camus, le soleil, c’était une accumulation, un enchaînement de jaune tout au long de l’horizon, c’était l’air qui s’abattait sur la terre et la terre elle-même était la pensée visqueuse, un éternel retour vers le même, vers le sud.
2.1. Le silence et le vide du « jour jaune » : Faulkner, Boulgakov
« Le jour jaune »8 [yellow day] qui s’étire devant Christmas, le protagoniste de La Lumière d’août (Light in August) de William Faulkner, correspond simultanément au jour du meurtre. Il est caractérisé par le même silence et la même « paisibilité » [« peacefulness »] qui marquent les événements qui se produisent en plein soleil. Ce « jour jaune » qui ressemble au « couloir » qui « s’ouvre » est aussi le début de ce chemin prédestiné de Christmas qui se transformera, ultérieurement, en « fumée jaune »9 (Faulkner 1993 : 39), au moment où l’acte du meurtre sera commis. Par ailleurs, la fumée jaune érigée dans l’air qui s'introduit à l'intérieur de trois narrations différentes suggère, d’une part, le vide matériel chromatique (fumée), et d’autre part, l’événement destructeur (la maison en fumée, la femme tuée).
Le rapport soleil/meurtre où le silence intolérable doit absolument être détruit est également démontré chez Mikhaïl Boulgakov dans Le Maître et Marguerite.10 La couleur assimilée à la mort ou au suicide, associée et unie au soleil, prend ici la faculté ignée11 et contribue à ce que le soleil s’approprie la cause indirecte de la mort : « Mais dites-moi…, demande Ponce Pilate, désormais à l’abri du soleil, leur a-t-on donné à boire avant de les clouer au pilori ? ». Après avoir appris que Ha-Nozri avait refusé de l’eau, il s’écrie : « Le fou ! dit Pilate avec une grimace, tandis qu’une veine battait sous son œil gauche. – Mourir des brûlures du soleil ! » (Boulgakov 1968 : 416)12. Le soleil se fait, une fois de plus, la cause de la mort : « brûlures du soleil » et non crucifixion. Cette co-présence de l’eau et du soleil-feu boulgakovien fait appel à une appréhension analogue aux tableaux de Turner où le soleil, présenté sous forme d’incendie et à la manière d’un incendie, implique simultanément la co-présence de l’eau (mer, fleuve) dans sa métamorphose où le liquide n’existe plus que dans sa forme d’incendie solaire.
L’extériorisation matérielle de l’influence solaire, qui, chez Turner, se traduit notamment par cette mutation de la lumière en élément feu et, chez Camus, par l’exposition de la lumière en morceaux, se développe simultanément chez Boulgakov : « […] en indiquant, derrière eux, la ville qu’ils avaient quittée récemment, avec ses tours de monastères couleur de pain d’épice, et les éclats de soleil qui étincelaient aux vitres »13 (Boulgakov 1968 : 506). Et un peu plus loin : « Les éclats de soleil s’éteignirent à leur tour »14 (Boulgakov 1968 : 506). Dans les deux extraits, la traduction française recourt au terme « éclats », mais il est important de noter qu’il faudrait le comprendre dans le sens de brisure, car le mot « éclat » peut avoir plusieurs significations en langue française, dont « luminance ». Assimilé au « soleil », il peut donner un sens absolument inverse, car « éclats de soleil » signifient en premier lieu un soleil qui brille, qui est lumineux. Mais le texte original emploie le terme précis [разбитым вдребезги солнцем ; сломанное солнце] qui s’inscrit dans l’étymologie de la brisure, de l’éclatement en morceaux minuscules relevé plus haut chez Camus ou chez Le Clézio.
C’est notamment cette influence meurtrière et par conséquent réellement tangible, par le biais de l’acte de condamnation à mort (Boulgakov) ou le meurtre (Camus, Faulkner), qui trouve son fondement dans la transformation de la lumière invisible qui fait le vide, en morceaux brisés. Cette brisure de la lumière solaire en morceaux palpables souligne, d’une part, la présence matérielle et en même temps lourde de cette dernière et rappelle, d’autre part, son impact meurtrier et destructeur [brisure, morceau →mort].
Conclusion
Le déploiement de la couleur jaune dans le cadre historique large, que ce soit l’œuvre pseudo-aristotélicienne ou les textes modernes, nous mène à l’axiomatisation de la couleur-matière vers la couleur-corps. Le jaune apparaît comme un élément essentiel du fragment de peinture, comme l’est le « petit pan de mur jaune » proustien (Proust 1988 : 687) dont la découverte détermine l’événement ultérieur : la mort. C’est donc en ce moment-là que la matière précieuse du fragment jaune se présente aussi comme une sorte de révélation, révélation chromatique qui conduit à la mort par l’impact produit (excès de l’impression dans ce dernier cas). Cet événement de la mort de Bergotte chez Proust rappelle inévitablement un autre événement dans Une rose jaune de Borges, texte publié dans l’édition originale de L’Auteur (El Hacedor, 1960). Tout comme pour Bergotte, il s’agit d’un événement révélateur, surtout qu’il est question d’une dernière révélation avant la mort15 dont la cause réside dans l’intrusion de la rose jaune au milieu du silence.
Ce pan que constitue la couleur ou l’amas de couleurs dans Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, George Didi-Huberman le rapproche de la formule de Lacan qui aurait sans doute pu être appropriée à Frenhofer, dans la mesure où ce dernier ne se « manifesterait dans la sphère du plan » [toile] que sous l’effet de pan, de non-sens, et par conséquent, du vide.16 Si Porbus et Poussin s’attendent à découvrir un chef-d’œuvre, et se retrouvent devant une « muraille de peinture »17 (Balzac 1967 : 305), devant un « rien » (Balzac 1967 : 305), Bergotte dans La Prisonnière tombe sur un « petit pan de mur jaune » qui lui révèle un rien analogue de son propre œuvre. Dans cette perspective, ce que George Didi-Huberman nomme l’effet de pan, est ce même dévoilement que nous voudrions nommer révélation, que ce soit le cas de Borges (où le terme est indiqué) ou celui de Proust (où le terme est absent). Ce qui nous intéresse ici, c’est la coïncidence de la révélation avec le non-sens ; c’est sans doute aussi la raison pour laquelle, à la fin du récit (Une rose jaune) surgit un terme exact d’illumination que nous pourrions effectivement rapprocher de l’effet de pan, de ce rien qui s’écrit et se tait à jamais.
Il est possible de constater que la couleur devient, d’une part, une couleur atmosphérique condensée, aboutissant à une extériorisation absente et formant le vide en ayant une emprise destructrice ; et, d’autre part, un pan – un mur de couleur rejoignant une identique apparence de vide tangible dénué de tout sens apparent et provoquant le délire, le meurtre ou le suicide.
Cet arrêt que constitue la couleur ainsi métamorphosée se montre à travers la manifestation chromatique jaune. L’état stagnant de la couleur absente se transforme en un vide pesant du chromatisme jaune atmosphérique (couleur-lumière, par exemple, chez Camus ou couleur-feu, chez Faulkner), dont le mutisme insupportable doit absolument être rompu par un acte destructeur. Cet arrêt, ce néant que représente la couleur jaune sous l’influence des facteurs extérieurs (soleil, chaleur), se transforme en événement en soi. La couleur condensée jusqu’à ce qu’elle forme un hiatus ou un point silencieux pictural ou narratif (Camus, Van Gogh, Turner), appelle un dénouement qui n’est autre que le retentissement, le bruit de la « Sonorité jaune »18 (Kandinsky), de « la haute note jaune »19 qui brise le silence et fonctionne comme une parole « dégelée » rabelaisienne.20