Si le roman et le recueil de maximes sont surtout des formes concurrentes, elles peuvent aussi s’avérer complémentaires. Sans remonter jusqu’à l’Antiquité ou au Moyen Âge, où cette pratique était déjà courante, le xixe siècle lui-même fut riche en « romans à maximes », pour retourner l’expression employée par Vauvenargues pour qualifier certaines maximes de La Rochefoucauld1 : si Stendhal reconnut sa propre tendance à la maxime, dans ses romans comme Le Rouge et le Noir ou Lucien Leuwen, ce fut surtout pour en souligner les dangers. Chez Balzac2 aussi, « la tentation de la maxime […] est permanente » (Barbéris 1972 : 149). Tenue à distance par les Parnassiens du fait de sa dimension morale, perçue comme moralisante – eux qui estimaient qu’« Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid » (Gautier 2002 : 230) – puis par les naturalistes soucieux de s’effacer dans leur restitution de la réalité, la maxime retrouva une place de premier plan dans le roman à la fin du xixe siècle, avec les Décadents3 et les auteurs nationalistes4.
Bien plus, de ce grand retour de la forme aphoristique dans le genre romanesque5 semble émaner, au début du siècle suivant, une ‘mode’ du roman aphoristique : Claude-Edmonde Magny, dans son Histoire du roman français depuis 1918, fait de l’aphorisme, « cette goutte d’encre échappée à la plume du romancier au milieu d’une page de prose fluide ou mouvementée où elle fait tache » (Magny 1950 : 113), l’un des traits distinctifs de ceux qu’elle appelle « les romanciers moralistes » (Jacques Rivière, Jacques de Lacretelle, Raymond Radiguet…) au tournant des années vingt6. Contemporains de ces « romans de moralistes » que sont Le Bal du Comte d’Orgel (1924) de Radiguet et Amour nuptial de Lacretelle (1925), d’autres romans usent eux aussi volontiers de l’aphorisme : Les Faux-Monnayeurs d’André Gide (1926), À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust (publié entre 1913 et 1927) sans oublier Voyage au bout de la nuit de Céline (1932)7. Pour autant, c’est surtout dans des recueils que l’aphorisme fleurit au long du xxe siècle, sous la plume de grands écrivains8 comme de littérateurs d’un jour9. À cette relative disparition de la forme gnomique dans le roman10, plusieurs raisons peuvent être avancées. Génériques tout d’abord : entré dans « l’ère du soupçon » (Sarraute 1956), le discours romanesque est frappé de suspicion et avec lui, l’énoncé de vérités générales. Historiques également : la société a peu à peu pris conscience que « les grands systèmes d’explication du monde ont failli – et l’on en revient aux vérités partielles, partiales, parcellaires » (Viart 2011 : 150) :
Aussi la littérature critique ne peut-elle plus s’écrire sur fond de système de pensée : plus de « roman à thèse », plus d’ « autorité fictive » (selon le terme de Susan Suleiman) : la fiction a perdu son autorité énonciative. D’où le recours à ces stratégies particulières, qui sont aussi des stratégies du particulier : on relève ainsi un intérêt de la littérature actuelle pour le détail, pour l’insignifiant, pour l’événement singulier plutôt que pour les réflexions généralisantes. (Viart et Vercier 2008 : 269)
C’est donc, semble-t-il, principalement à cause de son aspect péremptoire et définitif, sa capacité à exprimer une vérité a priori générale, que l’aphorisme a progressivement été abandonné par la littérature romanesque. Pourtant, simultanément, et de manière accrue depuis le début du xxie siècle, cette même littérature romanesque s’est acheminée vers ce qui constitue aussi l’un des traits définitoires de l’aphorisme : la brièveté. Les critiques évoquent, à propos de la littérature narrative contemporaine, une tendance au « minimalisme », même si cette notion excède et diffère de la brièveté aphoristique. Bruno Blanckeman, dans Les fictions singulières. Etude sur le roman français contemporain, note ainsi :
L’écriture dite minimaliste connaît un champ d’application maximal. Elle désigne tout aussi bien le choix d’un style (l’abstraction géométrique selon Jean-Philippe Toussaint, lyrique selon Jacques Serena), l’effet esthétique (la déception du romanesque selon Jean Échenoz, sa subversion selon Christain Gailly) ou la poétique du récit (l’art de l’épure selon Eric Holder ou du puzzle selon Patrick Modiano, deux écrivains très éloignés de la comète Minuit). Mais quelle qu’en soit l’acception, l’écriture minimaliste tient la limite et resserre le maillage. (Blanckeman 2002 : 65-66)
Pourtant, un certain nombre de romans contemporains semble nous inviter à ne pas écarter trop vite de cette définition de l’écriture minimaliste, sa forme la plus rhétorique, l’aphorisme. Des auteurs aussi différents que Jean Échenoz, Pascal Quignard, Sylvie Germain, Éric Chevillard ou encore David Foenkinos semblent l’avoir réintroduit dans la fiction romanesque. Il s’agira dès lors de s’interroger sur ce retour apparent de l’aphorisme dans l’écriture romanesque. Comment comprendre cette renaissance de la forme gnomique, et surtout, comment comprendre, qu’à un siècle de distance, le même phénomène se reproduise ? Les enjeux (esthétiques, éthiques, en termes d’histoire littéraire…) du retour de l’aphorisme dans le roman en ces débuts de siècle sont-ils les mêmes ?
Si certaines similitudes – de contexte, esthétiques et éthiques principalement – paraissent plaider en faveur d’une filiation aphoristique dans le genre romanesque d’un début de siècle à l’autre, il reste que l’aphorisme romanesque contemporain semble s’inscrire dans une logique d’amplification plutôt que de simple filiation, si bien que, s’il entretient un lien étroit avec le début du xxe siècle, c’est peut-être, par-delà son inscription dans la forme aphoristique, par les tentatives d’affirmation dont il est porteur, comme si l’autorité narrative était systématiquement à (re)construire en ces débuts de siècle.
1. D’un siècle l’autre : une filiation de l’aphorisme romanesque
1.1. Aphorisme et souci éthique du romancier
Si l’aphorisme ressurgit dans le roman à un siècle de distance, au début du xxe comme du xxie siècle, c’est d’abord parce que le contexte, en ces débuts de siècle, est proche.
Le début du xxe siècle est marqué par le passage, amorcé dans la dernière décennie du xixe siècle, de la « garantie d’originalité » (Citti 1987 : 7) à la « garantie de responsabilité » (Citti, 1987 : 59) : c’est Le Disciple de Paul Bourget (1889) qui opère « l’intrusion, dans l’art, de l’éthique, avec la notion de responsabilité » (Citti, 1987 : 60). Ce souci éthique constitue une réaction à une période marquée par la recherche de l’originalité, considérée dès lors comme un solipsisme, une démarche individualiste voire dangereuse. Or, la fin du xxe siècle est marquée par une semblable prise de conscience, mutatis mutandis : « les écrivains majeurs des années quatre-vingt manifestent un souci commun de qualifier la littérature comme espace éthique » note Bruno Blanckeman (2009 : 29) dans son étude sur Patrick Modiano. Frances Fortier et Andrée Mercier font le même constat :
La critique a remarqué ce phénomène du retour au récit, à une nouvelle lisibilité qui serait au cœur de l’esthétique postmoderne, à une transitivité narrative qui prétend donner sens au monde. […] Dominique Viart, par exemple, constate ce besoin de sens dans son étude du Roman français au xxe siècle (1999) et conclut qu’il s’exprime aujourd’hui par le souci éthique qui caractérise le narrateur contemporain […]. (Fortier et Mercier 2006 : 139)
Même si les causes et les enjeux de cette (re)naissance du souci éthique en ces débuts de siècle divergent quelque peu – au début du xxe siècle, c’est tout le métier d’écrivain qui se voit repensé11 -, il n’en reste pas moins que ces exigences s’inscrivent dans des dispositifs formels sinon identiques, du moins proches. En effet, ce souci éthique se traduit par un retour en force des idées dans la narration, et souvent de leur expression. Or l’aphorisme est l’une des formes, sans doute la plus explicite, que peut prendre l’expression des idées dans le roman.
1.2. Aphorisme et moralisation
Pourtant, si les romanciers de ces débuts de siècle sont animés d’une même préoccupation éthique, qui se manifeste volontiers par une pratique aphoristique, s’exprime, chez eux, simultanément, le refus de se faire moralisateur. Outre les nombreuses déclarations qu’ils ont pu faire en ce sens12, il est intéressant de noter qu’ils recourent à une même image pour signifier concurremment la préoccupation éthique et l’écueil moralisateur à éviter : parler au désert. On se souvient de cette célèbre formule gidienne, figurant dans la Postface pour la deuxième édition de Paludes et pour annoncer Les Nourritures terrestres, qui date de l’été 1895 : « N’être pas entendu, c’est comme parler au désert ; dût-elle éclore dans le désert, moi je préfère l’œuvre d’art » (Gide 2009a : 326). Or, « parler au désert, n’est-ce pas la seule solution, aussi paradoxale soit-elle, pour prêcher sans influencer ? » (Wittmann 1997 : 275), car cette solution « permet aux Nourritures terrestres de prodiguer apparemment des maximes morales, sans pour autant devenir prédicantes » (Wittmann 1997 : 276). C’est la même image qui revient sous la plume de Sylvie Germain, lorsqu’elle souhaite signifier les limites de l’enseignement éthique :
Mais ces expériences-là ne s’enseignent pas, il faut y passer à son tour, s’y écorcher la peau. Il n’y a pas que les prophètes qui parlent dans le désert, les témoins tout autant, surtout quand ils rapportent un fait extraordinaire, qu’il soit horrible ou magnifique. Les témoins de la vie, donc tout le monde. Chacun parle dans le désert. (Germain 2002 : 39)
Encore que, dans cette déclaration, le fait de parler dans le désert ne relève pas d’un choix, comme dans l’esthétique gidienne, mais d’une contrainte, d’une donnée : le romancier contemporain, semble-t-il, ne peut plus compter sur l’effet pragmatique (même potentiellement moralisateur) de ses phrases. Si cette réflexion métalinguistique ne paraît s’appliquer ici qu’à quelques expériences-limites (qui sont aussi des limites langagières), il n’en reste pas moins qu’elle annonce l’une des grandes différences entre l’aphorisme romanesque contemporain et son émule du début du siècle dernier, différence sur laquelle nous serons amenés à revenir.
1.3. Déjouer la moralisation
Pour déjouer l’effet moralisateur que risque de susciter la forme aphoristique, les romanciers de ces débuts de siècle usent des mêmes procédés. L’inachèvement peut être l’un d’entre eux. Ainsi Jean Échenoz, dans Des éclairs, interrompt-il son aphorisme moral : « Les gens se lassent rapidement, tant la futilité de l’homme, etc. » (Échenoz 2010 : 47). Tout se passe comme si l’on se méfiait désormais de ce aphorisme puisse rimer avec moralisme. On se souvient que ce fut là un procédé déjà employé par Gide lui-même dans Les Nourritures terrestres (œuvre fictionnelle plutôt que roman, certes), avec plus de légèreté cependant : « Ah ! que Dieu n’ait pas créé le monde en vue simplement de cela, c’est ce qu’on ne parvient à comprendre qu’en se disant… etc. » (Gide 2009a : 371) ou encore « Mais, Nathanaël, je ne veux te parler ici que des choses, – non point de L’INVISIBLE RÉALITÉ – car … comme ces algues merveilleuses, lorsqu’on les sort de l’eau, ternissent… ainsi… etc. » (Gide 2009a : 415). Si une certaine préciosité est encore perceptible dans ce geste d’inachèvement gidien, de même qu’une certaine désinvolture, on comprend bien que les raisons pour lesquelles le romancier contemporain s’interrompt sont autrement plus profondes et relèvent surtout d’un désenchantement, voire d’un certain fatalisme. Le narrateur semble conscient tout à la fois des risques et de la vanité du discours moral gnomique. Il n’est pas inintéressant de remarquer que c’est un constat auquel se heurtait déjà le personnage lui-même dans Les Faux-Monnayeurs : il interrompt ainsi de lui-même son énoncé aphoristique :
Marguerite sait si bien que toujours, insupportablement, quelque enseignement moral doit sortir, accouché par lui, des moindres événements de la vie; il interprète et traduit tout selon son dogme. Il se penche vers elle. Voici ce qu'il voudrait lui dire:
— Ma pauvre amie, vois-tu: il ne peut naître rien de bon du péché. Il n'a servi de rien de chercher à couvrir ta faute. Hélas! j'ai fait ce que j'ai pu pour cet enfant; je l'ai traité comme le mien propre. Dieu nous montre à présent que c'était une erreur, de prétendre…
Mais dès la première phrase il s'arrête. (Gide 2009b : 189)
Parmi ces procédés de théâtralisation – et ainsi de décrédibilisation – de l’écriture aphoristique figurent aussi les interventions du narrateur dans sa fonction idéologique (pour reprendre la terminologie genettienne) : « […] n’oublions jamais que les plus belles inventions ont souvent de bien belles histoires » (Échenoz 2010: 50).
Surtout, les romanciers exploitent les ressorts que le genre met à leur disposition, la polyphonie en particulier13. André Gide comme Pascal Quignard ou Sylvie Germain usent en effet des ressources distanciatrices voire ironiques de la polyphonie pour éviter le dogmatisme lié à l’emploi d’une formule gnomique. Les aphorismes sont le plus souvent placés dans la bouche des personnages, comme si la manie aphoristique devenait dès lors la leur, et non plus celle d’un auteur soucieux, par le biais de son narrateur, sinon de faire passer un message, du moins d’expliciter la dimension éthique de son œuvre. Ainsi, dans Les Faux Monnayeurs, Oscar Molinier, Edouard, Bernard Profitendieu sont-ils les aphoristes les plus importants ; et il est intéressant de noter que lorsque le narrateur reprend la main et qu’il souhaite légitimer le comportement de ses personnages en s’appuyant sur une vérité générale, il préfère recourir à l’emprunt plutôt qu’à la création personnelle, comme s’il refusait de faire autorité par lui-même. L’explication du mal-être de Laura à Saas-Fée, causé par le fait de « vivre aux dépens de ce protecteur [Edouard], ou mieux : de ne lui donner rien en échange ; ou plus exactement encore : c’était qu’Edouard ne lui demandât rien en échange, alors qu’elle se sentait prête à tout lui accorder » (Gide 2009b : 308), passe ainsi par la convocation de deux autorités reconnues : « “Les bienfaits, dit Tacite à travers Montaigne, ne sont agréables que tant que l'on peut s'acquitter”; et sans doute cela n'est vrai que pour les âmes nobles, mais Laura certes était de celles-ci. » (Gide 2009b : 308) Le truchement de Montaigne – et l’on sait à quel point les Essais eux-mêmes regorgent de maximes d’autrui – est sans doute aussi quelque peu ironique : présentant ses sources en abyme, le narrateur rend indistinguables l’origine et la nature exactes de cette maxime, si bien que cette mention, si elle trahit une quelconque recherche d’autorité(s), ne peut s’y réduire ; ici, c’est la désinvolture dans le traitement des sources qui déjoue le sérieux de l’acte citationnel.
De même, chez les romanciers contemporains, les aphorismes sont placés de manière privilégiée dans la bouche des personnages. Ainsi Terrasse à Rome débute-t-il par un discours gnomique de Meaume le graveur :
Les hommes désespérés vivent dans des angles. Tous les hommes amoureux vivent dans des angles. Tous les lecteurs de livres vivent dans des angles. Les hommes désespérés vivent accrochés dans l’espace à la manière des figures qui sont peintes sur les murs, ne respirant pas, sans parler, n’écoutant personne. (Quignard 2000 : 10)
Cette délégation de la parole aphoristique connaît des degrés de subtilité variés : l’aphorisme peut être inséré dans le discours direct, comme dans l’exemple ci-dessus, mais on le trouve plus souvent dans le discours indirect libre, voire dans le psycho-récit. Dans le deuxième cas, le narrateur use du brouillage des niveaux énonciatifs pour rendre indistincte l’origine de la parole aphoristique et mettre ainsi à distance tout reproche moralisateur. Gide associe par exemple souvent le discours indirect libre (qui est chez lui plus fréquemment un discours de pensée que de parole) à la focalisation interne, si bien que le lecteur peine à savoir si l’aphorisme est à mettre au compte du personnage ou à celui du narrateur :
[Albéric Profitendieu] songeait au bain qu'il allait prendre ; rien ne le reposait mieux des soucis du jour qu'un bon bain; en prévision de quoi il n'avait pas goûté ce jourd'hui, estimant qu'il n'est prudent d'entrer dans l'eau, fût-elle tiède, qu'avec un estomac non chargé. Après tout, ce n'était peut-être là qu'un préjugé ; mais les préjugés sont les pilotis de la civilisation. (Gide 2009b : 180)
Il est difficile de dire si l’adversatif « mais », et l’aphorisme qui succède, émanent du personnage lui-même, qui chercherait ainsi à excuser la forte influence qu’exercent les préjugés sur son comportement, à justifier chez lui le juge, être à l’autonomie de pensée pourtant (pré)supposée, une dépendance aux (fausses) croyances populaires, ou si c’est le narrateur qui souligne de la sorte à quel point les préjugés règnent, jusque dans les plus hautes sphères sociales et ‘intellectuelles’. Même si l’effet produit est finalement sensiblement le même (il s’agit d’une double charge satirique, contre son personnage et contre la force des préjugés), la polyphonie permet de diminuer la dimension potentiellement moralisatrice de l’aphorisme et d’accroître sa force satirique.
On constate le même usage de la polyphonie dans les romans contemporains. Sylvie Germain par exemple, use des potentialités de la focalisation interne pour distiller ses aphorismes dans Magnus. Depuis son poste d’observation près d’un marronnier, le personnage éponyme guette la réaction de l’homme en lequel il croit reconnaître son père, au moment où ce dernier lit un billet que lui remet le serveur :
Mais il y a aussi de la frayeur dans son regard d’imposteur démasqué. Le regard de Clemens Dunkeltal du temps de sa fuite à la fin de la guerre. Le regard, comme la voix, est une signature infalsifiable. Magnus tient la preuve qu’il cherchait. (Germain 2005 : 220)
L’insertion d’une parole gnomique (« Le regard, comme la voix, est une signature infalsifiable. ») au cœur d’un passage dans lequel Magnus est le personnage focal, rend difficile son attribution : est-ce le personnage, qui, fort de la réaction provoquée chez l’autre, affirme explicitement le principe qui a présidé à sa ruse, disons pour dévoiler son jeu et suggérer que, si Clemens Dunkeltal est parvenu à échapper à toutes les lois, il ne se dérobera pas à celle-ci ? Cependant, cet art consommé du suspense n’est-il pas à porter davantage au crédit du narrateur, soucieux, en omettant de préciser d’emblée les principes qui régissent l’initiative de Magnus, de ménager l’issue de cette rencontre ? On voit bien comment ici aussi la romancière tire parti de la polyphonie romanesque pour éviter la dimension péremptoire d’un aphorisme révélateur des failles de tout être humain.
1.4. Réflexions
Cet usage de la polyphonie peut aller plus loin : attentifs à ne pas imposer d’éthique, ces romans questionnent souvent la possibilité même, pour une œuvre, d’exprimer une éthique. En effet, autre point commun de ces ‘romans débuts de siècle’ volontiers aphoristiques : le choix, comme personnages principaux, de figures d’artistes ; il leur permet de mener à l’intérieur même de l’œuvre une réflexion sur l’écriture, et notamment sur cette dimension éthique. Ainsi, Edouard romancier dans Les Faux-Monnayeurs, Meaume graveur dans Terrasse à Rome, Ann Hidden musicienne-compositeur dans Villa Amalia, de même que Ravel dans le roman éponyme d’Échenoz légitiment-ils d’une part la présence de réflexions théoriques à l’allure d’aphorismes, et permettent-ils d’autre part au romancier d’engager une réflexion, sinon sur l’écriture romanesque, du moins sur la démarche artistique. En d’autres termes, la polyphonie est non seulement un moyen de déjouer la moralisation, mais encore de la questionner.
Or ces réflexions (au double sens du terme) mettent au jour la nécessaire humilité du romancier, qui n’invente et n’impose pas tant un message qu’il ne s’en fait le traducteur. Une même image revient sans cesse sous la plume de ces romanciers : celle de l’écrivain-auditeur. Gide définit ainsi l’acte d’écriture, tant dans les Faux-Monnayeurs que dans le Journal des Faux-Monnayeurs, comme une activité d’écoute :
Le mauvais romancier construit ses personnages ; il les dirige et les fait parler. Le vrai romancier les écoute et les regarde agir ; il les entend parler dès avant de les connaître, et c’est d’après ce qu’il leur entend dire qu’il comprend peu à peu qui ils sont. (Gide 2009b : 552)
Dans l’œuvre, c’est Lady Griffith qui signifie à Passavant qu’il ne fera pas un « bon romancier » car il ne sait pas « écouter » (Gide 2009b : 208). Mais là encore, l’éventuel dogmatisme de cette définition du romancier est prévenu par la malicieuse pirouette du narrateur qui en souligne d’emblée les limites : « mais on ne peut tout écouter » (Gide 2009b : 191). C’est bien ainsi, également, que le romancier du début du xxie siècle conçoit son activité d’écriture : comme une écoute attentive de la langue, du monde qui l’entoure, dont il n’est qu’un traducteur : « Ecrire, c’est descendre dans la fosse du souffleur pour apprendre à écouter la langue respirer là où elle se tait, entre les mots, autour des mots, parfois au cœur des mots » (Germain 2005 :12). Et les remarques sur l’art de la gravure dans Terrasse à Rome de Pascal Quignard peuvent sans doute se comprendre comme un art poétique voilé :
Grünehagen rapporte ce propos de Meaume en 1652 : « On doit regarder les graveurs comme des traducteurs qui font passer les beautés d’une langue riche et magnifique dans une autre qui l’est moins à la vérité, mais qui a plus de violence. Cette violence impose aussitôt son silence à celui qui y est confronté. » (Quignard 2000 : 163-164)
Les aphorismes, s’ils peuvent expliciter le souci éthique dont se sent investi le narrateur, traduisent aussi son humilité face à cette mission, sa conscience de n’être pas tant un être investi de pouvoirs qu’un traducteur, un transcripteur.
2. De la filiation à l’amplification
Cependant, bien que l’aphorisme romanesque contemporain manifeste d’importantes similitudes, tant éthiques qu’esthétiques, avec l’aphorisme présent dans le roman du début du siècle dernier, il semble pourtant procéder non tant d’une filiation que d’une amplification des pistes proposées par son aîné : amplification quantitative – au point d’interroger la pertinence de l’appellation choisie–, mais aussi qualitative, dans le sens où tout devient désormais matière à aphorisme14, où la dimension morale n’est plus déterminante ; structurelle enfin, puisqu’il tend à s’autonomiser par rapport à la fiction.
2.1. Aphorisme ou réflexion?
Le « moment gnomique », pour rependre, dans un sens plus formulaire cependant, l’heureuse expression de Chiara Nannicini Streitberger (2009 : 199), prend souvent, dans le roman contemporain, des proportions qui excèdent le cadre phrastique, cadre généralement retenu pour distinguer l’aphorisme ou la maxime de la réflexion. Pourtant, la cohésion textuelle est telle qu’il semble que les effets recherchés par cette amplification quantitative soient d’ordre principalement poétique, et que l’ensemble demeure bien un aphorisme au sens où il ne semble constituer qu’une seule pensée. Prenons un exemple :
Aimer aux yeux des enfants c’est veiller. Veiller le sommeil, apaiser les craintes, consoler les pleurs, soigner les maladies, caresser la peau, la laver, l’essuyer, l’habiller.
Aimer comme on aime les enfants c’est sauver de la mort.
Ne pas mourir c’est nourrir. (Quignard 2006 : 288)
L’usage combiné de l’anadiplose (veiller, mort/ mourir) et de l’anaphore rhétorique (aimer), outre le rythme et les répétitions poétiques qu’il crée, permet de procéder par enrichissement de sens et précisions successives. Plutôt que de proposer au lecteur le condensé de cette réflexion générale (qui en serait aussi son aboutissement), à savoir l’aphorisme « Aimer c’est nourrir », le roman contemporain donne à voir son élaboration. Or, puisque cette écriture met en évidence le processus plus que le résultat, on peut se demander dans quelle mesure le narrateur souhaite – et peut – aboutir à un aphorisme, autrement dit, dans quelle mesure cette forme constitue encore une idéal à atteindre. Car cette amplification peut aussi traduire la difficulté, pour le romancier contemporain, de trouver les mots, comme si l’aphorisme demeurait toujours « sur le bout de la langue » (pour reprendre le titre de l’une des œuvres de Pascal Quignard), autrement dit, à venir. Les nombreux phénomènes de reprises, qu’ils soient lexicaux ou syntaxiques, témoignent de cette difficulté. Il n’est en ce sens pas indifférent que les personnages principaux de ces romans se présentent souvent comme des dépossédés, en quête de ce qui leur fait défaut : leur passé et leur identité (Magnus), leur famille (Chanson des Mal-aimants), un amour perdu (Terrasse à Rome), eux-mêmes (Villa Amalia)… et cet égarement, ce sentiment de perte qui les anime, semble ainsi être inscrit au cœur de la langue romanesque :
Et ces traces enfouies sous les décombres de Gomorrhe le lancinent à nouveau, comme un nom connu que l’on cherche et qui s’obstine à rester en retrait sur la langue, un air de musique familier qui fredonne quelque part dans la tête sans laisser s’échapper la moindre note audible. (Germain 2005 :153)
Fonction ontologique donc, de ce que l’on pourrait appeler ‘réflexion aphoristique’, en ce qu’elle associe la longueur et la progression d’un cheminement, qui sont le propre de la réflexion, et le vœu d’une unité, souvenir de la concision aphoristique. Cette forme hybride révèle en tout cas tout à la fois la difficulté du romancier contemporain d’aboutir à une vérité, sinon finale, du moins transcendante, et son espoir jamais abandonné de s’en approcher. L’aphorisme romanesque contemporain est un aphorisme de l’approximation plutôt que de la définition. Cette relative impuissance référentielle de l’aphorisme peut expliquer l’autre aspect que prend son amplification dans le roman contemporain : sa tendance à la banalité.
2.2. Aphorismes de la banalité
Si l’aphorisme se définit d’ordinaire comme le contraire du cliché, dans la mesure où il est « le retournement mécanique […] mais inquiétant (donc illisible) d’un énoncé type assumé par la culture » (Hamon 1974 : 122), son contenu semble être devenu bien plus libre, pour ne pas dire plus banal dans le roman contemporain, sous l’influence, peut-être, des expérimentations menées par l’Oulipo. Tout, ou presque, semble désormais pouvoir faire l’objet de généralisations de type aphoristique. Citons quelques-uns de ces aphorismes de la banalité : « Les humains sont capricieux en toute chose […]. » (Germain 2005 : 178), « Chaque famille a ses rituels très vite inintelligibles. » (Quignard 2006 : 90), « L’émotion est contagieuse. » (Quignard 2006 : 270), « Chacun préfère savoir quand il est né, tant que c’est possible. » (Échenoz 2010 : 7). Si ces aphorismes à l’allure de clichés n’étaient pas absents de la plume gidienne, ils étaient cependant placés dans la bouche de personnages dont ils constituaient l’un des tics de langage. On trouve ainsi nombre de ces pensées toutes faites dans le discours d’Oscar Molinier ou d’Albéric Profitendieu, personnages appartenant tous deux au monde judiciaire. Au-delà d’une légère critique à l’encontre d’un univers judiciaire souvent moralisant, qui vénère les lois au point de voir ceux qui y travaillent adopter, dans le langage et la pensée courantes, une démarche identique, cette accumulation de formules-clichés s’inscrit surtout dans la satire d’une posture, celle du pense-petit. L’aphorisme est en effet dans Les Faux-Monnayeurs une autre de ces fausses monnaies. Dans le roman contemporain en revanche, ces banalités sentencieuses émanent du narrateur lui-même : si l’on peut y lire les conséquences de la conscience qu’a ce dernier du soupçon qui pèse toujours sur sa parole, autrement dit son humilité, ces aphorismes de la banalité semblent aussi trahir le souci de faire une œuvre profondément humaine, de traduire ce qui constitue l’humanité de l’homme au quotidien plutôt que dans ses exploits, fussent-ils moraux.
C’est ainsi la mise au jour de ‘failles minuscules’ qui permet au romancier de lancer son roman, tout en mettant précisément en évidence leurs importantes conséquences. Magnus et Des éclairs en offrent un bon exemple : après un aphorisme banal en apparence, en ce qu’il relève de l’évidence et du cliché, à savoir « Dans tous les cas, l’imagination et l’intuition sont requises pour aider à dénouer les énigmes. » (Germain 2005 : 11) et « Chacun préfère savoir quand il est né, tant que c’est possible. » (Échenoz 2010 : 7), chaque narrateur présente un personnage pour lequel cette vérité, aussi banale fût-elle, n’est pas valable : Magnus a perdu la mémoire et Gregor ignore la date exacte de sa naissance. Et c’est de cette non-conformité initiale (originelle pour le personnage et inaugurale pour le roman) que découle le sentiment de perte qui anime le personnage, ce qui est une manière de signifier que ce sont ces vérités simples qui sont précisément essentielles. A travers ces aphorismes du quotidien, le roman contemporain se livre donc à un plaidoyer profondément humaniste, laissant ainsi de côté, ou plutôt, dépassant la dimension principalement éthique des aphorismes romanesques du début du siècle dernier.
2.3. Pauses aphoristiques : vers une écriture du traité ?
Enfin, ce dépassement s’entend encore d’un point de vue structurel. Si l’aphorisme, dans le roman du début du xxe siècle, était soigneusement intégré à la narration, ce n’est pas toujours le cas de l’aphorisme romanesque contemporain. Il semble participer d’une fragmentation progressive de l’œuvre romanesque, voire d’une redéfinition du genre. En effet, bien qu’une répartition en chapitres ou en fragments permette de figurer les grandes articulations de l’œuvre, et que ces dernières puissent elles-mêmes être divisées en sous-parties, il arrive que l’aphorisme (ou la réflexion aphoristique) constitue à lui seul l’une de ces sous-parties. Ainsi, dans Villa Amalia de Pascal Quignard :
*
Quand l’événement se réduit à son épreuve, aucune consolation ne console.
Aucun alcool, drogue, café, tabac, chimie, somnifère, n’apporte son aide.
Il faut que l’âme se tourne vers la souffrance […].
*
Quelquefois le chagrin n’est guéri par aucun moyen. Le temps qui passe l’amplifie. (Quignard 2006 : 232)
Le même phénomène se reproduit tout au long des pages 274 à 279. Cette construction, qui semble imposer des « pauses aphoristiques », n’est pas sans rappeler l’organisation d’un recueil de maximes, dans le modèle proposé par La Rochefoucauld, qui fait se succéder diverses réflexions entretenant entre elles un lien tantôt logique tantôt thématique. On observe un procédé similaire chez David Foenkinos (dans La Délicatesse comme dans Les Souvenirs) ou chez Sylvie Germain : dans Magnus, cette dernière insère entre les différents « Fragments » qui constituent l’histoire de Magnus, « Notules », « Palimpsestes », « Intercalaire », de nature fortement aphoristique (encore que les « Notules » présentent surtout des pensées aphoristiques d’autrui). Bien plus, ces « moments gnomiques » (Nannicini Streitberger 2009 : 199) participent d’un phénomène, souvent relevé par la critique, de glissement du roman contemporain vers le genre de l’essai : la généralité de ces propos, qui peuvent n’entretenir qu’un lien assez lâche avec l’intrigue romanesque, et qui adoptent souvent des dimensions importantes, rappelle l’écriture du traité. Toutefois, est-ce là une nouveauté ? Cette écriture du traité n’était-elle pas déjà présente, ou en germe, au début du siècle dernier ? Gide, pour ne citer que lui, fut l’auteur de cinq traités, parus à la fin du xixe siècle et au début du xxe : Le Traité du Narcisse (1891), La Tentative amoureuse ou le traité du vain désir (1893), El Hadj ou le Traité du faux prophète (1899), Philoctète ou le Traité des trois morales (1899), Bethsabé (1912). Pourtant, dans ces œuvres, Le Traité du Narcisse excepté, les réflexions sont rarement explicitées ; il revient surtout au lecteur de les déduire de l’intrigue, conformément au principe suivant lequel « les idées ne devraient être exprimées que par l’action »15 (Gide 1999 : 14). Le titre « traité » ne se justifie donc pas tant a priori, qu’a posteriori, lorsque le lecteur aura dégagé ces idées. D’ailleurs, le Journal des Faux-Monnayeurs lui-même manifestait le désir de faire des Faux-Monnayeurs un « traité de la non-existence du diable » (Gide 2009b : 530) : « Ecrit hier soir quelques pages de dialogue à ce sujet – qui pourrait bien devenir le sujet central du livre, c’est-à-dire le point invisible autour de quoi tout graviterait… » (Gide 2009b : 530) Autrement dit, si le roman du début du siècle dernier s’envisage comme traité, c’est à condition que les idées qu’il s’attache à mettre en évidence demeurent implicites ; dans le roman contemporain, c’est au contraire l’explicitation des réflexions qui fonde l’hybridation générique. L’aphorisme dans les romans de ces débuts de siècle est donc le levier d’une écriture qui se souhaite à la fois narrative et éthique.
3. Débuts de siècle et « appétit de dire et de penser »
Finalement, si différentes que soient les formes aphoristiques, ce qui se dégage de cette présence de l’aphorisme dans le roman, à un siècle de distance, c’est un formidable « appétit de dire et de penser » (Quignard 1987 : 14), comme si chaque début de siècle éprouvait le désir, voire la nécessité, de s’affirmer, de se construire une autorité.
3.1. Aphorisme et « force assertive »
Comme le rappelle Eric Bordas (1997 : 41), « c’est l’énonciation de la maxime qui signifie, plus que son énoncé […]. Le signifié aphoristique de la maxime romanesque renverrait à une "axiomatique idéologique" : l’axiome n’exigeant pas d’être démontré, son énonciation est déjà en elle-même une proposition de sens » (1997 : 41). Autrement dit, la seule présence d’aphorismes, indépendamment de leur contenu, traduit la « force assertive » (Rabaté 2002 : 77) de l’œuvre. Cette « force assertive » varie en fonction des modalités d’énonciation de l’aphorisme, modalités qui divergent d’un siècle à l’autre : l’utilisation discrète de la modalité interrogative, la prise en compte régulière du narrataire et une modalisation accrue semblent signifier une fragilisation de l’acte assertif aphoristique, d’un début de siècle à l’autre.
Autre phénomène qui concourt à cette fragilisation de l’assertivité aphoristique, la tendance de l’aphorisme à une certaine oralisation, qui le prive quelque peu de sa solennité, sur laquelle repose en grande partie son effet. L’aphorisme, dans le roman contemporain, adopte en effet volontiers des tournures familières ou relevant d’une certaine oralité, sans avoir pour autant l’intention de restituer un sociolecte ou un idiolecte spécifiques. On le perçoit bien dans les aphorismes qui entrent en résonance avec des énoncés gnomiques antérieurs. Outre le jeu intertextuel (volontaire ou non), c’est surtout la formulation choisie, sur un même thème, qu’il est intéressant de comparer :
Avec tout ça, qui est allé vite comme toute sa vie, Gregor va sur ces cinquante-cinq ans. On ne se rend jamais compte à quel point c’est rapide alors que les journées traînent en longueur et que les après-midis sont interminables. (Échenoz 2010 : 124, nous soulignons)
Même si le constat désenchanté d’un temps qui passe (trop) vite est un topos de la littérature moraliste (et pas seulement, d’ailleurs), le paradoxe ici relevé (des journées si longues pour des années si courtes) n’est pas sans rappeler, certes dans un style plus oral (le pronom démonstratif « c’ » associé à l’expression familière « traînent en longueur » en sont les signes) et moins resserré, une célèbre formule de Vladimir Jankélévitch : « Comment des années si courtes se fabriquent-elles avec des journées si longues ? » (Jankélévitch 1938). De même, un peu plus loin :
Malgré sa petite gloire et son succès mondain, sa succession d’échecs l’amène pour la première fois à ne plus rien vouloir faire, sans amertume ni ressentiment : il n’y a plus qu’à attendre et voir, c’est ça, la vie n’est plus qu’une longue salle d’attente, pas même pourvue de magazines froissés sur une table basse ni des regards furtifs que l’on échange entre patients. (Échenoz 2010 : 135, nous soulignons)
Ici aussi, la réécriture adopte un style très relâché, avec la tournure orale introductive « c’est ça », et l’usage, de circonstance, de « l’effet déceptif16 » (Barthes 1972 : 81) provoqué par la négation restrictive, qui fut la marque des maximes larochefoucaldiennes : « Si l’on bâtissait la maison du bonheur, la plus grande pièce en serait la salle d’attente » (Renard 1965 : 543). Tout se passe comme si les romanciers contemporains s’attachaient à refuser tout effet de style. Sont-ce là des restes du « degré zéro de l’écriture » (Barthes 1953) ? L’on se souvient pourtant que Gide déjà, en son temps, manifestait le souci d’adopter, dans Les Faux-Monnayeurs, une « écriture blanche » (Barthes 1953 : 59) : « Le style des Faux-Monnayeurs ne doit présenter aucun intérêt de surface, aucune saillie. Tout doit être dit de la manière la plus plate, celle qui fera dire à certains jongleurs : que trouvez-vous à admirer là-dedans ? » (Gide 2009b : 550). Ce ‘degré zéro de l’aphorisme’, Gide n’y parvient cependant pas encore, lui qui, à l’instar d’Olivier dans Les Faux-Monnayeurs, « ne peut résister au désir de briller » (Gide 2009b : 368), lui qui eut toute sa vie durant un souci scrupuleux de la langue.
3.2. Débuts de siècle et autorité(s)
Enfin, cette force assertive ne se manifeste pas ex nihilo. Elle s’effectue à la fois sur et contre une tradition, qui demeure la même pour les deux époques, celle de la maxime classique, si bien que les rapprochements constatés entre écriture aphoristique romanesque des débuts des xxe et xxie siècles ne se justifient peut-être pas tant eu égard à leurs caractéristiques communes qu’en vertu d’une source identique, face à laquelle chaque siècle renaissant semble ressentir le besoin de se positionner, de s’affirmer.
Cette influence, commune aux romanciers du début du xxe comme du xxie siècle, a souvent été relevée par la critique. Alain Goulet note ainsi : « Sylvie Germain, comme La Fontaine, n’écrit pas seulement pour enchanter, mais aussi pour instruire, et son récit est inséparable d’une "moralité", parfois exprimée, souvent implicite » (Goulet 2007 : 222). Le lien avec les moralistes est précisément ce qui fonde le rapprochement avec les romanciers du début du siècle : « Cette fable de Magnus fourmille de leçons, parfois explicites, souvent implicites, car Sylvie Germain est aussi une grande moraliste, à la manière dont Gide l’était »17 (Goulet 2007 : 223). De même pour Jean Échenoz : « Mais à qui s’attache aux détails de son œuvre, et notamment à son art de la notation ponctuelle, apparaît bien vite une autre dimension de l’écrivain, mi sociologue amusé, mi moraliste à la manière de La Bruyère et de La Rochefoucauld. » (Viart 2011: 194)
Romanciers moralistes ? Certes, en ce sens que l’expérience qu’ils présentent a souvent une valeur exemplaire, explicitée ou non. Moralistes aussi, dans un sens plus noble, lorsque cet enseignement tiré de l’expérience prend la forme d’un aphorisme, ce qui est souvent le cas. On le voit particulièrement (mais pas uniquement) dans la narration à la première personne : l’aphorisme y est souvent emblématique d’un dédoublement énonciatif qui traduit la capacité du « je » à extraire un enseignement des contingences du quotidien ; le « je »-narrateur tire les conséquences de ce qui est arrivé au « je »-personnage. Ainsi, chez Pascal Quignard : « En Italie, elle souhaitait que je dise Giulia – parfois même Maria. Tout est possible dans les lieux merveilleux. Elle était si jeune et si belle. » (Quignard 2006 : 198) ou encore : « Quand je rabattis le couvercle noir sur les touches, une heure était passée aussi vite qu’un songe. J’étais empli de désolation étrange. Le chagrin est plus ancien et presque plus pur en nous que la beauté. Je cherchais ma veste en lin […]. » (Quignard 2006 : 210) Le changement de tiroir verbal rend particulièrement explicite la dimension pédagogique de cette démarche aphoristique, pour soi-même et/ou pour son lecteur. Or, le même trait d’écriture est perceptible chez Gide ou Proust, et se retrouve simultanément chez les « romanciers moralistes » étudiés par Claude-Edmonde Magny18 :
Ce qui est du reste curieux, c’est que le moment où se déchaîna cet enthousiasme du public fut, je l’ai su depuis, celui où la Berma a une de ses plus belles trouvailles. Il semble que certaines réalités transcendantes émettent autour d’elles des rayons auxquels la foule est sensible. (Proust 1988 : 22)
Sans doute n’est-ce pas là une propriété spécifique des aphorismes romanesques débuts de siècle, mais le propre de toute démarche romanesque héritière de l’époque moraliste. Ce qui diffère cependant, ce sont les modalités du dialogue entamé avec cette tradition.
L’inscription dans une certaine tradition, en vue de construire son identité et son autorité propres, se fait plus explicitement au début du xxe siècle qu’au début du xxie : La Rochefoucauld est encore la principale référence d’Edouard dans Les Faux-Monnayeurs, et plusieurs de ses maximes servent d’épigraphe aux articulations de l’œuvre gidienne –Vauvenargues et Chamfort en fournissent d’autres. Le moraliste classique n’y fait cependant pas tant figure de « discours d’autorité » (Schapira 1997) que d’autorisation :
— Prétendez-vous, me dit alors Sophroniska, que La Rochefoucauld, en écrivant ceci, ait voulu insinuer ce que nous disions?
— Il se peut; mais je ne le crois pas. Nos auteurs classiques sont riches de toutes les interprétations qu'ils permettent. Leur précision est d'autant plus admirable qu'elle ne se prétend pas exclusive. (Gide 2009b : 329)
La remarque d’Edouard à Mme Sophroniska est sans doute celle que se fait Gide lui-même. Dans le roman contemporain en revanche, si le mode d’écriture rappelle l’écriture moraliste, les aphorismes insérés dans l’œuvre émanent d’anonymes ou de personnalités du monde non littéraire ; ainsi Martin Luther King dans Magnus. Le roman contemporain préfère donc s’appuyer sur des autorités plus humbles et plus familières au lecteur, ce qui rejoint l’entreprise d’héroïsation du quotidien évoquée plus haut. Dans tous les cas, la présence simultanée de citations (qui sont des aphorismes d’autrui) et d’aphorismes (du romancier lui-même) montre que la question de l’autorité figure au cœur des enjeux du ‘roman début de siècle’.
La renaissance de l’aphorisme romanesque s’entend donc dans deux sens : comme résurgence après une période marquée par la méfiance à l’encontre des généralisations – méfiance qui fut celle de la deuxième moitié des xixe et xxe siècles -, comme symptôme d’un siècle nouveau soucieux d’asseoir son autorité. Si l’écriture aphoristique romanesque permet ainsi de reconnaître la pertinence du tropisme ‘début de siècle’, c’est en vertu d’une double intention, celle qui pousse le romancier à simultanément éclairer ses contemporains et acquérir une légitimité.