« [À] quoi peut bien servir un livre sans images ni dialogues? »1 (1990 : 97) : cette question rhétorique, qui figure dans l’incipit d’Alice’s Adventures in Wonderland, souligne à quel point, tant pour Alice que pour Lewis Carroll, les illustrations sont essentielles pour pouvoir apprécier un livre à sa juste valeur. Loin d’être considérées comme secondaires et donc subalternes2, les illustrations des Alice sont ainsi présentées comme indispensables au sein du texte carrollien. À la question : « qui sera le maître ? », il semble alors que l’on ne puisse que répondre : « personne ».
1. De la collaboration d’un auteur et d’un illustrateur…
L’étude de la genèse des Alice permet de confirmer cette coexistence nécessaire du texte et de l’illustration pour Carroll. Dès que Charles Lutwidge Dodgson se met à coucher par écrit, suite à la requête d’Alice Liddell, le récit des aventures qu’il a conté aux sœurs Liddell lors d’une promenade en bateau sur la rivière Isis le 4 juillet 1862 (Carroll 2000 : 7), il dessine également de sa propre main, pourtant malhabile car inexpérimentée, trente-sept illustrations3. Par la suite, quand il décide – encouragé par George MacDonald – de publier ce conte, il ne souhaite pas publier ses illustrations qu’il trouve trop peu professionnelles (Carroll 2008 : 17). Jamais cependant ne songe-t-il à publier son livre sans illustration. Il se met immédiatement à la recherche d’un illustrateur ; ce sera John Tenniel. De la même manière, c’est avant de commencer à écrire le deuxième volume des aventures d’Alice que Carroll veut s’assurer les services de Tenniel. Sans cela, si l’on en croit ses journaux et sa correspondance, il semble que Carroll ne parvienne pas à se mettre au travail d’écriture4. C’est également une fois qu’il a reçu les vingt illustrations colorées et élargies pour The Nursery “Alice” qu’il se met à travailler sur le texte de cette nouvelle version (Sundmark 1999 : 168).
L’étroit lien entre texte et illustration ne s’arrête pas là. Carroll exerce, ou, tout du moins, essaie d’exercer, un contrôle strict de la production de Tenniel. Il ne reste que très peu de sources primaires témoignant de leurs échanges, mais Stuart Dodgson Collingwood, le neveu et premier biographe de Dodgson, rapporte que Carroll n’hésite pas à donner des indications très précises à Tenniel concernant la façon dont Alice est vêtue, ou concernant l’apparence d’autres personnages (130), indications que Tenniel respecte de façon variable. À l’inverse, il semble que Tenniel soit à l’origine de la suppression du chapitre « The Wasp in a Wig » : dans une lettre du 1er juin 1870, ce dernier signale à Carroll l’impossibilité d’illustrer cet épisode et lui suggère de raccourcir son livre5. Michael Hancher en conclut : « tout indique que la collaboration Carroll-Tenniel n’était en aucune manière unilatérale »6 (Je traduis).
2. … à la coordination du texte et des illustrations
La mise en page des premières éditions des Alice7 est, en outre, un chef d’œuvre d’ingénieuse coordination entre le texte et les illustrations. Le texte carrollien et les illustrations de Tenniel s’agencent selon plusieurs modalités, que je vais dissocier ici pour des raisons de clarté, mais qui sont évidemment souvent combinées.
En premier lieu, l’illustration peut ‘traduire littéralement’ le texte dans un autre médium, c’est-à-dire opérer ce que Pereira appelle une traduction littérale intersémiotique (« literal intersemiotic translation », 2008 : 109). C’est le cas, par exemple, des illustrations du poème « You’re old Father William » récité par Alice à la Chenille, ou encore des illustrations du poème « The Walrus and the Carpenter » récité par Tweedledee à Alice. Quand le jeune homme demande au Père William s’il est bien raisonnable qu’il se tienne en équilibre sur les mains, l’illustration de Tenniel en regard montre un Père William se tenant en équilibre sur les mains, et, quand la quatrième strophe de « The Walrus and the Carpenter » indique que les personnages principaux pleurent à chaudes larmes, l’illustration de Tenniel montre que le Morse et le Charpentier pleurent effectivement à chaudes larmes. Les illustrations répondent ainsi immédiatement à un appel du texte, de manière à le mettre en valeur ; Lawrence Gasquet compare d’ailleurs l’illustration chez Carroll au procédé typographique de la mise en italiques (2009 : 81).
Cette traduction intersémiotique peut prendre des formes extrêmement complexes chez Carroll et Tenniel, notamment lorsque la narration progresse exactement au même rythme dans les illustrations et au sein du texte8. C’est le cas notamment lors de la chute du Lapin Blanc dans le châssis à concombres. Mou Lan Wong expose la parfaite synchronisation entre cet épisode narré et son équivalent illustré. Tout d’abord, l’illustration de Tenniel condense deux moments narratifs successifs : le moment où Alice tend la main, tout à coup, à travers la fenêtre, et celui où le Lapin Blanc tombe (2009 : 140). Toutefois, comme les mots : hand, it (le Lapin) et cucumber frame sont disposés parfaitement en regard de l’illustration, ce qui, pour Wong, ne peut pas être une coïncidence (139), elle en tire la conclusion suivante : « Carroll persuade ses lecteurs que l’illustration est un récit visuel continu comparable au texte »9 (Je traduis). De même, le récit avance exactement au même rythme que les illustrations lors de la traversée du miroir par Alice. Dans l’édition de 1871, les deux illustrations montrant Alice d’un côté puis de l’autre du miroir étaient imprimées sur la même feuille, la première sur le recto et la seconde sur le verso. Hancher souligne l’ingéniosité de cette disposition, qui fait de la page du livre le miroir qu’Alice traverse, et montre que les moindres détails ont été l’objet d’une réflexion approfondie de la part de Carroll et Tenniel. Il signale que les deux illustrations se superposent parfaitement, l’une étant la représentation inversée de l’autre ; même la signature de Tenniel est inversée dans la seconde illustration (1985 : 130). Aussi le lecteur, en tournant la page, permet-il à Alice de traverser le miroir et, d’une certaine façon, l’accompagne. Wong décrit, à la suite de Hancher, ce dispositif, et explique ainsi la participation du lecteur à ce dispositif :
La précision avec laquelle récit, texte et illustration sont coordonnés souligne une nouvelle dimension de la structure même du livre, une dimension personnelle qui repose sur l’action du lecteur. Grâce aux inversions et renversements visuels, ainsi qu’à l’ajout de visages souriants sur des objets inanimés, la seconde illustration invite le lecteur à voir Alice depuis l’autre côté du miroir, c’est-à-dire, dans le monde du miroir. De plus, en jouant sur la mécanique de l’objet-livre en plaçant les deux illustrations de cette façon étonnante, Carroll est à l’origine d’un phénomène visuel qui nécessite du lecteur une action ou une ré-action physique. En fait, Carroll conçoit les illustrations de sorte que le lecteur soit projeté dans le monde nonsensique de Carroll par sa propre action.10 (Je traduis.)
Des jeux similaires avec le livre en tant qu’objet sont à l’œuvre dans les deux volumes des aventures d’Alice de 1865 et 1871. Ainsi, si le texte carrollien indique que le Chat du Cheshire disparaît, le lecteur peut reproduire cette disparition en tournant la page de son livre. Les deux illustrations ne sont pas ici imprimées sur le recto et verso d’une même page, mais sur le recto de deux pages se succédant, permettant de créer un effet d’optique saisissant11. De même, alors que le texte carrollien indique que la Reine Rouge se transforme en chaton à la fin de Through the Looking-Glass, le lecteur reproduit cette transformation en tournant la page de son volume, car les illustrations de la Reine minuscule dans les mains d’Alice et du chaton dans la même position sont imprimées sur le recto de deux feuilles successives12.
En second lieu, l’illustration peut compléter le texte, donner à voir des éléments passés sous silence13. Alice a beau être le personnage principal de ces ouvrages, elle n’est jamais décrite en détail. Si l’on sait que ses cheveux ne frisent pas (2000, 23), qu’elle devrait les faire couper (72) et qu’elle porte une jupe (123), cela ne suffit pas pour se forger une idée précise de son apparence physique (Kelly 1982 : 65). C’est aussi grâce à l’illustration de Tenniel que le lecteur peut se rendre compte, dès le chapitre VI, du physique très particulier de la Duchesse, de sa figure très masculine, et de la disproportion entre sa tête et son corps, alors que ce personnage est sobrement appelé « the Duchess » sans être plus précisément décrite au chapitre VI, et qu’elle est simplement qualifiée de « very ugly » au chapitre IX d’Alice’s Adventures in Wonderland (2000, 95). De même, le lecteur étourdi qui n’a pas remarqué l’homophonie des termes Hatter (le Chapelier du volume de 1865) et Hatta (l’un des messagers du volume de 1871) et des termes Hare (le Lièvre du volume de 1865) et Haigha (l’autre messager du volume de 1871) comprend qu’il s’agit là des mêmes personnages grâce aux illustrations de Tenniel, où les oreilles du Lièvre ne sont que peu dissimulées sous son costume de messager, et où Hatta porte le même chapeau, et a le même profil que dans le volume de 1865. Enfin, la fonction explicative de l’illustration est mise explicitement en évidence à deux reprises lorsque le narrateur invite le lecteur à observer l’illustration pour savoir ce qu’est un griffon au chapitre IX, et pour se représenter la façon dont le Roi parvient à porter à la fois une couronne et une perruque sur la tête au chapitre XI d’Alice’s Adventures in Wonderland.
En troisième lieu, l’illustration peut introduire le texte, comme lors de la partie de thé, quand le Chapelier va chanter « Twinkle, twinkle little bat » (Nières 1990 : 70). C’est aussi le cas lors du procès du Valet de Cœur quand le Lapin Blanc lit l’acte d’accusation. Dans ces deux exemples, l’illustration est insérée au moment précis où le personnage représenté va se mettre à chanter ou prendre la parole, ce qui est une façon très efficace de susciter chez le lecteur l’impression qu’il visualise le personnage en question en train de chanter ou de lire.
En quatrième lieu, le texte sert parfois de légende aux illustrations, comme c’est le cas à la fin de la course à la Caucus quand le Dodo remet à Alice le dé de la victoire, ou quand la Reine de Cœur s’emporte après une Alice qu’elle trouve impertinente. Dans ces deux exemples, l’illustration occupe une grande partie de la page, et la place accordée au texte est relativement limitée, renforçant l’impression qu’il s’agit bien là d’une légende.
Enfin, et c’est la cinquième et dernière modalité d’agencement du texte carrollien et des illustrations de Tenniel que j’identifierai ici, le texte peut parfois commenter l’illustration, ce qui renverse l’équilibre traditionnel entre texte et illustrations, équilibre penchant conventionnellement en la faveur du texte. Au lieu de ‘traduire’ (modalité n°1), compléter (modalité n°2) ou introduire (modalité n°3) un texte originel, les illustrations se font alors images et deviennent véritablement premières par rapport au texte. Le texte n’est plus occasion à illustration ; c’est l’image qui suscite un commentaire textuel. Ce n’est toutefois pas dans tous les Alice que l’on peut observer cette prédominance des images par rapport au texte, mais uniquement dans la version d’Alice racontée aux tout-petits, The Nursery “Alice” (Susina 2010 : 93). En effet, alors que pour ce volume, le texte a été abondamment modifié, simplifié et tronqué14, les renvois aux images, eux, sont beaucoup abondants que dans les premières versions des Alice15. Ils incitent notamment le lecteur à observer les couleurs qui ont été rajoutées pour cette édition, dont Carroll était particulièrement fier (Susina 2010 : 89), comme c’est le cas au chapitre I :
N’a-t-il pas de jolis yeux roses […]; et des oreilles roses ; et un joli veston brun ; et l’on peut tout juste entrevoir son mouchoir rouge qui dépasse de la poche de son veston ; et que dire de sa cravate bleue et de son gilet jaune ? Il est vraiment habillé de manière exquise.16 (1990 : 229)
Toutes les couleurs des éléments de la tenue du Lapin Blanc sont mentionnées ici, à l’exception de celles de son parapluie et de sa montre à gousset. C’est la première illustration à laquelle le texte fait référence (le frontispice n’étant mentionné que lors de la scène du procès, comme dans Alice’s Adventures in Wonderland), et l’on sent dans ce passage toute la délectation de Carroll à passer en revue les moindres couleurs17. Au-delà des couleurs, le texte renvoie à certains éléments des illustrations qui n’avaient pas été soulignés dans Alice’s Adventures in Wonderland, et qui ne sont nullement essentiels à l’avancement de la narration, comme le nombre de tasses sur la table chez le Chapelier, ou encore le nom des animaux qui sont membres du jury du procès du Valet de Cœur. Le récit devient par conséquent second, tant sur le plan logique (le texte est un commentaire de l’image) que chronologique (Carroll écrit cette version des aventures d’Alice une fois que les illustrations ont été colorées et modifiées par Tenniel), et s’efface au profit des images de Tenniel, qui jouent désormais un rôle prééminent. La voix de Tenniel vient même concurrencer celle de Carroll au sein du texte, lorsque Carroll fait appel à ce dernier pour identifier les animaux du tribunal : « M. Tenniel dit que l’oiseau criard est un cigogneau […] et que la petite tête blanche est celle d’un souriceau. N’est-il pas adorable ? »18 (1990 : 245). Le discours indirect permet un entremêlement des voix de l’auteur et de l’illustrateur, qui met en valeur l’appel redoublé à l’autorité de Tenniel dans The Nursery “Alice”.
Ainsi, si Humpty Dumpty cherche à asservir le langage, à entretenir une relation de maître et d’esclave, ou tout du moins de maître et de valet, avec le langage, Carroll n’entretient pas du tout ce type de relation avec Tenniel, son illustrateur. Les illustrations ne sont clairement pas conçues et exploitées comme si elles étaient secondaires, subalternes, au service d’un texte littéraire supérieur. La relation texte / illustrations dans les œuvres carrolliennes n’est aucunement une relation hiérarchique, mais une relation d’interdépendance. Toutefois, cela ne signifie pas pour autant qu’il faille ignorer la question des relations de pouvoir.
3. De la tentative de maîtrise du langage…
En effet, la coordination soignée entre texte et illustrations révèle tout d’abord le rêve d’une maîtrise parfaite du langage, le rêve d’un langage limpide. Comme Jean-Jacques Lecercle l’explique, c’est l’un des objectifs inavoués du Nonsense (dont les Alice sont l’un des exemples paradigmatiques), que de « conserver au langage sa fonction de communication » (1981 : 129), en mettant en scène les ratés de la communication, les ambiguïtés, les illogismes, etc. Si le Nonsense montre les failles inhérentes au langage et en joue, c’est pour mieux « véhicule[r], en filigrane, une théorie de la communication » (1981 : 132). Le Nonsense met alors au jour toute l’opacité du langage, « pour mieux en faire tourner les rouages, pour mieux en asseoir les règles, et même les multiplier » (1995 : 60). C’est donc « un genre pédagogique » (1995 : 277). Le fait que les illustrations de Tenniel, beaucoup mieux réalisées que les illustrations de Carroll, et donc beaucoup plus facilement recevables et intelligibles pour le lecteur, aient été privilégiées par Carroll, renforce cette idée qu’il y a dans les Alice une volonté de rendre le langage transparent. On voit bien à quel point l’illustration du griffon remplit une fonction d’explicitation, d’éclaircissement, une fonction didactique19. Si les illustrations de Carroll et de Tenniel ont toutes deux cette fonction, l’illustration de Tenniel permet au lecteur qui ne connaissait pas cette créature mythologique, de comprendre qu’il s’agit là d’une créature dont le haut du corps est celui d’un aigle et le bas du corps celui d’un lion, contrairement à l’illustration de Carroll, grâce à laquelle il serait tout aussi possible d’imaginer qu’il s’agit d’un mélange de perroquet et de chien. Le fait que Carroll n’ait jamais imaginé utiliser ses propres illustrations pour Alice’s Adventures in Wonderland, et le fait qu’il ait choisi un professionnel20 pour illustrer son texte, montre à quel point il souhaitait que les illustrations non seulement ne troublent pas, mais améliorent la communication.
La fonction didactique du texte carrollien et des images de Tenniel est encore plus explicite dans la version d’Alice pour les tout-petits (Susina 2010 : 92), où, comme je l’ai déjà mentionné, le narrateur invite le lecteur à reconnaître les couleurs utilisées dans les images, à compter les tasses sur la table du Chapelier, ou à donner les noms des animaux qui sont les membres du jury du procès du Valet de Cœur. De façon encore plus explicite, si cela était possible, le narrateur profite d’un détail d’une image, une digitale pourpre au pied de l’arbre sur lequel se trouve le Chat du Cheshire, pour donner une leçon au lecteur, à propos de l’origine du terme « Fox-Glove ». Carroll explique que le nom de cette plante signifie non pas le gant du renard comme l’on pourrait s’y attendre, mais le gant des fées, parce que le premier élément de ce mot composé, « fox », est une transformation de « folks », terme utilisé autrefois pour dire fées. Cette origine ne fait actuellement certes pas l’unanimité, mais c’était celle qui prévalait à son époque, et l’on pouvait lire dans l’ouvrage English Botany, Or Coloured Figures of British Plants, paru en 1866, soit trois décennies avant la parution de The Nursery “Alice”, une explication en tous points similaires :
Il se trouve, de plus, que le nom « Folksglove » est très ancient, et apparaît dans une liste de plantes qui date d’une époque aussi reculée que le règne d’Edward III. Le terme « gens » (« folks » en anglais) employé par nos ancêtres signifiait « fées », et il n’est rien de plus probable que les belles cloches colorées de cette plante étaient désignées par le nom « Folksgloves », et que ce terme devint plus tard « Foxglove ».21 (Je traduis.)
Carroll intègre dans son récit des éléments de science naturelle, qu’il présente explicitement comme un discours pédagogique, ainsi qu’en témoignent les termes a little lesson, teach et the lesson (2010 : 34-35). Le texte et les images de The Nursery “Alice”, de façon explicite, mais aussi les Alice de 1865 et de 1871, de façon plus implicite, cherchent à effacer toutes les zones d’ombres du langage.
4. … à une tentative de maîtrise du lecteur
Ce rêve de transparence, de contrôle du langage, va de pair avec la volonté de contrôler le processus d’idéation du lecteur. En effet, tenter de contrôler le langage, c’est aussi tenter de contrôler celui ou celle qui reçoit le langage, tenter de faire en sorte que le récepteur reçoive le message exactement comme l’émetteur a prévu qu’il le reçoive. Comme Gasquet l’affirme, dans les Alice, des formes non créées par le lecteur lui-même lui sont imposées, formes qui « limite[nt] l’activité imaginaire » et « stérilisent […] les capacités du lecteur » (2009 : 63). Ce « lavage de cerveau » (63) va bien au-delà de la simple représentation des personnages alors que le texte carrollien est très peu descriptif. Le contrôle de l’idéation est tout particulièrement prégnant en ce qui concerne les créatures imaginaires, que le lecteur n’a pas l’habitude de se représenter, et qu’il pourrait donc se représenter de nombreuses façons diverses, telles que le Laquais-Poisson et le Laquais-Grenouille, le Jabberwock, ou encore les créatures mentionnées dans le poème « Jabberwocky ». Si la juxtaposition des termes laquais et poisson ou laquais et grenouille convoque une créature hybride, à la frontière de l’animal et de l’humain, rien dans le texte carrollien n’invite le lecteur à imaginer que ces laquais sont à la fois vêtus en grande livrée et bipèdes. Rien n’invite le lecteur à imaginer que ces laquais n’ont d’animal que leur visage, et, pourtant, c’est bien cette représentation là qu’impose l’illustration de Tenniel. De même, rien dans le poème « Jabberwocky » qu’Alice trouve dans le salon du miroir, ne permet de se représenter la créature qui est l’objet de la quête du jeune homme. Le lecteur sait que c’est une créature dangereuse, aux mâchoires puissantes, aux griffes redoutables et aux yeux de feu, mais il n’en sait pas plus : l’illustration de Tenniel impose une image fixe à ce monstre. Désormais, le Jabberwock a une tête de poisson, des ailes de chauve-souris ou de dragon, des mains à mi-chemin entre les serres d’un rapace et les pattes poilues d’un insecte, la queue et les écailles d’un reptile, etc. Quelques années plus tard, Carroll refuse que Henry Holiday, l’illustrateur de The Hunting of the Snark, représente le Snark. Il souhaite en effet que cette créature demeure inimaginable (Carroll 1990 : 1710). Si Carroll accepte que le Jabberwock soit représenté dans Through the Looking-Glass, on peut en conclure que c’est précisément de manière à le rendre imaginable et saisissable.
C’est ce même processus d’éclaircissement du poème « Jabberwocky » qui est à l’œuvre au chapitre VI, lorsque Humpty Dumpty donne des définitions (fantaisistes) aux néologismes de la première strophe du poème. Il définit toves, borogove et rath en ces termes : « Well, ‘toves’ are something like badgers—they’re something like lizards—and they’re something like corkscrews » (2009 : 226), « a ‘borogove’ is a thin shabby-looking bird with its feathers sticking out all round—something like a live mop » (227) et « a ‘rath’ is a sort of green pig » (227)22. Humpty Dumpty fait entrer les néologismes dans le dictionnaire, en donnant des définitions à des termes qui n’en ont pas, et, de plus, crée des créatures inconnues à partir d’éléments connus, ce qui en réduit l’étrangeté. C’est ainsi qu’un blaireau, un lézard, et un tire-bouchon, éléments faisant partie de l’encyclopédie commune, forment tous ensemble une créature inconnue, mais moins inconnue que ce que le terme « tove », qui ne ressemble que peu à un autre nom de créature connue23, pouvait laisser supposer. L’illustration de Tenniel répond au même rêve de transparence. Si Alice s’exclame, suite aux explications de Humpty Dumpty : « Cela doit faire des créatures bien bizarres »24 (1990 : 318), cela sous-entend qu’elle a tout de même quelques difficultés à se représenter ces créatures improbables. Or, grâce à l’illustration, il n’y a pas de difficulté de cet ordre pour le lecteur. En outre, non seulement Tenniel a choisi d’illustrer ce passage plutôt que de ne pas le faire, mais encore Carroll a décidé de placer l’illustration de Tenniel une page avant que Humpty Dumpty ne donne les définitions des noms des créatures inconnues de ce poème, prévenant ainsi pour le lecteur la difficulté de représentation signalée par Alice.
Cette volonté de contrôle et de maîtrise, identifiée dans Alice’s Adventures in Wonderland et dans Through the Looking-Glass, va encore plus loin dans The Nursery “Alice”. Dans la version d’Alice pour les tout-petits, le narrateur cherche en effet à maîtriser les moindres réactions du lecteur et à préconstruire son jugement. Dès le début de l’ouvrage, après avoir orienté la perception de l’image du Lapin Blanc, en invitant le lecteur à observer les couleurs des yeux, des oreilles, du gilet et du mouchoir de ce dernier, le narrateur lui enjoint de croire qu’il a très peur : « ne voyez-vous pas comme il tremble ? Secouez seulement un peu le livre, de droite et de gauche, et vous ne tarderez pas à le voir trembler »25 (1990 : 229). À l’aide de cette proposition interro-négative26, le narrateur préconstruit le jugement du lecteur. En effet, comme John Heritage l’a montré, les propositions interro-négatives sont fréquemment reçues par les interlocuteurs non comme des questions, mais comme des assertions27. Le lecteur ne peut alors qu’acquiescer, et accomplir le geste préconisé par le narrateur. Au chapitre II, le narrateur tente même de contrôler la vision du lecteur. Dans un premier temps, il attire son attention sur la table basse à trois pieds : « elle s’approcha d’une petite table tout en verre et à trois pieds (il y a deux des pieds sur l’image, et seulement le commencement de l’autre pied, voyez-vous ? »28 (6), et deux paragraphes plus loin, il attire l’attention du lecteur sur le flacon dont se saisit Alice : « La pauvre Alice referma donc la porte, et reposa la clé sur la table : et, cette fois, elle trouva tout autre chose sur ladite table (à présent, regardez de nouveau l’image), et que pensez-vous que c’était ? C’était une petite bouteille »29 (6). En découpant ainsi la vision de l’image, en privilégiant d’abord un élément, puis en mettant en évidence un autre élément, le narrateur cherche à reproduire chez le lecteur l’expérience d’Alice, qui n’avait tout d’abord pas vu de flacon sur la table basse.
5. Résistance et imposture du lecteur : l’exemple des illustrateurs
Toutefois, et ce dernier exemple le montre bien, il est impossible de contrôler à ce point les réactions de son lecteur. Il est fort peu probable que le lecteur n’ait pas remarqué qu’Alice tient un flacon, tout comme il est fort peu probable que la volonté de contrôler le processus d’idéation du lecteur atteigne tout à fait son objectif. On peut voir un indice de la possibilité de l’affranchissement du lecteur dans le fait que les Alice aient été illustrés à de nombreuses reprises. Les illustrateurs sont autant de lecteurs qui ont leur idéation propre du monde des merveilles et des créatures qui y vivent, révélant que, même si les illustrations de Tenniel ont incontestablement un fort impact sur l’idéation de ce monde, cela n’empêche nullement d’autres idéations. C’est ainsi que Maria Kirk choisit de représenter la chute dans le terrier du Lapin alors que Tenniel ne l’avait pas fait, que Gwynedd Hudson représente les digitales en forme de carreau ou de cœur, que les « mome raths » du poème « Jabberwocky » ne ressemblent aucunement à des cochons verts dans le film d’animation de Disney, que Salvador Dalí fait fondre la montre du Chapelier et la transforme en table sur laquelle la partie de thé a lieu, que Ralph Steadman représente un Lapin Blanc rebondi, typiquement britannique avec son chapeau melon et son parapluie, qu’Anthony Browne empile chapeau sur chapeau sur la tête du Chapelier, et que Rebecca Dautremer représente la maison du Lapin Blanc sur pilotis.
Enfin, contrôler le processus d’idéation ne signifie pas contrôler le processus interprétatif et inhiber ce qu’Eco appelle les « promenades inférentielles »30. En dépit de la stratégie déployée dans les Alice, qui consiste à essayer de limiter « l’autonomie interprétative » du lecteur (Gasquet 2009 : 63), le lecteur n’est pas complètement déterminé par le narrateur et l’illustrateur. Comme Lecercle l’expose dans Interpretation as Pragmatics, le lecteur occupe certes une place précise, car il est interpellé par le texte, l’auteur, l’encyclopédie et le langage (1999 : 116). Lecercle adopte en effet ici la pensée althussérienne telle qu’elle est développée dans « Idéologie et appareil idéologique d’État », selon laquelle l’idéologie, via les Appareils Idéologiques d’État tels que l’école, la famille ou l’Église, assigne une place spécifique à l’individu en l’interpellant, et ce faisant le transforme en sujet à proprement parler (Althusser 1976 : 174). Toutefois, à la suite de Judith Butler dans Bodies that Matter en particulier, Lecercle rappelle que l’assujettissement est double, en ce sens qu’il soumet l’individu en même temps qu’il lui permet de devenir sujet ; ainsi, si le sujet ne peut échapper à son assujettissement, qui détermine et est la condition de son identité, il lui est possible de faire resignifier son interpellation initiale, de manière à renégocier la place qui lui a été attribuée (Butler 1993 : 122). En outre, Lecercle introduit le concept de contre-interpellation du Sujet interpellant par le sujet interpellé, selon les dispositions du modèle ALTER31 (1999 : 116). Aussi le lecteur selon Lecercle peut-il être actif et être lui-même à l’origine d’une contre-interpellation de l’Auteur. Dès lors, l’interpellation du lecteur par la structure narrative et illustrative peut être suivie d’une contre-interpellation de la part de ce dernier. C’est le cas des illustrations de Ralph Steadman, qui peuvent être considérées comme autant de resignifications de l’œuvre carrollienne, ou, pour reprendre les termes de Steadman lui-même dans l’introduction à son Alice in Wonderland, comme autant d’extensions des histoires de Lewis Carroll (Carroll 2009 : 9). Steadman est certes interpellé par le texte original, qui lui dicte un certain nombre d’éléments (le Chapelier est accoudé sur la tête du Loir ; le Chat du Cheshire sourit de toutes ses dents ; les jardiniers se disputent devant le rosier). Mais c’est précisément cette interpellation qui constitue Steadman en sujet et qui crée la possibilité même de l’insurrection de la resignification, avec et contre les règles du texte. C’est ainsi que le Chapelier a une physionomie extrêmement inquiétante, alors que le texte carrollien n’en faisait aucunement mention : sa bouche ressemble à la gueule d’un animal, mais est constamment ouverte, donnant à voir un gouffre sombre toujours béant, à moins qu’elle ne ressemble au filtre d’un masque à gaz (car les lunettes que porte le Chapelier ne sont pas sans rappeler les protections oculaires des masques à gaz). Le Chat du Cheshire devient sous le crayon de Steadman un présentateur, dont le spectateur ne peut oublier le sourire figé même une fois que l’émission est terminée32. Les jardiniers sont représentés non seulement comme des cartes du monde du miroir, mais comme des syndicalistes – Deux, Cinq et Sept n’étant pas seulement les numéros de cartes numérales, mais ceux de cartes de syndicaliste. Grâce à ses illustrations, Steadman propose ainsi des lectures-impostures33 du texte carrollien : interpellé dans le modèle ALTER, Steadman se fait imposteur, impose ses resignifications du texte, et se construit de la sorte comme auteur-de-l’auteur. Ce que les illustrations de Steadman révèlent en outre tout particulièrement, c’est le rôle de la conjoncture dans le processus de resignification imposé par le lecteur imposteur. Si l’interprétation d’un texte littéraire repose sur les connaissances (achroniques) de l’œuvre, elle repose tout autant sur les connaissances linguistiques et encyclopédiques, qui, elles, sont contingentes, et dépendent de la conjoncture historique. Illustrer les jardiniers sous les traits d’ouvriers syndicalistes tient certes de l’anachronisme, mais est tout à fait permis par l’évolution de l’encyclopédie, le terme « card » signifiant certes selon l’Oxford English Dictionary au xixe siècle : « L’un des éléments d’un « jeu (de cartes) » ou paquet de petits cartons rectangulaires, utilisé lors de jeux de hasard, ou de hasard et d’adresse à la fois : désormais appelées plus spécifiquement cartes à jouer »34, mais aussi au début du xxe siècle : « Une carte détenue par un délégué lors d’une réunion ou d’un congrès syndicaliste et représentant un certain nombre de membres de ce syndicat »35. Steadman ne sombre donc pas dans un solipsisme délirant en illustrant Alice’s Adventures in Wonderland ainsi, mais fait reposer sa lecture-imposture sur le texte, le langage, et l’encyclopédie telle qu’elle existe désormais. Ses illustrations permettent alors de comprendre la double fonction de l’interpellation, qui s’inspire de la double fonction de l’assujettissement selon Butler : l’interpellation soumet, place le lecteur dans une position passive, mais elle le constitue dans le même temps en sujet, et crée ainsi la possibilité de l’insurrection, de la contre-interpellation de sa part. La question est bien de savoir qui sera le maître.