L’anticipation comme représentation de – ou discours sur – l’avenir dans l’art, donc bien avant la création de la science-fiction qui n’en est qu’une dimension, est originelle au théâtre. Elle s’y invite dès l’époque antique et elle réapparaît dans les grandes dramaturgies européennes classiques et baroques : d’Œdipe roi de Sophocle à Macbeth de Shakespeare en passant par Iphigénie de Racine et La vie est un songe de Calderón de la Barca1. Elle y est déterminée par deux logiques esthético-idéologiques opposées, la plupart du temps combinées et que l’on retrouve dans les arts modernes comme le roman, la bande-dessinée et le cinéma d’anticipation :
- la logique métaphysico-tragique, où l’anticipation, qu’elle soit surnaturelle, voire d’origine divine, ou relayée par une projection ou une intériorisation humaine dessine un seul avenir inévitable et, en général, catastrophique ; elle se présente souvent sous la forme de prophéties claires ou faussement ambiguës, émises par une autorité oraculaire, personnage sacré, prêtre, ou dieu, qui peut être, dans les dramaturgies contemporaines sans personnages, et dans le genre de la fiction d’anticipation, à travers une voix prédominante ou un point de vue unique et dominant, l’auteur lui-même ;
- la logique épico-politique, où l’anticipation dessine, sur un mode dialogique, voire polyphonique, un ou plusieurs avenirs possibles, et où elle ne se résout pas en thèse de l’œuvre ; elle s’incarne dans des visions multiples, floues et contradictoires, le plus souvent subies par un personnage marginalisé ou instrumentalisé, dans nombre de cas féminin (sorcière, voyante, folle…) qui les formule devant des sujets libres sans être entendu ou en étant très mal entendu d’eux.
L’anticipation est interrogée par le théâtre non seulement comme motif sacré, surnaturel ou religieux, où la connaissance de l’avenir et le discours sur l’avenir sont fondés sur un pouvoir mantique surhumain, mais aussi comme travail profane, typiquement humain, que l’on pourrait dire psychologique, de projection imaginaire dans un avenir, individuel ou collectif, ou un futur d’invention, lié au désir, à la crainte ou à l’ambition.
Notre hypothèse est que, dans le contexte d’une idéologie du progrès issue des Lumières ou plus vraisemblablement, si l’on remonte aux racines de la modernité, de l’humanisme rationaliste d’un Thomas More ou d’un Calderón, le théâtre politique moderniste, né à une époque d’accélération scientifique et technologique et de mondialisation sans précédent des conflictualités, le début du XXe siècle, retravaille l’opposition fondatrice entre voyance et prophétisme en y associant, non sans adapter et subvertir des mythes tragiques, anciens ou modernes, les problématiques socio-politiques de l’utopie et de la dystopie.
Il s’agit en effet, et de plus en plus, dans ce moment moderniste, d’user de la projection fictionnelle dans l’avenir, réalisée à travers des fables entières ou, plus rarement, des discours/visions de personnages, comme d’un espace-temps alternatif susceptible d’éclairer, de relativiser et d’historiciser le présent, voire l’actualité, à des fins critiques et, dans certains cas, performatives. L’anticipation se transforme alors très souvent en science-fiction, laquelle travaille nécessairement sur l’avenir de la science et sur ce que la science ou la technologie peuvent faire à l’avenir de la société.
C’est le cas dans les œuvres qui nous intéresseront ici : R.U.R. (Rossum’s Universal Robots) de Karel Čapek (1920) et Adam et Ève de Mikhaïl Boulgakov (1930).
Cette tendance moderniste de la science-fiction au théâtre prend racine dans les adaptations des romans de Jules Verne à la scène de la fin du XIXe siècle et se retrouve jusque dans Purifiés de Sarah Kane (1999), à la fin du XXe siècle, qui réinvestit le motif du « savant fou » à travers les expérimentations médicales de Tinker sur le corps de Grace.
Dans cette science-fiction moderniste, éminemment politique, la tension entre voyance épique et prophétisme tragique semble toujours vivace, quoique réinvestie à nouveaux frais, hors tragédie ; mais l’anticipation s’incarne dorénavant dans de nouveaux personnages, des figures héritées du romantisme qui sont plus ou moins sacralisées et, constatera-t-on dans les deux pièces étudiées, désacralisées : le grand homme, le visionnaire artistique et politique, voire l’ingénieur ou l’industriel, et, par-dessus tout, le génie scientifique faustien, toujours susceptible de pactiser avec le Diable et de provoquer la fin du monde ou de l’humanité.
Nous nous interrogerons précisément sur ce que la science-fiction théâtrale fait au mythe moderniste du savant génial et fou, reprise laïque et profane du mythe moderne de Faust, et sur les formes et le sens de son articulation, présente dans les deux pièces, avec le mythe archaïque par excellence qu’est Adam et Ève.
1. Boulgakov entre Adam et Ève et Faust : une poétique du dédoublement
En France, on connaît de Boulgakov ses romans, notamment le déjà très faustien Le Maître et Marguerite, bien davantage que son théâtre2. Adam et Ève, Drame en quatre actes, commande sur sujet libre faite à l’auteur en 1930 par une jeune compagnie, le Théâtre Rouge de Léningrad, a été refusée par le Théâtre Vakhtangov de Moscou, pour la raison qu’il était inconcevable de représenter à la scène la destruction de Léningrad. La pièce a été interdite par la censure et, à la date de sa première édition française chez Actes Sud, en 1988, n’a jamais été publiée ni même mise en scène en Russie3. Elle raconte, en effet, la destruction de Léningrad par une attaque chimique (possiblement des forces capitalistes…) et les tribulations d’un petit groupe de survivants réfugiés dans une forêt, dont un jeune couple à peine marié, Adam et Ève, qui ont été protégés des effets du « gaz solaire » meurtrier par l’invention, aux allures « d’appareil photographique » (1988 : 17), d’un savant chimiste académicien génial, mais aussi possiblement fou, de 41 ans, un dénommé Efrossimov.
Certes, il faut tenir compte du contexte, politiquement très hostile à Boulgakov, avant de s’attacher à une pièce qui, si elle se présente à première vue comme une fable de science-fiction postapocalyptique, est aussi une satire à peine voilée de l’URSS stalinienne. Sous pareil régime, il est tentant d’expliquer le choix de l’anticipation comme, souvent, du fantastique et de la science-fiction4, qui l’accompagnent dans cette pièce moderniste de genre hybride, par la nécessité d’adopter un dispositif de contournement de la censure – lequel s’est avéré insuffisant en l’occurrence et n’a trompé personne. Elle ne serait alors qu’un moyen pour l’œuvre dramatique, destinée à être représentée en public et faisant l’objet d’un contrôle social et politique plus étroit encore que la littérature, de critiquer l’ordre présent, advenu, en le travestissant en ordre futur, non advenu, et volontairement assez invraisemblable ou scandaleux. Dans un tel lien d’analogie hiérarchique, l’avenir serait une simple allégorie du présent et, par conséquent, entièrement mis au service d’une dénonciation monolithique de celui-ci, procédé caractéristique de l’œuvre à thèse, qu’elle soit bourgeoise ou réaliste-socialiste, réactionnaire ou progressiste. Or, avec Adam et Ève, Boulgakov, ironiste et humoriste d’exception, grand admirateur de Molière et de Dostoïevski, nous propose le contraire d’une pièce à thèse monolithique et univoque5. Il nous offre un drame comique (il s’agit bien d’une science-fiction comique !) et noir, vertigineux d’ambivalence, et dont la puissance poétique et politique tient au dédoublement de ses mondes et à la démultiplication de ses visions.
1.1. Fantastique symboliste et science-fiction d’actualité
L’anticipation repose ici à la fois sur la science-fiction et sur un ressort fantastique crypto-symboliste : une « vision » du personnage du savant, rajoutée comme possibilité au dénouement de sa pièce par Boulgakov pour contourner – en vain – la censure. Autrement dit, la destruction de Léningrad, qui commence aux deux tiers de l’acte 1 de cette pièce en 4 actes, ne serait qu’une vision subjective du savant visionnaire Efrossimov, une projection dans un avenir possible et non la réalité « objective » de la fiction.
Cependant, Adam et Ève n’est pas une fable postapocalyptique où la contemporanéité serait effacée d’emblée, et éventuellement remémorée, comme dans les Pièces de guerre d’Edward Bond, ni une dystopie qui se déroulerait tout entière dans des temps et mondes à venir, à l’image des romans 1984 d’Orwell ou Nous autres de Zamiatine. C’est une histoire qui met en scène, comme ce sera le cas bien plus tard de la pièce Anéantis de Sarah Kane, l’irruption en direct d’une catastrophe dans une réalité contemporaine familière au spectateur.
Dans l’œuvre de Boulgakov, elle est donc localisée dans une Leningrad réaliste à son époque, la pièce se laissant volontiers traverser par des allusions à son contexte et à son actualité, qu’elle soit sociale (appartements collectifs, kolkhozes, chasse aux « chapeaux » bourgeois…), culturelle (littérature réaliste-socialiste lénifiante et goût dominant pour le kitsch avec le Faust de Gounod comme musique collective d’ambiance), technique (téléphone, avion, radio, haut-parleur, bombes, mauser, browning…) ou macro-politique (conflit mondial entre capitalisme et communisme et course à l’armement chimique6), voire même à des figures réelles de la vie soviétique, tel le « physiologue Bouslov » qu’Efrossimov dit souhaiter retrouver au début de la pièce et qu’il ne reverra jamais parce que ce savant est allé justement écouter Faust à l’opéra le soir de l’attaque.
Comme dans Le Maître et Marguerite, immense nid de réécritures de mythes frotté à une contemporanéité perceptible, Boulgakov fait apparaître dans sa pièce les liens possibles et embarrassants entre une quête progressiste du Bien, issue de la modernité, et le Mal paradoxalement archaïque qui peut en découler. Ces liens se manifestent grâce à la voyance d’un personnage, le savant Efrossimov, qui subit une sorte de « rêve éveillé » à la Ernst Bloch (2016). Il est pour ainsi dire en proie à une « vision » prémonitoire d’un possible avenir catastrophique de l’URSS, vision qui constitue la majorité des événements de la pièce, Adam et Ève, comprenons-nous dans un second temps, une fois que nous pouvons la réinterpréter à partir de son dénouement. Pourtant, le simple titre de l’œuvre suggère que ce n’est pas lui, ce Faust soviétique, qui en serait le véritable héros, mais le couple originel Adam et Ève, l’homme et la femme nouveaux soviétiques.
On peut donc se demander si la stratégie idéologique qui l’emporte dans cette pièce tient à la seule critique politique du pacte moderne faustien ou à son assimilation, plus anthropologique et religieuse, au péché originel et à la chute du Premier Homme chrétien/Homme Nouveau communiste, qui ne peut s’empêcher de détruire le Monde et de s’autodétruire, un être humain fondamentalement vicié que même l’humanisme d’un Méphisto-Faust-Marguerite (le savant Efrossimov incarnant à lui seul, comme on le verra, les trois figures du mythe moderne) ne peut sauver.
1.2. Démystification des mythes comme idéologies
Avec l’indice déjà mentionné du Faust kitsch de Gounod, qui revient comme une ritournelle dans la pièce, le personnage d’Efrossimov fait signe à bien des égards vers une réécriture ironique, peut-être même de l’ordre de la désacralisation, du mythe tel que Goethe l’a traité dans son théâtre. Ce personnage incarne en effet, au premier abord, le savant à large vue et inventeur génial mais aussi potentiellement fou, criminel ou diabolique dont on trouve des modèles littéraires de plus en plus nombreux au XIXe siècle et au début du XXe siècle - de Faust, donc, aux célèbres Docteurs Frankenstein, Jekyll, Moreau ou Caligari, en passant par le mystérieux Docteur Cornélius de Gustave Lerouge.
La fascination des artistes modernistes pour les grands scientifiques visionnaires du passé et du présent, comme celle de Bertolt Brecht pour Galilée, s’exprime de plus en plus dans les œuvres dites « savantes » du début du XXe siècle, tandis que la littérature et le cinéma dits « populaires » investissent avec délectation l’archétype du « savant fou7 ». C’est un peu comme si, dans les œuvres de cette période, l’idéalisation sociale et culturelle expansive de la figure du visionnaire ne pouvait que s’accompagner, à cause du sens baroque de « fou » et postromantique de « génie » auquel renvoie ce substantif (dont on notera qu’il est également parasynonyme de voyant et de prophète), de sa problématisation, voire de sa dénonciation satirique.
La construction de ce personnage d’inventeur chimiste à la fois déviant et institutionnalisé qu’est Efrossimov fait l’objet d’un très grand soin dans la pièce. Dès sa première apparition, une longue didascalie d’une demi-page en propose le portrait, ce qui n’est pas le cas pour les autres personnages importants de la pièce, dont on ne dit rien, à leur entrée en scène, de l’apparence ni du gestus (d’Adam ou Ève, types soviétiques, on ne sait que l’âge et la profession grâce à la didascalie inaugurale et à des éléments de discours) ou dont on ne détaille que le costume typique de leur statut social, comme pour le marginal Markisov, le poète officiel soviétique Pontchik et l’aviateur serviteur du régime Daragan.
Efrossimov saute de la cour sur le rebord de la fenêtre, très excité. Il a des mouvements brusques et convulsifs. Efrossimov, maigre, rasé, les yeux embrumés et dans la brume deux petites chandelles. Il porte un costume d’une grande magnificence : on voit tout de suite qu’il revient d’une mission à l’étranger. Et le linge impeccable d’Efrossimov montre qu’il est célibataire et ne s’occupe jamais lui-même de ses vêtements, mais qu’une vieille femme, persuadée qu’Efrossimov est un demi-dieu et non un homme, les lui repasse, lui rappelle ce qu’il faut et, le matin, le lui donne.
Efrossimov porte, au bout d’une courroie passée sur son épaule, un petit appareil qui ressemble beaucoup à un appareil photographique. Efrossimov étonne son entourage par ses intonations et sa gesticulation étranges (1988 : 12).
Cette indication scénique romanisée semble faire de l’intrus Efrossimov le héros romanesque, au sens d’intéressant, de la fable à venir : une figure néoromantique, potentiellement sublime et grotesque, aussi parasitaire dans l’espace que déterminante dans l’intrigue. Dès son surgissement impromptu, le savant présumé fou, du moins assez troublé, paraît confisquer le rôle principal au couple stéréotypé mythico-soviétique d’Adam et Ève.
L’exposition de l’acte 1, avant l’étonnante irruption d’Efrossimov sur scène, est menée dans une ambiance réaliste, voire naturaliste. Terriblement « normale », typique des ouvertures des fictions fantastiques (on la retrouve dans la plupart des films hollywoodiens du genre), elle se concentre d’abord sur la vie quotidienne de ces deux jeunes gens épris et sympathiques, mais toujours déjà un peu dérangés dans leur appartement collectivisé : nul doute que Boulgakov ne se livre également ici au passage, en usant du comique de répétition, à une satire en règle des conditions de vie, transparentes et sans intimité, imposées par le régime au quidam soviétique. Il est néanmoins suggéré que c’est bien à Adam et Ève, personnages éponymes de la pièce et identificatoires par excellence parce qu’ils sont aussi ordinaires que nous, qu’il va arriver quelque chose et que c’est à travers leur point de vue mythiquement privilégié que nous appréhenderons les événements à venir.
Or, figure du tiers, et même de l’étranger, possible incarnation du serpent diabolique, porteur de division, de la Genèse, Efrossimov est brusquement introduit dans la pièce pour perturber, dirait-on, l’idylle édénique avec ses « mouvements brusques et convulsifs », avec « ses intonations et ses gesticulations étranges », mais aussi, sans nul doute, pour faire en sorte qu’il arrive quelque chose à Adam et Ève, que le drame humain commence enfin au cœur de la routine quotidienne. Le savant attire très vite, en effet, ces deux citoyens confinés dans leur petite existence privée dans le Mal et dans le Réel, lesquels ne cesseront plus, à partir de là, de déborder sur leur espace et de s’interposer entre eux jusqu’à briser leur couple idéal. Efrossimov surgit bien comme un diable par la fenêtre des jeunes mariés, comme s’il traversait un écran et passait, en voyageur de l’espace-temps, d’une réalité à une autre réalité, trajet qu’il fait peu après, en sens inverse et fantasmatiquement, du moins s’en aperçoit-on à la fin de la pièce quand la séquence de la « vision » est répétée telle quelle et prend alors un sens différent et plus radical, en regardant par la fenêtre. Ainsi Efrossimov s’impose-t-il, selon toute apparence au détriment d’Adam, au cœur de l’intrigue et de l’attention des autres personnages et du public. Nous pouvons alors penser que, figure équivoque mais géniale, annonciatrice de la catastrophe à venir dès l’acte 1, Efrossimov est devenu le principal point de vue de l’œuvre, et son véritable et seul héros.
Ce personnage, pourtant, n’a rien d’un séducteur pasolinien destiné à révéler, par son apparition inattendue, sa puissance politique ou érotique, le pourrissement d’un ordre sclérosé, qu’il soit bourgeois ou socialiste. Le savant torturé et distrait, s’il fait effraction, dérange et bouleverse, n’a rien d’un mâle Alpha. Pas davantage il n’apporte la révélation d’une Vérité. Au contraire, ne serait-ce que parce qu’il est perdu dans l’espace, dans le temps, dans ses pensées, et se souvient à peine, du moins aux premiers moments de sa rencontre avec Adam, Ève et leurs colocataires, de qui il est et de ce qu’il désire. Il apporte en revanche de l’obscurité, de l’hésitation et même de la vulnérabilité dans un espace domestique lisse et paisible – sans doute trop parfait, et par-là inauthentique8 et stéréotypé.
Si l’on interroge maintenant l’effet de l’appareil miraculeux du savant contre les atteintes du gaz meurtrier, on s’aperçoit que l’éclair pseudo-photographique qu’il produit protège, comme un vaccin, ou guérit, comme un remède, les personnages du Mal chimique qui les frappe – mais en les aveuglant dans un premier temps. Ainsi, peut-être, en est-il de l’œuvre d’art selon Boulgakov dont l’appareil serait alors la métaphore ironique : un dispositif « photographique » paradoxal qui sauve paradoxalement son public en l’éblouissant et en feignant de reproduire sa réalité. Néanmoins, ni le savant génial et subversif qu’est Efrossimov, ni, par conséquent, l’artiste non inféodé Boulgakov, qu’il symbolise sans doute en partie, ne font figure, dans cette pièce, de guides, de prophètes, d’hommes providentiels à mettre au pouvoir sans états d’âme à la place de l’ingénieur Adam, incarnation du quidam soviétique membre du Parti, qu’il sauve volontairement, ou du militaire patriote Daragan, vrai suppôt du système, qu’il guérit par compassion. Ces deux personnages masculins, figures dominantes et privilégiées du régime en place, le resteront à l’acte 3 et 4, comme par conditionnement, au sein de la petite communauté des survivants réfugiés dans la forêt après la destruction de Leningrad mise en scène à l’acte 2. Il ne s’agit donc pas d’installer une figure d’homme génial « à l’ancienne » à la place d’une autre, « l’homme nouveau » : il s’agit plutôt de traiter tout mythe comme une idéologie, et l’idéologie pour ce qu’elle est : du profane illégitimement sacralisé.
1.3. Dédoublement et ambivalence
Efrossimov n’accomplit donc pas un destin. Il apparaît là par hasard, déviant de son chemin, subissant la situation au moins autant que les autres protagonistes de la pièce. Poursuivi par Markisov, qui cherche à dépouiller le « bourgeois », et en quête de protection, il est arraché de la rue pour être catapulté dans un espace privé, où il trouve refuge mais où il n’a pas sa place. Si Efrossimov sauve Adam et Ève, il le fait par hasard, peu de temps avant une guerre chimique qu’il pense prochaine mais certes pas imminente ; il le fait par gratitude, a priori, et par caprice, en proie à une impulsion indéterminée, arbitraire, presque absurde. Ne dirait-on pas qu’il ne choisit de protéger ces jeunes gens à leur insu qu’à cause de leurs noms mythiques, inspiré par un vague fantasme de recommencement de l’humanité ?
Efrossimov est peut-être un double du poète Boulgakov, mais distancié et fabriqué par la scène théâtrale, sur le mode de l’autodérision, tant pour déborder et subvertir tous ses modèles, mythiques comme réels, que pour signifier l’ambivalence fondamentale, face au présent et à l’avenir, de tous et de chacun. Le savant ne serait donc pas le héros dramatique, ni même épique, de la pièce Adam et Ève, mais bien, quoique visionnaire à tous les sens du terme, une figure de l’impuissance, l’illustration même de l’impossibilité de l’héroïsme à l’âge moderne. Homme des seuils, nomade, sensible et indécis, Efrossimov n’a rien d’un Macbeth ni d’un Œdipe, ni même d’une Simone Machard (Brecht, 1976). Oiseau de mauvais augure, pacifiste sentimental, velléitaire idéaliste, il tient plutôt d’un Prométhée humaniste légèrement déficient ou, comme dit plus haut, d’un montage improbable des trois personnes de la trinité goethéenne : Faust (le savant qui a pactisé), Méphisto (le serpent de la discorde) et Marguerite (le bourgeois idéaliste, sentimental et efféminé). Distrait, paranoïaque, susceptible et génial comme le Professeur Tournesol d’Hergé, Efrossimov paraît donc posséder jusqu’à la caricature quelques-uns des traits frappants de l’archétype du visionnaire moderniste postromantique mais, dans Adam et Ève, il s’avère un stéréotype subverti et désacralisé. Quand bien même il est un génie de la chimie, qui a presque tout compris de son époque et qui n’est pas compris par elle, qui se sent compromis dans les arcanes du pouvoir – les « petits vieux » (1988 : 21), qui sauve des innocents et, au passage, quelques coupables, et qui fait au final un excellent bouc-émissaire puisque Daragan et Adam finissent par organiser en pleine forêt son procès (satire des premiers procès-spectacles staliniens ?) pour antipatriotisme et trahison9, il n’a vraiment rien d’un surhomme nietzschéen. Il dénonce lui-même, du reste, tous les « super » : « […] Super-héros ? Je ne comprends pas. L’imagination pâlit » (1988 : 22). Voyant incompris plutôt que prophète efficace, il appartient indubitablement à la lignée de Cassandre plutôt qu’à celle de Tirésias.
Ainsi le mythe adamique et le mythe de Faust apparaissent-ils comme superposés dans la pièce ou appréhendés comme le double l’un de l’autre puisque nous avons droit, après la catastrophe, à la refondation dans la forêt d’un modèle réduit d’utopie toujours « communiste » – nouvelle humanité – dont Adam, dit le Premier Homme, sera assez vite le maître mais où il perdra peu à peu son Ève, convoitée du reste par tous les mâles survivants, au profit d’Efrossimov/le Serpent.
En reprenant ironiquement le mythe de Faust à son compte, en le faisant dialoguer avec le mythe archaïque du Premier Homme de la Bible, l’œuvre dévoile que des mythes différents peuvent être interchangeables, peut-être même identiques, et que des réalités qui semblent différentes peuvent être les mêmes parce qu’elles sont toutes, analogiquement, des constructions idéologiques.
Marie-Christine Autant-Mathieu (2000) voit surtout dans le personnage d’Adam une condamnation sans nuance de la part de Boulgakov de « l’homme nouveau » soviétique ; pourtant, si le dramaturge se livre à une critique de ce mythe contemporain et à une parodie de l’art de propagande qui l’exalte à l’époque, Adam n’est pas une pure caricature de l’homme nouveau, du « bon communiste ». La catastrophe en fait, à son tour, un personnage troublé et évolutif. Le portrait n’est donc pas seulement à charge car, s’il est tenté par la toute-puissance à l’acte 3, il échoue à prendre le pouvoir et renonce à la violence ; à l’acte 4, il se retrouve seul, abandonné de tous, piégé dans sa propre représentation de lui-même. Ève, personnage exalté qui ressemble à une héroïne de Tolstoï ou de Dostoïevski, lui préfère Efrossimov parce que celui-ci lui a sauvé la vie, qu’elle le voit comme un « prophète », qu’il n’est pas, et qu’il lui semble correspondre à sa propre idéologie, sentimentale et bourgeoise, de l’homme supérieur, dont elle peut être amoureuse. En fin de compte, le savant faustien Efrossimov n’est pas construit par Boulgakov comme une alternative plus réelle, ni moins idéologique, que le Premier Homme édénique ou l’Homme Nouveau soviétique mais comme une autre sorte – un double élégant – d’Adam, autrement dit de chacun d’entre nous.
2. Čapek entre Faust et Adam et Ève : une poétique de la confusion
Avec R.U.R., pièce créée et parue en 1920, du journaliste, romancier et dramaturge tchèque, Karel Čapek, nous nous situons davantage encore dans ce que nous considérons aujourd’hui comme de la science-fiction. Ici, l’anticipation articule une projection imaginaire scientifique, voire technologique et industrielle, à travers la thématique de l’invention puis de la révolte des robots, et le questionnement moderniste par excellence : celui de la possibilité et du coût anthropologique du progrès.
Si l’œuvre interroge entre autres la confiscation, par une élite ou une minorité, du progrès technique, ainsi que ses interprétations idéologiques possibles (humaniste, idéaliste, matérialiste, positiviste, libérale, etc.), elle est également et avant tout une parabole socio-politique, un drame théâtral mettant en scène les rapports de force et de lutte entre « humains » et « non-humains », d’une part, et de confusion et de substitution possible, d’autre part, entre deux partis a priori distincts ou instances reconduisant des binarités hiérarchiques à la fois mythiques et historiques et déclinables selon différents plans de pensée : l’opposition classique, d’un point de vue éthico-métaphysique, entre créateur et créature, mais aussi entre individu et société, nature et culture, science et religion. On y trouve également l’opposition matérialiste marxiste entre exploiteur et exploité ou, si l’on préfère user d’un autre vocabulaire, entre maître et esclave, dominant et dominé, possédant et possédé… Enfin, d’un point de vue politique, féministe et queer, qu’une approche de la pièce par les problématiques du genre et des sexualités permet d’adopter, semblent remises en question jusqu’aux distinctions entre sujet et objet, masculin et féminin, vivant et machine.
2.1. Une parabole en chiasme
Presque toujours, la science-fiction comme genre artistique, que l’on pourrait définir comme l’expérience fictionnelle d’une hypothèse scientifique ou technologique plus ou moins vraisemblable, produit de la parabole, au moins à la réception, autrement dit de l’analogie symbolique filée qui permet de penser l’histoire et l’actualité à travers la mise en scène de mondes à venir nécessairement imaginaires. En faisant dépendre son récit d’une invention factuelle bouleversant l’état de fait présent ou l’ordre immémorial des choses, en projetant dans un futur inventé des histoires d’origine et de fin du monde, la science-fiction inscrit plus aisément qu’une autre forme narrative, dans son économie poétique, qu’elle soit savante ou populaire, des fantasmatiques individuelles et sociales, des tendances majeures ou mineures de l’inconscient collectif, ici occidental et précisément européen, à l’œuvre au début du XXe siècle, et, donc, des mythes susceptibles de l’innerver, anciens ou modernes.
On pourrait aller jusqu’à dire que, à l’image du roman-feuilleton d’aventures du XIXe siècle ou encore de la fantasy du XXe siècle, dont témoignent les œuvres de Tolkien ou de J.-K. Rowling, la science-fiction, plutôt que de réécrire un seul mythe matriciel légitimant – comme le fait par exemple le théâtre savant moderne et contemporain avec ses Médée et ses Antigone affichées – se plaît à en faire cohabiter plusieurs, à les faire dialoguer sur sa scène imaginative sur un mode intentionnel ou involontaire, affiché ou occulte, sérieux ou parodique. C’est le cas dans R.U.R..
L’intrigue de la pièce, qui se déroule dans une île-entreprise-utopie moderniste réalisée (Rossum’s Universal Robots), lui confère une très forte dramaticité, notamment dans son acte 1, avec la montée de l’angoisse et le suspens, à travers des informations partielles et retardées sur la révolte des robots qui frappe la planète et la menace mortelle qu’ils représentent pour la petite communauté des cadres de l’usine qui les a produits (directeur, épouse du directeur, ingénieur, architecte, responsable financier…), ainsi que le procès de leurs responsabilités dans les événements ; de même, son acte 2 met en scène, lors de l’assaut de la maison où ils sont confinés comme dans un fort de western, la résistance désespéré des humains, éliminés les uns après les autres par les machines rebelles, à l’exception significative de l’architecte Alquist. Ces deux actes centraux, de dramaturgie quasi « hollywoodienne », racontent la révolution des « esclaves » du point de vue quasi-exclusif des « maîtres », auxquels nous sommes censés nous identifier. Ils tiennent à la fois du huis-clos étouffant, du drame d’action et de guerre et du spectacle-catastrophe apocalyptique.
Le long prologue de la pièce et son acte 3, qui en est pour ainsi dire l’épilogue, sont très différents des actes 1 et 2 tant par leur facture que par leur tonalité et forment avec eux une sorte de construction en chiasme. C’est sans doute dans ces deux parties plus austères, épiques ou lyriques de l’œuvre, le prologue se situant dix ans avant l’acte 2 et l’épilogue un temps indéterminé après l’anéantissement de l’espèce humaine, que s’enracine l’originalité poétique et politique de l’anticipation théâtrale proposée par Čapek.
2.2. Le présent comme avenir : mythologies démultipliées
Ces deux moments de « commentaire » de l’action, également situés sur l’île, mais avant et après le drame, et donc à distance de lui, font place, pour ce qui est du prologue, à une vaste présentation de l’île-usine à sa visiteuse Hélène Glory par le directeur général Harry Domin et, pour ce qui est de l’épilogue, à une longue méditation postapocalyptique du seul survivant, l’architecte Alquist. Ces épisodes encadrent donc la fiction dramatique proprement dite de R.U.R.. Ils la romanisent et l’épicisent, et la rendent, de ce fait, plus polyphonique et plus réflexive. Ils évitent à la pièce de reposer sur une thèse unique, antiprogressiste ou technophobe, par exemple, et de n’être qu’un produit spectaculaire. Formellement singuliers et ambigus dans leurs significations, ces temps de pause et de distanciation relativisent, chacun à sa façon, le point de vue dominant des maîtres humains et de l’utopie moderniste dont « R.U.R. » est le nom. Ils l’ouvrent à de multiples interprétations possibles, notamment en termes de relectures des mythologies du progrès et de relation de concurrence entre créateur et créature.
Loin de simplement traiter le progrès scientifique et l’utopie de l’émancipation humaine par la machine comme des thèmes à la mode en ce début de XXe siècle, loin de les traiter en cibles faciles pour un antihumanisme et un anti-progressisme très tentant après la catastrophe de la Grande Guerre et alors que triomphent le capitalisme industriel, le machinisme, le taylorisme et le fordisme (même s’ils y sont clairement critiqués), R.U.R. fait et nous permet de faire avant tout l’expérience fictionnelle d’un monde possible « à venir ».
Cette pièce n’utilise donc pas l’anticipation pour défendre une thèse préalable antiprogressiste, voire réactionnaire, où l’humanité serait univoquement condamnée pour son usage à des fins d’amélioration de la vie humaine de la science, de la technologie ou de l’artifice, mais pour confronter entre elles, et pousser jusqu’à leurs extrêmes limites sur la scène expérimentale du théâtre, des idées contradictoires sur le sens de l’humain et sur sa relation historique, actuelle, avec l’utopie et le progrès.
Dans R.U.R., les micro-réécritures de mythes pullulent donc tout particulièrement : Frankenstein, bien sûr, à travers le défi scientifique contre la mort et la souffrance humaine et la révolte de la créature contre son créateur, mais aussi le plus archaïque Prométhée, à travers le personnage du Docteur Gall qui offre par compassion aux robots, avec les conséquences que l’on imagine, la sensibilité à la douleur, la conscience et le libre-arbitre. Faust et son pacte avec le diable sont au fondement de la fable puisque l’invention géniale originelle (résultat de la sérendipité) fait l’objet d’une récupération capitaliste apparemment émancipatrice mais en réalité destructrice pour l’humanité, puisqu’elle la jette dans le chaos et la décadence, morale et même physiologique à travers le thème de la stérilité qui la frappe – effet supposé de la civilisation d’oisiveté produite par le remplacement des hommes par des robots dans toutes les tâches essentielles et de survie. Le mythe de Pygmalion est présent à travers la fabrication d’une robote à l’image d’Hélène Glory (entretemps devenue l’épouse du PDG et aimée de tous les hommes qui pilotent l’entreprise) et prénommée comme elle par l’un des scientifiques de Rossum : nouvelle « Hélène », donc, et nouvelle Ève à la fin de la pièce.
Le personnage d’Hélène Glory, du reste, archétype de la jeune Femme « moderne » et de tous les temps à l’image de l’Ève de Boulgakov, tombe amoureuse, dans le prologue de la pièce, du P.D.G. Harry Domin alors qu’elle est venue défendre devant lui, animée par des principes humanistes, les droits des robots. Celle qui accepte d’épouser l’homme qui l’a séduite en un jour mais aussi convertie à son « monde dangereux » évoque bien entendu l’Ève biblique, tentatrice et tentée, mais aussi Hélène de Troie et Pandore, dans la mesure où, en brûlant le secret de la création des robots, geste moral et émotionnel de femme, provoqué par le lien qu’elle établit entre sa propre stérilité et cette invention « diabolique », elle prive les survivants humains assiégés de leur dernière carte politique et précipite leur anéantissement total. En effet, la foule haineuse des robots insurgés n’épargnera par hasard qu’un mâle, un seul, un architecte incompétent dans les sciences requises et auquel, durant l’épilogue, ils tenteront en vain d’extorquer le secret de leur fabrication.
3. Trouble et confusion des ordres et des identités
En interrogeant l’origine, et donc la fin d’un monde et d’une certaine idée de l’humain, les différents mythes qui la traversent et qui en brouillent et pluralisent le sens permettent à la pièce de Čapek, malgré sa noirceur et le basculement dramatique violent qu’elle opère de l’utopie vers la dystopie, de relever, à l’image des Visions de Simone Machard de Brecht et d’Adam et Ève de Boulgakov, de la voyance épique moderniste plutôt que d’un prophétisme tragique modernisé.
Certes, les mythes mentionnés ont tous plus ou moins à voir avec la question de l’hybris ou du progrès, de la remise en question de la distinction entre humain et divin : ils racontent la désacralisation de la divinité et la sacralisation de l’humanité en ses lieu et place ; ils mettent en scène une forme de profanation, qui tient à un pouvoir usurpé à Dieu et à la maîtrise indue, par les hommes imparfaits, de la nature et du vivant, de sorte qu’on pourrait penser que, dans R.U.R. comme dans Œdipe Roi ou dans Macbeth, serait avant tout représentée l’autodestruction nécessaire et inévitable d’un héros humain qui abuse forcément de sa liberté en prétendant décider de son destin et contrôler ce qui n’est pas de « son niveau de puissance ». Une ligne prophético-tragique de l’anticipation, simplement « modernisée » dans sa forme, serait alors au fondement de la pièce de l’auteur tchèque… Mais il n’en est rien, puisque R.U.R. n’est pas une tragédie de l’individu héroïque transgressif et de la victoire inévitable de l’ordre sacré sur l’hybris profane, mais un drame, un drame collectif et du collectif, où deux camps, humains et robots, a priori distincts mais aussi profanes l’un que l’autre, s’affrontent et se substituent l’un à l’autre durant la pièce. Le héros, ici, est un groupe, une sorte de chœur humain, qui permet d’autant plus de faire parabole : l’ensemble des personnages qui se retrouvent sur l’île, à l’image de la petite communauté de survivants de l’attaque de Leningrad chez Boulgakov, symbolisent l’espèce humaine tout entière, et c’est pourquoi ils ont en face d’eux, comme les Pères qui affrontent les Fils dans Ciels de Wajdi Mouawad (2009), un autre groupe, un autre collectif, dont les éléments, plus ou moins individualisés (les robots sont évidemment au départ moins individualisés que les humains…) forment une communauté solidaire, complémentaire, presque organique, inspirée par le ressentiment, la révolte, l’envie et la haine : les robots constituent même à l’acte 2 une « foule » (Čapek, 2018 : 136), une masse révolutionnaire et martiale ; enfin, dans l’acte 3 ou épilogue, des Adam et Ève robots, Hélène et Marius, amoureux l’un de l’autre, découvrent leur individualité, leur subjectivité, et surtout leur sexualité, dans une scène sentimentale à la fois touchante et grotesque. Ils apparaissent alors ironiquement aux yeux du dernier homme, l’architecte Alquist, sorte de Dieu prisonnier et impuissant, plus humains que les humains, prêts à fonder une humanité alternative… Après avoir été créés de toutes pièces comme Adam et Ève par une divinité très profane, soit une entreprise dont les patrons ont été massacrés et dont on a perdu le brevet, ces créatures artificielles, qui ont commis le Mal, se sont rebellées contre leurs Maîtres, ont tué et connu la Violence, etc., semblent désormais aptes à éprouver de l’amour et donc à « procréer » : ces robots semblent tout à fait disposés à oublier qu’ils ont été un jour des robots.
C’est ainsi que R.U.R. joue, de son prologue jusqu’à sa fin, d’une esthétique et d’une politique de la confusion que l’interprétation théâtrale des humains et des robots par des acteurs humains, requise en didascalie par l’auteur, renforce : en scène, avoir du mal à distinguer entre les humains et les robots, prendre des robots pour des humains ou des humains pour des robots, mais aussi être tenté de s’identifier à un robot quand on est un humain (Hélène Glory et le spectateur y sont enclins par compassion quand un robot est maltraité dans le prologue) ne peut que nous troubler ; et l’on ne peut aussi que comprendre que l’on soit tenté de s’identifier à un humain lorsqu’on est un robot comme à un Dieu/Père enviable et que l’on puisse vouloir lui dérober ses « privilèges ». Le trouble est donc jeté par la pièce de Čapek dans l’ordre social entre créateur et créature, entre maître et serviteur et, par ricochet identificatoire ainsi que par un travail critique sur le genre, que nous n’avons pas la place ici de développer, entre masculin et féminin. Il l’est aussi dans l’ordre de la nature, entre organique et mécanique, et dans la définition même de l’humain – en vue de penser le renversement, en vue d’appréhender, peut-être, ce qu’est ou ce que peut être une révolution : un vrai changement de paradigme ou un recommencement (presque) à l’identique ?
Dans la science-fiction contemporaine, au cinéma et dans les séries télévisées notamment, on retrouve ce présupposé que les robots, dès qu’ils s’humanisent un peu, envient les humains et souffrent nécessairement de ne pas pouvoir se reproduire – tels les cyborgs de la série Battlestar Galactica (Ronald D. Moore, 2004-2010) – ainsi que la structure temporelle ironique, en boucle (« révolution » du temps), qui finit par faire des robots les fondateurs occultes de l’humanité « présente » – comme un éternel retour qui défie notre conception logico-linéaire du temps et où création et procréation semblent ne plus pouvoir être distinguées l’une de l’autre.
Ces deux pièces d’anticipation moderniste que sont Adam et Ève et R.U.R. entretiennent donc une relation ironique avec les mythes qu’elles reprennent comme modèles structurants mais qu’elles confrontent entre eux ou assimilent les uns aux autres pour penser les problématiques de leur temps que sont la révolution, le progrès et l’utopie. Ces mythes, saisis dans une perspective profane, sont révélés (et Bertolt Brecht en fera de même, quoique sans passer par la science-fiction, avec la figure de Jeanne d’Arc, dans Les Visions de Simone Machard) comme des discours idéologiques historicisés, qui peuvent être à la fois critiques et performatifs. Certes, les deux pièces dénoncent l’hybris humaine et les illusions progressistes mais, en bonnes héritières des Lumières, elles le font dans un cadre poétique épique, distancié, non tragique. Si des vérités, archaïques ou modernes, sont démontées, chez Boulgakov, comme des idéologies réversibles ou, chez Čapek, comme des fantasmes utopiques-dystopiques, aucun ordre divin ou vérité prophétique ne s’impose à nous au dénouement des pièces.
Ce sont surtout les mythes archaïque (Adam et Ève) et moderne (Faust) par excellence que les deux pièces reprennent et font dialoguer entre eux. À leur contact révélateur, d’autres mythes, proprement modernistes, comme celui de l’homme nouveau – qu’il soit communiste, qu’il soit un robot, ou qu’il soit les deux – ou du monde nouveau, nés des révolutions progressistes récentes, socio-politiques ou techno-scientifiques, sont remarquablement problématisés. Avec ces deux auteurs, en effet, nous sommes plongés dans une époque, le début du XXe siècle, qui entend réaliser l’utopie, qu’elle soit capitaliste ou communiste, et qui invente, en fin de compte, les totalitarismes.
Grâce à son inscription générique science-fictionnelle, qui permet de confronter une pensée des origines à une pensée de l’histoire présente et à une imagination de l’avenir, ce théâtre moderniste européen signale, sur le mode de la désillusion critique, la répétition-variation de très vieilles questions métaphysiques et politiques tout en faisant apparaître, bien avant Barthes et en même temps que Brecht, la dimension idéologique du mythe et la dimension mythique de l’idéologie. Conscientes qu’elles sont de s’inscrire en régime dominant de foi, non plus dans les dieux ou en Dieu, mais dans le progrès et/ou la révolution, ces deux pièces, critiques de leur temps, restent pour nous philosophiquement productives. Fictions noires et pessimistes, mais ironiques et polyphoniques, elles échappent, en effet, à la thèse prophétique, réactionnaire ou conservatrice, en nous invitant à réfléchir sur (et contre les) antihumanismes totalitaires issus de la modernité, réels et possibles, au présent, mais aussi (pour les auteurs et pour nous ?) à venir.
En compagnie de ces œuvres rares, fondatrices d’un théâtre moderne d’anticipation politique, encore trop peu connues, montées ou étudiées en France, dont l’une, Adam et Ève de Boulgakov, nous mystifie pour mieux nous démystifier en articulant satire, poésie postapocalyptique et esthétique du dédoublement, et dont l’autre, R.U.R de Čapek, par son travail d’exploration dramatique de la confusion des identités et de la réversibilité des ordres, nous incite à penser une extension, qualifiable à notre sens de pré-queer (Haraway, 2007), de la définition de l’humain, il ne tient plus qu’à nous d’accepter d’imaginer toujours davantage de possibles avenirs pour mieux penser notre présent.