Penser l’anachronisme comme moteur esthétique de la dystopie théâtrale : quelques considérations sur Bond, Barker, Gabily, et Delbo

Abstracts

Cet article met en évidence le recours à l’anachronisme dans les dystopies théâtrales contemporaines (Beckett, Delbo, Bond, Gabily, Barker), tout en questionnant les fonctions esthétiques de cet usage. Basculant entre une vision anticipatoire et l’esthétisation de l’Histoire, les dystopies théâtrales apparaissent comme résolument catastrophistes, s’opposant ainsi à toute fonction utopique. Néanmoins, le ton apocalyptique (Derrida) qui les caractérise cache des fonctions esthétiques qui questionnent la nature même du théâtre. Il est question de démontrer que ces formes dramatiques peuvent être vues aussi comme des dramaturgies censées provoquer l’éveil des consciences et ressusciter ainsi la pulsion utopique que l’Humanité semble avoir perdue. Du théâtre mémoriel de Charlotte Delbo à l’esthétisation de la Catastrophe chez Howard Barker, cet article montre que l’anachronisme est à la fois une composante fondamentale de la dramaturgie d’aujourd’hui, ainsi qu’un moteur esthétique produisant de nouvelles archéologies de sens.

This article highlights the use of anachronism in contemporary theatrical dystopias (Beckett, Delbo, Bond, Gabily, Barker), while questioning the aesthetic functions of such aesthetical practice. Toggling between an anticipatory vision and the aestheticization of History, theatrical dystopias appear resolutely catastrophic, thus opposed to any utopian function. Nevertheless, the apocalyptic tone (Derrida) which characterizes them hides aesthetic functions which question the very nature of the theatre. Thus, we demonstrate that these dramatic forms can also be seen as dramaturgies capable to raise awareness on the human condition and thus resuscitate the utopian drive that Humanity seems to have lost. From Charlotte Delbo’s memorial theatre to Howard Barker’s aestheticization of the Catastrophe, this article shows that anachronism is both a fundamental component of today's dramaturgy and an aesthetic engine producing new archaeologies of meaning.

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Introduction ou la condition dystopique (et anachronique) du théâtre

« J’écris pour l’Auschwitz futur, maman. Pour l’impensé. Il faut que je retrouve mon mètre, dis-tu. Il y a des hommes qui inventent déjà l’Auschwitz futur, maman. L’impensé nouveau. On ne peut pas le croire », écrit le dramaturge Didier-Georges Gabily (Gabily 2002a : 182). Cette affirmation troublante, à vocation anticipatoire (ou prophétique, si l’on veut), à travers laquelle le passé, le présent et l’avenir s’articulent comme un instant esthétique éphémère, s’avère symptomatique de la dramaturgie qui s’écrit, disons, depuis « Fin de partie » (1957) de Samuel Beckett. Avec Fin de partie, Beckett renonce irrémédiablement aux canons classiques du théâtre et au bel animal aristotélicien, c’est-à-dire aux pièces qui suivent un cheminement temporel et spatial logique et cohérent aboutissant à un dénouement tragique à vocation cathartique. Le temps – au théâtre – a toujours été une composante problématique, selon son rapport à l’immédiateté (et donc à l’éphémère) de la représentation scénique. Et les écarts induits par ce rapport sont d’autant plus complexes à en penser aux canons classiques, par exemple, selon lesquels la règle des trois unités (temps, espace, lieu) devait être respectée. L’action des pièces classiques se déroulait ainsi dans un intervalle de 24 heures, alors que la représentation durait, bien entendu, seulement quelques heures. Il y a donc une condensation temporelle de l’action dramatique à l’intérieur du temps de la représentation proprement dite.

Qui plus est, entre le théâtre classique et l’extrême expérimentation beckettienne, le drame scandinave naturalo-symboliste (notamment chez Strindberg et Ibsen) avait déjà commencé à déconstruire (voire détruire) les règles canoniques, notamment celle du temps. Ainsi, dans ce nouveau théâtre, les personnages n’étaient plus illustrés à l’aune d’une temporalité bien définie (24 heures), mais dans le déroulement de leur vie entière, avec des introspections dans l’enfance, dans les souvenirs, et même dans les projections mentales. C’est pour cela que Jean-Pierre Sarrazac oppose le « drame-dans-la-vie » (propre aux textes classiques) au « drame-de-la-vie », lequel serait propre à la dramaturgie moderne et contemporaine (Sarrazac 2012a : 395). Ce n’est plus un seul épisode de la vie du personnage qui intéresse le dramaturge, mais la vie tout entière de celui-ci. Le temps (de l’action dramatique) devient ainsi dilaté et diffracté, et l’enchaînement des scènes se fait souvent à l’encontre d’une temporalité chronologique. Pourtant, Beckett va au-delà de ce temps diffracté et dilaté, et intervient à plusieurs niveaux de l’écriture dramatique. Lorsqu’il s’attelle à écrire Fin de partie , il s’adonne à un décrochage temporel bien plus compliqué que celui du drame naturalo-symboliste. À lire cette pièce, le temps apparaît comme suspendu quelque part entre un futur proche de la science-fiction et le présent des deux Guerres Mondiales, à la suite desquelles tout est devenu mortibus – comme l’exprime le personnage Clov (Beckett 1965 : 44). Par ailleurs, Catherine Naugrette explique que dans la pièce de Beckett « toute tentative pour raccorder rationnellement ce que l’on sait du monde avec notre vision immédiate, pour ajuster à la chose ce que la réalité nous donne à penser, est vouée à l’échec » (Naugrette 2017c : 51). Fin de partie expose un espace-temps désolé, de fin du monde, déconnecté d’une certaine manière du présent de l’auteur, mais inquiétant par ses ressemblances avec l’Europe (et le monde) dévastée d’après les deux Guerres Mondiales.

Dans Fin de partie, l’anachronisme commence à s’insinuer dans toutes les strates du texte dramatique, à commencer par la projection futuriste de la réalité. Cette réalité est placée dans un monde où tout est pulvérisé, un monde où « il n’y a plus de nature », où « il n’y a pas d’autre place », et où « les graines ne germeront jamais », tout comme affirme le personnage Clov.

Dans sa définition la plus générique, telle que présentée par le Larousse, l’anachronisme est une « erreur qui consiste à ne pas remettre un événement à sa date ou dans son époque », mais aussi une « confusion entre des époques différentes ». L’anachronisme fait le désespoir des historiens pour lesquels la règle d’or est précisément « le refus de l’anachronisme » (Huberman 1990a : 13). En revanche, pour la dramaturgie, l’anachronisme représente un véritable moteur esthétique qui produit du sens et d’action dramatique. Et, à cet égard, Beckett fait figure de fondateur, car, Fin de partie est une matrice dramaturgique qui a inspiré (et continue à inspirer) les auteurs de théâtre d’aujourd’hui. La pièce est à la fois une matrice dystopique (par sa capacité à projeter l’action dramatique à la fin du monde, dans le pire des mondes jamais conçu – celui des derniers êtres humains), mais aussi une matrice anachronique, dans le sens où elle superpose et juxtapose des temporalités différentes, voire contradictoires. Outre les rapports entre la projection futuriste et le monde dévasté de la première moitié du XXe siècle, Fin de partie s’ingénie aussi à jouer avec d’autres anachronismes, beaucoup plus esthétisants, dans la mesure où elle fait tournoyer des figures (et des symboles) shakespeariens dans un monde futuriste1.

De Beckett jusqu’à nos jours, le théâtre semble ne plus échapper à sa condition dystopique et anachronique. Des auteurs comme Edward Bond, Heiner Müller, Charlotte Delbo, Howard Barker, Didier-Georges Gabily, Wajdi Mouawad, ou encore Angelica Liddell – pour ne citer que ceux-ci – dépeignent des sociétés en état avancé de dissolution, lesquelles maintiennent un rapport particulier avec le passé récent de l’humanité et un futur approximé (voire l’impossibilité-même d’un futur). Ainsi, l’anachronisme siège au sein des écritures dramatiques, tout en se déployant à deux niveaux : historique et esthétique. Au niveau historique, le sujet des pièces est, le plus souvent, déplacé vers le passé récent des deux Guerres Mondiales – lequel est plus ou moins indentifiable, selon la volonté des dramaturges de fictionnaliser l’histoire. Au niveau esthétique, la dramaturgie opère une révision (voire une contestation) du théâtre – tout en réinvestissant ou en déconstruisant les canons dramatiques antiques et classiques. Ainsi, les grandes figures de la tragédie grecque, ou de la tragédie shakespearienne, par exemple, sont réactualisées et retravaillées de façon anachronique – ce qui provoque de véritables fictions dramaturgiques alimentées par des questionnements sur le futur de l’être humain.

Cet agencement des deux niveaux d’écriture dramatique (historique et esthétique) engendre une véritable tectonique anachronique, au sein de laquelle les différentes plaques se confrontent et s’affrontent inlassablement, dans le but d’éveiller les consciences des lecteurs/spectateurs2. Cette tectonique entraîne la déconstruction (voire la dissolution) du temps chronologique, de sorte que l’action est plutôt projetée dans un aevum et non pas dans une temporalité identifiable.

Le concept d’aevum – lequel est emprunté par Frank Kermode à la terminologie scolastique médiévale est – « l’aspect quasi-éternel du monde modelé par une apocalypse qui dépend d’une sorte d’union entre un passé reconstitué dans l’imaginaire et un futur prédit par le même imaginaire » (Kermode 1968 : 30). L’aevum dramatique accueille donc des anachronismes qui s’enchaînent de manière quasi immaîtrisable.

Ainsi, en partant du postulat d’une condition anachronique et dystopique du théâtre contemporain, cet article se propose d’examiner deux aevums dramatiques, tout comme illustrés par quelques dramaturges, notamment Edward Bond, Charlotte Delbo, Didier-Georges Gabily, et Howard Barker. Vu le nombre considérable de productions dramatiques anachroniques, les aevums analysés sont les suivants : Auschwitz et Le Mythe.

1. Premier Aevum anachronique : Auschwitz

Dans le traité d’esthétique théâtrale Paysages dévastés, Catherine Naugrette affirme :

Le théâtre et l’esthétique du théâtre non seulement se situent après Auschwitz, dans l’après-Auschwitz, mais se déterminent selon Auschwitz, se construisent et se théorisent en fonction d’Auschwitz. C’est sans doute cela, le théâtre à l’heure du crime. […] L’expérience Auschwitz est celle de la déconstruction systématique du sujet et par là, même celle d’une remise en cause fondamentale de la condition humaine et de tous les domaines qui la définissent, elle ne peut qu’à être à la fois le centre et l’origine de l’art contemporain, ainsi que du théâtre, en ce qu’il se rapporte au monde et aux hommes qui l’habitent (Naugrette 2004a : 14).

En empruntant la formulation « heure du crime » à Sloterdijk, Catherine Naugrette place d’emblée le théâtre dans un « aevum » anachronique qui suspend l’expérience génocidaire dans la temporalité métaphorique d’une heure de l’histoire de l’humanité. Edward Bond – figure fondamentale de la dramaturgie contemporaine – arrive même à affirmer qu’il est « citoyen d’Auschwitz et d’Hiroshima » (Bond 1993c : 27). Pourtant, quel serait l’usage anachronique de l’expérience Auschwitz, tel qu’opéré par les dramaturges d’aujourd’hui dans les dystopies théâtrales ? Au moins deux positionnements peuvent être identifiés : Auschwitz comme « situation de seuil » (Edward Bond) et Auschwitz comme témoignage (Charlotte Delbo).

1.1. Edward Bond et la situation du seuil

Auschwitz semble fédérer, chez Edward Bond, toutes les dimensions de sa pensée théâtrale, à laquelle est adossée une position particulière par rapport à l’idée de dystopie et, en l’occurrence, de la fin du monde. Bond évoque le génocide dans l’ensemble de ses pièces, mais aussi dans ses interventions dans le cadre des conférences3, ou bien dans ses écrits théoriques4. Promoteur d’une esthétique du choc (qu’il appelle théâtre de la raison), Bond propose un théâtre capable de produire une suspension mentale chez le lecteur/spectateur. En représentant une situation extrême comme Auschwitz (qu’il appelle situation de seuil) – implicite ou explicite – le théâtre bondien est censé provoquer, ou au moins induire, une réflexion intellective sur la condition humaine post-génocidaire. Comment être humain dans une société inhumaine ? Telle est la question que se pose Edward Bond. Les mécanismes intellectifs de ce théâtre sont très complexes et souvent contradictoires, mais le temps (de la représentation) reste une composante fondamentale, notamment si on prend en compte le concept de temps-accident que Bond développe dans son esthétique. Confronter le lecteur/spectateur à la représentation scénique d’une chambre à gaz, par exemple, est un processus qui suspend, selon lui, le temps de la représentation. Ainsi, le lecteur/spectateur se voit comme pris dans l’horreur de l’instant d’un accident de voiture pendant lequel, dans son mental, défilent rapidement des images terribles de toute sa vie. Le lecteur/spectateur est ainsi placé dans un rapport anachronique avec l’expérience génocidaire, compte tenu de l’immédiateté de la représentation (dans une salle de théâtre) ou de la lecture. Mais l’anachronisme, chez Bond, ne s’élabore pas exclusivement dans ce dialogue entre le public et le théâtre. Auschwitz (comme toute autre situation de seuil typiquement bondienne5) vient se greffer sur le tissu dramatique des pièces, en affectant plus ou moins l’évolution chronologique de l’action des pièces6. Par exemple, dans Lear – une réécriture shakespearienne datant de 1971 – l’anachronisme s’insinue à deux échelles. D’abord, le personnage shakespearien de Lear est greffé sur une action dramatique qui pourrait être située en pleine construction du Mur de Berlin. Toute l’action de la pièce bondienne se déroule autour d’un mur que souhaite bâtir Lear, pour se protéger contre des ennemis imaginaires7. D’un autre côté, l’expérience Auschwitz est illustrée dans la pièce, à travers un personnage spectral appelé le Fantôme du Fils du Fossoyeur. Accompagnant Lear dans son errance, le Fantôme est illustré comme étant très maigre et avec l’estomac racorni :

FANTÔME : Laisse-moi rester avec toi, Lear. Après ma mort je suis allé quelque part. Je ne sais pas où c’était. J’ai attendu et il ne s’est rien passé. Et puis, je me suis mis à pourrir, comme un corps dans la terre. Regarde mes mains, on dirait celles d’un vieillard. Elles sont desséchées. Je suis jeune mais j’ai l’estomac tout racorni et mes cheveux sont devenus blancs. Regarde mes bras ! Tâte comme je suis maigre. Lear ne fait pas un geste. Tu as peur de me toucher ? / LEAR : Non. / FANTÔME : Tâte. / LEAR hésite, tâte. Oui, maigre. / FANTÔME : J’ai peur. Laisse-moi rester avec toi, garde-moi ici, je t’en prie. (Bond 1998a : 73)

Cette fonction inverse du spectre qui a peur au lieu de faire peur marque inexorablement le renversement axiologique qui caractérise ce type de théâtre. Le Fantôme – lequel est assimilé à un spectre d’Auschwitz – hante le passé shakespearien dans une perpétuelle désintégration. Le spectre est ainsi amené à se déspectraliser – si on veut forger un synonyme pour « déshumaniser » – à la même vitesse que l’effondrement de Lear et de l’Histoire. C’est dans ce sens que Lear se présente comme un personnage anachronique. Cette nouvelle fonction esthétique du spectre qui traverse les époques, tout en se déployant comme un palliatif aux maux de l’Histoire, rappelle sans doute la théorisation que fait Giorgio Agamben, lequel affirme que le spectre est « fait de signes, ou, plus précisément, de signatures, c’est-à-dire de ces signes, chiffres ou monogrammes que le temps marque sur les choses » (Agamben 2009 : 69). Lear d’Edward Bond est un exemple éclairant de la façon dont Auschwitz, la construction du Mur de Berlin et la tragédie shakespearienne coexistent – de manière anachronique – au sein d’une seule œuvre théâtrale8.

La logique anachronique bondienne – développée à l’intérieur de ses pièces, mais aussi dans leur rapport avec le lecteur/spectateur – traduit ce que Jacques Rancière entend par réparation de la faute contre la chronologie : « l'anachronisme n'est pas un problème horizontal d'ordre des temps mais un problème vertical d'ordre du temps dans la hiérarchie des êtres » (1996 : 54).

1.2. Charlotte Delbo et la dimension mémorielle de l’anachronisme

Si des dramaturges comme Edward Bond font référence à Auschwitz selon une logique intellective (et, en ce sens, esthétique), il existe dans le théâtre contemporain un positionnement singulier quant à l’expérience génocidaire – celui de Charlotte Delbo. Tout en se revendiquant comme auteure de théâtre, Charlotte Delbo propose une écriture qui dépasse la dimension spectaculaire de la dramaturgie (sans pour autant la renier) en la concevant dans sa potentialité d’objet anthropologique et mémoriel. Charlotte Delbo est une rescapée du camp d’extermination d’Auschwitz (n’étant pas juive, elle faisait partie du Convoi du 24 janvier où se trouvaient majoritairement des femmes dissidentes), qui raconte son expérience à travers le théâtre, vacillant ainsi entre la performativité de la mémoire, le témoignage et l’esthétique théâtrale.

Auteure de plusieurs pièces de théâtre et essais, Charlotte Delbo laisse à la postérité une trilogie dramatique unique – Auschwitz et après. La première partie de cette trilogie – intitulée Aucun de nous ne reviendra – est la plus connue et la plus riche en significations, se situant quelque part entre le « texte-document » et le « texte-monument » (Vartejanu-Joubert 2008 : 81). La pratique anachronique harmonise ce récit car la volonté de Charlotte Delbo est de relier l’expérience Auschwitz à l’histoire millénaire du peuple juif et à l’histoire de l’Humanité. Dès les premières pages, Charlotte Delbo procède à la représentation d’un soi, voire d’une identité, qui se construit en dialogue anachronique avec l’histoire des judéités :

Vous qui avez pleuré deux mille ans
un qui a agonisé trois jours et trois nuits
quelles larmes aurez-vous
pour ceux qui ont agonisé
beaucoup plus de trois cents nuits et beaucoup plus de trois cents journées
combien
pleurerez-vous
ceux-là qui ont agonisé tant d’agonies
et ils étaient innombrables
Ils ne croyaient pas à résurrection dans l’éternité
Et ils savaient que vous ne pleureriez pas. (Delbo 1965a : 13)

Parfois, le décrochage anachronique s’insinue de manière plus subtile encore, lorsque la dramaturge fait une analogie entre le récit biblique et celui du témoin présent dans le camp d’Auschwitz :

Une plaine couverte de marais de wagonnets de cailloux pour les wagonnets de pelles et de bêches pour les marais une plaine couverte d’hommes et de femmes pour les bêches les wagonnets et les marais une plaine de froid et de fièvre pour des hommes et des femmes qui luttent et agonisent […] Mais la soif du marais est plus brûlante que celle du désert. La soif du marais dure des semaines. Les autres ne viennent jamais. La raison chancelle. La raison est terrassée par la soif. La raison résiste à tout, elle cède à la soif. Dans le marais, pas de mirage, pas l’espoir d’oasis. De la boue, de la boue. De la boue et pas d’eau (Delbo 1965a : 81).

Dans ce passage, le décrochage anachronique entraîne aussi une spatialité, car la métaphore du désert fait référence à la topographie biblique. Ainsi, au sein d’une seule image, Delbo réussit à accorder le Livre de l’Exode (qui relate la traversée du désert du peuple juif) – lequel, selon les exégètes9, aurait été rédigé au VIIe siècle av. J.C. – à un fait historique situé en plein XXe siècle. Chez Delbo, l’histoire se révèle donc comme la marque d’une identité personnelle, d’autant plus que le récit convoque la problématique du témoignage et donc de la vérité historique. Dans L’Alphabet sacré, le rabbin Josy Eisenberg explique très bien que « la certitude est plus grande lorsque l’on voit que lorsqu’on entend quelque chose, et donc il en va ainsi du témoignage : il est plus crédible quand il repose sur la vue que sur l’ouï-dire » (Eisenberg 2012 : 138).

Le récit Aucun de nous ne reviendra est presque exclusivement placé au cœur d’Auschwitz et de ses alentours, à une seule exception qui opère un saut temporel unique dans le texte, qui place le lecteur/spectateur à l’extérieur d’Auschwitz. En pleine évocation de la torture d’une internée nommée Magda, âgée de 67 ans, Delbo interrompt le récit et place le lecteur/spectateur après la Shoah : « Et maintenant je suis dans un café à écrire cette histoire – car cela devient une histoire » (Delbo 1965a : 31). C’est ainsi que s’opère, en effet, le lien entre l’histoire de la Shoah et la mémoire d’une rescapée.

La topographie que réalise Delbo vacille entre la précision presque clinique et la poétisation du récit, processus d’écriture qui intéresse même les psychanalystes, notamment pour ce qui est de la dimension onirique de l’espace-temps. En effet, la dramaturgie contemporaine et immédiatement contemporaine (qu’elle fasse appel à la représentation de la Shoah ou à d’autres barbaries du XXe siècle) opère le brouillage des frontières entre le rêve et la réalité, et par conséquent « l’onirique n’est convoqué que dans le but d’accuser la réalité, de la mieux la circonscrire et de la percuter » (Sarrazac 2004a : 57). Delbo fait aussi appel au rêve – ou au cauchemar plutôt – ce qui constitue une spécificité de dire l’indicible et d’opérer ainsi un antagonisme entre ce qu’elle-même qualifie de « cauchemar supportable » et « cauchemar insupportable ». En effet, « le cauchemar insupportable est la réalité10 ». Delbo créé ainsi l’espace anthropologique d’Auschwitz dans la tension qui naît entre la représentation de la réalité et l’évocation des cauchemars. N’a-t-on pas à faire à une véritable « poétique du souvenir » dans le sens donné à ce concept par Joëlle Bahloul11 ? Et cette poétique ne serait-elle pas anachronique ? Georges Didi-Huberman l’explique très pertinemment :

L'œuvre n'imite pas un espace. Elle produit son lieu - son travail du lieu, sa fable du lieu - par un travail et une fable de temps, un mime de temps ajointés : une invocation, une production, un montage de temps hétérogènes. Le temps œuvré est toujours un temps manipulé, démultiplié. C'est donc une composition d'anachronismes (Huberman 2001b : 39).

La pratique anachronique est aussi présente chez Charlotte Delbo dans des écrits qui seraient, a priori, non théâtraux : l’exemple de Spectres, mes compagnons est éclairant à cet égard. Il s’agit, en effet, d’une lettre inachevée adressée à Louis Jouvet, dans laquelle l’auteure décrit l’aide que les personnages du théâtre lui ont apporté pendant la période de détention à Auschwitz. Dans cette lettre où Delbo convoque les figures-spectres d’Électre (Euripide), d’Alceste (Molière), et d’Ondine (Giraudoux), le besoin d’écrire l’histoire – soit-elle imaginée à l’encontre de la chronologie – traduit une pratique généralement répandue dans l’esthétique théâtrale actuelle :

On peut, pendant un certain temps, se raconter une histoire, mais il est impossible d’y croire. Si encore on pouvait l’écrire ! On prendrait son parti de n’y pas croire. Mais on n’a pas le droit d’écrire, ni rien pour écrire. On peut revoir tous les incidents de son passé, reformuler les détails, arranger tout autrement, de toute façon on se heurte aux murs, c’est toujours contre les murs qu’on se cogne. On peut se proposer des projets d’avenir, mais on y croit encore moins. Ils se heurtent aux murs, à la porte, au silence, à l’appréhension qui grandit comme une certitude. L’avenir ? Mon avenir n’est plus – à cause de la porte, des murs, du silence. À cause du tribunal qui ne rend que des arrêts de mort. (Delbo 2013b : 15).

Écrire l’histoire passée pour questionner l’avenir est donc un besoin intime, mais un besoin qui dépasse toutefois le geste d’écriture tel quel. À travers le dialogue inlassable entre le Théâtre et l’Histoire, Charlotte Delbo a tenté – peut-être – de restituer au Théâtre sa force première d’accompagnateur de l’Histoire. Toutefois, elle semble garder sa lucidité quant à l’implacable passage de l’Histoire lorsque, dans cette même lettre, elle affirme que « là où les humains souffraient et mourraient, les personnages de théâtre ne pouvaient pas vivre » (Delbo 2013b : 36).

2. Deuxième Aevum anachronique – Le mythe

Les dystopies théâtrales contemporaines – mais aussi un bon nombre de dramaturgies d’aujourd’hui – se caractérisent par une esthétique transtextuelle et intertextuelle qui prend la forme de la réécriture, ou du palimpseste. La réécriture contemporaine – très soucieuse de la réactivation et de la réactualisation du théâtre du passé – irrigue le texte dramatique et produit des anachronismes flagrants. Quand le théâtre contemporain n’est pas intimement (et exclusivement) lié au passé catastrophique récent (c’est-à-dire les XXe et XXIe siècles), il s’adonne à la récupération des mythes du passé ancien, ainsi qu’à la réactualisation des figures et des symboles du théâtre antique ou élisabéthain, par exemple. Les dramaturges qui procèdent de cette façon sont nombreux, allant de Patrick Kermann à Angelica Liddell, de Howard Barker à Rodrigo Garcia, de Valère Novarina à Didier-Georges Gabily, et ainsi de suite. Michel Vinaver – dramaturge et théoricien de l’esthétique théâtrale actuelle – parle même du « principe de la navette mythique » (Vinaver 1998 : 252). Céline Hersant montre très bien que la circulation de ces navettes « joue sur l’écart, le va-et-vient entre le mythe, la structure archétypale et son actualisation, en somme sur tout ce que peut produire l’interstice » (Hersant 2007 : 146). Le plus souvent, la navette mythique vient affecter la diégèse dramatique en se greffant sur des tissus textuels imprégnés déjà des barbaries du passé récent. D’un point de vue derridien, ce phénomène s’opère sous l’emprise d’un « ton apocalyptique » qui est l’effet « d’un déraillement généralisé, multipliant les voix et faisant sauter les tons, ouvrant chaque parole à la hantise de l’autre, dans une polytonalité immaîtrisable, avec greffes, intrusions, parasitages » (Derrida 2005 : 36).  Ainsi, dans le cas de la plupart des formes dramatiques actuelles, les grilles traditionnelles de lecture – comme les schémas actantiels, par exemple, – s’avèrent inefficaces. Pour s’y repérer, il faut ainsi faire appel à une étude quasi génétique de la forme théâtrale, laquelle est inlassablement désaffecté par le recours aux anachronismes. Didier-Georges Gabily et Howard Barker en sont deux exemples parlants.

2.1. Didier-Georges Gabily et Les poussières d’histoire traversant 12

Didier-Georges Gabily – dramaturge, romancier, metteur en scène français et directeur du Groupe T'chan'G!, mort prématurément à l’âge de 41 ans – est l’auteur de réécritures résolument contemporaines d’anciens mythes ou de figures de la culture européenne : Ulysses, Phèdre, Hölderlin et même Dom Juan. Gabily est un auteur qui prône « la poétique d’une mémoire en pièces » (Leroy 2015), et qui écrit en étant envahi par l’Histoire qui lui est contemporaine (comme La Guerre du Golfe ou la Guerre de Bosnie). L’Histoire – tout comme transposée par l’auteur – démantèle la forme dramatique des pièces lorsqu’elle s’insinue sous forme d’anachronisme. La préoccupation obsessionnelle de Gabily pour l’Histoire est illustrée dans le titre-même de ses pièces, ainsi que dans l’organisation des scènes non pas sous forme de tableaux, mais sous forme de « temps » ou « d’époques ». Par exemple, la pièce « Gibiers du temps » (1995) est divisée en trois « époques » dans lesquelles est transposée l’histoire tragique de Thésée. Ce dernier est délivré des enfers et jeté dans une ville occidentale de la fin du XXe siècle, afin de faire l’expérience de la contemporanéité de l’auteur. La pièce Enfonçures. Cinq rêves de théâtre en temps de guerre (1991) retrace les derniers jours de la vie du poète romantique Hölderlin, en les transposant dans l’ambiance médiatique de la Guerre du Golfe. Ou encore, on pourrait évoquer la pièce Événements (1988) qui interroge les événements historiques de Mai 68 (avec tous les idéaux révolutionnaires qui les caractérisent) dans un présent dévoré par la société de consommation.

Si on parle en termes d’esthétique anachronique dans l’œuvre de Gabily, il devient évident que cet auteur en est le maître absolu, à en tenir compte de la façon dont il fait tourner et confronter les différentes plaques tectoniques de l’Histoire du monde en général, et de l’histoire du théâtre en particulier.

Dans Gibiers du temps, une pièce dans laquelle l’espace dramatique est fixé dès le début – « enfers intermédiaires ; cadavres d’anges, si on veut » – le personnage tragique de Phèdre rate à plusieurs reprises son suicide et commence à errer dans un « monde de cadavres qui parlent ». Elle est accompagnée par Thésée et d’autres personnages, lesquels sont issus soit de la mythologie (Cypris, Pythie, Hermès Archange), soit de la contemporanéité de l’auteur, comme le footballeur Georges Béréta. Tous ces personnages sont illustrés sur une arène dans laquelle le passé et le présent sont perpétuellement confrontés, et où les époques dialoguent sans aucune préoccupation pour l’inadéquation chronologique.

Au fur et à mesure que les personnages traversent les époques, l’Histoire se désintègre et l’espace se contamine par « des sacs de riz pourrissants, des canettes de Coca-Cola et de téléviseurs » (Gabily 2008b : 601). Le personnage de Phèdre arrive enfin à côtoyer le massacre de Gorazda13, mais aussi l’expérience génocidaire d’Auschwitz, lorsqu’elle voit son fils Hippolyte se faire tatouer le numéro 2684 sur le bras.

Dans Enfonçures, le décrochage anachronique prend une tournure plus poétique, car Gabily retrace les derniers jours de la vie d’Hölderlin (mort en 1843), pendant lesquels le poète romantique vivait dans le silence le plus parfait, atteint par la folie. Arrivé en plein XXe siècle, lors de l’éclatement de la Guerre du Golfe – où on sent des « vents de Cassandre14 » – Hölderlin (ou son fantôme, plutôt ?) formule une critique de l’Histoire :

L’histoire se jouait devant nous. Nous sommes le public. Les acteurs à la fin ne remercient pas le public qui ne les applaudit pas. Nous sommes les acteurs. Nous jouons dans l’Histoire – La grande : une chenille brisée, une roue brisée, un char ensablé / La petite : un char ensablé, une chenille brisée, une roue… (Gabily 2008b : 470)

Ce positionnement de la figure de Hölderlin qui se voit transformé en témoin anachronique d’une histoire qui n’est pas la sienne est très symptomatique de l’ensemble de l’œuvre de Gabily. D’ailleurs, même si la pièce Enfonçures est divisée en cinq temps, rien ne permet de considérer ces instances temporelles comme les marques d’une histoire chronologique qui pourrait être adossée à une fable identifiable. La particularité de l’anachronisme réside ici dans l’ambiguïté-même des temporalités qui se chevauchent : est-ce le présent (de l’auteur) qui investit le passé et le réactive pour mieux l’appréhender ? Ou est-ce le passé qui fait irruption dans le présent pour questionner le futur ? Entre les époques de la pièce « Gibiers du temps » (qui occupe plus de 120 pages) et les temps d’Enfonçures (à peine 10 pages), l’Histoire se dilate et se condense pendant que l’anachronisme dynamise inlassablement le cours fragmenté d’un drame, ou des drames atemporels.

Chez Gabily, non seulement l’Histoire est anachronique, mais aussi la philosophie, alors qu’il fait dire à Hölderlin les paroles suivantes :

Nous tournons tout autour de toi avec nos scabreuses petites histoires et Adorno se trompe de modèles (réduits), et Heidegger danse dans son rêve avec la blonde tresse de ses désirs (in) (ou presque) (ou un peu) (ou pour ainsi dire) (ou totalement) avoués – bouche-toi les oreilles, crève-toi les yeux, ô amant philosophe, fiancé du néant ! (Gabily 2008b : 469)

En faisant dialoguer le lyrisme de Hölderlin avec la thèse d’Adorno pour lequel « écrire des poèmes après Auschwitz est barbare » (Adorno 1986 : 23), Gabily procède à un anachronisme qui trouble la perception du lecteur-spectateur. Pourtant, il se pourrait que le dessein de cet improbable dialogue entre Hölderlin et Adorno soit une forme d’approfondissement (ou d’apprentissage) du passé. Cela répond assez fidèlement à la dichotomie « passé comme expérience » et « passé comme croyance », tout comme théorisée par Lowenthal (1985). À ce titre, l’anachronisme créatif dont parle Lowenthal semble décrire parfaitement l’œuvre théâtrale de Didier-Georges Gabily. Les anachronismes occupent l’entièreté des pièces gabilyennes à tel point que l’action dramatique semble évacuée, au profit de la configuration d’un hors-temps qui échappe à toute tentative d’accorder de manière cohérente les différentes temporalités convoquées. Et donc le sens et les significations des pièces sont donnés quasi-exclusivement par la multiplication des anachronismes qui se veulent identifiés et déconstruits, afin de faire émerger à la fois l’histoire du théâtre et l’Histoire de l’homme moderne. Comme Lowenthal l’explique, « l’élaboration de l’enquête historique sur des étendues plus longues de chronologie et de culture aiguise notre sens à la fois des continuités et des discontinuités » (Lowenthal 2015 : 369).

2.2. Howard Barker et la catastrophe

Howard Barker est, dans le paysage théâtral contemporain, le dramaturge qui s’ingénie le plus à esthétiser l’Histoire en la déconnectant quasi-complètement de toute forme d’identification. Dans ses intentions esthétiques, le théâtre de Barker – qualifié par le dramaturge comme un théâtre de la Catastrophe – se veut dépourvu de toute dimension politique, éducative, ou même sociale. Diagnostiquant une « paralysie esthétique » du théâtre contemporain – laquelle se caractérise par une trop forte reconnaissance des actes et des événements représentés sur scène – l’auteur prône un théâtre de l’angoisse marqué par la spéculation morale :

L’angoisse doit être la condition nécessaire pour être témoin d’un théâtre qui prend la spéculation morale et non l’imitation sociale comme objectif indéfectible. Cette tension résulte de l’incapacité à reconnaître une action, un personnage ou un type, d’un ébranlement inconfortable de tous les modes culturels populaires. Parce qu’il ne parvient pas à reconnaître et, par conséquent, parce qu’il est incapable de prédire (prédire étant une rupture de contrat entre le public et la scène), le spectateur voit des éléments de son inconscients stimulés, qui étaient niés dans le théâtre humaniste, éléments qui ont à voir avec une peur primitive et présociale, avec des choix instinctifs et souvent autodestructeurs par nature : typiquement les sortes de comportements qui constituent le non-réalisme (Barker 2006b : 162).

À l’encontre donc d’un théâtre humaniste (comme celui d’Edward Bond, son compatriote), Barker réinvestit le concept de catastrophe – composante fondamentale de la tragédie depuis Aristote jusqu’à nos jours. Hélène Kuntz montre très bien que l’une des grandes mutations du théâtre contemporain est le déplacement de la catastrophe au début des pièces, c’est-à-dire que « la catastrophe a déjà eu lieu lorsque la pièce commence » (Kuntz 2000 : 410). Or, Barker se détache de cette tendance à faire de la catastrophe un événement inaugural, dans la mesure où, dans son théâtre, elle se trouve déclinée dans toutes les formes possibles, dans toutes les strates d’une pièce, et à n’importe quel moment du déroulement de l’action. Chez Barker, la Catastrophe est un concept caméléonesque, difficile à définir, mais englobant à la fois les dévastations de l’Histoire, les pathologies intimes, les anomies sociales, somme toute « la maladie mortelle de l’Humanisme » (Barker 2009c).

Fidèle aux grands bouleversements esthétiques du théâtre contemporain, Barker brouille les chronologies dans ses pièces, mais ne s’adonne pas nécessairement à l’inadéquation des événements historiques (lesquels sont implicites et souvent difficilement identifiables). Les anachronismes fonctionnent comme décrochages temporels au sein du déroulement de l’action des pièces, ou comme reconnexions avec des pièces antérieures à Barker, car lui aussi pratique la réécriture théâtrale. Un tel exemple est la pièce Sept Lear (1990). Avec cette pièce, Barker a tenté de réparer les absences et les incongruités de la pièce Le Roi Lear de Shakespeare15, notamment la femme de Lear. Chronologiquement, la diégèse de Barker se situe avant la tragédie de Shakespeare, c’est-à-dire qu’elle retrace l’évolution du personnage de Lear depuis son enfance jusqu’à l’âge adulte. La pièce est divisée en sept tableaux (intitulés Âges), car le personnage de Lear est illustré dans sept instances de sa vie. L’espace-temps de la pièce de Barker se termine donc là où commence l’espace-temps shakespearien. Le Lear-multiple de Barker traverse le suicide de ses frères (qui se jettent depuis une falaise), devient adulte en suivant une éducation tyrannique que lui applique un personnage appelé l’Évêque et dont l’objet pédagogique est de purger Lear de son sens moral, connaît l’amour et l’inceste, et assiste à l’invention d’un avion – scène annonciatrice d’un futur hyper-technologisé.

Il y a, bien entendu, plusieurs anachronismes dans la pièce. Leur emploi entraîne une déconnexion irrémédiable entre « Sept Lear » et « King Lear », et les catastrophes alimentent constamment l’action. Par exemple, dans le quatrième âge du roi, on assiste à la révolte du personnage qui reproche à Dieu de ne pas avoir créé l’homme avec des ailes. À cet égard, le roi embauche un Inventeur qui reçoit la mission de construire un avion, afin de remédier au fait que les êtres humains n’ont pas d’ailes. La maquette de l’avion est perfectible puisqu’elle ne cesse pas de crasher, en tuant même un enfant. Cet avion marque des discontinuités au niveau de l’action, d’autant plus qu’il rappelle La Vis aérienne imaginée par Léonard da Vinci.

Au sein du même tableau, une scène particulière témoigne de la façon dont Barker rend opérationnel l’anachronisme :

KENT : La rivière a rompu ses berges. / LEAR : C’est la faute à la pluie. / KENT : De toute évidence, mais… / LEAR : Si nous contrôlons la rivière, nous contrôlerons le lac. Si nous contrôlerons le lac, nous contrôlerons le temps qu’il fait. Si nous contrôlons le temps qu’il fait, nous abolirons la pluie, car personne n’aime avoir la tête mouillée. Puis nous serons affamés. Non, il vaut mieux que nous endurions les inondations. / KENT : Nous ? Le château est sur une colline. / (Barker 1998a : 86).

Dialoguant métaphoriquement à la fois avec les changements climatiques d’aujourd’hui (et le désintérêt généralisé des pouvoirs politiques) et la tempête shakespearienne, Barker rassemble des temporalités contradictoires en faisant surgir de nouvelles archéologies de sens. Ainsi, aucun aspect dramaturgique proprement shakespearien (et contemporain), allant de la structure de la pièce jusqu’à l’évolution des personnages, n’échappe pas à l’intrusion de la catastrophe barkerienne. D’ailleurs, cette appétence contemporaine pour la représentation de la catastrophe est un phénomène très pertinemment décrit par Jean-Pierre Dupuy :

La catastrophe a ceci de terrible que non seulement on ne croit pas qu’elle va se produire alors même qu’on a toutes les raisons de savoir qu’elle va se produire, mais qu’une fois qu’elle s’est produite, elle apparaît comme relevant de l’ordre normal des choses. Sa réalité la rend banale. Elle n’était pas jugée possible avant qu’elle se réalise ; la voici intégrée sans autre forme de procès dans le mobilier ontologique du monde, pour parler le jargon des philosophes. (Dupuy 2004 : 63).

L’inventivité dramaturgique de Barker ne connaît pas de limites, de sorte qu’il imagine même des scènes dont la représentation s’avère problématique pour une éventuelle mise en scène. La femme de Lear, Clarissa (personnage inventé par Barker), tombe enceinte de Gonéril. Or, depuis le ventre de sa mère, le fœtus Goneril commence à s’exprimer avant d’être diégètiquement né, refusant ainsi sa propre naissance : « Je sentais – là dehors – que c’était ABJECT ! » (1998a : 84).

Conclusion

À lire les dramaturgies des auteurs évoqués dans cet article – lesquels font partie de la constellation des auteurs dystopiques contemporains et immédiatement contemporains – il apparaît que si ce n’est pas l’Histoire récente qui irrigue les textes c’est le passé ancien qui le fait. Et le plus souvent, l’Histoire récente est justement confrontée au passé ancien (tragédies grecques, mythes, pièces élisabéthaines) au sein des écritures qui semblent évacuer complètement la question du présent. La tendance est donc de basculer entre passé et futur – à la fois dans les pièces mais aussi dans les discours esthétiques des dramaturges16 – à une telle vitesse que le présent apparaît comme impossible à figer. C’est comme si le(s) passé(s) s’efforce(nt) de rester nos présents afin de tirer un signal d’alarme sur l’éventualité d’une fin du monde. Le recours à l’anachronisme fait que la dramaturgie devient un objet anthropologique, intellectif et même sociétal17 qui accompagne l’Histoire. Il faut renfoncer cette appréhension d’un théâtre qui accompagne l’Histoire, puisque nous ne sommes aucunement dans le paradigme d’un théâtre historique (dans son acception courante) qui s’adonnerait à la vraisemblance historique en agissant comme objet porteur du fait historique. Peut-être qu’avec Charlotte Delbo, on pourrait se situer dans un théâtre documentaire, si l’on considère sa dramaturgie comme une écriture du témoignage, à même titre que les écrits de Primo Lévi, par exemple. À ce titre, bien que, d’un point de vue dramaturgique, Auschwitz puisse être appréhendée à l’aune d’un aevum, il reste malheureusement une réalité historique concrète. Nonobstant la place particulière qu’occupe Charlotte Delbo dans l’histoire du théâtre, les dramaturgies dystopiques peuvent être appréhendées, sans aucune réserve, comme des écritures qui fictionnalisent (ou esthétisent) l’Histoire, en recourant à la pratique anachronique. Ces dramaturgies n’ont pas vocation à restituer précisément l’Histoire, mais à l’accompagner justement. Ce sont des drames en mutation qui « épousent la crise de l’homme moderne » (Sarrazac 2012b : 395).

Caractéristique leur est ce penchant pour le dystopique et pour la transposition des inquiétudes quant à l’avenir de l’humanité.

Dans le champ des Études Théâtrales, cette adéquation des textes dramatiques à un tropisme vers la fin du monde trouverait ses origines (esthétiques) immédiatement après l’avènement de la théorie brechtienne sur le théâtre :

S’appuyant sur la logique de l’imagination, une nouvelle utilisation de la scène doit naître, qui passe par l’instauration d’un nouveau tragique au théâtre. Ce nouveau tragique doit aider le spectateur à retrouver le réel et ce faisant son humanité, au travers d’une communauté reconstituée, responsable d’elle-même et de son avenir, capable de l’envisager dans son devenir dystopique (Naugrette 2010b : 315).

Dans une telle configuration dystopique du théâtre actuel, l’anachronisme ne peut apparaître que comme une composante esthétique censée assurer la transition entre le passé et le futur, tout en fonctionnant comme un moteur esthétique alimentant inlassablement l’univers dramatique.

Bibliography

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Notes

1 À ce titre, voir Jan Kott, Shakespeare notre contemporain, Paris, Éd. Payot, 1992. Dans cet ouvrage, Kott consacre un chapitre entier à l’étude de Fin de partie de Beckett, dont le titre est « Le Roi Lear autrement dit Fin de partie ». Return to text

2 Il s’agit précisément de la grande mutation du théâtre contemporain. En effet, la catharsis aristotélicienne – composante fondamentale du théâtre, laquelle présupposait l’épuration des émotions comme la frayeur et la pitié – est remise en question par les dramaturges, voire complètement rejetée, comme c’est le cas d’Edward Bond. Sans toutefois se déconnecter complètement de sa dimension émotionnelle, le théâtre d’aujourd’hui acquiert une dimension intellective, et donc il questionne le « sens de l’humain ». Voir Catherine NAUGRETTE, Paysages dévastés. Le Théâtre et le sens de l’humain, Éd. Circé, 2004. Return to text

3 Voir l’allocution d'Edward Bond dans la salle Maria Casarès du Théâtre National de la Colline à l'occasion de la création du Crime du XXIème siècle par Alain Françon, https://www.youtube.com/watch?v=j6nIZNr7ob0&ab_channel=LaColline-th%C3%A9%C3%A2trenational. Return to text

4 Voir Edward Bond, La Trame cachée, Paris, Ed. de l’Arche, 2000. Return to text

5 Dans la trilogie Pièces de guerre, rédigée entre 1983 – 1985, Bond met en scène une guère ayant conduit à la destruction atomique de l’humanité ; la situation du seuil représenté dans cette trilogie reste, inéluctablement, la bombe atomique d’Hiroshima. Return to text

6 Il importe de préciser que le théâtre de Bond reste à ce jour parmi les seuls théâtres épiques, dans le sens de la construction des personnages et des actions. Bond expérimente moins avec la forme dramatique et les personnages. Les situations dramatiques qu’il imagine restent éminemment interprétables à l’aune d’une lecture actantielle, traditionnelle. Autrement dit, il déconstruit moins le théâtre par rapport à d’autres dramaturges de sa génération. Return to text

7 À lire cette pièce aujourd’hui, le décrochage anachronique maintient sa puissance évocatrice de l’histoire immédiate, dans la mesure où on pourrait penser au mur que voulait faire bâtir Donald Trump aux États-Unis. Récemment, l’Administration Biden a annoncé la reprise du chantier. Return to text

8 Bien entendu, cette pratique anachronique caractérise l’ensemble des pièces de Bond. Auschwitz cristallise la réalité historique d’autres expériences génocidaires, comme le massacre de Babi Yar, en Ukraine. La pièce Café (2005) évoque ce massacre qui a eu lieu du 29 au 30 septembre 1941. Qui plus est, la bombe nucléaire d’Hiroshima alimente l’imaginaire développée dans la trilogie théâtrale Pièces de guerre (voir supra). Return to text

9 Voir Thomas Römer, Jean-Daniel Macchi et Christophe Nihan, Introduction à l'Ancien Testament, Ed. Labor et Fides, 2009. Return to text

10 Carolina Koretzky, « Fictions cauchemardesques », dans Charlotte Delbo. OEuvres et engagements, p. 199. Return to text

11 Voir Joëlle Bahloul, The architecture of memory: A Jewish-Muslim Household in Colonial Algeria, 1937-1962, Cambridge University Press, 1996. Return to text

12 La formulation « poussières d’histoire traversant 1, 2 et 3 » donne le titre de quelques scènes de la pièce de théâtre Gibiers du temps. Return to text

13 Bosnie-Herzégovine, 1995. Return to text

14 Allusion que Gabily fait à la prophétesse grecque qui avait reçu d’Appolon le don prédire l’avenir. Comme Cassandre se refuse au dieu Appolon, ce dernier décrète que ses prédictions ne seront jamais crues. Return to text

15 Shakespeare est très présent dans le discours esthétique et dans les pièces de Barker. Voir Vanasay Khamphommala, Spectres de Shakespeare dans l’œuvre de Howard Barker, Ed. Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2015. Return to text

16 Par exemple, dans un entretien publié dans Alternatives Théâtrales (n° 57/1998), Howard Barker se dit « obsédé de l’Apocalypse ». Didier-Georges Gabily imagine l’impensable, c’est-à-dire un « Auschwitz » futur. Pourtant, un important dramaturge qui n’a pas été évoqué dans cet article – Heiner Müller – adopte un positionnement paradoxal, à l’encontre de la tendance futuriste des pièces contemporaines. Dans un entretien avec Sylvère Lotringer, Heiner Müller affirmait – dans un ton blasé – que l’avenir du monde « n’était pas son avenir ». (Heiner Müller, Fautes d’impression, Paris, Ed. L’Arche, 1991, p. 47.). Return to text

17 Il convient de préciser aussi que la dramaturgie d’Edward Bond – pour dystopique et violente qu’elle puisse être – occupe une place particulière dans l’enseignement anglais. Certaines pièces de Bond sont intégrées dans un dispositif éducationnel à échelle nationale – Theatre in Education (TIE). Paradoxalement, même si Bond estime que le dispositif TIE est un outil indispensable au développement des jeunes, tout en étant, selon lui, l’institution culturelle la plus importante du pays, il paraît que la fonction éducative du théâtre ne l’intéresse guère. En effet, si Bond écrit des pièces dystopiques pour les enfants et pour les jeunes, cela n’est pas lié à une volonté de réparer le monde, ni même d’enseigner quoi que ce soit sur le monde, mais plutôt de dramatiser les espoirs et les anxiétés des enfants, afin de leur permettre de mieux s’accorder à la société dans laquelle ils vivent. Return to text

References

Electronic reference

Alexandru Bumbas, « Penser l’anachronisme comme moteur esthétique de la dystopie théâtrale : quelques considérations sur Bond, Barker, Gabily, et Delbo », Textes et contextes [Online], 17-1 | 2022, 15 July 2022 and connection on 06 October 2024. Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=3524

Author

Alexandru Bumbas

Docteur en Études Théâtrales, IRET EA 3959 – Université de la Sorbonne Nouvelle Paris 3 / Doctorant en Études Juives, PLIDAM – Institut National de Langues et Civilisations Orientales (INALCO), Maison de la Recherche, Bureau A114, 4 rue des Irlandais, 75005 PARIS

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