« J’ai toujours voulu voir un Martien, dit Michaël. Où ils sont, p’pa ? Tu avais promis. »
« Les voilà », dit papa.
Il hissa Michaël sur son épaule et pointa un doigt vers le bas. Les Martiens étaient là. Timothy se mit à frissonner. Les Martiens étaient là – dans le canal – réfléchis dans l’eau. Timothy, Michaël, Robert, papa et maman. Les Martiens leur retournèrent leurs regards durant un long, long moment de silence dans les rides de l’eau...
Ray Bradbury, Les Chroniques Martiennes, 1950.
Le mythe réveille la démarche spéculative de la science-fiction, et la science-fiction déstabilise le mythe pour le retrouver dans cet émerveillement face à l’univers.
Claire Cornillon, 2014.
Quelle place ont les mythes dans la science-fiction, narration de la modernité, qu’elle soit littéraire, cinématographique, théâtrale ou de bande-dessinée ? Et qu’apportent-ils à la science-fiction ? Le présent dossier essaie de répondre à ces questions à travers quelques illustrations et analyses, en nombre certes modeste mais avec le souhait d’ouvrir à d’autres réflexions et interprétations, le chemin que suit la recherche trouvant sans cesse des prolongements, comme dans le roman de Stefan aus dem Siepen, La Corde2.
Or, d’emblée, lier les termes de « science-fiction » et de « mythe » apparaît une entreprise quelque peu problématique. En effet, d’une part, les définitions de ces termes respectifs sont nombreuses, et, qui plus est, souvent en désaccord3. D’autre part, accoler les deux concepts s’avère délicat à cause de leurs spécificités respectives : la mythologie est notamment caractérisée par l’orientation vers le passé, alors qu’en général dans la science-fiction se manifeste une tension vers le futur (avec toutefois l’exception que constitue le courant steampunk), en particulier quand il s’agit de « hard SF », avec une exigence de plausibilité scientifique. En outre, un clivage tend à opposer un certain « réalisme scientifique » des récits de science-fiction à l’imaginaire fantastique des mythes : « projections rationnelles » (Mogenet 2017) d’un côté (la science-fiction se fonde essentiellement sur le premier terme, la science4) ; « contes » ou « racontars » de l’autre (parmi les interprétations, le muthos a une acception – naïve selon les approches les plus récentes – de mensonge ou d’affabulation, en opposition à la vérité du logos).
En fin de compte, ce qui permet l’intersection des deux champs réside en ce que la fiction – le fait de raconter une histoire – demeure le « vecteur créatif » commun (dans l’aléthéia grecque, muthos et logos sont deux formes de discursivité ayant chacune son rôle de dévoilement et de transmission d’une vérité des possibles du monde)5.
1. Définitions et délimitations (tentatives)
1.1. Les mythes et leurs dérivés
Parmi les nombreuses définitions6 existantes du mythe, on retiendra celle où il s’agit d’un « […] récit relatant des faits imaginaires non consignés par l’histoire, transmis par la tradition et mettant en scène des êtres représentant symboliquement des forces physiques, des généralités d’ordre philosophique, métaphysique ou social »7, raisonnablement généraliste pour convenir à notre propos. Ceci étant, le mythe est également, dans son usage philosophique, « […] l’expression allégorique d’une idée ou d’une doctrine dont il autorise, parfois mieux que le discours rationnel, la compréhension, en raison essentiellement de son pouvoir évocateur »8. Plus technique, une définition de Gilbert Durand, consiste à prendre le mythe comme « […] un système dynamique de symboles, d’archétypes et de schèmes9, système dynamique qui, sous l’impulsion d’un schème tend à se composer en récit » (Durand [1969]1992 : 64).
Or, dans ce qui nous occupe, il est bien question de récits, qu’ils soient littéraires, cinématographiques, graphiques ou liés au théâtre : les mythes proprement dits se situant « en dehors du texte » (Brunel 1992 : 53), il sera question dans ce dossier de mythes littéraires (Sellier 1984 : 112-126), donc d’éléments textuels qui ont à voir aussi bien avec des formes telles que les légendes ou les contes, comme l’envisageait Gilbert Durand10. Certes, quelques interprètes estiment que ce mode de voir « occulte le sens profond du Mythe » (Siganos 1993 : 16), mais c’est bien en tant qu’« actualisation d’une disposition mentale »11 que nous envisageons le terme « mythe » dans le cadre de ce dossier. On considérera ainsi que (presque) tous les récits se développent à partir de motifs-type ou de thèmes-type, autrement dit de structures mythiques, comme Mircea Eliade le suggérait déjà, pour qui « […] Étant réel et sacré, le mythe devient exemplaire et par conséquent répétable, car il sert de modèle, et conjointement de justification, à tous les actes humains. »12 (Eliade 1957 : 21-22).
Un point de vue équivalent est exprimé par Paul Ricœur pour qui le mythe est :
un récit traditionnel portant sur des évènements arrivés à l’origine des temps et destiné à fonder l’action rituelle des hommes d’aujourd’hui et de manière générale, à instituer toutes les formes d’action et de pensée par lesquelles l’homme se comprend lui-même dans son monde13.
Et un autre point de vue, émanant d’une écrivaine de science-fiction :
Il existe de nombreuses manières par lesquelles les êtres humains, dans leurs corps et leurs âmes, perçoivent le réel, le comprennent et entrent en contact avec lui ; le mythe est l’expression de l’une d’entre elles. Comme la science, c’est le produit d’un mode d’appréhension fondamental. (Le Guin 2016 : 74)14
Ce faisceau d’éléments permet, d’une part, de reprendre le halo sémantique que les termes de « mythe » et de « mythologie » ont acquis au fil des interprétations et, d’autre part, de s’en remettre à l’essentiel quand il s’agit de considérer les éléments mythologiques dans le cadre de fictions littéraires, graphiques ou audiovisuelles. Dans cet ordre d’idées, c’est bien l’imagination symbolique qui lie « le sens conscient qui perçoit et découpe les objets, et la matière première qui, elle, émane du fond de l’inconscient » (Durand [1969]1992 : 12-13 ; 23)15. Et pour Ursula Le Guin, c’est ce même processus qui entre en jeu dans une « vitalité de l’inconscient collectif », car selon elle « […] les vrais mythes apparaissent seulement lorsqu’il s’agit de relier les domaines du conscient et de l’inconscient. » (Le Guin 2016 : 80).
Les interprétations les plus récentes considèrent les mythes comme des récits expliquant comment le monde ou une société sont nés et se sont organisés : ils renvoient à un temps primordial où se construisent les différents caractères formels d’une mémoire collective16. Le récit mythologique est dès lors, par essence, un élément fondateur d’une civilisation, d’une culture17 : c’est dans ce cadre que sont à considérer les « thèmes » mythologiques, avec leur cortège de figures (métaphores, allégories) qui entrent en résonance avec ceux de la science-fiction. George Steiner18 suggérait que les mythes nous aident à vivre en se réactualisant (leur caractère principal) en nous, le plus souvent à notre insu : certaines figures mythologiques s’imposent ainsi de manière évidente quand une époque les convoque, et c’est la raison pour laquelle un mythe (celui d’Antigone, par exemple, commenté par Steiner) se perpétue au fil du temps.
Dans le droit fil de cette conception, Gérard Klein proposait une typologie du mythe sous l’égide de la temporalité de la réception :
[…] Peut-être est-il ici nécessaire de cerner un peu mieux ce que c’est qu’un mythe. Ce n’est pas, au moins pour mon entendement, une histoire antique et mystérieuse qui témoignerait de l’invariance des préoccupations humaines et qui serait porteuse d’une sagesse ineffable. Un mythe ne devient mystérieux, à mon regard, que lorsque son sens est perdu, ce qui devient tôt ou tard le cas, ne serait-ce que du fait de la dérive des préoccupations humaines et des changements sociaux. À l’état naissant, un mythe présente la limpidité d’une eau de roche. Il tire même son efficacité de son évidence pour ses usagers. Un mythe est un thème à la fois problématique et explicatif qui a pour effet de permettre à un sujet collectif de se trouver une place à la fois dans le monde des objets et dans le monde humain, et une place qui puisse être exprimée dans le langage disponible. Il n’a aucun caractère définitif puisqu’il répond à une question actuelle. Il n’a pas pour vocation d’être cru comme un article de foi puisqu’il apporte une réponse claire et évidente, sinon dépourvue des ambiguïtés du langage, à une question définie. C’est quand l’usage l’a usé que sa lettre l’emporte sur son esprit19.
Et en effet, comme nous pourrons le voir dans ce qui suit, la présence dans la science-fiction d’éléments et de structures en lien avec les mythes peut permettre de raviver aussi bien la lettre que l’esprit des deux champs (mythe et science-fiction). Une enquête de Florine Jobin, qui posait les jalons du questionnement autour de leurs rapports (Jobin 2008 : 55-71), le montrait déjà, et les analyses du recueil de 2014 L’Antiquité dans l’imaginaire contemporain, sous la direction de Mélanie Bost-Fievet et Sandra Provini, qui précisaient notamment les « trois modes d’emprunt au creuset mythologique : descriptif, narratif et symbolique [image, récit, sens] » (Bost-Fievet, Provini 2014 : 167-174) en ont donné de nombreuses illustrations pour la fantasy, la science-fiction et le fantastique.
1.2. La science-fiction
La science-fiction peine elle aussi à trouver une définition satisfaisante20, d’autant que le terme « se substitue en une multitude de courants et d’étiquettes » (Gobled, 2017, p. 40), de sous-genres et de thématiques. Le syntagme « scientifiction », apparu sous la plume de Hugo Gernsback21 et devenu par la suite « science-fiction », associe « romance », « scientific fact » et « prophetic vision »22 pour « des aventures qui, imaginées au moment de leur écriture, peuvent aussi bien trouver une réalisation dans l’avenir »23. C’est cette conception qui permettra à Ursula Le Guin d’envisager cette littérature comme une mythologie du monde moderne dans son essai Le Langage de la Nuit (1979). Juste après Gernsback, John W. Campbell propose que la science-fiction tente (sous forme de récit et selon une méthodologie qui tiendrait du scientifique) de « prédire des phénomènes nouveaux et encore inconnus », qu’il s’agisse de machines ou de sociétés humaines24.
Robert Scholes propose pour sa part qu’il s’agit d’une fiction « […] qui offre un monde clairement et radicalement discontinu par rapport à celui que nous connaissons, tout en se confrontant à ce monde connu de manière cognitive »25. Et pour Kim Stanley Robinson, il s’agit d’une « littérature historique » à savoir dans laquelle « pour tout récit, il y a une histoire fictive explicite ou implicite qui relie la période décrite à notre époque actuelle ou à un moment de notre passé »26.
Parmi diverses autres alternatives27, l’expression « fictions spéculatives » proposée par Robert Heinlein correspond sans doute mieux à l’esprit des productions diverses et variées. Elle définit « des histoires dont l’objectif est d’explorer, de découvrir, d’apprendre, par le biais de la projection, de l’extrapolation, de l’analogie, de l’expérimentation […] quelque chose sur la nature de l’univers, de l’homme ou de la “réalité” », et cela afin de créer « un environnement dans lequel les réponses et les perceptions des personnages révéleront quelque chose sur les inventions, les personnages, ou les deux »28.
Au fil de ces tentatives de définition, un relatif consensus sur le fonctionnement de la « science-fiction » s’est peu à peu établi29. On le caractérise désormais le plus souvent au moyen de l’« étrangéisation cognitive » (« cognitive estrangement »), le concept proposé par Darko Suvin qui consiste à voir ce qui est familier sous un jour nouveau, qui peut être étrange et inquiétant30. À travers cette reformulation du concept freudien d’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche) on identifie le moteur du récit de science-fiction avec la notion de « novum », à savoir d’« étrange nouveauté » d’un monde fictionnel en décalage avec le nôtre (Suvin 2005 : 24-26). De ce concept découle l’autre aspect fondamental de la science-fiction aujourd’hui généralement reconnu, celui du « sense of wonder »31 (capacité d’émerveillement).
Dans cette perspective, « la science-fiction vise à nous présenter le monde sous un autre angle pour mieux nous interpeller » (Favard 2018 : 13)32, et une telle propension est donc à considérer comme une incarnation moderne d’une tradition ancienne : celle du récit merveilleux, du conte de fées, mais aussi d’une forme de spéculation philosophique : là où la tradition mettait l’humain au contact – improbable, émotionnel – des « dieux », la science-fiction met l’humain au contact de l’inexploré, de ce qui peut être, ou qui peut-être adviendra33.
Il faut tenter de voir maintenant comment se lient mythologie et science-fiction, autant que possible en se donnant un aperçu suffisamment globalisant, et ce sur différentes aires, géopolitiques, civilisationnelles, et par conséquent linguistiques, en précisant que l’intention de ce dossier est non de proposer une théorie en propre, mais de tenter une recension des points de vue sur les tenants et les aboutissants des rapports entre mythe et science-fiction.
2. Le lien entre les mythes et la science-fiction : affinité, fonctionnement, typologie
Pour Darko Suvin, la poïétique de la science-fiction est essentiellement fondée, d’une part, sur le concept de « novum » (une innovation narrative qui suit une démarche cognitive logique) et, d’autre part, sur le fait que dans tout « ailleurs et demain » valable, il y aura toujours du « ici et maintenant » (les récits s’alimentent à des réalités perçues par l’auteur). Selon de tels critères, il n’y aurait que peu de place pour les mythes du passé dans les fictions de cette littérature, dont le caractère premier est, selon Suvin, d’être surtout orientée vers le présent et des futurs possibles.
2.1. Les mythes classiques dans la science-fiction
Or, même si les occurrences sont plus rares chez certains auteurs, on peut constater la présence d’éléments mythologiques récurrents dans la science-fiction, toutes aires linguistiques confondues34. Non pas tant en matière de « dieux » (encore que dans de nombreux récits, les « étrangers » ou les « visiteurs », puissent être considérés comme tels ou peu s’en faut35), mais en matière de thèmes informés par (à partir de) différents mythes et diverses légendes (dérivées des mythes) du passé. On peut penser en l’occurrence, en mêlant genres et supports, à Shambleau (1933) de Catherine L. Moore ou aux Cosmicomics (1965) d’Italo Calvino ou à Ilium (2003) de Dan Simmons, à La Foire aux immortels (1980) d’Enki Bilal ou à L’Énigme de l’Atlantide (1955) d’Edgar P. Jacobs, à Prometheus (2012) de Ridley Scott… pour n’évoquer que ceux-là.
Toutefois, la science-fiction est également apte à créer des mythes nouveaux, certes souvent calqués sur des mythes anciens (planètes infernales ou divines, créations ou fins d’univers, …), mais parfois novateurs (voyages dans le temps, matrices électroniques ou quantiques, …) : le tout étant prétexte (dans les œuvres les plus dignes d’intérêt) à repenser l’univers perçu et vécu36. De fait, il s’agit pour la science-fiction d’engager une pensée sur le monde, cette forme narrative étant « […] vouée à la vulgarisation des connaissances et sous-tendue, lorsqu’elle atteint sa forme la plus achevée, la plus mythologique (voir 2001 : l’Odyssée de l’espace), par une réflexion métaphysique ou éthique. » (Moisseeff 2005 : 72).
Marika Moisseeff s’accorde ici avec Jean-Pierre Vernant, pour qui le « dispositif mythique » joue dans le récit le rôle d’un « cadre formel », d’un « instrument de pensée »37 (Vernant 1992 : 245), et cela quel que soit le support. Gérard Klein et Ursula K. Le Guin vont dans le même sens. Pour Klein, la science-fiction est
[…] une littérature, voire la seule, qui se nourrit indubitablement de science ou du moins de représentations de la science. […] En principe, la science détruit les mythes. Elle repose sur le scepticisme, le doute et la mise à l’épreuve des hypothèses et de ces singulières conséquences des théories que sont les observations. Mais […] elle propose dans le même mouvement de nouveaux mythes, mythes des origines, des transformations, des fins ultimes sinon dernières. Depuis le dix-neuvième siècle au moins, la science est devenue la principale sinon la seule productrice d’images surprenantes et de mythes. Les religions ont vu s’user les leurs, les systèmes philosophiques n’en ont proposé que d’abstraits, desséchés ou encore immuables, substituts imparfaits aux antiques révélations. La science au contraire non seulement a démontré sa capacité à produire des images et des mythes mais encore et surtout son inépuisable aptitude à les renouveler sans pour autant se renier. […] C’est à ce fonds d’histoires que s’alimente, depuis ses origines, la Science-Fiction38.
Et pour Le Guin :
La science-fiction est la mythologie du monde moderne – ou une de ses mythologies – même si c’est une forme d’art hautement intellectuelle et que la mythologie est un mode d’appréhension non intellectuel. La science-fiction utilise la faculté de construction mythique pour comprendre le monde dans lequel on vit, un monde profondément façonné et changé par la science et la technologie (Le Guin 2016 : 75-76)39.
Il faut toutefois prendre en compte ici le point de vue exprimé par Claire Cornillon, pour qui la science-fiction, plutôt qu’une mythologie moderne, « semble être, par essence, […] une littérature de la question, […] qui interroge le monde », alors que le mythe « tel que le définissent les anthropologues ou les historiens de la religion, est un récit de la réponse […] à une interrogation suscitée par le monde ». Dans cet ordre d’idées, « le motif mythique, s’il est le sujet même du récit, est amené nécessairement à être déstabilisé par le récit de science-fiction » (Cornillon 2014 : 176)40.
Mais au bout du compte, et comme on peut le constater à la lecture de nombreux textes relevant de ce genre (en plus des commentaires critiques ici évoqués), cette littérature repose, outre que sur le présent et sur le futur, sur un passé rémanent, dans une forme de discordance-concordance sur laquelle nous reviendrons41. L’Encyclopédie de poche de la science-fiction évoquait le fait que les auteurs de cette littérature « […] ne limitent pas leur ambition ni leur fantaisie à une exploration du futur mais […] ils veulent aussi se réapproprier les champs d’aventure du passé. » (Aziza, Goimard 1986 : 93).
Les littératures traditionnelles se sont déjà développées dans le sillage du mythologique, souvent selon un schéma narratif unique42 : celui du périple du héros, dont quelques modèles sont parmi d’autres l’Ulysse homérique, l’Énée virgilien, les périples de Jason, l’épopée de Gilgamesh. Beaucoup de récits de la littérature de l’imaginaire (englobant la fantasy et la science-fiction) ont suivi et suivent encore ce schéma, quels qu’en soient les supports : du littéraire au cinématographique, en passant par la bande dessinée ou le roman graphique.
Mais en dehors de la structure du monomythe, bien des mythes classiques et leurs dérivations – les contes et les légendes – ont pour leur part continué à émerger, à s’intégrer, et à se réinventer dans les récits. Très présents dans la fantasy, en quelque sorte par essence43, les mythes le sont aussi, souvent de façon plus subtile, dans diverses œuvres de science-fiction : même si à la dimension manifeste du magique et du fantastique se substitue un aspect scientifique qui prend en charge le « sense of wonder » et l’« étrangéisation ».
2.2. Revisitations et nouveaux mythes : un des bassins encyclopédiques de la SF
Au sein de ces ancrages mythologiques, l’Encyclopedia of Science-Fiction44 propose une distinction entre mythologies « premières » (mythes antiques, traditionnels) – qu’elle qualifie de « re-enacted » – et mythologies « nouvelles » (thèmes et figures apparaissant de fait à partir du XIXe siècle et surtout au XXe) – qualifiées de « rationalized ». Ici encore, le second type s’inspire le plus souvent, de manière plus ou moins directe, des mythologies dites premières, à travers la reprise, la transformation ou le réagencement d’éléments narratifs empruntés. Ainsi, des odyssées interstellaires comme Alien le huitième passager de Ridley Scott ou Les semailles humaines de James Blish (The Seedling Stars, 1957), font écho – certes à distance – aux navigations des héros antiques, évoquant même des propulsions comme les voiles solaires, hypothétiques mais théoriquement fonctionnelles45.
Dans leur Clefs pour la science-fiction (1976), les frères Bogdanoff proposaient un index des « genres » qui débutait par l’entrée « La SF mythologique » où les auteurs précisaient que « […] ce genre tend à disparaître pour faire place à une néo-mythologie où l’on retrouve les influences conjuguées de l’heroic fantasy et de la SF classique » (Bogdanoff 1976 : 80), donnant comme exemple L’Île des morts de Roger Zelazny.
En fait, il faut bien voir que si « nouvelle mythologie » il y a, celle-ci a trouvé et trouve encore sa place dans la littérature de science-fiction à divers niveaux, en diverses époques et chez différents auteurs. Entre autres exemples possibles, Latium (2016) de Romain Lucazeau (où des intelligences artificielles sur de gigantesques nefs se confrontent au Carcan, l’organisme qui représente la loi des dieux disparus, c’est-à-dire les humains) peut être lu comme un récit mythologique.
Dans un autre ordre d’idée, le récit Une Odyssée martienne (1934) de Stanley Weinbaum avait ouvert la voie à une mythographie nouvelle de la planète rouge, que Chroniques martiennes (1950) de Ray Bradbury allait perpétuer. Des œuvres auxquelles vint ensuite s’ajouter, parmi d’autres, la trilogie martienne de Kim Stanley Robinson, où le mythe se construit sur un territoire qui occupe toute une planète (disposition que l’on retrouve chez Henry Kuttner dans Vénus et le Titan46).
Du côté des protagonistes, des figures comme le Golem ou Prométhée se retrouvent dans le Frankenstein de Mary Shelley, souvent proposé comme l’un des tous premiers textes de SF, et plus tard dans des fictions que l’on pourra qualifier de « cyborgiennes »47. Ainsi, en publiant en 1973 Frankenstein délivré avec pour sous-titre « Le Nouveau Prométhée déchaîné », Brian Aldiss renvoie à la fois au livre de Mary Shelley de 1817 et à la tragédie d’Eschyle48.
Ces éléments « mythopoïétiques » et bien d’autres vont contribuer à l’alimentation du « mégatexte », l’autre concept désormais propre au genre, un univers encyclopédique hétérogène (images et idées) où se forme le matériau intertextuel dans lequel vont puiser les auteurs pour construire leurs mondes imaginaires et où les lecteurs peuvent se faire une interprétation personnelle de ces mondes49. L’efficacité de la science-fiction réside en effet pour le lecteur de ce genre et de ses sous-genres dans une combinaison des sphères du rationnel et de l’émotionnel, les deux dimensions qui caractérisent la psyché humaine, l’une et l’autre s’appuyant mutuellement.
Un mythe qui se présente dans le récit a une fonction de marqueur, de borne mémorielle : il figure dans la composition de l’« encyclopédie » générale (littéraire, débordant le genre science-fictionnel) des lecteurs. Il s’inscrit ainsi dans l’espace littéraire des lecteurs en même temps qu’il ouvre une perspective temporelle (du passé du mythe à son écho dans le présent de la lecture) et une perspective thématique (un fil court entre le récit premier et sa résonance dans la narration).
2.3. Les mythes et les différents médias science-fictionnels
Il n’y a ainsi guère de limites médiatiques à une présence des mythes en science-fiction. Dans la bande-dessinée, si l’on se limite à l’ère francophone50, la mythologie est explicite dans le titre de la série Prométhée (Christophe Bec, 2008-2017), dans le contenu narratif et graphique de La Trilogie Nikopol (Enki Bilal, 1980-1993) ou dans Le fléau des dieux, un space-opéra de Valérie Mangin et Aleksa Gajić (2000-2006). Même constat pour la série UW1 (Universal War One) de Denis Bajram et Valérie Mangin, qui met en parallèle dans ses six tomes des épisodes bibliques et les aventures de l’« escadrille Purgatory »51. Dans une option autre (la récupération d’une œuvre de SF dans un récit en bande-dessinée), Thierry Smolderen et Alexandre Clérisse publient en 2013 Souvenirs de l’Empire de l’Atome en s’inspirant de l’opus de Cordwainer Smith, Les Seigneurs de l’Instrumentalité52, souvent qualifié de « mythique » par la critique53 : l’histoire commence au Mexique sur les ruines d’un temple aztèque. Évidemment, les manifestations de mythes s’insérent ici encore dans un dispositif où « le fonctionnement sémiotique du médium bédéique est avant tout une question d’espace » (Boillat 2019 : 6) et les mythes apparaissent en images suggestives dans un « dispositif spatio-topique » (Groensteen, 1999 : 26)54.
Le cas des illustrations de couvertures des magazines et des livres serait un autre terrain explorable, dont on a quelques exemples dans L’art de la science-fiction de Marc Atallah, avec notamment des couvertures d’Analog, de Ren Dhark et de Galaxy, particulièrement suggestives des paysages mythologiques en la matière (Atallah 2016 : 19 ; 47 ; 73).
Au cinéma ou dans les séries télévisées, les éléments mythologiques sont tout aussi présents. On peut lire l’explicite référence aux mythes dès le titre du film Prometheus (l’un des épisodes de la saga Alien) de Ridley Scott (2012) ou dans le nom du vaisseau (Icarus) dans Sunshine (Danny Boyle, 2007). Et de Mission to Mars (Brian De Palma, 1999, où l’humanité aurait eu son origine chez des « dieux » martiens), à 2001, Odyssée de l’Espace (Stanley Kubrick, 1968, avec une mise en perspective de l’évolution de l’humanité), il est fait recours à la mythologie anthropogonique. La série Battlestar Galactica (2004-2009) aborde la question du créationnisme, glissant du mystère de l’origine des Cylons à celle des Humains, pendant que The Twilight Zone (La Quatrième Dimension, 1959-1964) repropose un mythe récent sous la forme d’un thème désormais bien ancré : le voyage dans le temps, né au début du XXe siècle avec H. G. Wells (thématique qui ne cesse de se perpétuer)55. Surtout, la tendance aux développements en séries et en cycles, de plus en plus marquée56, renvoie à la dimension poïétique du mythe, qui se prête à la reprise et à la création de variantes d’un récit.
Cette même caractéristique de la variabilité et de la versatilité se retrouve démultipliée dans la littérature, où nouvelles et romans s’agrègent en systèmes et où les mythes peuvent apparaître en fin de compte comme moteurs des récits. Cette configuration transparaît d’autant mieux dans des anthologies57, des fix-up58 et des recueils de récits où, souvent, le titre général fait signe d’emblée vers une thématique (débuts ou/et fins de mondes, rencontres, etc.)59. Par exemple, du côté des recueils on pourrait évoquer Dans le jardin (1987)60 de Philip K. Dick, où l’auteur, sur le fil de son humeur, toujours quelque peu paranoïaque, déréalise des plans de la réalité et les transforme en mythes (ici, au sens d’affabulation). Et du même auteur il est difficile de ne pas évoquer sa Trilogie divine où interviennent christianisme, taoïsme, gnosticisme et analyses jungiennes. Pour sa part, Ken Liu a proposé dans La Ménagerie de papier (2015) des fictions où « [nous] passons notre vie à nous raconter des histoires sur nous-mêmes [qui] constituent l’essence de la mémoire »61, par exemple avec « Les vagues » où l’humanité en chemin vers le « dessein intelligent » vit une nouvelle genèse tout en racontant à ses descendants des genèses mythologiques du passé terrien.
Dans le cas des romans, Ilium de Dan Simmons réécrit en quelque sorte l’Iliade et y invente le Gritche comme nouvel être mythique (un démon devenu d’autant plus mythique grâce à la gestion de son personnage par l’auteur). Les Sirènes de Titan de Kurt Vonnegut et son « infundibulum chrono-synclastique », défini par l’auteur comme un endroit où toutes les différentes sortes de vérité se rejoignent, constitue un territoire mythique de choix. Et dans Espace lointain, Jaroslav Melnik62 revisite l’allégorie platonicienne de la caverne (souvent qualifiée de mythe).
Si les éléments mythologiques ont une fréquence variable d’apparition, et ce depuis les débuts de l’édition de masse (on peut le voir dans la production d’un auteur comme Edmond Hamilton, la période des pulps ayant été particulièrement prolifique), ils se maintiennent dans l’histoire de la science-fiction et laissent ainsi voir qu’ils ont leur part dans la poétique de cette littérature.
3. La science-fiction et la mythologie : croisements de thèmes
Le plus souvent, on trouve dans les diverses mythologies des thèmes primordiaux qui ont trait soit aux naissances de mondes (et éventuellement à leur évolution), soit aux fins du monde, soit aux rapports de l’humain avec l’univers (dans leurs connexes confrontations et évolutions : sociétés, conquêtes, etc.)63. Les thèmes propres à la science-fiction se croisent avec ces catégories de mythes dans un tissage des préoccupations communes à l’existence humaine, y compris dans des cas limites où les auteurs ont tenté l’identification à des formes de vie autres que l’humain, celui-ci restant quoi qu’il en soit un référent naturel et obligé.
L’un de ces croisements a donné lieu à un motif comme l’intelligence artificielle qui, selon Gérard Klein, « […] paraît faire davantage écho à la mythologie et à la théologie qu’à la technologie, en tout cas au désir ou à la crainte plus qu’à un savoir, à des sentiments plus qu’à des arguments. »64 (Klein 2021 : 814). Ce motif est en lien avec un thème comme l’immortalité (recherchée ou mise à l’épreuve dans de nombreux récits de SF), l’une des solutions hypothétiques pour devenir immortel pouvant être de télécharger sa personnalité dans un espace de données, comme suggéré notamment par Greg Egan.
De fait, la science-fiction permet la combinaison de formes de rationalisme scientifique et de productions issues de la pensée archaïque ou d’un inconscient collectif : des « rêveries »65. C’est là une tendance propre à différentes cultures modernes, et c’est déjà en ce sens que Paul Ricœur proposait sa perception du mythe dans la littérature :
Pour nous, modernes, le mythe est seulement mythe parce que nous ne pouvons plus relier ce temps à celui de l’histoire telle que nous l’écrivons selon la méthode critique, ni non plus rattacher les lieux du mythe à l’espace de notre géographie : c’est pourquoi le mythe ne peut plus être explication […]. Mais en perdant ses prétentions explicatives le mythe révèle sa portée exploratoire et compréhensive, ce que nous appellerons plus loin sa fonction symbolique, c’est-à-dire son pouvoir de découvrir, de dévoiler le lien de l’homme à son sacré. Aussi paradoxal qu’il paraisse, le mythe, ainsi démythologisé au contact de l’histoire scientifique et élevé à la dignité de symbole, est une dimension de la pensée moderne66.
Dans cette symbolique, viennent sous-tendre la communauté d’esprit entre mythe et science-fiction des catégories comme le contact avec l’Autre (des créatures aliènes ou exobiologiques)67, les créations accidentelles ou artificielles (mutants, cyborgs, robots, clones), la recherche de l’immortalité (via le transhumanisme ou la cosmanthropie), et bien entendu les voyages, qu’ils soient interplanétaires, interstellaires ou temporels68, le temps et l’histoire (uchronies, univers parallèles), les sociétés et leurs politiques (voir les romans d’Orwell et Huxley, ou les interrogations sur la réalité de Philip K. Dick69). Les thèmes de la science-fiction rencontrent ainsi les mythes là où Natacha Vas-Deyres suggère que « […] la science-fiction reflète les peurs, les espoirs et les questionnements fondamentaux de l’humanité, [elle] s’est nourrie des mythes, des traditions et de l’imaginaire de la littérature de tous les temps. » (Vas-Deyres 2019).
Comme on peut le voir dans ces lignes de force, la science-fiction « n’est pas la littérature d’un ailleurs absolu » : en fait, elle « […] ramène à nos angoisses, échafaude des métaphores de notre vie matérielle et spirituelle » et « […] se présente donc comme une mythologie moderne, dans et pour une société qui demande des explications sur l’origine de son avenir » (Vas-Deyres 2019)70.
Ce fonctionnement peut apparaître paradoxal en ce que, sur le fond, il peut calquer celui de la science, si l’on s’accorde sur le fait que la science (un des champs du savoir sur lequel prend appui la SF) « […] dès qu’on la conçoit comme un tout cohérent et qu’on en tire des modes de représentation et de comportement, joue le rôle d’un mythe. » (Smith 1996 : 1039).
Cette possible communauté d’esprit tient à ce que les champs du mythologique et du scientifique, a priori divergents (irrationnel versus rationnel), se fondent malgré tout sur un discours et une grammaire en mesure de donner lieu à des narrations, les unes concernant des théories, les autres des fictions71. L’approche ethnosociologique du mythe proposée par Smith dans l’Encyclopedia Universalis permet d’envisager que la science-fiction constitue dès lors un corpus mythologique au sens propre, précisément en vertu d’une faculté de construction mythique et par conséquent de constitution d’un énoncé. Ainsi, Marika Moisseeff propose d’appréhender la mythologie comme une « cosmologie intriquée à une réflexion éthique » qui permet « l’analyse de la science-fiction en tant que corpus mythologique à part entière » (Moisseeff 2005 : 70).
Cette approche est conforme à celle de Jean-Pierre Vernant, qui invitait à considérer que le mythologique est utilisé comme cadre formel « […] pour exprimer et transmettre, dans une forme narrative, différente des énoncés abstraits du philosophe ou du savant, un savoir concernant la réalité, une vision du monde, ce que Georges Dumézil appelle une idéologie. » (Vernant 1982 : 245-246). C’est une approche équivalente à celle de Ricœur qui permet à Gérard Klein de penser que la science-fiction « partage avec la théologie un champ vaste et définitif à l’interrogation, à la spéculation et à l’interprétation », car elle concerne, comme la théologie, « l’exploration des variations qui ne sont pas interdites par les contraintes imposées par l’état supposé des connaissances et par la nécessité d’une certaine cohérence interne. » (Klein, 2021 : 91 ; 92)72. D’autres interprètes concordent sur le fait que le terme « fiction » lie les préoccupations scientifiques aux rêveries des mythologies. Ainsi, Jean-Clet Martin, commentant le roman Némésis (1989) d’Isaac Asimov, estime que le genre de la SF « n’est ni plus savant, ni plus inspiré que les récits que nous a légués la tradition » :
[…] un récit comme Némésis semble […] relancer la machine narrative d’Asimov […] Mais cette relance tardive ne trouve plus le fil qui lui offrirait de rassembler, autour de Némésis, le Cycle des Robots avec celui de Fondation. Nous voilà alors entrés dans une écriture qui consonne plutôt avec la mythologie : Némésis, la déesse de la colère, est ici le nom d’une étoile dont le roman cherche à produire la vérité. Cette visée mythologique a toujours constitué, pour la spéculation, une source d’inspiration, une matière à relancer à travers la création des concepts. (Martin 2017 : 222).
Élisabeth Vonaburg faisait pour sa part allusion à un processus de ce type, en quelque sorte ancré dans la « nature humaine », quand elle déclarait en 1983 en réponse à la question « La science-fiction, genre mythique par excellence ? » :
Je dirais que la science-fiction est la seule littérature moderne qui reprend les mythes ancestraux en leur donnant la figure nécessaire aujourd’hui et maintenant. Les mythes, théoriquement, ça n’évolue pas, mais pourtant, la SF permet une espèce de conjonction entre quelque chose qui change tout le temps justement – la vision du monde que les connaissances scientifiques nous permettent d’avoir, la société – et autre chose qui serait, qui serait je dis bien, un invariant de l’hypothétique nature humaine. (Beaulieu, Vonaburg 1983 :68).
L’ouvrage de Bost-Fievet et Provini, L’Antiquité dans l’imaginaire contemporain (2014), propose un intéressant panorama sur les modalités de réinvestissement des mythes : on y trouve des illustrations et des analyses des notions présentées quelque temps auparavant par Richard Saint-Gelais et Irène Langlet, à savoir l’« importation de savoirs préalables » dans une narration, la possibilité d’un « recyclage des “idées” qui, une fois implantées, peuvent circuler de récit en récit », et donc d’un « régime de libre-échange intertextuel » (Langlet, Saint-Gelais 2001 : 155).
Il s’avère en effet que les éléments mythologiques peuvent faire partie de l’encyclopédie intertextuelle permettant d’établir les mondes possibles de la science-fiction, sensiblement sur la base d’un processus déjà énoncé par Mircea Eliade : « Toutes les fois qu’il est réitéré, le mythe effectue une nouvelle création. »73.
4. Le rôle des mythes dans la poétique de science-fiction
Le récit de science-fiction, qu’il s’agisse de romans, de nouvelles ou de films, peut être construit soit à partir d’un motif mythique qui porte toute la narration (Terminator est fondé sur la possible fin de l’humanité, détruite par des machines, La Guerre des mondes sur son éventuel anéantissement par les Martiens), soit comporter diverses résurgences à caractère mythiques, comme dans L’Intersection Einstein de Samuel Delany (1967) ou dans Norstrilia (1975) de Cordwainer Smith, avec leurs respectives manifestations de mythes-thèmes, parmi lesquels une figure orphique que l’on retrouve dans les deux œuvres74. Les deux options – courant porteur ou émergence – peuvent naturellement être combinées, et ce en particulier dans le cas autrement spécifique des anthologies et des recueils, puisque ces deux supports associent les deux formules dès que l’on prend en considération le titre général du livre qui donne la perspective thématique générique, d’une part, et les récits qui y sont contenus, d’autre part.
4.1. Le regard du lecteur
Considérant ce qui a été dit à propos des thèmes, le processus qui voit la présence des motifs mythiques dans les récits peut dans les deux cas être illustré selon les termes de Gérard Klein : « Comme Œdipe, nous regardons vers le passé tandis que notre pied tordu tâtonne et nous entraîne en direction de l’avenir »75. Une autre illustration du mode de fonctionnement du motif mythique science-fictionnel est lisible dans l’exergue au chapitre six du roman Destination : vide de Frank Herbert :
Tout symbole comporte des prémisses cachées. Tout mot véhicule des hypothèses tacites enfouies dans l’histoire de la langue et dans les expériences qui ont conditionné ceux qui la parlent. Si vous arrachez aux mots ces sens cachés, un flot de compréhension nouvelle se déversera dans votre conscience. (Raja Lon Flatterie, Le Livre de la Nef)76.
La perception d’un discours par son lecteur ouvre en effet à une temporalité impliquant mémoire et histoire vécue qui ne demandent qu’à être interprétées. Tout se joue en somme dans la narration et les niveaux que celle-ci présente : les temporalités du narré y jouent un rôle éminent et ce sont elles que l’auteur met en œuvre pour atteindre son public.
Dans ce même esprit consistant à brouiller les pistes entre niveaux narratifs, Frank Herbert utilise dans les chapitres de Dune l’expédient d’un dispositif de déplacement temporel du même type, avec les épigraphes imaginées du « Manuel de Muad’Dib » qui suggèrent une échelle temporelle entre les événements narrés et leurs antécédents. Isaac Asimov a fait de même dans Fondation avec les extraits d’une « Encyclopedia Galactica » imaginaire. Une ruse narratologique similaire est lisible dans City, le fix-up de Clifford Simak77, où les chiens – l’espèce intelligente survivante sur Terre – se posent la question de savoir si les humains qu’évoquent leurs contes ont vraiment existé :
[…] Si des doutes peuvent subsister quant à l’origine des autres contes de la légende, il n’en est plus de même pour celui-ci. Nous sommes incontestablement ici en présence d’un récit canin. Il possède la profondeur d’émotion, le souci constant des questions morales caractéristiques de tous les autres mythes canins. Et pourtant, détail assez étrange, c’est dans ce sixième conte que Tige trouve la preuve la plus solide que la race humaine a bien existé. […]78
Les lecteurs se trouvent ainsi placés dans un dispositif dont les paramètres sont ceux, d’une part, d’une « physique des métaphores » telle qu’envisagée par Serge Lehman, et, d’autre part, d’une concordance-discordance des temporalités.
En effet, Lehman fait l’hypothèse d’une « classe de la littérature qui traite les mots et les représentations verbales “imaginaires” (sans référent matériel vérifiable) comme des objets concrets » (Lehman 2001 : 45). Pour l’auteur, ces représentations sont le plus souvent des métaphores ou des analogies, et cette littérature particulière est de la « fiction analogique » dont la science-fiction fait partie : elle « réifie des représentations imaginaires » à connotation scientifique79. Dans le cas des textes d’Herbert, d’Asimov et de Simak, c’est en quelque sorte la temporalité qui est réifiée, au moyen des épigraphes qui servent de calendrier, de chronographie de la fiction : ainsi, la temporalité mise en jeu dans un récit construit pour le lecteur une perspective qui étire le temps, au besoin vertigineusement80.
Or, cet étirement de la perspective temporelle est un phénomène que l’on retrouve avec l’insertion d’un motif mythique, celui-ci se situant loin en arrière dans le temps par rapport à l’événement censé s’y référer. Ainsi, les chiens protagonistes de City sont confrontés aux possibles traces d’une humanité qui aurait vécu très loin dans un passé abyssal, en quelque sorte au commencement du temps, in illo tempore, comme l’évoquaient Eliade (1957 : 22) et Ricœur (1968). Il en est de même avec les actants (protagonistes et narrateurs) des récits d’Herbert, d’Asimov ou de Stapledon qui, eux aussi, doivent intégrer d’autres rythmes, et c’est cette perspective qui permet de rencontrer le comportement mythique, à savoir une « ouverture vers le Grand Temps » à travers un « temps concentré […] résidu ou succédané du temps magico-religieux » (Eliade 1957 : 34-35).
Ces créations poétiques permettent de retrouver la structure archétypale du mythe, car « [u]n mythe se rapporte toujours à des événements passés : “avant la création du mondeˮ, ou “pendant les premiers âgesˮ, en tout cas “il y a longtempsˮ » (Lévi-Strauss, 1958 : 231). Et dans cette optique, « la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que ces événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur » (Lévi-Strauss, ibidem).
Le motif mythique d’origine suscite une chaîne de récits dont chacun renvoie à l’original81 tout en étant décalés par rapport à celui-ci, et éventuellement discordants entre eux. En pratique, la trame du récit où le mythe est repris incite à réinterpréter celui-ci, et comme la science-fiction « joue sur des formes de décalage », elle se nourrit « de tout élément qui déjoue les attentes ou qui conduit à une distorsion de l’univers courant » (Cornillon 2014 : 178 ; 185).
Le mythe réveille dès lors la démarche spéculative de la science-fiction et la science-fiction utilise la dimension de la temporalité induite par le mythe. À l’appui, on peut évoquer, outre Dune de Herbert et 1984 d’Orwell, le film La Guerre des étoiles (Star Wars, 1977) où se combinent « une esthétique futuriste avec une narration situant l’action dans un passé très lointain, plus mythique qu’historique (le film débute par l’accroche “il y a bien longtemps dans une galaxie lointaine, très lointaine…”). » (Jobin 2008 : 67).
La forme de « discordance-concordance » qui résulte de la rencontre du motif mythique et du récit de science-fiction est due au fait que l’aventure en cours dans tel récit se situe « dans et hors du temps » (Cornillon 2014 : 184). Ainsi, le mythe peut effectivement « être à la fois ce terrain où […] une culture s’enracine et cette partie d’elle-même dont elle semble méconnaître l’authenticité »82 (Vernant [1974]1992 : 215). Le mythe qui est « récit de la réponse », s’il est suscité dans le récit de science-fiction qui est « récit de la question », induit forcément une « problématisation » (Cornillon 2014 : 176) qui s’effectue pour le lecteur dans une perspective temporelle.
4.2. Le temps narré et le motif mythique
La dimension temporelle du récit a été étudiée par Richard Saint-Gelais, qui voit dans la science-fiction (à vrai dire dans celle d’anticipation), en sus de la « double temporalité » du récit (temps diégétique / temps propre au récit lui-même) et des « temporalités externes » (temps de l’écriture / temps de la lecture), une temporalité qui « tient à l’histoire même de la SF ». La manifestation de cette temporalité tient à une astuce des écrivains de SF qui consiste à « approcher le futur diégétique d’un point de vue rétrospectif, donc d’en parler au passé » (Saint-Gelais 2013 : 8), chose que l’on peut constater d’emblée dans les textes d’Asimov, d’Herbert ou de Simak, comme cela a été évoqué.
Dans le cas de l’anticipation, l’écrivain s’appuie « […] non sur telle tendance sociale ou sur telle découverte scientifique, mais sur l’histoire même du genre, sur le complexe réseau de thèmes, d’allusions, d’histoires du futur qui constituent la mémoire collective des écrivains et des amateurs […] pour poursuivre le jeu dans des directions inattendues. » (Saint-Gelais 2013 : 10). Ici encore, l’« encyclopédie » du lecteur ouvre un continuum temporel entre inspiration et création nouvelle.
Outre cette configuration qui a trait à l’anticipation en particulier, et qui fait appel à des usages de la datation dans la narration (Saint-Gelais en distingue quatre), les différents modes de positionnement du mythe dans le récit de science-fiction induisent tous une temporalité « fictive », c’est-à-dire propre à la lecture de ladite « fiction » (ce qui rejoint l’idée de « perméabilité entre le niveau de la narration et le niveau du récit » exprimée par Genette83).
Cette configuration tient au fait que « […] Le mythe littéraire, c’est-à-dire le discours mythique dans son environnement littéraire, apparaît ainsi comme le lieu instable et magique d’une rencontre entre la mémoire d’un discours construit dans la longue durée et la respiration d’un discours en prise sur son temps. » (Monneyron, Thomas 2002 : 119). Les modes d’« incarnation du mythe » que suggèrent Bost-Fievet et Provini dans le chapitre homonyme de L’Antiquité dans l’imaginaire contemporain (2014 : 163-174) s’inscrivent dans cette temporalité. D’une part, l’hybridité de l’image (par exemple l’humain-machine, l’humain artificiel et autres chimères) trace une perspective renvoyant à des archétypes (par exemple Pygmalion ou Pandore, s’agissant de créateurs d’un être hybride). D’autre part, l’élaboration renouvelée du récit – soit par « cristallisation autour d’un personnage » (où l’on reconnaît spontanément l’archétype), soit par « contaminatio » (avec convergences de plusieurs archétypes), soit par « allusion » plus ou moins explicite – ouvre, là encore, une perspective qui reconfigure le temps pour les lecteurs. Cette production de « points de fusion »84 induit dans la perspective qui court entre un élément créatif ancien et son équivalent nouveau les paramètres temporels auxquels le lecteur est confronté. On peut même rapporter ce processus à ce qu’Irène Langlet appelle un « temps rapaillé »85, une configuration du temps qui se présente comme un « topos dans un système topique »86 (Langlet 2021 : 295).
Stylistiquement parlant, cette configuration de la temporalité (en fait une rencontre de temporalités à différents niveaux) peut notamment se fonder sur une syllepse narrative, qui fonctionne par superposition, cumul ou addition de sens et qui est « en mesure de transgresser et d’annuler les limites entre temporalités, niveaux narratifs et personnages »87. Par sa capacité à faire fonctionner plusieurs temporalités, cette figure de style est une manière d’instaurer un hors-temps (Lutas 2011 : 456), et elle suscite une dimension complexe que l’on retrouve chez des auteurs aussi différents que Cordwainer Smith (dans plusieurs de ses nouvelles et dans son roman, Norstrilia), Olaf Stapledon (dans Les Derniers et les Premiers ou dans Créateur d’étoiles)88, Philip K. Dick (par exemple dans Ubik ou Le Temps désarticulé), ou Michel Jeury dans Le Temps incertain ou Soleil chaud, poisson des profondeurs.
Ainsi, si la science-fiction est bel et bien « une machine à explorer le temps », comme le suggérait le postfacier d’Escales en utopie de Michel Jeury89, l’usage des mythes fournit un élément particulièrement intéressant pour jouer à différents niveaux dans cette dimension. Un exemple entre tous pourrait être Les Dépossédés d’Ursula Le Guin, avec son traitement en parallèle des deux plans de la temporalité vécue par son protagoniste, Shevek, au cours de l’exploration anthropologique que constitue le roman : une « utopie ambiguë » (donc en quelque sorte un mythe) comme le qualifiait l’écrivaine.
5. Quelques territoires hors des sentiers battus
Hormis le choix des textes et auteurs abordés dans ce dossier, il y a nombre d’autres œuvres appartenant à diverses aires linguistiques qu’il est possible d’évoquer comme autant de suggestions pour de futures explorations.
Dans cette pléiade de références possibles, on ne mentionnera ici que quelques occurrences appartenant à des aires géographiques et linguistiques qui restent, encore aujourd’hui, moins visibles dans le panorama science-fictionnel90.
Si l’on écarte le phénomène de l’Afrofuturisme et si l’on s’intéresse au continent africain proprement dit, on peut s’accorder avec le point de vue d’Oulimata Gueye, qui proposait en 2015 que « […] le projet de la SF africaine pourrait bien être de réhabiliter les dimensions proscrites et rendues taboues par les gouvernements coloniaux que sont les croyances et les savoirs occultes, les mythes fondateurs et les fables fantastiques que l’on croyait à jamais perdues. » (Gueye 2015 : 58). Oulimata Gueye cite à l’appui Wanuri Kahiu, la réalisatrice du film Pumzi (2009) :
Si l’on définit la science-fiction comme l’usage de la science ou d’une science imaginaire ou d’une fiction spéculative pour raconter une histoire, alors nous l’avons toujours utilisée, car nous avons utilisé la botanique, l’entomologie, l’étude des animaux et des insectes et les sciences naturelles. […] Dans toutes les cultures dont j’ai entendu parler, il y a toujours, partout en Afrique, des personnes qui observent le ciel ou des médiums qui peuvent prévoir le futur. Et donc nous avons toujours été capables de faire appel à ce qui était “extra”-terrestre pour donner un sens à notre monde »91.
La Chine est une autre aire où la science-fiction a difficilement pris son essor mais semble désormais avoir trouvé des auteurs ainsi qu’un public international conséquent, en raison notamment du succès des livres de Liu Cixin (la novella Terre errante, la trilogie Le Problème à trois corps). Les personnages du « jeu des Trois Corps » forment une perspective temporelle de savants mythiques (d’un Confucius à un Albert Einstein, en passant par Aristote, Kepler, Galilée, Bruno, Leibniz, …) aux prises avec leurs déboires scientifiques. D’autres auteurs contribuent à cet essor, comme l’écrivaine Hao Jingfang. Dans son recueil L’Insondable Profondeur de la solitude, la nouvelle « Le palais Epang » mêle fantastique, SF et histoire en mettant en scène l’empereur Qin Shi Huang92, qui s’invite sous la forme d’une statue immortelle dans la vie d’un homme devenu orphelin.
À ses débuts, la science-fiction arabe s’est visiblement inspirée de modèles fournis par les histoires des Mille et une nuits (cheval volant, homme de cuivre, …)93, mais la littérature de l’imaginaire arabe du XXe siècle est assez vite passée de cet « irrationnel traditionnel » à un « rationnel qui explore les merveilles (et les méfaits) de la science et de la technologie »94. Dans le panorama de la science-fiction des pays des Proche et Moyen Orient que fait Kawther Ayed, on peut remarquer par exemple les titres de l’auteur égyptien Nihad Sharif (Le vainqueur du temps, 1972 et Les habitants du deuxième monde, 1977), et ceux, plus récents et plus explicites, du tunisien Hedi Thebet (Si Hannibal revenait, 2005 et Le temple de Tanit, 2012). Ces récits sont souvent liés à des contextes éminemment politiques (pour lesquels Ayed évoque les univers d’Orwell et Huxley, de Barjavel et de Norman Spinrad) en rapport avec le vécu contemporain, intègrent des éléments mythologiques déjà présents chez des auteurs plus anciens95.
Du côté de l’Amérique latine, il faut au moins évoquer le fix-up d’Angelica Gorodischer, Kalpa Imperial (1983), qui raconte un empire menacé de disparition, dont les empereurs qui se succèdent à sa tête sont inspirés par les cultures du Moyen-Orient, de Babylone, d’Asie et d’Égypte.
Sur le continent européen, la science-fiction hispanophone compte au moins comme représentants Antonio Buero Vallejo et sa pièce de théâtre La Fundación96 (1974) et Javier Negrete (Le regard des Furies97, 1997).
En ce qui concerne l’Italie, Lino Aldani avait défini au début des années 1960 la science-fiction comme « […] une représentation fantastique de l’univers, dans l’espace et le temps, fonctionnant selon un mode de détermination logico-scientifique et en mesure de placer le lecteur, par l’exceptionnalité ou l’apparente impossibilité de la situation, dans un rapport différent avec les choses98. » Ce pionnier est à mettre en parallèle avec au moins deux grands noms de la littérature qui ont laissé des contributions d’une science-fiction portant traces d’éléments mythologiques : Primo Levi, avec Histoires naturelles99 (1966) et Vice de forme (1971-1977), et Italo Calvino avec ses Cosmicomics100. Plus récemment, il faut au moins citer Valerio Evangelisti, son cycle Nicolas Eymeric inquisiteur et l’anthologie qu’il a dirigée, Tutti i denti del mostro sono perfetti (1997).
Si l’on s’intéresse à l’Europe jusqu’à ses limites au Nord et à l’Est, on peut évoquer le roman du finnois Tomi Kontio, Les derniers enfants de l’Austrasie (2002)101, où l’on trouve des références au Kalevala102, tandis que la suédoise Karin Tidbeck tisse dans Amatka (2012) une fable d’anticipation103 où l’héroïne tient de la figure de Prométhée pour le trouble (le potentiel subversif du langage) qu’elle va apporter à son corps défendant dans un écosystème hostile.
Autre territoire peu connu du public : la Roumanie, dont il faut au moins signaler des récits comme « L’autel des dieux stochastiques » (1972) d’Adrian Rogoz ou « Les neiges de l’Ararat » (1975) de Vladimir Colin et, plus récent, le roman Nostalgia (1993) de Mircea Cărtărescu.
La Russie a produit elle aussi, y compris en pleine période soviétique, une science-fiction marquée de loin en loin par les mythologies104, même si les récits étaient censés exalter avant tout le communisme et le progrès, élevés eux-mêmes au rang de mythes. On en trouve des traces105, sous diverses valences, dans des récits comme Nous (tonalité dysphorique) d’Evgueni Zamiatine106, puis dans La ballade des étoiles de Genrikh Altov et Valentina Jouravleva, Icare et Dédale d’Altov ou Le cône blanc de l’Alaïde des frères Strougatski107 (tonalités plus optimistes). Le cosmisme, projet polymorphe, à la fois mystique et doté de visées scientifiques108, a participé – là encore paradoxalement, du moins en apparence – à maintenir dans les fictions de cette période des éléments mythographiques. Il est difficile par ailleurs ne pas évoquer de nouveau les frères Strougatski et leur roman Il est difficile d’être un dieu (1964), dont les atmosphères dysphoriques se retrouvent dans l’ère post-soviétique, notamment chez Dmitri Gloukhovski dans Sumerki (2007) et la contre-utopie FUTU.RE (2013)109, ainsi que dans le monde apocalyptique de la série des trois romans dystopiques Métro, avec monstres et chimères garantis dans les sous-sols (mythiques) de Moscou.
Ce tour d’horizon montre que dans beaucoup de textes de science-fiction, et ce sur tous les territoires linguistico-culturels, les mythes, avec leurs spécificités culturelles locales (mais aussi bien avec des occurrences cosmopolites), ouvrent au lecteur une perspective originale du temps du récit.
6. Les articles de ce dossier
Marie Constant et Yves Iehl montrent que dans ses récits Thierry Di Rollo se réfère de façon indirecte mais visible à des schémas de pensée mythiques : notamment à celui, biblique, de l’apocalypse. Les recueils Cendres (2007) et Crépuscules (2010) prennent à contrepied le mythe de l’auto-accomplissement de l’être humain grâce à la raison et au progrès matériel. En donnant une image dévastatrice des variantes à venir du capitalisme, les récits illustrent l’instrumentalisation économique et politique de l’individu, devenu un « consommable ». Di Rollo montre comment le concept classique d’humanité, sur le fil du rationalisme hérité des Lumières, aboutit à la violence tragique de la mythologie antique.
Claire Cornillon présente l’univers de la tétralogie Yirminadingrad. Conçue à l’origine par Léo Henry et Jacques Mucchielli, puis reprise par différents auteurs, l’œuvre se construit autour d’un centre fuyant et mythique (la ville), et selon un ensemble organisé de textes qui entrent en résonance sans dessiner de hiérarchies. Sophistiquée et ambiguë, la tétralogie propose l’exploration d’un univers dystopique construit comme un mythe aux multiples versions. La prolifération des styles et la déconstruction du narré ouvrent les limites de la fiction et créent un monde qui apparaît déterminé par les souvenirs tragiques du passé : à la fois figé et sapé par des dynamiques souterraines de misère économique, de conflits ethniques et de solitudes.
Raphaëlle Costa de Beauregard analyse le film muet soviétique Miss Mend (1926) de Boris Barnet et Fedor Ozep qui narre une tentative d’attaque bactériologique de l’URSS par un ambitieux savant américain. L’action passe d’une Amérique où la misère côtoie le luxe au gré de scènes d’action empruntées au cinéma hollywoodien à Petrograd, où le chercheur américain veut s’emparer du pouvoir grâce à un empoisonnement généralisé. Les clichés hollywoodiens continuent dans ce nouveau décor, mais le rêve du savant se heurte à la supériorité militaire soviétique et deux mythes classiques, Prométhée et Jupiter, sont évoqués en conclusion. La perspective transculturelle de ce récit est nourrie par le point de vue soviétique sur le capitalisme scandaleux du « rêve américain ».
Yves Iehl propose une lecture de Günter Kunert, un des auteurs de l’ex-RDA les plus connus et les plus critiques à l’égard du régime est-allemand. Celui-ci a eu recours au registre de la science-fiction en dénonçant le totalitarisme à travers des situations de crise d’inspiration mythique et notamment biblique. Un mythème récurrent de ses récits, la nostalgie du paradis perdu, se retrouve dans trois récits où la richesse de la planète est peu à peu épuisée par la surpopulation et la surexploitation des ressources. La conjonction du registre de l’anticipation et de l’univers du mythe permet d’établir une analogie entre l’optimisme scientifique du monde occidental au XXe siècle et le caractère prérationnel de la pensée mythique, avec un esprit de subversion sarcastique.
Gauthier Labarthe montre que l’auteur allemand Andreas Brandhorst revisite le mythe de la Genèse dans son roman Le Vaisseau (Das Schiff, 2016). À travers les personnages d’Adam et Evelyn, cet auteur propose un récit des origines évoquant le motif biblique de la sortie du paradis. Dans un monde voué à une logique évolutionniste, orientée vers le perfectionnement technologique exponentiel dont l’humain semble exclu à terme, le protagoniste réintroduit un « pouvoir-mourir » dans le temps statique de l’immortalité. Il réveille ainsi une nostalgie de la finitude, mais aussi d’une totalité infinie en acte, que l’homme ne peut approcher qu’en expérimentant ses propres limites en matière de connaissance.
Jean Nimis introduit à l’œuvre de l’américain Paul Linebarger (Cordwainer Smith) : un roman et une sélection de nouvelles qui constituent le cycle des Seigneurs de l’Instrumentalité. Cette saga, entre histoire du futur et livre-univers, couvre une ère allant de 1945 à 16500 après J.-C. Les caractères narratologiques appliqués aux thèmes majeurs (redécouverte de l’humanité, réhabilitation des « sous-êtres ») apparentent les aventures des protagonistes à une mythographie (incipit de fables, intertextualité, animaux parlants, ambivalences, temporalité vertigineuse). Le polylinguisme dans l’onomastique et les croisements de codes entre aires asiatique et occidentale contribuent eux aussi au sense of wonder des récits.
Hippolyte Pagès part de la remarque qu’au sein des récits de science-fiction il n’est pas rare de voir des créatures hybridées : la figure du cyborg est aujourd’hui entrée dans l’imaginaire collectif. Parmi les auteurs de science-fiction ayant contribué à cette popularisation, Isaac Asimov fait figure d’incontournable en questionnant les problématiques culturelle, éthique et politique de la cohabitation entre humain et machine. Dans la nouvelle « Segregationist » (1967) s’articulent des références avec les mythes fondateurs antiques et des réflexions résolument contemporaines sur « l’humain métallisé ».
Muriel Plana considère la fiction théâtrale européenne où l’anticipation comme discours sur l’avenir ouvre deux tendances qui souvent dialoguent ou s’affrontent : le prophétisme tragique et la voyance épique, associées au sacré et au profane. Dans R.U.R. (Čapek, 1920) et Adam et Ève (Boulgakov, 1930), l’anticipation n’est plus un discours divin ou humain débattu sur scène mais un principe de composition fictionnelle. Faust apparaît ainsi comme un mythe moderne, privilégié par une science-fiction moderniste, soucieuse de représenter l’avenir d’un monde marqué par les guerres et les révolutions, afin de mettre à l’épreuve les idées de progrès scientifique et d’utopie politique.
7. Conclusions
Cette approche de la question des formes à caractère mythologique dans la science-fiction en interroge essentiellement les usages poïétiques et l’inscription de ces usages dans l’acte de lecture, par le biais de la constitution et de l’accès à une encyclopédie science-fictionnelle. L’exploration de la question, qui se veut panoramique, vise à montrer qu’en s’inscrivant dans un récit, les mythes jouent le rôle de marqueurs (participant d’une forme de signalétique dans la narration) tant spatiaux (par leur place dans l’histoire) que temporels (dans la perception du lecteur du « monde possible » qui se déroule sous ses yeux).
En reprenant le propos de Georges Dumézil, on pourrait dire que de tels éléments mythologiques constituent en quelque sorte des « […] points d’accrochage par lesquels l’homme-individu et les groupes humains équilibrent et assurent leur pensée à travers les mouvements de leur expérience. »110 (il s’agit ici de l’expérience de lecture, de réception du récit). Les mythes révèlent les territoires : ils laissent apparaître les aspects culturels qui sous-tendent une fiction. En outre, les mythes « marquent » la temporalité du récit dans l’acte de lecture, au sens de Paul Ricœur dans Temps et récit, pour qui le temps est articulé de manière narrative.
Si Paul Ricœur admettait la possibilité d’une lecture achronique (logique, sémiotique), supposant un niveau autonome d’analyse des textes, il n’en soutenait pas moins que ceux-ci ne sauraient prendre sens que par le jeu entre un temps « agi et vécu » et un « temps de la lecture » : c’est dans la dimension engendrée par ces deux temporalités qu’interviennent les mythes en tant que « marqueurs » mémoriels. Ils contribuent en somme au « sense of reading »111 en instaurant le passé et le présent comme réservoir de possibilités fictionnelles que l’on peut répéter. Dans la lecture de telles fictions, l’identité (et donc l’altérité, à laquelle elle ne peut qu’être en rapport) est au cœur des processus qui engagent le mythe : le lecteur se cherche dans la fiction ; comme l’évoquait Roland Barthes dans ses Mythologies, « À peine formée dans le ciel, Mars est ainsi alignée par la plus forte des appropriations, celle de l’identité. » (Barthes 1957 : 42) et c’est cette caractéristique de la recherche d’identité que l’on retrouve dans nos citations du livre de Ray Bradbury et de l’analyse de Claire Cornillon mises ici en exergue.