L’ouvrage recensé « participe à la légitimation » (p. 7) des études de la langue et des discours russes en étroite relation avec les représentations, les croyances et les valeurs de la société. Il se compose de quatorze contributions, malheureusement de qualité assez inégale, de neuf auteurs et s’articule autour de deux axes : l’étude des faits linguistiques dans leur dimension socioculturelle et l’analyse des repères communautaires et de l’identité nationale à travers les discours.
La contribution de Jean Breuillard « Écriture et société », qui ouvre le volume, a pour vocation de « poser des repères pour l’ensemble des contributions » (p. 6) et mérite de ce fait qu’on s’y arrête plus longuement. C’est un très beau texte qui témoigne d’une grande érudition permettant à l’auteur de démontrer l’existence de liens entre les « techniques d’écriture » et d’autres domaines culturels en France. Il va à l’encontre de certaines théories établissant un lien direct entre la langue et la réalité extralinguistique, entre les changements dans la langue et les changements sociaux, et appelle à la prudence dans ce type d’approche. Pour une fois, on a bien envie de se joindre à Staline, cité dans l’article en question, qui, en analysant les changements du russe après la Révolution d’Octobre, observe qu’ils ne touchent que certains éléments du lexique, ceux qui sont appelés à nommer une nouvelle réalité soviétique : « Le stock lexical du russe a changé dans une certaine mesure… Quant au fonds lexical et à la structure grammaticale de la langue russe, qui composent la base de la langue, non seulement ils n’ont pas été liquidés ou remplacés à la suite de la liquidation de la base capitaliste, mais ils se sont au contraire conservés intégralement sans aucun changement important… » (p. 12).
L’étude de Breuillard suscite néanmoins toute une série de questions théoriques. Ainsi, l’auteur postule, en reprenant « une hypothèse déjà ancienne », qu’il existe « un lien observable entre une pratique d’écriture donnée et d’autres domaines de la culture », ce qui est incontestable. Plus douteux en revanche sont la réduction du concept de « littérature » à celui de « pratique d’écriture » (p. 13) et l’assimilation de la langue écrite ainsi entendue à la langue tout court, une solution beaucoup trop simpliste au problème épineux des rapports entre langue de littérature – langue littéraire – norme de la langue. Si l’on reprend l’exemple de la poésie de Siméon de Polotsk, appelée à illustrer les propos de l’auteur, l’on constate effectivement qu’elle est tributaire de la « pratique d’écriture » de son temps. Les exemples de ce type sont nombreux dans l’histoire littéraire russe de tous les temps. Mais peut-on assimiler ces exercices de style à la norme linguistique des époques respectives, comme le propose Breuillard ? Est-ce que ces pratiques d’écriture ont laissé des traces dans la langue russe de l’époque ou des époques successives ? Peut-on dire qu’elles reflètent « la conscience linguistique russe » ? Des réponses positives à ces questions seraient une aberration, qui identifierait la littérature, qui suit ses propres règles, à la norme, avec laquelle, d’ailleurs, la langue de littérature entre souvent en débat.
Une autre question de méthode s’impose à la lecture du texte de Breuillard. Elle concerne la légitimité des parallèles historiques que l’auteur établit entre la France et la Russie dans les domaines littéraire et linguistique. L’auteur semble avoir oublié l’échec de Vassili Trediakovski qui, dans son désir de réformer la langue russe, voulait transposer la situation linguistique et sociale de la France du XVIIIe siècle à la situation de la Russie à la même époque. Le livre de Souvorov (cité par Breuillard) au titre révélateur « Art de vaincre : parler avec les soldats dans leur langue » témoigne de ce profond décalage entre la langue écrite, « de littérature », des élites intellectuelles, et la langue ‘du peuple’, décalage que Breuillard semble consciemment ignorer.
Le premier axe thématique du volume, celui qui est consacré à l’étude des faits de langue (ce dernier mot doit être au singulier ; le pluriel « de langues », qui apparaît dans le titre, n’est pas justifié dans la mesure où les contributions ne portent que sur le russe), se révèle également problématique, aussi bien du point de vue méthodologique qu’en ce qui concerne la qualité et le caractère novateur des analyses. La majorité des contributions réunies dans cette section font partie de ces nombreux articles qui cherchent à prouver que le caractère national russe trouve son expression dans le système de la langue russe, dans son lexique comme dans sa grammaire. Cette approche ne date pas d’hier : elle s’inspire des travaux sur le caractère national des langues de W. von Humbolt et de l’hypothèse Sapir/Worf sur la relativité linguistique. Après leur remaniement sous la plume d’Anna Wierzbicka, ces idées trouvent un terrain particulièrement fertile chez les linguistes russes et russisants. Il est utile de rappeler que, selon cette conception, chaque langue reflète les traits de la réalité extralinguistique qui sont jugés pertinents par les membres de la culture qui utilise cette langue. En acquérant une langue, et plus particulièrement le sens des mots, le locuteur d’une langue commence à ‘voir le monde’ sous un angle qui lui est imposé par sa langue maternelle : il se met à conceptualiser le monde conformément à cette culture. Les auteurs des contributions de la première partie thématique s’appliquent à démontrer ce lien indissoluble et direct entre la langue et l’esprit national avec, de surcroît, le refus, propre à la conception d’A. Wierzbicka, de séparer la syntaxe de la sémantique.
La contribution de Marguerite Guiraud-Weber « La syntaxe russe reflète-t-elle une mentalité nationale ? », la première de cette section, en est un bon exemple. L’auteur commence par se distancier prudemment de cette approche, mais finit pas se ranger sous ses drapeaux. Après avoir fait le tour des cas où le russe omet le sujet grammatical de la phrase, l’auteur conclut que « l’absence récurrente de l’expression du sujet dans la phrase […] constitue une de ces caractéristiques qui font du russe une langue européenne plutôt périphérique. Dans des langues comme le français, l’anglais ou même l’allemand le sujet est soit obligatoire, soit davantage présent. C’est ainsi que l’énonciation pose le sujet parlant au centre de l’énoncé en organisant l’univers autour de lui, en lui accordant plus d’importance, en faisant de lui un acteur agissant » (p. 29). On pourrait s’interroger toutefois en quoi l’absence du sujet grammatical rendrait l’énonciateur moins « agissant » ? Est-ce que dire Moroz morozit litt. ‘Le gel gèle’, phrase que M. Guiraud-Weber trouve à juste titre redondante du fait que le sujet est totalement prévisible à partir du lexème verbal, au lieu de Morozit ‘(Il) gèle’, posera le sujet parlant en « maître d’univers » (p. 29), notamment dans les cas où le sujet grammatical et le sujet parlant ne coïncident pas ? L’auteur conclut que « la syntaxe russe, certes, ne reflète pas directement la mentalité nationale, mais son analyse impartiale et surtout, sa comparaison avec celles d’autres langues européennes, donne quelques clefs à la compréhension de la culture russe » (p. 29). Mais c’est justement une comparaison impartiale avec des langues telles que l’italien, l’espagnol ou encore le latin se comportant ‘à la russe’ dans bon nombre de constructions analysées, qui aurait permis à Guiraud-Weber de constater que le russe est loin d’être « une langue européenne périphérique », du moins, en ce qui concerne cet aspect de sa syntaxe.
Vladimir Beliakov et Irina Kor Chahine, dans leurs contributions respectives « Le sens lexical et les croyances communautaires : interprétations référentielles et qualificative » et « La représentation de la jeunesse dans la langue et la culture russes », appliquent l’approche d’Anna Wierzbicka à son domaine de prédilection : le lexique. Or, il ne faut pas oublier que, dans cette approche, le terme culture est à entendre comme équivalent absolu de langue. Ainsi, note Irina Kor Chahine dans sa contribution (p. 52), le mot molodoj ‘jeune’ a dans la culture russe quatre significations (elles sont, du reste très proches, voire équivalentes à celles de jeune en français). C’est pourtant bien dans la langue qu’un mot possède une signification et non pas dans la culture. De même, affirmer, comme le fait Beliakov, que certains traits qualificatifs des noms d’espèces naturelles, tels que la docilité pour korova ‘vache’, la force et l’endurance pour byk ‘bœuf’ ou encore le beau chant pour solovej ‘rossignol’, sont associés à ces animaux uniquement dans « la tradition linguistique russe » (p. 45, terme qui doit être précisé puisqu’il veut dire ici de toute évidence « la conscience linguistique russe ») est une exagération : en témoignent les propos de Coseriu reportés par l’auteur lui-même (note 2, p. 44). Il serait plus productif, au lieu de vouloir prouver coûte que coûte une ‘spécificité culturelle russe’, de donner des exemples d’espèces naturelles moins banals, ce qui pourrait fournir des éléments de réflexion jusqu’à présent méconnus ou, du moins, peu étudiés. Ainsi, l’on peut dire en français en faisant référence à un être humain : C’est une vraie vache ! Mais ce n’est guère possible en russe. Le fait est bien connu : pour les noms d’animaux à tout le moins, c’est par les sèmes évaluatifs que diffèrent le plus notablement les signifiés des mots qui, dans des langues différentes, font référence dans leurs emplois propres à la même réalité. Mais serait-ce uniquement une différence de culture et/ou de mentalité ou également de combinatoire sémantique ? Ce qui est certain, c’est qu’il ne s’agit pas d’une des interprétations que Beliakov veut attribuer à cet animal « de façon culturelle », à savoir « être utile, soumis et/ou lent, mou » (p. 44).
La position de Ludmila Kastler (« Histoire discursive des mots : russité/non-russité ») me paraît plus raisonnable. Représentant la tradition française de l’analyse du discours, l’auteur part de son idée-clé selon laquelle « les mots, expressions, propositions, etc. reçoivent leur sens de la formation discursive dans laquelle ils sont produits ». Ce postulat théorique a l’avantage de pouvoir expliquer l’existence de représentations souvent controversées d’un même concept représentations produites au sein d’une même communauté linguistique, mais dans différents contextes discursifs. L’auteur le fait, de manière très convaincante, sur l’exemple du mot russité dans un discours slavophile d’Iljin, chez le slavophile « modéré » Dostoïevski et chez une « Russe européanisée » comme Tsvetaïeva.
Bref, Robert Roudet a mille fois raison quand il conclut dans sa contribution « Histoire des mots et histoire de la société sur trois exemples : l’évolution de slavjanin, moment et sčast’e » que « en dehors du cadre purement lexical, il est risqué de vouloir tracer des parallèles entre langue et société ou mentalité : les phénomènes formels, morphologie et syntaxe, ne se prêtent que difficilement à ce type d’analyse, tout au moins dans le cadre indo-européen » (p. 37).
Si certains auteurs des contributions de la première partie thématique ont vraiment besoin de « légitimer » leur approche qui continue, du reste, à faire l’objet d’une fervente polémique ravivée ces derniers temps par le débat Sériot-Wierzbicka, le deuxième axe thématique n’a besoin d’aucune légitimation. Il a une longue et solide tradition, en Russie comme en France, dont témoignent les contributions réunies dans cette partie du volume. D’inspiration historique ou épistémologique, ce sont des analyses très fines et bien argumentées, avec une assise théorique et empirique remarquable. Une seule contribution présente un certain décalage thématique, celle de Valéry Kossov « Le message publicitaire dans la société russe contemporaine : évolution, interaction, perspectives », qui s’intéresse à l’aspect communicationnel et aux moyens linguistiques utilisés pour la rédaction d’un message publicitaire et, de ce fait, trouverait sa juste place dans la première partie du volume, à côté de la première contribution du même auteur « L’argot informatique dans le russe contemporain et l’emprise des anglicismes ».
La deuxième contribution de Robert Roubet « La querelle du Dit du Prince Igor : les motivations socioculturelles » se concentre sur les raisons qui ont transformé le débat sur l’authenticité de cette œuvre, débat exclusivement scientifique à l’origine, en une « querelle » d’une virulence extrême qui « relève du domaine psycho-socio-culturel » (p. 87). Les deux articles d’Alexandre Bourmeyster, « Repenser l’Octobre 1917, la phraséologie marxiste, une prison du langage » et « La réconciliation entre le Patriarcat de Moscou et le Synode de l’Église orthodoxe russe hors frontière (analyse de 80 ans de conflits) » représentent une tentative de « caractériser » la révolution bolchevique et certains événements qui l’ont suivie (le schisme de l’Église orthodoxe russe et, quelques décennies plus tard, la perestroïka entreprise par Gorbatchev). Partant de l’idée que « nommer une chose, c’est la rendre réelle », l’auteur propose de définir la perestroïka comme « une contre-révolution bolchevique », puisqu’elle s’est révélée être « la première tentative d’établir un État de droit en URSS » (p. 107). Bourmeyster peine, en revanche, à définir le rétablissement des relations entre le Patriarcat de Moscou et le Synode de l’Église russe hors frontière : « réunification, peut-être, mais nullement réconciliation » (p. 125).
L’étude d’Alexeï Emelianov et de Sergeï Tchougounnikov « Le discours hyperboréen en Russie d’aujourd’hui : idéologies et contextes du mythe polaire » tente de relever les dominantes de ce discours censé créer une nouvelle histoire du peuple russe et forger ainsi sa nouvelle identité. Quant à la contribution suivante « Les discours linguistiques sur l’argot de la pègre en russe moderne », d’inspiration épistémologique et signée uniquement par Sergeï Tchougounnikov, elle met en évidence deux conceptions de l’argot propre à la tradition linguistique russe : une position intermédiaire entre le « sociologisme vulgaire » et une sorte de nominalisme naïf « qui fait dériver la réalité sociale du mot ou du langage » (p. 15), et une position qui se situe dans la perspective des styles fonctionnels de l’école de Viktor Vinogradov.
Le seul reproche que l’on peut faire aux auteurs des contributions de cette partie thématique est l’emploi peu cohérent des termes qui se réfèrent à la langue russe « de ces dernières décennies » : le lecteur trouve les adjectifs « moderne », « contemporaine » ou même « actuelle », alors que le seul terme consacré par la tradition est « contemporain », l’adjectif « moderne » s’appliquant à l’étape précédente de l’histoire de la langue russe.
Enfin, j’aimerais souligner que lorsqu’il s’agit de mettre en évidence, à travers l’analyse de faits langagiers et de productions discursives, comment des changements de structures sociales se traduisent par des changements de structures linguistiques, – c’est l’objectif que se donnent les auteurs du volume –, toute approche qui établit un lien entre la langue et la pensée, voire la mentalité du peuple, ne va pas de soi. Il est plus prudent de partir de l’idée que la langue n’est pas homogène dans son aptitude à refléter la pensée. Il ne faut pas non plus oublier que la singularité culturelle n’est pas toujours conditionnée par la langue, de même que les différences linguistiques ne sont pas toujours des symptômes de différences culturelles.