Introduction
Il peut paraître surprenant de faire le choix d’un texte narratif et non poétique pour aborder la question des blancs dans l’écriture littéraire. Les textes poétiques, par leur caractère fragmentaire, par la respiration des vers, par leurs jeux typographiques seraient un meilleur terrain d’étude pour tenter de mettre au jour les intimités du texte, c'est-à-dire ce qu’il a de plus caché, ce qu’il ne dit pas sur son écriture, ses objectifs, ses personnages. Or, il nous a semblé qu’au milieu des pages de la narration en prose noircies de signes se trouvaient des vides de différents types et remplis de sens, en particulier dans les fictions en prose du xviie siècle espagnol. De nombreux travaux sur le silence dans la poésie espagnole du Siècle d’Or ont été publiés (Egido 1986 et 1996 notamment) qui ont monté combien les poètes considéraient, en accord avec toute une tradition ascético-mystique, le silence comme une vertu, une condition indispensable pour le recueillement et la contemplation, puisque celui qui se tait s’élève au spirituel et à l’ineffable. Cela devait inviter à se pencher également sur les silences romanesques. Par ailleurs, la préparation de l’édition critique d’un long roman1 nous permet de mesurer la responsabilité de l’éditeur moderne dans l’organisation de la page textuelle et l’importance de cette question. Rappelons en effet qu’il n’y avait point de paragraphes à l’époque ou, que s’il y en avait, ils étaient nés d’un choix des imprimeurs libraires bien plus que de l’auteur, de même pour les marques typographiques du dialogue ou pour les points et points-virgules2.
Si nous avons fait le choix d’éclairer les silences narratifs et les blancs typographiques dans le recueil cervantin des Novelas Ejemplares, composé de 12 textes et publié en 1613, c’est parce qu’outre la prédilection de Miguel de Cervantès pour ce thème qu’il utilise dans tous ses aspects et dans l’ensemble de son œuvre3, dès le prologue, le lecteur est invité à prendre ces blancs en considération. En effet, dès son adresse au lecteur, la voix prologale laisse affleurer un questionnement sur le visible et l’invisible, sur le lisible et le caché, sur la présence et sur l’absence, le vide et le plein, la parole et le silence. Comme l’indique C. Lapisse « Le prologue est placé sous le signe de la prétérition. Il renvoie des absences, à des creux nommés4 ». Cervantès explique sa nécessité de rédiger un prologue quand il aurait souhaité s’affranchir de cette tâche et en rend responsable l’un de ses amis :
Lequel aurait bien pu, comme il est d’usage, me graver et me sculpter sur la première page de ce livre […] ; et sous le tableau il eût mis cet écriteau : « celui que voici, avec ce visage aquilin, les cheveux châtains, front lisse et dégagé, la gaieté dans les yeux […]. (Cervantès 2001 : 7)5
La voix prologale nous parle d’un trou, celui de son portrait qu’un sien ami aurait dû placer au frontispice de l’ouvrage et qui aurait dû être accompagné de commentaires descriptifs. Le prologuiste imagine les propos qu’aurait pu tenir à son sujet l’ami défaillant, tout en déplorant et en palliant leur absence tout autant que celle du portrait. L’écriture semble se substituer à la peinture, le portrait discursif paraît combler le vide iconographique, mais ce portrait en mots est presque éliminé, nié, effacé au moment même où il apparaît. Et le « je » prologal, puisque « cette occasion est maintenant passée », reste « en blanc et sans figure » (Cervantès 2001 : 8)6, c'est-à-dire sans portrait. Et même si cette apparition et cette disparition inscrivent dans l’œuvre une image de l’auteur, elle reste presque blanche : la description se fait par antithèses, ce corps se dérobe à l’inscription, comme le suggère, entre autres, Javier Lorenzo (2005). Il faut donc inscrire le corps auctorial dans l’espace blanc, entre deux « ni ». Il faut imaginer « […] les dents ni menues ni grandes […]; la taille entre deux extrêmes, ni haute ni petite, le teint coloré, plutôt clair que brun » (Cervantès 2001 : 7)7.
Par ailleurs, nous retrouvons dès le prologue une allusion claire et sans doute plus importante pour notre propos : l’idée que Cervantès tairait l’essentiel et qu’il appartiendrait au lecteur de retrouver des vérités « dites par signes » (Cervantès 2001 : 8)8. Un secret se trouverait dans le texte, le « fruit savoureux et honnête que l’on pourrait tirer de toutes ensemble et de chacune d’elle en particulier » (Cervantès 2001 : 8)9 que la voix prologale dit taire au nom de la brièveté agréable. Et ce, avant d’annoncer de nouveau, plus avant, la présence dans les nouvelles de « quelque mystère qui les rehausse » (Cervantès 2001 : 9)10 à condition que le lecteur y regarde bien, en contemple dans le texte les traces, les marques, les indices. C’est donc tout naturellement et modestement à la suite d’autres travaux que nous nous proposons d’examiner la mise en texte de ce mystère et de nous en approcher par quelques hypothèses rhétoriques et narratologiques, en analysant les creux de l’ouvrage cervantin dans leurs différents types.
1. L’aphasie et la réticence autour des personnages
Il y a tout d’abord tous les blancs qui sont soulignés par le texte et parmi ceux-ci, ceux qui renvoient à l’aphasie temporaire des personnages. Il s’agit de silences souvent forcés, par ignorance ou par émotion, présents dans l’absence pour différents effets. Très nombreux, ils permettent d’informer sur les personnages et leurs sentiments. L’admiration et le coup de foudre ressentis par Avendaño après avoir vu la beauté de Costanza, l’héroïne de L’Illustre laveuse de vaisselle sont ainsi rendus par une allusion à son mutisme que le narrateur souligne par les propos suivants : « Il demeura hagard, foudroyé par sa beauté, incapable de lui poser la moindre question, tant le ravissement le tenait en suspens » (Cervantès 2001 : 299)11. Dans le cas de Rodolfo, le personnage central de La Force du sang, son silence permet de dire sa honte et son égarement face au viol qu’il vient de commettre sur Leocadia et aux propos qu’elle lui tient. Le narrateur indique ainsi que « Les discours de Leocadia plongèrent Rodlofo dans la confusion ; jeune homme de peu d’expérience, il ne savait que dire ni que faire […] » (Cervantès 2001 : 238)12.
Plus nettement, l’aphasie des personnages est exposée au moyen d’expressions qui paraissent venir automatiquement sous la plume cervantine. Dans L’Amant généreux la jalousie de Ricardo à la vue de son aimée Leonisa en compagnie de son rival Cornelio le conduit à ne plus pouvoir s’exprimer, comme il le note en ces termes : « [je] demeurai là comme une statue, sans voix ni mouvement » (Cervantès 2001 : 90)13. Plus avant, c’est l’image de la langue collée au palais qui est utilisée par le narrateur pour renvoyer à la douleur de ce même Ricardo lorsqu’il croit Leonisa morte. Le personnage interrompt son récit car « sa langue se colla à son palais » (Cervantès 2001 : 99)14. Nous retrouvons cette formule sous la forme d’une comparaison lorsque Ricardo tentant de cacher sa jalousie, doit interrompre de nouveau ses propos : « Il se tut, comme si sa langue s’était collée au palais » (Cervantès 2001 : 129)15. Elle apparaît encore, combinée à l’image de la statue dans Le Jaloux d’Estrémadure au moment de dire la surprise et la colère de Carrizales face au spectacle de son épouse étendue auprès de Loaysa : « Quand il découvrit cet amer spectacle, le pouls de Carrizales cessa de battre, sa voix resta collée à sa gorge, ses bras tombèrent défaillants : il ne fut plus qu’une statue de marbre froid » (Cervantès 2001 : 285)16. Dans d’autres passages, et notamment dans cette nouvelle, ce sont les images de la langue ou de la gorge nouées qui disent le silence des personnages du à leur émotion. La stupéfaction des parents de Leonora est ainsi rendue comme suit : « les gorges des parents de Leonora se nouèrent au point de ne pouvoir dire mot » (Cervantès 2001 : 288) alors que le narrateur fait référence à la « langue trop troublée pour se mouvoir » de la jeune fille (Cervantès 2001 : 290)17. Le silence et le langage corporel qu’il pousse à observer disent finalement l’intimité du personnage. Ici, confesser son incapacité à dire ou à révéler ses sentiments, la rendre lisible est un rappel du caractère oral des récits en même temps qu’une forme d'hyperbole, un moyen de mettre en valeur l'intensité des phénomènes, des affects qui touchent les personnages et donc d’en faire ressortir l'aspect admirable.
Ces silences sont parfois volontaires et permettent également, à en croire les personnages et les instances narratives de respecter le decoro, les convenances, l’adéquation entre rang des personnages, conduites et paroles et ce afin, normalement, de garantir la vraisemblance des actions proposées18. Il était vraisemblable qu’un noble préservât la réputation de sa famille en cachant son nom et les indications sur son origine dans une situation qui pouvait être compromettante comme le fait Teodosia dans Les Deux jeunes filles lorsqu’elle déclare qu’elle va taire ces données. Elle reconnaît donc face à son interlocuteur venir d’un « certain chef lieu de notre Andalousie, dont je tairai le nom, parce qu’il vous importe moins à vous de le savoir qu’à moi de la tenir caché » (Cervantès 2001 : 352)19. Sur le même mode, nous lisons dans les textes des interventions des voix narratives qui disent leur refus de dire pour respecter ces convenances, comme dans La Petite Gitane où l’on tait au départ le nom de don Juan comme le signale une incise « Je suis fils d’Un tel (nom qui pour de bonnes raisons, n’est pas ici déclaré) » (Cervantès 2001 : 34)20. C’est la même expression espagnole « buenos respectos » qui est utilisée dans La Force du sang où l’on passe sous silence le vrai nom du personnage central. Le narrateur fait référence à « ce gentilhomme-dont pour l’heure nous tairons le nom par scrupule et que nous appellerons Rodolfo » (Cervantès 2001 : 235)21 et nous la retrouvons dans Le Jaloux d’Estrémadure au moment de présenter Loaysa « Il est à Séville certaine espèce d’oisifs et de fainéants, qu’on appelle communément « gens de quartier » ; […] mignarde et moelleuse engeance de mauvaises graines ; sur eux, sur leurs mises et façons de vivre, leur humeur et les lois qu’ils observent entre eux, il y aurait beaucoup à dire, que par bienséance on taira » (Cervantès 2001 : 262)22.
Les vides qui entourent les personnages ou leurs circonstances vitales peuvent encore être liés à des silences motivés par l’exigence de brevitas qui, comme le souligne E. Curtius, « faisait de la recherche de la concision une qualité supérieure » (Curtius 1956 : 771). Les énonciateurs tentent de ne pas rallonger leur histoire à l’instar de Ricaredo dans L’Espagnole Anglaise qui indique « Le bateau des aumônes mit près d’un an à revenir ; et ce qui m’advint durant ce temps là, si je pouvais le raconter maintenant, ce serait une toute autre histoire » (Cervantès 2001 : 206)23. Cela est particulièrement remarquable dans L’Amant généreux où Ricardo passe des faits sous silence, soucieux de ne pas fatiguer son auditeur. Il lui indique « je ne veux point m’arrêter maintenant, ô Mahmoud à te conter par le menu l’affolement, les craintes, les angoisses qui m’assaillirent en cette interminable et amère nuit, pour ne point contredire mon propos initial qui était de te relater brièvement mes malheurs » (Cervantès 2001 : 97)24 et plus avant, il utilise cette tournure révélatrice « bref, comme je ne veux pas être aussi long à te raconter la tempête qu’elle le fût, elle, à s’acharner, je te dirai […] » (Cervantès 2001 : 98)25. Il prend d’autant plus garde à être concis qu’il avait bien failli être puni pour sa prolixité. Il rapporte en effet l’anecdote suivante lorsqu’il fut capturé par des pirates barbaresques :
[…] et je me remis à maudire mon sort et à appeler la mort à grands cris ; telles étaient les manifestations de mon désespoir que mon maître, fatigué de m’entendre, menaça avec un gros gourdin de me maltraiter si je ne me taisais pas ». (Cervantès 2001 : 96)26
Les creux répondraient alors à une conception du bien dire, et donc du bien écrire, fondée sur la clarté et la brièveté. Ces questions sont centrales pour l’écriture de fiction et touchent au problème de l’unité de la fable si prégnant à l’époque. Face à la confusion née de la multiplication d'intrigues dans les romans de chevalerie, véritables productions monstrueuses aux yeux de différents théoriciens et auteurs, la question de la composition structurée et ordonnée de la fable constituait en effet un enjeu majeur de l’écriture de la prose de fiction. Il fallait proposer une histoire variée sans pour autant porter atteinte à l’harmonie de la fable et au vraisemblable, sans multiplier les digressions ni menacer la cohérence de la production fictionnelle dans laquelle comme le note Georges Molinié, « à la nécessité dramatique de chaque narration doit de quelque façon que ce soit s'ajouter une nécessité dramatique globale » (Molinié 1995 : 42). Cervantès s’est montré particulièrement attaché à cette question dans toute son œuvre27 et dans les nouvelles, comme le suggèrent les exemples que nous venons de citer qui insistent sur la nécessité de faire l’économie des propos purement ornementaux. A ceux-ci vient s’ajouter l’échange entre Cipión et Berganza, les deux chiens du Colloque inséré dans la nouvelle Le Mariage trompeur. Au cours de cet échange dont on a maintes fois souligné la dimension metatextuelle28, Cipión ne cesse de recommander à Berganza d’être bref et direct et de ne point se livrer à des digressions, sous peine de voir son récit se transformer en « pieuvre avec toutes les queues que tu lui ajoutes » (Cervantès 2001 : 457)29.
2. Les ellipses narratives
Par ailleurs, un blanc entoure, dans certaines nouvelles, quelques personnages, une partie de leur existence. Ces vides sont soit passagers, soit définitifs et l’existence de ces creux est soit tue, soit explicitement reconnue ou signalée par les instances énonciatrices. Ces creux peuvent servir le plaisir du lecteur. Les lacunes temporaires sont bien souvent liées à ce que Raphaël Baroni, qui étudie le suspense narratif, nomme une « mise en intrigue du sujet » (Baroni 2004), c'est-à-dire une disposition spéciale du racontant, de la façon dont on présente les faits, une configuration particulière du dispositif de récit. Le texte crée des « effets de curiosité », lorsque la représentation de l'action est incomplète pour que la compréhension du lecteur soit totale. L’indétermination, et en particulier le retard dans la révélation de l’explication des faits, donnent envie de percer les mystères auxquels le récepteur et certains personnages sont confrontés et cela en particulier lorsque les actions ne sont pas présentées de façon logique. Ce bouleversement, qui fait naître des attentes, passe bien souvent par une présentation in medias res qui remplace une exposition claire et précise, respectueuse de l’ordre chronologique. Cette manipulation suscite l'intérêt du lecteur et ses interrogations dans deux directions : vers le passé (que s'est-il passé ?) et vers le futur (que va-t-il se passer ?). Cette exposition lacunaire plonge le destinataire au cœur de l’action et crée un véritable désir de lire le texte pour lever le voile sur cette situation.
L’Amant Généreux débute par exemple in medias res puisque le lecteur ignore qui se plaint de façon si intense et pourquoi le personnage compare sa vie personnelle aux ruines de la cité de Nicosie. L’histoire de Rinconete et Cortadillo, deux jeunes garçons qui, en véritables pícaros, commettent quelques larcins avant d’être introduits dans une confrérie de délinquants dirigés par un certain Monipodio démarre également de façon abrupte : il n’y a aucune indication sur le nom ou le physique des personnages. L’incipit de Les deux Jeunes filles est lui aussi placé sous le signe du mystère car le lecteur découvre un voyageur anonyme arrivant dans une auberge et ne sait rien sur l’origine et le but de son voyage ni sur les raisons de son énigmatique évanouissement. Dans Madame Cornelia, on peut également parler d’un incipit in medias res : le lecteur reste dans le flou, comme les personnages, quant à l’identité d’un enfant confié par erreur à l’un des deux protagonistes dans la nuit, ignore les motivations d’un tel geste…
Ces ellipses narratives sont donc significatives de textes visant à récréer les lecteurs en créant cette volonté de savoir, cet horizon d’attente, ce suspense que le récepteur s’attend à voir comblés par le récit. Les béances seraient donc la trace, la marque d’une stratégie auctoriale mise en place pour captiver le lecteur. L'étude de l'ensemble des procédés qui visent à faire naître la tension dramatique ou narrative, à « retarder l'exposition du discours que le lecteur est conduit à attendre » (Baroni 2004), permet de prendre conscience du soin apporté par l'auteur à la construction des ouvrages, pour le plaisir du lecteur. Elle témoigne d'une dette du nouvelliste à l'égard du roman d'Héliodore, Les Éthiopiques ou Histoire de Théagène et Chariclée (Héliodore 1976) qui inspirera également Cervantès pour l'incipit de Los Trabajos de Persiles y Sigismunda (Cervantès 2003). Au début des Éthiopiques, des bandits et avec eux le lecteur découvrent en effet une jeune fille exceptionnellement belle penchée sur un jeune homme blessé : quelle infortune les a frappés ? Les plaies vont-elles entraîner la mort du personnage masculin ? Les brigands vont-ils les capturer ? C'est bien le même mécanisme qui est repris dans les textes étudiés, et particulièrement dans L’Amant généreux qu’on a pu relier aux romans « byzantins » tant ce recours était prisé par le lectorat comme l’indique Amyot dans son Proesme à la traduction des Éthiopiques en se référant au romancier d’Émese : « Il commence au milieu de son histoire, comme le font les poètes héroïques ce qui cause de prime face un grand esbahissement aux lecteurs, et leur engendre un passionné désir d’entendre le commencement » (Amyot 1841 : 106). Cette pratique avait été autorisée par les théoriciens espagnols de l’épopée en prose tel Alonso López Pinciano qui, après s’être interrogé sur cette distorsion de l’ordre logique, loue lui aussi le début in medias res en des termes qui, s’ils s’appliquent aux textes longs, valent également pour des productions plus courtes comme les nouvelles. Pinciano indique :
¿De dónde ha de tomar su principio [el poema]? Porque se dice que debe comenzar del medio de la acción y que así lo hizo Homero en su Ulises y así Heliodoro en su Historia de Etiopía, y es la razón porque como la obra heroica es larga, tiene necesidad de ardid para que sea leída; y es así que comenzando el poeta del medio de la acción, va el oyente deseoso de encontrar con el principio, en que se halla al medio libro y que habiendo pasado la mitad del volumen, el resto se acaba de leer sin mucho enfado. (López Pinciano 1998 : 206-207)
Par ailleurs, ces omissions, par les anticipations même qu’elles conduisent à faire, nous semblent révélatrices d’une conception ludique de la lecture. Dans le cas où le vide narratif est rempli à la fin du récit, le lecteur est invité à percevoir très vite la présence d’un manque dans la narration, certes, mais aussi d’éléments qui permettent de le combler. Il faut noircir les blancs du texte, qui semblent avoir été pensés comme une énigme à résoudre, rendue visible par les indices disséminés. Ainsi Costanza, dans L’Illustre laveuse de vaisselle est-elle de façon très nette un personnage en creux : nous ne la connaissons que par ce que les autres en disent, et c’est très peu : son identité est donc à découvrir et l’existence de la lacune narrative l’entourant est suggérée au lecteur tout au long du texte. Ce vide informatif est notamment exprimé par la présence de la nuit, de la pénombre. Il est aussi suggéré par des formules qui invitent à s’interroger telles que « Pourquoi donc l’appelle-t-on dans toute la ville […] l’illustre laveuse de vaisselle si elle ne lave pas ? » (Cervantès 2001 : 312)30. Et l’auteur disperse tout au long du texte des indices qui, mis bout à bout, permettent de découvrir avant l’anagnorisis finale l’identité de la jeune fille : par exemple, son silence et sa réserve, qualités attribuées habituellement aux jeunes filles nobles, sont indiqués au moyen de remarques comme celle-ci « elle ne répond qu’en baissant les yeux, sans desserrer les lèvres » (Cervantès 2001 : 312)31. Cela était déjà le cas dans La Petite Gitane où le lecteur attentif pouvait deviner la haute naissance de Preciosa. En effet, le narrateur, après avoir présenté le personnage de la vieille gitane, introduit l’héroïne au moyen d’une formule -« éleva et traita comme sa petite fille » qui laisse percevoir quelque chose d’étrange dans leur relation. Plus clairement encore, le narrateur invite à s’interroger sur son origine en faisant allusion aux qualités louables dont elle aurait héritées en ces termes : « l’éducation grossière qu’elle reçut ne faisait que mieux ressortir une naissance de meilleure qualité que gitane ». Il la désigne par le substantif « aiglon », « aguichulo ». Or, si le terme espagnol renvoie à l’oiseau de proie qu’est métaphoriquement la grand-mère désireuse de s’enrichir grâce à Preciosa, il s’applique également à l’aigle bâtard, renvoyant de nouveau à la question de l’ascendance de la jeune fille. En outre, un nouvel indice du mensonge de la grand-mère quant à la filiation de Preciosa se donne à lire dans l’expression « sa grand-mère putative » (Cervantès 2001 : 17-18)32. Par ailleurs, contrairement à ce qui avait été annoncé dans la première phrase du texte, elle ne devient pas voleuse mais danseuse comme le laisse entendre la reprise du verbe « devenir » « salir » accompagné du complément « danseuse » « bailadora », et le jeu entre les expressions « devenir voleurs » « salen con ser ladrones » formule appliquée à l’ensemble des gitans et « Preciosa devint riche »« salió Preciosa rica », qui annonce une richesse qui tient non dans les tours et tromperies mais dans les danses et la poésie. Un peu plus avant, l’allusion au teint clair que rien ne peut tanner marque encore la distance entre Preciosa et les autres gitanes33. Une lecture soignée permet donc de deviner la reconnaissance finale pour qui ne se laisse pas prendre au piège des apparences. Ici, nous pensons que Cervantès fait appel à une compétence du lecteur importante : pour bien lire, il faut savoir anticiper, retrouver les indices, déchiffrer, jouer avec le texte. Et l’intérêt des histoires pourrait bien résider non pas tant dans la nature de la révélation finale, mais dans la façon dont on y arrive ou dans tout ce qui se passe entre temps. C’est d’ailleurs cette conception de la lecture comme jeu qui est mise en avant dans le prologue où est fait allusion à l’ouvrage comme une « table de billard » (Cervantès 2001 : 8)34.
D’autre part, au-delà de cette capacité du lecteur à anticiper, c’est à la faculté d’invention du lecteur que le nouvelliste semble en appeler. Lorsque les trous ne sont pas bouchés, le lecteur doit les remplir seul, devenant alors co-créateur du texte comme dans la tradition orale ainsi que l’ont montré les travaux de M. Moner qui font référence sur cette question de l’oralité et du conte35. Le Jaloux d’Estrémadure est une nouvelle ouverte. La nouvelle raconte l’histoire d’un vieux jaloux enrichi qui prend pour épouse une toute jeune femme, qu’il enferme dans une maison-prison-couvent où ne rentre aucun être de sexe masculin. Le jeune Loaysa, intrigué par tant de précautions y parvient pourtant et séduit Leonora dont il partage la chambre même si le narrateur indique que tous deux s’endormirent sans goûter au fruit défendu. Le mari jaloux surprend les deux jeunes personnes et meurt de chagrin, après avoir reconnu sa culpabilité dans son malheur. Leonora emmène le secret de ce qui a pu se passer avec Loaysa, quand elle rentre silencieusement au couvent36. Le narrateur laisse entendre que l’histoire n’est pas finie, reconnaissant que lui-même n’a pas toutes les réponses à ses questions. Il précise qu’il demeure « désireux d’atteindre la fin de cette aventure ». Il avoue ignorer pourquoi Leonora ne s’est pas davantage défendue face aux soupçons d’infidélité qui pèsent sur elle : « Ce que je ne sais pas, c’est pourquoi Leonora n’insista pas davantage pour se disculper et faire comprendre à son jaloux de mari combien elle était restée innocente et pure dans toute l’affaire » (Cervantès 2001 : 290)37. Outre les problèmes qu’un tel aveu pose quant à la compétence d’un tel narrateur, combler cette déficience appelle une lecture attentive du texte, une mobilisation des savoirs du lecteur. L’invention de la fin des textes, leur complément par le récepteur sont guidées en particulier par les associations proverbiales que les nouvelles paraissent inviter à faire. Notons par exemple que lorsque Carrizales rencontre Leonora, elle est à sa fenêtre ; or, une « moza ventanera », une jeune fille à sa fenêtre, était associée en espagnol à différents proverbes tels que « moza ventanera, o puta o pedera (coureuse) » ou encore « joven ventanera, mala mujer casera » ainsi que l’a rappelé M. Molho (1990 : 752). Ne faudrait-il pas alors revenir sur la prétendue innocence de la jeune fille et modérer un peu la culpabilité de son jaloux de mari ?
D’autres nouvelles demandent une participation du lecteur. Le narrateur annonce en quelques lignes la mort du héros de la novela Le Licencié de verre, passant sous silence tout un pan de sa vie : « Il parla ainsi et partir pour les Flandres, où il acheva d’éterniser par les armes la vie qu’il avait entrepris d’éterniser par les lettres […] laissant à sa mort le souvenir du plus prudent et du plus vaillant des soldats » (Cervantès 2001 : 234)38. Il fait ainsi référence à une gloire non référée, non écrite, omise, comme l’avait d’ailleurs été l’origine du personnage : début et fin de la vie ne sont pas dans le texte, un blanc entoure le personnage. Il convient donc de complémenter ce que les personnages disent sur eux-mêmes, comme ce que les narrateurs veulent bien donner comme information.
C’est ainsi en particulier après le dénouement du cas présenté par la nouvelle, après le point final du récit, qu’est fait appel au lecteur pour compléter le texte, actualiser ce qui est laissé dans l’ombre. Comme le note Pierre Van den Heuvel en abordant ce procédé « non seulement ces vides accordent une nouvelle valeur aux mots environnants, à ces quelques paroles qui restent, mais ils exercent aussi une fonction capitale dans la communication littéraire, puisqu’ils appellent l’instance interlocutrice à la collaboration » (Van den Heuvel 1992 : 82).
Le vide est même parfois souligné par le narrateur. La voix narrative reste floue quant au futur des personnages, soit qu’elle se soustrait à cette obligation au nom de la modestie affectée, soit qu’elle renonce à l’évoquer au nom de la brièveté comme dans Rinconete et Cortadillo où l’on peut lire au sujet de Rinconete « Néanmoins, poussé par son jeune âge et son peu d’expérience, il vécut plusieurs mois, durant lesquels il lui advint des choses dont le récit demanderait plus de loisir ; aussi remettons-nous à une autre occasion de conter sa vie et ses miracles […] » (Cervantès 2001 : 167)39. Dans les réticences, un futur est pourtant bien présent. Le dénouement des nouvelles insiste souvent sur le fait que les personnages sont toujours vivants dans le présent de la voix narrative par métalepse, introduisant l’idée d’une continuité et d’une suite à imaginer. Nous retrouvons à la fin de certains textes les formules typiques de la littérature traditionnelle de type folklorique ou d’enfance, l’idée de perpétuation du nom des personnages par leurs enfants ce qui constitue une fin ouverte comme dans La Force du sang où l’on ne fait que mentionner « l’illustre descendance » (Cervantès 2001 : 254) laissée par les personnages à Tolède40.
L’instance narrative renvoie parfois encore plus nettement à une multitude d’autres textes possibles. Certaines nouvelles se concluent sur l’idée que d’autres auteurs ont écrit sur les personnages, comme si l’on souhaitait prolonger leur existence, les doter d’une postérité littéraire. C’est le cas par exemple à la fin de La Petite gitane où le narrateur précise « on célébra les noces, on raconta sa vie, et les poètes de la ville […] eurent à cœur de conter cette étrange aventure » (Cervantès 2001 : 83)41.
La non clôture d’une nouvelle pourrait transformer le personnage en quasi-personne, mais le nouvelliste repousse aussi, en quelque sorte, la fin du texte par ce procédé et ceux que nous avons mentionnés, comme si des choses se glissaient dans une histoire dont le sens pouvait paraître a priori bouclé, comme si l’on refusait le point final du récit42.
Ce jeu avec ce signe typographique, le point, se double d’autres jeux autour de l’organisation matérielle du texte sur la page. Il y a en effet un blanc typographique qui sépare chaque nouvelle, un trou entre les textes qui fait sens. Dans les éditions des Novelas Ejemplares du xviie siècle, on trouve en effet soit un court blanc, soit une frise typographique, soit une page entre les nouvelles43. Or, dans de nombreux recueils de nouvelles publiés avant le recueil cervantin, une série de personnages sont regroupés pour se raconter des histoires : leurs discussions forment un récit-cadre. C’était le cas dans le Décaméron de Boccace (1351), qui constituera un des modèles de recueils de novelas en Espagne et qui narre brièvement l’histoire de quelques personnages qui, fuyant la peste, quittent Florence et se regroupent. Ils décident de se divertir et Pampinea, une des jeunes femmes, nommée chef du petit groupe déclare : « nous ne passerons pas cette chaude partie du jour à jouer […] mais à conter des nouvelles » (Boccace 1994 : 55) ce qui sera fait quotidiennement par chacun des personnages initiaux. Chez Cervantès, comme chez d’autres nouvellistes à sa suite44, pas de récit-cadre qui vienne annuler l’impression née du titre d’une série d’éléments différents juxtaposés et décousus. Comment dès lors lire et suturer ce vide entre les textes ? Il pourrait s’agir d’une invitation à faire soi-même, sans suivre un itinéraire balisé, le lien entre les nouvelles. Il y aurait donc un lien par du vide, un vide lourd de sens. Le sens total dériverait donc de mots absents ou d’une liaison absente que le lecteur doit faire, et qui est d’ailleurs tout à fait faisable. En effet, les nouvelles sont reliées car elles partagent, d’abord, cet appel au lecteur dont nous avons fait part mais elles le sont aussi par la proximité des prénoms de certains personnages, ensuite par une parenté thématique puisque les questions de l’honneur et de la vengeance, de l’amitié, du mariage ou encore du libre-arbitre sont déclinées d’un texte à l’autre. Enfin, il existe un dernier élément qui pourrait permettre de tisser un fil entre toutes les nouvelles : une nouvelle forme d’exemplarité partagée, le non-dogmatisme, nous y reviendrons. Il est nécessaire de compléter les textes non seulement par le jeu, par la déduction, par l’imagination, par le relevé d’indices, par une attention aux interstices entre les lignes noires imprimées mais aussi avec d’autres nouvelles, voire d’autres textes cervantins. La possibilité de déchiffrer les textes en les mettant en relation les uns par rapport aux autres pourrait être exprimée de manière symbolique dans l’une des nouvelles. Dans L’Ilustre laveuse de vaisselle, on présente un parchemin sur lequel sont inscrites des lettres séparées par des espaces vides dans lesquels doivent venir se glisser d’autres lettres, d’un autre parchemin pour qu’on puisse les lire et ainsi lever le voile sur l’identité de l’héroïne. Un des personnages à l’origine de ce dispositif précise dans des propos que nous pensons valables pour l’ensemble des nouvelles : « Comme je dis donc, un des parchemins sert d’âme à l’autre : imbriqués on les lira ; disjoints, plus moyen, sauf à deviner la moitié manquante du parchemin » (Cervantès 2001 : 336)45. Cet élément interviendrait alors comme mise en abyme du fonctionnement global de la nouvelle mais aussi des nouvelles.
3. L’absence de conclusion dogmatique
En outre, il est un autre vide, comme si un paragraphe était manquant à la toute fin de chacun des textes. Nous pensons à l’absence, déconcertante sans doute pour le lecteur de l’époque, de moraleja, de moralité, de conclusion. Les voix narratives ne semblent pas porter de jugement moralisateur sur les conduites présentées dans le texte. En ce sens, Cervantès prendrait ses distances avec toute une tradition castillane médiévale, celle de l’exemplum, à laquelle on relie habituellement le concept d’exemplarité. Plus largement, on sait bien que toute la tradition chrétienne occidentale ne justifiait la fiction que si elle contenait une leçon morale univoque. De nombreux romanciers de l’époque annonçaient donc dès leurs prologues présenter dans leurs fictions des exemples à suivre, des personnages à la conduite morale vertueuse dont les histoires guidaient vers un comportement en tout point conforme aux exigences sociales et religieuses. Il s'agissait en réalité d'une véritable convention, d'une caractéristique mise en avant dès les préliminaires, mais loin d’être toujours respectée, comme le souligne E. C. Riley pour qui « Les affirmations d’exemplarité possédaient une très ancienne tradition, très affirmée chez les écrivains de la prose romanesque qui réclamaient cette qualité pour les œuvres les plus diverses » (Riley 1966 : 171)46. Cette défense de la valeur didactique de la fiction était par exemple exprimée par Diego de Ágreda y Vargas au seuil de ses Novelas Morales publiées en 1620. Il y définit la nouvelle en lui assignant une fin éthique:
La nouvelle est une narration dont le propos principal doit être, sous couvert d’agréables faits d’honnêtes et ingénieuses fictions, de faire remarquer ce qui devrait être corrigé, celui qui écrit devant considérer le profit du lecteur. On doit y louer la vertu, en faisant en sorte qu’elle demeure toujours primée et le vice toujours vitupéré et puni (Ágreda y Vargas 1620 : 3)47.
L’on retrouvait dans la plupart des nouvelles des digressions finales à la charge des narrateurs qui semblent avoir pour fonction d’illustrer et de renforcer la leçon des faits présentés dans les textes ; elles complètent l’action narrative, l’explicitent, la commentent en insistant sur les règles éthiques déjà présentes bien souvent dans les aventures. Ces narrateurs sont les porteurs d'un véritable discours épidictique qui passe par l'utilisation d'un lexique dépréciatif, de comparaisons, de métaphores dévalorisantes, de marques de l'énonciation montrant la désapprobation dont la finalité est de transmettre la leçon morale, pour accroître l'adhésion des récepteurs à certains principes. Cette leçon était fréquemment exprimée à la fin du récit au moyen d’un commentaire sur les actions des personnages comme dans Las Fortunas de Diana, une nouvelle de Lope de Vega publiée en 1621. Les amants Diana et Celio qui avaient échangé une promesse de mariage sont unis par un mariage final mais le narrateur invite toutefois le récepteur à considérer les péripéties subies (séparation, quiproquo, emprisonnement) comme une mise en garde contre ce type d'union. Il précise en effet : «Si les jeunes filles nobles considéraient ces conséquences, elles ne donneraient pas origine à leurs malheurs par des conduites si imprudentes » (Lope de Vega 1997: 403)48. Cet enseignement pouvait également prendre la forme d’une réflexion d’ordre général comme dans une nouvelle de Ágreda y Vargas où, à la fin d’un récit présentant un roi qui a bien failli perdre sa couronne par amour, le narrateur précise « cette histoire nous montre combien les rois doivent fuir la compagnie des belles femmes et en particulier lorsqu’elles sont mariées » (Ágreda y Vargas 1620 : 228)49.
Dans ces cas, le lecteur n'a pas à se prononcer sur la légitimité ou la valeur morale d'une conduite, n'a pas à l'évaluer. Et lorsque le récepteur est sollicité, ce n'est qu'après une telle orientation que le narrateur fait appel à son jugement. En outre, de nombreux recueils de nouvelles dont les auteurs ont fait le choix du récit-cadre, rapportent les réactions de récepteurs intra-fictionnels qui sont autant de récepteurs-modèles. Comme le note J. González Rovira, « L’auteur configure habituellement les destinataires internes comme des lecteurs modèles qui conditionnent la réception du récit particulier et de façon spéculaire de toute l’œuvre par le lecteur réel » (Rovira 1998 : 747)50. Citons par exemple Aventurarse perdiendo, une novela de María de Zayas extraite des Novelas Amorosas y Ejemplares (1637). Conformément à la condamnation des attitudes masculines et à la défense des qualités féminines qui se donnent à lire dans toute l’œuvre de Zayas, l’histoire de Jacinta abusée par Celio est reçue par les devisants comme une preuve de « la constance des femmes résumée dans les malheurs de Jacinta » (Zayas 2001: 29)51 incitant le récepteur extra-diégétique à la lire de la même façon. Il semble ainsi y avoir dans les nouvelles ce que J.-M. Laspéras a appelé des « assertions universelles » qui programment le récit. Elles ont en particulier pour fonction de « remédier aux possibles erreurs d’appréciation ou d’interprétation du lecteur » (Laspéras 1993 : 312-313).
Or, ces formulations, liées à l’autonomie narrative de chaque nouvelle et aux silences du narrateur, paraissent absentes chez Cervantès : point de moralité explicite à la fin des nouvelles sauf dans L’Espagnole Anglaise. Cette absence est significative. Ces nouvelles contiendraient une forme d’exemplarité non pas dogmatique mais tout autre, suggérée justement par l’absence de ces quelques lignes de jugement. Elle pourrait laisser penser qu’il est impossible de proposer une lecture univoque des situations humaines. Comme le dit Francisco Ayala,
La réalité du monde moral apparaît à Cervantès comme étant problématique. C’est pourquoi ce qu’il propose ce n’est pas une solution, mais le problème lui-même, pour que, en en débattant, nous tentions de trouver cette solution au moyen de nos ressources personnelles, dans notre for intérieur. (2005 : 224-225)52
Ainsi dans la nouvelle Les Deux jeunes filles par exemple, les figures centrales se laissent-elles séduire par un galant Marco Antonio. Avec l’une, Teodosia, il échange une promesse de mariage et consomme cette union, avec l’autre, Leocadia, il s’engage par écrit. Il les abandonne toutes deux et toutes deux se lancent à sa poursuite. Elles le retrouveront et, forcé de faire son choix, il se déclarera l’époux de Teodosia. Faut-il lire dans ce texte une critique faite aux femmes de s’être laissées séduire par de simples promesses et d’avoir voulu contracter une union en dehors du cadre stricte du mariage tridentin si défendu à l’époque comme le suggère en particulier la confession de Teodosia qui reconnaît ses fautes ? Une mise en garde contre les séducteurs sans scrupules ? Un texte sur la duplicité humaine, Marco Antonio semblant être à la fois sincère (au moment de ses promesses) et frivole? Une attaque ironique contre les dénouements conventionnels, par les mariages, de la plupart des textes de fiction de l’époque? Et que penser de la décision prise par Carrizales, dans Le Jaloux d’Estrémadure de ne pas tuer son épouse sur laquelle pèse pourtant un lourd soupçon d’adultère ? Faut-il la voir comme la marque d’un repentir pour sa jalousie excessive ou comme le résultat d’une impulsion plus complexe ?
Ce que cherche à faire Cervantès, comme de nombreux spécialistes l’ont souligné, cela pourrait bien être de montrer les effets des comportements peu raisonnables, mais non juger en fonction de normes extérieures et c’est peut-être ainsi qu’il faudrait entendre la présence de l’adjectif « ejemplar » dans le titre du recueil. Le trésor caché dans les nouvelles pourrait bien être cette invitation à considérer cette absence et à y remédier soi-même, en jugeant seul tout en reconnaissant que l’on ne peut bien souvent que se taire devant certaines conduites tant elles sont incompréhensibles, imprévisibles. L’absence de moralité pourrait donc être présente pour rappeler la complexité de l’homme, et les textes cervantins sont ainsi « ejemplares » parce qu'ils reflètent et donnent à lire les complexités de l'appréhension des faits et du vécu. Il pourrait donc y avoir dans ces vides un éloge du vide, un appel à cette vertu qu’est le silence, la parole maîtrisée.
Conclusion
Pour conclure, nous dirons que l’analyse de ces quelques moments presque absents est particulièrement importante à un moment où il n’existe pas en Espagne de poétique claire de la fiction en prose et où on en cherche l’expression dans les prologues, dans les commentaires métatextuels. Or, il semble que les silences rhétoriques, les vides narratifs, les blancs typographiques soient bien des espaces nous aidant à comprendre pourquoi Cervantès a pu se présenter comme le premier véritable nouvelliste espagnol, comment sa page se noircit, comment l’œuvre se construit dans son intimité, sans afficher les choix qui ont guidé la plume de l’auteur. De son côté, dans l’intimité de la lecture, le récepteur est invité à raccorder des morceaux de discours, à s’inventer un itinéraire entre les nouvelles, à lire la complexité des états intérieurs des personnages, à imaginer lui aussi un monde possible pour ces êtres fictionnels. Et ce, dans une activité qui doit être délassement, « récréations des yeux de l’esprit » comme le dit l’un des personnages de la nouvelle Le Mariage Trompeur.
Les blancs ne sont donc plus des manques, des vides, des deuils, dans un ouvrage qui se passe encore tout à fait du bruit des critiques autour de lui et pour lequel il nous semble que les propos de M. Merleau Ponty concernant la réception de l’œuvre d’art peuvent être tout à fait transposables :
L’œuvre accomplie n’est donc pas celle qui existe en soi comme une chose, mais celle qui atteint son spectateur, l’invite à reprendre le geste qui l’a créée et, sautant les intermédiaires, sans autre guide qu’un mouvement de la ligne inventée, un tracé presque incorporel, à rejoindre le monde silencieux du peintre, désormais proféré et accessible (Merleau Ponty 1970 : 64).