La friche urbaine, terre d’exploration du désordre et de l’informel ? Contribution d’une approche ethno-géographique des friches urbaines à une poétique de l’urbanisme

Résumés

L’article a pour objectif de démontrer qu’une approche ethno-géographique des friches urbaines peut contribuer à la définition d’une poétique de l’urbanisme. En saisissant la friche urbaine comme le terrain d’étude du sauvage urbain, l’analyse d’un siècle de rétablissement de l’ordre par l’urbanisme témoigne d’une catégorisation de la friche comme une figure du désordre et de l’informel. Pourtant, la friche urbaine est aussi un support pour des expériences spatiales spécifiques, puisqu’elle offre des lieux d’exploration, de cohabitation d’usages et de relation entre différentes formes du vivant. En présentant les résultats d’une enquête menée dans la banlieue nord de Paris entre 2015 et 2020, cet article propose un réenchantement du sauvage, du désordre et de l’informel en contribuant à la définition d’une poétique de l’urbanisme.

The article aims to demonstrate that an ethno-geographical approach of urban wastelands can contribute to an urban planning poetic. By capturing urban wasteland as a case study of the urban wilderness, the analysis of a century of order making through urban planning shows a categorization of wasteland as a figure of disorder and informality. However, urban wasteland is also a support for specific spatial experiences, since it offers places for exploration, cohabitation of uses and relationships between different forms of living beings. By presenting the results of a poll conducted in the northern banlieue of Paris between 2015 and 2020, this article proposes a reenchantment of disorder and informality, by contributing to the definition of an urban planning poetic.

Plan

Texte

1. Introduction

Les formes du vivant dans la ville bénéficient d’un intérêt sans cesse renouvelé dans les débats actuels. Que ce soit dans la prise en compte de la végétation, spontanée ou domestique (Muratet, 2006 ; Brun, 2015), ou encore dans la prise en compte de la faune en ville (Blanc, 2000 ; Zask, 2020), les formes du vivant intègrent lentement la pensée et l’action urbanistique. Communément chargées de représentations de sauvage, d’incontrôlable et d’indésirable, ces formes du vivant en ville connaissent cependant une lente domestication dans leurs représentations urbaines (Blanc, 2019). Les représentations du vivant s’inscrivent en effet dans la continuité des attentes en matière d’écologisation de la ville (Berdoulay et Soubeyran, 2015), mais elles demeurent tout de même cantonnées à des existences en dehors des normes : biodiversité, usages informels, formes du désordre et de la marge (Clément, 2014). Des connotations d’inadaptation à la ville leur sont attribuées, en s’incarnant dans des espaces spontanés (Mattoug et Bélec, 2020) et des espaces du désordre qui dérangent la pensée et l’action régulatrice de l’urbanisme.

La friche urbaine incarne justement une de ces figures du sauvage, du désordre et de l’informel qui dérangent. Objet issu de diverses mutations urbaines – démolition, écart de construction, abandon d’activité... –, la friche urbaine n’a ni statut, ni morphologie univoque. Elle est une figure de l’hors-norme et de l’écart (Serre, 2017), de la marge (Hatzfeld, 1998), mais aussi de l’informel (Dorso, 2008) par les formes du vivant et les usages qui s’y déploient. Figure de l’improbable (Arnould et al, 2011) et de l’inattendu au même titre que les formes de vie qui s’y déploient, la friche urbaine est assimilée aux formes urbaines et sociales que la discipline aménagiste et urbanistique cherche à maîtriser et à arranger en rétablissant l’ordre (Soubeyran, 2014). Avec l’essor d’une hybridation des savoirs urbains par l’intégration des sciences sociales et des sciences environnementales dans la pensée de la ville, le développement de concepts tels que le paysage urbain (Blanc, 2004), le projet local (Magnaghi, 2003), le territorialisme ou du biorégionalisme (Rollot, 2018) participent à renouveler ces représentations. En complément de cette évolution, des pratiques exploratoires de la ville par l’expérience vécue contribuent à modifier le regard porté sur la friche urbaine. En faisant de la friche un terrain pour le ressenti et le vécu d’expériences singulières, ses caractères n'apparaissent plus comme sauvages, mais comme le point de départ d’approches poétiques et renouvelées de la ville. Quel réenchantement du sauvage propose le renouvellement des représentations de la friche ? En quoi la friche urbaine est-elle une terre d’exploration du sauvage, désordre et de l’informel dans la ville ?

En saisissant le prisme d’observation des professionnels de l’urbain, le point de départ de cette recherche se situe dans une étude des théories de l’urbanisme depuis la fin du XIXe siècle et des différentes figures qu’a pu incarner la friche urbaine. Puis, cette recherche propose la restitution d’une enquête ethno-géographique menée dans la banlieue nord de Paris1, en s’appuyant sur les apports d’une approche de la friche par l’expérience paysagère et sociale. En synthèse, cette approche par l’enquête et l’expérience spatiale forme une contribution à une poétique de l’urbanisme qui contribue à renouveler les représentations du sauvage communément prêtées à la friche urbaine.

Les résultats présentés dans cet article s’appuient sur une définition in extenso de la friche urbaine : elle n’est ni une forme spatiale en tant que telle, ni une catégorie spatiale. La friche y est traitée comme une figure de la pensée et de l’action urbanistique qui s’incarne dans différentes formes urbaines. La polysémie du concept de friche (Collectif inter-friches, 2019) contribue à la diversité des formes entendues sous ce terme, tout comme son absence de morphologie univoque.

Par ailleurs, la restitution de l’expérience de recherche exposée en deuxième partie intègre différents niveaux d’écriture. Des encadrés méthodologiques apportent des éclairages détaillés sur les outils de recherche tandis que les encadrés de carnet de terrain présentent la matière brute élaborée au fur et à mesure de l’enquête. Le caractère hétérogène qui résulte de l’association de ces écritures témoigne de la dimension intuitive d’une recherche basée sur une expérience située et subjective.

2. Emergence de la friche comme processus de l’écosystème urbain

Le terme de friche désignait avant tout une portion de terrain qu’on laissait sans repos dans la pratique agricole. La première mention de la friche pour évoquer des biens à réaffecter est liée aux biens religieux récupérés lors de la Révolution française (Chaline, 1999). Aujourd’hui, la friche est un objet complexe, chargé de connotations multiples, souvent négatives (Demailly, 2014) et parfois contradictoires. Certains éléments de genèse ont participé aux représentations et aux connotations actuelles de la friche. Ces éléments issus de la théorie de l’urbanisme ne désignent pas toujours explicitement la friche – dès lors qu’il s’agit d’un objet à la fois polysémique et évolutif, mais bien une pluralité d’objets correspondant à la définition suivante : un espace du milieu urbain résultant des phases successives de l’urbanisme et de l’évolution de la ville, offrant une part belle à des formes du vivant et aux usages dits informels ou spontanés.

2.1. La friche dans la césure entre nature et ville (XIXe-milieu du XXe)

Notre incursion dans l’histoire commence avec les premières formulations d’une pensée de l’urbanisme. Née d’une culture du progrès et de la révolution industrielle, la discipline urbanistique s’appuie sur l’articulation entre pensée et action à la force taylorienne : « qui se nourrit de la haine de la surprise, de l’obsession du contrôle et du séquençage des tâches » (Soubeyran, 2014, p.16). Au milieu du XIXe, les villes européennes apparaissent comme des lieux à réguler dans un contexte d’expansion et de développement majeur. Des populations quittent les campagnes et viennent s’agglutiner dans les grandes métropoles. Face à l’insalubrité des quartiers d’habitats, des centre-ville perçus comme des taudis, la pensée urbanistique de cette époque se fonde sur une approche hygiéniste. Les pensées de la ville progressiste et culturaliste (Choay, 1965) ont en commun d’appeler à l’assainissement et au rétablissement d’un ordre à la fois hygiéniste et esthétique de la ville. L’interstice urbain, la marge et le résidu apparaissent de façon similaire dans cette perspective hygiéniste. Si la pensée progressiste voit le « vide » produit par le dessin géométrique de la ville comme une erreur à corriger, la pensée culturaliste le voit comme une irrégularité pittoresque. Cependant, tous deux s’accordent dans le rôle nécessaire de vides régularisés et de ces irrégularités pour jouer le rôle vital d’espace libre dans la ville (Unwin, 2012, p.151).

La pensée hygiéniste et réformiste considère la nature qui prend place dans ces césures de l’espace urbain comme une présence désirable dans la ville : elle est source d’aération et elle permet des espaces de mise en commun (Howard, 2001). Les modèles urbanistiques de la fin du XIXe siècle définissent les espaces abandonnés comme étant des espaces permettant à la nature de reprendre ses droits (Serre, 2017). Cette présence de la nature dans la ville apparaît comme une possibilité de libéralisation de l’individu qui est rendue possible dans les césures des tissus urbains. A cette époque de profond questionnement sur les modèles de la ville, les vides commencent ainsi à être perçus comme des éléments structurants permettant de concevoir la ville (idem).

2.2. La friche comme processus structurant de l’espace urbain (milieu XXe–1980)

En cette longue période de poursuite de l’expansion urbaine et de structuration de l’économie néolibérale dans les villes européennes, les figures du vide et de la friche connaissent un important déploiement. En effet, tout comme la ville se meurt et signe le « règne de l’urbain » (Choay, 1994), la friche n’est plus une simple césure – à savoir, un objet circonscrit et marginal –, mais devient un phénomène structurant de l’espace urbain. En explosant ses limites, la ville s’est progressivement constituée de nombreux espaces vides et de friches, dont l’origine est multiple. Le paysage de la périurbanisation accompagne l’essor de la ville du tout-voiture, produisant un espace urbain étalé. A cette période d’explosion du tissu urbain, « le vide fait ville » et on ignore alors « qui fait la ville, le vide ou les vides », tout en l’agrémentant d’un renouvellement moderne de l’hygiénisme de la nature (Chalas, in Dubois-Taine, 1997).

Par ailleurs, cette période est aussi celle de l’émergence de la friche dite industrielle. A la même époque de l’explosion de la ville, l’effondrement économique du secteur secondaire produit par la mondialisation génère une extension de la friche aux espaces d’activité industrielle (Raffestin, 2012). A cette époque de mutation en profondeur des systèmes de production (Chaline, 1999), la friche apparaît comme le symptôme visible d’une crise économique majeure. L’étendue de ce « fléau de la friche industrielle » (Serre, 2017) entraîne l’identification de la friche comme un phénomène indésirable et à combattre par des politiques publiques spécifiques et de « vaste envergure visant à changer cette image » (Choay et Merlin, 2015, p. 355). Après quelques décennies de requalification, la friche comme symptôme de la crise évolue à nouveau avec le développement du modèle de la ville compacte.

2.3. La friche, une opportunité de la ville compacte (1980-2010)

En effet, un changement de perspective majeur intervient entre 1980 et 1990, analysé par comme un véritable retournement de situation car la friche passe de l’image d’un fléau à une opportunité (Serre, 2017). Cette dernière phase de l’extension urbaine appelle à la redéfinition d’une ville compacte (Andres et Bochet, 2010) et, pour ce faire, à des politiques de densification. Cette évolution du modèle urbain redéfinit la friche comme un « espace des possibles » et les terrains vagues et interstices apparaissent comme des espaces potentiellement exploitables (Sola-Morales, 1995). Les vides de la métropole revêtent alors plusieurs rôles complémentaires : ils sont des espaces de transgression (Tonnelat, 2003), de permissivité (Hatzfeld et al. 1998) servant l’aventure et le bricolage et accueillant les « entreprises singulières que la ville dense et continue faisait exclure de ses rues » (Béguin, 1997, p.56).

Par ailleurs, la friche commence à apparaître comme le lieu de refuge d’existences et de pratiques sociales généralement mises à l’écart (Muratet et al, 2021), et d’une biodiversité qui est sinon chassée (Clément, 2014). La dualité principale de la friche s’esquisse alors : on peut différencier la friche en soi (ce qu’elle est en un temps T) et la friche pour soi (ce qu’elle n’est pas encore, mais qu’elle pourrait être) et qui a structuré une vision duale de la friche jusqu’au début des années 2010.

2.4. La friche comme source de représentations divergentes (2010-2020)

Alors que les politiques publiques de reconversion des friches urbaines poursuivent une structuration majeure devant l’exigence d’arrêt de l’artificialisation des sols et de métropoles denses, la friche urbaine apparaît comme une ressource essentielle, mais dont les représentations sont divergentes dans la production urbaine. Ressource propice aux pratiques artistiques et aux tactiques urbaines (Dubeaux, 2018), pour le développement des pratiques habitantes (Sachsé, 2019), pour la présence et le maintien d’une végétation spontanée qui reste principalement perçue comme inquiétante (Brun et al., 2019) : la friche est aujourd’hui une figure aux multiples atouts, mais définissant également de multiples défis (Arab et Miot, 2020). Par l’imbrication des systèmes écologiques au sein de l’urbain, la friche devient un cas des nombreux enjeux de la reconquête métropolitaine : elle est un objet de confusions d’intentions due à la profonde indécision politique et à l’incertitude qui frappe aujourd’hui le champ de l’aménagement et de l’urbanisme (Soubeyran, 2014).

Cette rapide incursion dans l’histoire de l’urbanisme met en lumière la complexité des représentations qui alimentent aujourd’hui la figure de la friche urbaine. Espace multiforme (Arab et Miot, 2020), aux représentations divergentes, la friche urbaine pose à l’urbanisme la question de la place accordée au désordre, au vivant et à l’informel. Lieu de coexistence de formes diverses qui échappent aux normes, la représentation du sauvage est assimilée à ce qui n’est pas maîtrisé. Au-delà de ces figures, cette incursion dans l’histoire urbanistique nous permet de formuler une définition écosystémique de la friche urbaine. En effet, si la friche désigne des espaces divers, ce concept définit aussi un processus intermittent entre deux états relativement stables (Andres, 2008) (figure n°1).

Figure n°1 : Le temps de la friche (selon Andres, 2008).

Figure n°1 : Le temps de la friche (selon Andres, 2008).

Cécile Mattoug, 2021.

Cette définition de la friche comme processus socio-écologique est liée à un apport contemporain de la pensée écologique et à la définition de la ville comme un écosystème urbain (Rochard et al, 2020). Loin donc de définir un type d’espace, la friche désigne un état de transformation : le temps de la friche. Ce temps de la friche peut toucher tous types d’espaces (terres agricoles, bâti industriel, espace public, infrastructures...) qui connaissent des processus de transformation multiples. La définition écosystémique permet ainsi d’isoler le sauvage, l’informel et le désordre comme un état spécifique et qui peut être saisi lorsqu’on s’y attarde dans une attention minutieuse. Cet état appelle ainsi à dépasser ces figures de représentation, en saisissant le terrain par une connaissance empirique des lieux.

3. Exploration des friches urbaines et élaboration d’une approche ethno-géographique du paysage urbain

Bien que considérée comme une pratique de loisirs et de tourisme dans le parcours à travers les espaces atypiques (Le Gallou, 2018), l’exploration urbaine est plus généralement une pratique de connaissance de l’espace urbain. Tout autant pratique de recherche, de découverte que pratique physique de l’espace (Garett, 2012), l’exploration décrit aussi une démarche exploratoire, guidée par le désir de découverte (CNRTL, 2020) (extrait du carnet de terrain n°1).

Je sors à peine de la station de métro Saint-Denis Université par la porte nord. Face à moi se dressent les Archives Nationales de Pierrefitte-sur-Seine et l’Université de Paris VIII. Lorsque je tourne la tête vers l’est, ce sont les tours du quartier du Clos Saint-Lazare à Stains qui m’appellent sur l’horizon, émergeant d’une épaisse portion foisonnante de végétation et s’imposant dans une portion élargie du ciel. Une brèche apparaît dans la barrière qui encercle le site sur la Rue Toussaint Louverture. C’est par là.
Extrait de carnet de terrain n°1 : Saint-Denis, le 17 octobre 2015.

Les espaces en friche appartiennent aux objets que les explorateurs affectionnent : ce sont des espaces dits incertains, chargés de connotation, de traces. Depuis le début des années 2000, de nombreux chercheurs et chercheuses ont pratiqué l’exploration physique de ces espaces, posant leur propre expérience comme une prémisse nécessaire à toute connaissance de ces lieux (Stalker, 2000 ; Tonnelat, 2003 ; Vasset, 2007…). Le caractère inattendu de ces espaces, tout comme leurs connotations et la connaissance fragmentaire qu’il est possible d’en faire, appelle à développer des outils de lecture pour les comprendre (extrait du carnet de terrain n°2).

[…] Au fur et à mesure que je m’enfonce, je rencontre d’autres obstacles : des déchets empilés, des terrils de terre calcaire, des restes de parois en béton : c’est tout un monde de la destruction qui côtoie un champ de maraîchage en friche. Sous les pas de ma promenade, certains ont cherché à construire un quotidien. Dans une ruine, les détritus forment le voisinage à des matelas et à des vêtements épars, et dont j’ignore s’ils servent encore. Des grues cliquettent au-dessus de l’horizon où des engins de chantier ont retourné le sol. Plus proche de moi, une construction de bois forme un salon extérieur ; des livres sont jetés dans la boue et des dizaines de chaises s’empilent sur un mur de pierre. Il y a des formes qui s’accumulent, des parcours interrompus et des moments de vie qui sont révolus.
Extrait de carnet de terrain n°2 : Saint-Denis, le 17 octobre 2015.

Les espaces en friche échappent majoritairement aux outils de repérage et de maîtrise par l’information géographique (Serre, 2017), si bien que l’expérience vécue et située dans les lieux demeure un recours nécessaire à la saisie de ces objets :

A mesure que j’approchais, la carte cessait brusquement de décrire le réel et devenait un objet inutile dont les formes abstraites, quel que soit le sens dans lequel on les plaçait, ne recouvraient plus le paysage (Vasset, 2007, p.93).

Cet impératif m’est apparu rapidement après mes premières incursions sur mon terrain d’étude dans la banlieue nord de Paris2 et il m’imposait de faire une expérience vécue de ces espaces afin de développer ma connaissance des lieux.

3.1. Explorer la friche par l’expérience vécue

L’approche élaborée lors de l’enquête s’appuie justement sur mon expérience vécue et ce choix constitue un cadre épistémologique fondé sur trois principes : subjectivité, intuition et transmission. Le principe de subjectivité s’appuie sur la déconstruction d’une représentation objectiviste de la recherche. En assumant les primats de l’expérience spatiale (Merleau-Ponty, 1945), je pose ma perspective singulière et située comme étant le prisme principal de la production de la connaissance. Ainsi, ma connaissance du monde en tant que chercheuse est fondamentalement marquée par un caractère partiel et il appelle à quitter la quête d’universalité des savoirs situés (Haraway, 2007). Le principe d’intuition est lié à la dimension performative de l’expérience spatiale. Ce principe fait de la friche urbaine le terrain, le sujet et l’objet de ma recherche. Je me suis ainsi immergée dans les lieux et j’y ai construit mon cheminement de pensée « dans la forêt des choses, des signes qui [lui fait] face et [l’]entoure » (Rancière, 2008, p.24). Dans cette forêt des choses et des signes, la matérialité de l’espace en friche est le premier support de création de connaissance pour l’exploratrice : j’y ai construit mon savoir et ma méthode. Le troisième principe est le pendant des deux précédents : la transmission. Modus operandi, autant que déterminant de la posture de la recherche, la transmission est un moyen d’appréhension des friches urbaines. Je me suis placée sur les lieux de mon investigation et j’ai cherché à caractériser ma propre perception afin de la rendre transmissible. De la même façon, j’ai traduit les expériences des personnes que j’ai rencontrées grâce aux relations que j’ai pu établir : habitants, jardiniers, passants, riverains, mais aussi techniciens des collectivités, élus et aménageurs… Ainsi, la chercheuse se fait porteuse de paroles, de signes et d’actions en permettant de prendre conscience des altérités qui « peuplent et traversent le paysage », dans un « soucis des autres » (Besse, 2018, p.102). C’est dans l’aller-retour permanent entre la présence sur les lieux, et la prise de distance de l’expérience spatiale que se construisent à la fois la compréhension du temps de la friche, les résultats de l’enquête et le développement de la connaissance.

3.2. Cadrage et déroulé de l’enquête dans la banlieue nord de Paris

J’ai appliqué ces trois principes lors d’une enquête élaborée au fil de l’eau dans la banlieue nord de Paris entre octobre 2015 et décembre 2019. En prenant comme terrain d’exploration un ensemble d’espaces en friche situé aux lisières des communes de Saint-Denis, de Pierrefitte-sur-Seine et de Stains dans la Métropole du Grand Paris, cette enquête m’a amenée à pénétrer et à investiguer un territoire à la fois stigmatisé et fragmenté. Ces trois communes sont situées au cœur de l’intercommunalité de Plaine Commune (Territoire) et figurent à la fois comme un territoire de grande pauvreté et d’une jeunesse exceptionnelle de la France métropolitaine. La dynamique de métropolisation de grande ampleur du Territoire entraîne des mutations dans des temps courts par de nombreux projets de réalisation d’équipements métropolitains (JO2024, Grand Paris Express, Campus universitaire Condorcet...) mais aussi de rénovation urbaine et de tertiarisation des pôles d’activités.

Située au cœur de cette banlieue, les Tartres ont été mon premier terrain d’exploration. Cet ancien espace agricole recouvert en 2020 par la végétation spontanée a servi pendant plusieurs décennies à des dépôts provisoires dans ses lisières (figure n°2). Il accueille de nombreuses personnes dans différents lieux de vie : habitats, jardins, espaces de trafics et de convivialité...

Figure n°2 : Les Tartres à la lisière de trois communes. Carte de localisation sur vue aérienne.

Figure n°2 : Les Tartres à la lisière de trois communes. Carte de localisation sur vue aérienne.

Source : Géoportail. Réalisation : Cécile Mattoug, 2020.

Correspondant également à un périmètre de Zone d’Aménagement Concertée (ZAC), les Tartres font l’objet d’un premier projet d’aménagement dès le début des années 1970 mais les opérations n’ont réellement commencé qu’en 2011 avec la réalisation des premiers équipements. En 2020, le programme de la ZAC comprend la réalisation de 2 200 logements, d’équipements scolaires et d’un ensemble central d’espaces ouverts, nommé le « cœur vert » par la maîtrise d’ouvrage de Plaine Commune.

J’ai rencontré la zone des Tartres pour la toute première fois en avril 2013 mais cette prémisse n’a duré que le temps d’un regard. En revenant sur les lieux pour démarrer mon enquête en octobre 2015, j’ai entrepris de saisir les spécificités matérielles des lieux par une enquête ethno-paysagère (figure n°4).

Figure n°4 : Relevé des Tartres du 31 octobre 2015. Composition de dessins à partir d’un parcours sur les lieux.

Figure n°4 : Relevé des Tartres du 31 octobre 2015. Composition de dessins à partir d’un parcours sur les lieux.

Cécile Mattoug, 2016.

L’enquête menée de façon empirico-inductive dans l’exploration des espaces en friche s’est répartie en trois étapes : une rencontre avec un lieu ; un suivi de ses évolutions ; une mise en perspective géographique. Une lecture détaillée des lieux m’a permis de relever les formes matérielles du paysage des espaces en friche (encadré n°1) : ouvertures et fermetures de champs, amoncellements, strates végétales, cheminements, constructions dans l’espace végétal...

Encadré n°1 : Outils et résultats de la lecture du paysage urbain

Les lectures exploratoires des espaces en friche ont été organisées en suivant trois étapes :
(1) Le repérage d’une brèche dans les barrières permettant d’entrer dans les lieux ;
(2) Le relevé exhaustif par la réalisation de plans, de croquis d’ambiance, de relevés photographiques et de nombreuses annotations ;
(3) La mise au propre et l’organisation d’une base de données par le suivi des différents éléments relevés a posteriori.

Par exemple, le premier relevé organisé du 31 octobre 2015 m’a permis de définir 21 lieux sur les Tartres : 3 habitats en campements, 8 zones de jardins (comprenant plus de 120 jardins familiaux), 4 espaces de dépôts (domestiques ou dits provisoires), 3 espaces de convivialité, 1 espace de chantiers en cours, 2 espaces de terres de maraîchage en activité.

Par la rencontre avec les habitants et les acteurs de l’aménagement, j’ai pu saisir la manière dont les différents usages se développent en lieux de vie : usages de l’habitat, des jardins, des cohabitations d’usages et des relations qui s’esquissaient avec les opérations de l’aménagement. Entre 2017 et 2019, j’ai pu relever de nombreuses évolutions dans le suivi des occupations sur les Tartres (encadré n°2).

Encadré n°2 : Outils et résultats de l’ethnographie urbaine et d’un projet d’aménagement

L’enquête ethnographique des espaces en friche et du projet d’aménagement de la ZAC des Tartres a été organisée par le relevé et le suivi des dimensions sociales et politiques des lieux de vie.

Outils : observation directe et participante, accompagnement des personnes, entretiens semi-directifs et informels, prises de notes, relevés photographiques et dessins...

Personnes enquêtées entre 2015 et 2020 :

• 80 familles ou personnes seules habitant en campement ;
• environ 120 parcelles de jardins, répartis entre trois associations au statut légal.
• élus des trois communes et un conseiller de mairie, techniciens du Territoire de Plaine Commune (aménagement, rénovation Urbaine, écologie Urbaine, atelier de culture et de création, développement économique), aménageur en charge de la ZAC des Tartres, maîtrise d’ouvrage paysagiste et une association de paysagistes médiateurs, porteurs de projet associatifs mandatés par les collectivités

Dans l’ensemble : 16 entretiens semi-directifs avec 13 interlocuteurs différents, 14 réunions et à 5 évènements ouverts au public.

Observant en particulier comment des rapports de force se dessinaient entre les habitants, mais aussi entre les habitants et les acteurs de l’aménagement, j’ai commencé à voir apparaître des logiques systématiques sur ces espaces en friche et celles-ci étaient liées à l’aménagement ou à la transformation organisée des lieux par les pouvoirs publics.

J’ai alors organisé la troisième partie de mon enquête par une mise en perspective géographique. Tout d’abord, j’ai pu extraire des logiques aménagistes grâce au temps long de mon enquête sur la zone des Tartres et, deuxièmement, j’ai choisi d’élargir le champ de mon enquête par une campagne d’observation dans la banlieue nord de Paris (encadré n°3).

Encadré n°3 : Outils et résultats de la mise en perspective géographique

Lors de la phase de réalisation d’un transect, le travail de relevé des lieux et des matérialités a permis d’identifier les espaces en friche par un parcours de 220 kilomètres à vélo.

Outils et méthode : Analyse de base de données existantes, repérage par vue aérienne, relevé de terrain (dessins, photographies, annotations) et mise au clair a posteriori.

Identification de 167 espaces en friche correspondant aux formes et aux organisations relevées sur la zone des Tartres ; des nombreux lieux de vie (habitats et jardins) ; des situations d’expulsions, de déplacements et de relogements ; mise en relation avec les 41 projets d’aménagement en cours (équipements publics, rénovation des quartiers d’habitat).

Définissant un transect pour déterminer une base de données d’espaces en friche à travers le territoire dans l’environnement immédiat des Tartres, j’ai pu mettre en relation les évacuations, les déplacements et les processus de relogement des lieux de vie avec les projets d’aménagement en cours.

3.3. A la rencontre des formes du vivant

3.3.1. Un paysage de l’absence et des strates du vivant

L’expérience spatiale de l’exploration permet de définir les dimensions visuelles et morphologiques des friches urbaines et d’esquisser une connaissance du paysage urbain. L’expérience physique et corporelle est tout d’abord visuelle et elle permet de saisir certains caractères morphologiques des espaces en friche. Par l’exploration, la connaissance de la friche se fait par la construction d’une méthodologie du regard (Denarnaud, 2020) : l’espace en friche est avant tout un horizon d’absence et du délaissé. L’absence transparaît dans l’ouverture du champ visuel et l’aperçu offert sur l’environnement immédiat. L’explorateur ne peut pas fixer son regard sur l’espace en friche, car l’espace n’offre ni agencement, ni ordre apparent, ni dessin. Seules des barrières viennent délimiter les abords de l’espace en friche avec son environnement urbain (figure n°5). Les barrières empêchent l’accès et, le plus souvent, la vue d’ensemble sur l’espace exploré.

Figure n°5 : Fermeture composite des jardins, Rue Jean Durand, Stains.

Figure n°5 : Fermeture composite des jardins, Rue Jean Durand, Stains.

Dessin du carnet de terrain, Cécile Mattoug, le 7.11.2017.

La deuxième dimension paysagère des espaces en friche est liée aux strates et aux formes du vivant. Les amas de matières et de débris, les bâtis en ruine viennent contribuer ou faire évoluer la succession des strates végétales allant de la végétation rase à la fermeture complète de ce paysage lorsque la végétation a constitué une forêt. Ces strates végétales sont parfois rompues par des usages anthropiques, témoignant des rôles qu’endossent ces espaces pour les personnes qui décident d’en faire des lieux de vie. Ainsi, les brèches dans les barrières ou encore les débordements de la strate végétale sur la rue ouvrent des cheminements, laissant des traces et des marques des pratiques sur les étendues artificialisées ou végétalisées. Un ensemble de signes et de traces font transparaître l’état d’appropriation de l’espace en friche.

3.3.2. Des lieux d’usages et de soins portés au vivant

L’exploration offre une occasion pour entrer en relation avec les personnes qui occupent les espaces en friche. En entrant dans les perspectives des habitants, jardiniers, passants, vendeurs… de ceux qui habitent les lieux. Le rôle de ces espaces comme d’un puits de ressources et lieu d’organisation de la vie sociale apparaît alors plus clairement. Ainsi, la matérialité des friches urbaines n’est pas un simple décor de fond sur lequel se déroulent des actions : ce sont des ressources essentielles à des usages habitants (figure n°5).

Figure n°6 : Les jardins du Fort de l’Est, Rue du Maréchal Lyautey, Saint-Denis.

Figure n°6 : Les jardins du Fort de l’Est, Rue du Maréchal Lyautey, Saint-Denis.

Cécile Mattoug, le 30 juillet 2019.

Usages marchands, lieux de promenade ou de convivialité, habitats en campements, jardins de subsistance ou encore parfois d’agrément… Les espaces en friche sont des lieux de vie qui servent d’ancrages à des individus isolés, à des collectifs ou à des communautés entières (extrait du carnet de terrain n°3).

Sur le trottoir de la Rue du Marché Lyautey, j’arrive devant un petit portail de fer arborant un écriteau : « La ligue française du coin de terre et du foyer. Fédération française des jardins familiaux. Groupe Fort de l’Est. Accès réservé aux jardiniers ». Alors que je mets un pied à terre et que je regarde à travers le portail, un homme âgé avec une canne à la main qui avançait sur le même trottoir s’arrête devant moi et m’invite à entrer. Je lui montre l’écriteau et il me dit : « Allez-y ! vous direz que c’est moi qui vous ai laissé entrer ! » Sans plus d’information, l’homme poursuit sa route. Je pousse le portail et entre en tenant mon vélo. Le chemin s’enfonce en contrebas. A droite, les jardins sont accrochés au mur du fort. Je ne croise personne. Après plusieurs minutes, je fais demi-tour, car les roues de mon vélo sont bloquées par les roseaux qui envahissent le chemin et les jardins.
Extrait du carnet de terrain n°3 : Entrer dans les jardins du Fort de l’Est, le 30 juillet 2019.

Ces habitants font des espaces en friche leur chez-soi, et ce, malgré des ressources limitées. Ces différents usages n’ont en commun que d’être des pratiques d’appropriation relativement intimes et silencieuses. Certains des occupants refusent d’intégrer les cadres normés et sociaux, parfois par nécessité, mais parfois aussi par choix. En particulier, certains habitants résistent aux primats de la propriété privée en occupant des lieux sans cadre légal, sans avoir aucune assurance de leur maintien dans le temps long. Dans les jardins, les ancrages dans la végétation spontanée des friches sont autant d’espaces de relation à une nature qui est alors domestiquée.

3.3.3. Des lieux de cohabitation et de rapports de force

Des rapports de force s’établissent entre ces différents ancrages, mettant en lumière le fait que les ressources disponibles sur les espaces en friche sont à la fois rares et convoitées. Dans certains cas, les usagers des espaces en friche s’associent, parfois par de véritables coopérations, ou encore dans l’ignorance réciproque, faisant de l’accès à l’eau ou encore de la terre cultivable une ressource dont la gestion est partagée. D’autres cohabitations se soldent par des conflits déclarés et viennent s’associer à des agressions ou à des vols. Ces situations augmentent les inquiétudes des différents usagers, entraînant la mise en place de mesures de protection (construction de barrières, organisation de tours de gardes, rejets physiques), poussant ponctuellement à l’intervention des forces de police.

3.3.4. Des rapports de force mis en perspective par la production urbaine

Le dernier pan de l’approche ethno-géographique a consisté à mettre en perspective les apports de cette lecture paysagère et de ce suivi ethnographique par une analyse des politiques publiques et des projets d’aménagement en cours dans la banlieue nord de Paris. Par la réalisation du transect et la connaissance d’un panel élargi de friches urbaines dans la banlieue nord de Paris, j’ai pu mettre en relation l’ancrage des lieux de vie dans le temps avec l’évolution de la production urbaine. Ainsi, la production urbaine agit à la manière d’une police (Mattoug et Piva, 2020) sur le territoire : elle détermine la durée des lieux de vie et les trajectoires des personnes qui les occupent. Les expulsions, déplacements, relogements et négociations qui semblaient relativement contingentes sur les Tartres dessinent une véritable géographie du laisser-faire et des niveaux de tolérance des pouvoirs publics (figure n°6).

Figure n°7 : Polices urbanistiques des habitats des espaces en friche et des interstices. Source de l’enquête : Annaelle Piva, Lucas Tellier et Cécile Mattoug (2015-2020).

Figure n°7 : Polices urbanistiques des habitats des espaces en friche et des interstices. Source de l’enquête : Annaelle Piva, Lucas Tellier et Cécile Mattoug (2015-2020).

Carte sur fond libre. Réalisation : Cécile Mattoug, 2020.

De cette façon, les expulsions les plus nombreuses et les plus régulières apparaissent dans les lieux où les projets les plus importants sont prévus : sites des chantiers de la réalisation des infrastructures ferroviaires du Grand Paris Express et des futurs équipements des Jeux Olympiques de 2024, ou encore des équipements universitaires du Campus Condorcet. A la lumière de cette mise en perspective géographique, l’urbanisme se fait non seulement la police métropolitaine de régulation de ces formes du vivant, mais aussi l’agent géographique déterminant du contrôle des choses, des personnes et des espaces.

Saisir la matérialité et le politique qui s’exerce sur les lieux du vivant des espaces en friche met en évidence les régulations en acte qui font moduler les formes de vie. Au regard de ces résultats, l’enquête ethno-géographique est un moyen permettant de créer une autre connaissance du sauvage qui met en valeur le rôle de refuge et de ressource pour des personnes et des êtres qui sont relégués à la marge et de la société alors qu’ils font pourtant partie prenante de la ville. Aussi, l’appréhension de leurs caractères et de leurs spécificités ouvre une voie afin d’esquisser une poétique pour son réenchantement.

4. Habiter le temps de la friche : pour une poétique de l’urbanisme

Les résultats de l’approche exploratoire confirment le fait que la friche est bien plus qu’un état transitoire en attente d’une régulation urbanistique. Ce constat implique qu’il faut déconstruire le regard porté par l’urbanisme sur les friches urbaines. Pour ce faire, ce sont d’autres fondements de la pensée et de l’action urbanistique qui sont requis, afin de dépasser ces représentations de désordre et de l’informel. J’esquisserai ici les grandes lignes d’une poétique de l’urbanisme en m’appuyant en complément sur les travaux de recherche contemporains issus soit de la pensée, soit de l’action urbanistique.

4.1. Fondements éthiques d’une poétique de l’urbanisme

Née du retentissement, plutôt que de la causalité, l’image poétique est une mesure de l’être pour Gaston Bachelard (1961, p.8). Dépassant le caractère historique d’une chose, l’image poétique est une résonance qui lui donne du sens. L’urbanisme est une pensée de l’anticipation qui préfigure un avenir jugé préférable (Arab, 2018) en proie à l’idéalisation (Boutinet, 2012). Il s’ancre dans un système de production de valeurs, communément nommé des modèles, qui mettent en avant des concepts, des références, des habitus et des dispositions (Castex et al, 1977). En formulant des recommandations sur l’action et en choisissant une voie poétique, j’inscris ma proposition dans une « logique d’intentions » et « des conditions de faisabilité » (Arab, 2018, p.225) d’une augure qui “ouvre l’âme” (Bachelard, 1961, p.13), tout en demeurant inscrite dans des impératifs d’une pensée d’un « droit à la ville » (Lefebvre, 1968). Avec l’augmentation constante des inégalités sociales et territoriales et la raréfaction des ressources urbaines, le temps de la friche contribue au rôle de la ville afin de résister à l’aliénation de la société, à ses inégalités et à ses injustices. Dans une perspective résolument anthropocentrée, les ressources urbaines des espaces en friche participent à assurer l’autonomie des individus et leur pouvoir d’agir, mais également à des pratiques de mise en commun de ces mêmes ressources. La poétique de l’urbanisme par les espaces en friche, pour répondre à ses impératifs, représente un cheminement possible vers une approche urbanistique d’ouverture des sens et d’autonomie.

4.2. Le partage du temps de la friche 

Le prisme d’exploration de l’expérience spatiale impose la réalité matérielle et politique des lieux comme la strate initiale à prendre en compte pour comprendre le temps de la friche. Dans la continuité de la définition du suburbanisme (Marot, 2008), il s’agit de considérer cette réalité matérielle et politique a priori. Ce faisant, le relevé et le saisissement des ressources présentes dans les espaces en friche dot être réalisé dans une pratique économique des lieux. Par économique, j’entends une pratique consciencieuse des matières, des individus et des pratiques existants (Vacance Collective, 2019). Si l’espace en friche possède un fort potentiel de mutabilité (Durand, 2017), les ressources matérielles, elles, ne possèdent pas de réversibilité infinie. De la même façon, les usagers de ces espaces ne possèdent pas non plus cette résilience. Il s’agit alors de veiller à préserver les ressources naturelles, et en particulier les sols appropriables des espaces en friche. Ces ressources apparaissent toujours plus fragiles et sont toujours plus convoitées par les communautés urbaines. En plaçant sur le même plan la valeur marchande d’un foncier et la valeur d’usages des ressources urbaines, l’intérêt des ressources propres aux espaces en friche est moindre face au large spectre des potentialités foncières, économiques et financières de projets que l’on peut réaliser en lieu et place de ces espaces. Pourtant, les ressources des espaces en friche ont une valeur d’usage en soi, puisqu’elles répondent non seulement à des besoins vitaux, mais aussi aux pratiques de cultures du vivant qui participent activement au développement du paysage urbain. Une poétique de l’urbanisme est alors une échappée où la projection vers l’imaginaire permet la présence du sauvage, de l’inattendu et du désordre comme des formes désirables de l’advenir.

La valeur poétique des usages et des ressources n’est pas uniquement liée à leurs ancrages dans le temps passé ; à savoir leur historicité et leur héritage, elle est également liée à la capacité de ces espaces à produire des horizons, grâce à leur image poétique. Sur les Tartres, l’expérience du jardin est une expérience inscrite dans le passé des espaces en friche, mais elle offre une potentielle inscription dans le temps futur, avec des formes évolutives (jardins familiaux, jardins partagés...) qui s’adaptent à l’avenir des lieux (Mattoug, 2021). L’expérience du jardin dans les espaces en friche est ainsi l’expérience qui a la valeur poétique la plus diffusée. Différents usages du jardin peuvent ainsi être maintenus, cultivés et développés sur les espaces en friche, tout en répondant aux enjeux d’une construction collective. Au-delà donc de répondre au besoin d’autonomie des personnes, une poétique de l’urbanisme engage à penser de partage de la décision et des dispositifs d’interaction avec l’altérité grâce à la définition d’un imaginaire collectif de territoire (Vacance collective, 2018).

4.3. L’indétermination comme moteur du réenchantement

Une poétique de l’urbanisme appelle à l’élaborer des processus in situ avec les usagers pour penser les horizons partagés. En particulier, c’est par l’écriture partagée du temps futur que peut s’organiser l’économie des ressources et la préservation des personnes dont le quotidien dépend des espaces en friche. Porter attention aux êtres qui vivent sur les lieux et les font vivre par leurs soins ne peut pas être une simple récupération de leurs paroles ou de leurs gestes, cela demande de s’attacher à l’instant et au temps présent (Durand, 2017). Pour autant, cela ne signifie pas qu’il faille condamner la pensée urbanistique à un simple « présent agissant » (Durand, 2017, p.175). Il s’agit en effet de disposer d’un temps permettant de faire émerger une action collective et partagée.

En faisant des espaces en friche des « forums hybrides » (Callon et al, 2001) temporaires, ils peuvent alors former des scènes d’émancipation et de prise de décision collective pour répondre à la crise de l’expertise des métiers de l’urbanisme (Soubeyran, 2014). Pour ce faire, les démarches de consultation, de participation ou de contribution des personnes qui sont réduites au minimum réglementaire sont insuffisantes : il s’agit de penser d’autres dispositifs d’attention aux personnes et aux ressources. L’approche ethno-géographique et les outils relationnels de l’expérience du terrain forment des pistes à creuser : organiser des temps pour prendre en compte les expériences plurielles de la friche permet tout d’abord de comprendre les ancrages des personnes dans ces lieux de vie. Un temps partagé pourrait prendre la forme d’une flânerie collective (Bouvet, 2019) et pourrait se développer et se réaliser grâce à une expérience collective dans les lieux. Ce faisant, l’expérience poétique pourrait être l’occasion de concevoir et de synthétiser la transformation de l’espace à venir en revalorisant la présence de l’inattendu comme une ressource pour modifier les pratiques et les manières de faire la ville.

5. Conclusion

L’expérience exploratoire menée dans la banlieue nord de Paris met en perspective les représentations de désordre et d’informel qui sont communément assignées aux espaces en friche dans la pensée et l’action urbanistique. Issues d’une longue époque de construction de la discipline au service du pouvoir, d’arrangement et de rétablissement de l’ordre et du contrôle de l’espace, ces représentations sont aujourd’hui en voie d’évolution. L’intégration des pensées environnementales et esthétiques contribuent à cette évolution et à faire du temps de la friche, le temps d’existence pour des formes de vie qui sont habituellement chassées. L’espace de la friche, lorsqu’il est saisi par une approche exploratoire fondée sur l’expérience vécue, est un puits de ressources et un espace propice à des expériences urbaines hétérogènes et propices aux rapports de force. Aussi, l’approche exploratoire du temps de la friche offre des leçons pour repenser l’urbanisme par une poétique. En s’inspirant des capacités auto-organisationnelles des usagers, jardiniers et habitants des espaces en friche, le développement du laisser-faire et d’une confiance réciproque est possible. Cette « part d’ombre » (Dorso, 2008) des ancrages autonomes exige cependant des pouvoirs publics qu’ils acceptent l’indétermination, l’expérimentation et l’absence de maîtrise du temps de la friche : « Le vide, c’est absence, mais aussi l’espérance, l’espace du possible, l’indéfini, l’incertain, c’est aussi des limites, une sensation presque océanique… » (Careri, 2013, p.45). Écrire des horizons collectifs, c’est prendre le temps de partir à la dérive (Debord, 1967), avant de décider et d’agir à plusieurs. Ainsi, dans ce temps d’indécision de la friche, les acteurs assument qu’ils sont dans le doute et qu’ils ne savent pas, ils assument la part de désordre et d’informel et y puisent comme dans une ressource. Savoir qu’on ne sait pas, c’est être conscient que l’avenir est un horizon complexe où on ne peut pas tout anticiper. Par ce prisme, le sauvage est alors une source d’inspiration pour une poétique de l’urbanisme. L’invitation à habiter le temps de la friche urbaine s’opère grâce au réenchantement d’un lieu par la préservation de leur part d’inconnu, de désordre et d’informel qui participent de la qualité des expériences urbaines. En ce faisant poétique, l’urbanisme pourrait se faire le temps d’une dérive, d’une rencontre avec le vivant, avec l’inattendu ; en somme, le temps d’un réenchantement du sauvage qui peuple les interstices de nos villes.

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Notes

1 L’enquête principale a été menée dans le cadre d’une recherche doctorale en géographie au sein du laboratoire Géographie-cités de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, grâce au soutien de l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie (ADEME) entre 2017 et 2021. Retour au texte

2 Afin de répondre à cet impératif de mise en situation et de restituer les implications subjectives et personnelles de cette expérience, la suite de l’article s’appuiera sur une utilisation de la première personne du singulier. Retour au texte

Illustrations

  • Figure n°1 : Le temps de la friche (selon Andres, 2008).

    Figure n°1 : Le temps de la friche (selon Andres, 2008).

    Cécile Mattoug, 2021.

  • Figure n°2 : Les Tartres à la lisière de trois communes. Carte de localisation sur vue aérienne.

    Figure n°2 : Les Tartres à la lisière de trois communes. Carte de localisation sur vue aérienne.

    Source : Géoportail. Réalisation : Cécile Mattoug, 2020.

  • Figure n°4 : Relevé des Tartres du 31 octobre 2015. Composition de dessins à partir d’un parcours sur les lieux.

    Figure n°4 : Relevé des Tartres du 31 octobre 2015. Composition de dessins à partir d’un parcours sur les lieux.

    Cécile Mattoug, 2016.

  • Figure n°5 : Fermeture composite des jardins, Rue Jean Durand, Stains.

    Figure n°5 : Fermeture composite des jardins, Rue Jean Durand, Stains.

    Dessin du carnet de terrain, Cécile Mattoug, le 7.11.2017.

  • Figure n°6 : Les jardins du Fort de l’Est, Rue du Maréchal Lyautey, Saint-Denis.

    Figure n°6 : Les jardins du Fort de l’Est, Rue du Maréchal Lyautey, Saint-Denis.

    Cécile Mattoug, le 30 juillet 2019.

  • Figure n°7 : Polices urbanistiques des habitats des espaces en friche et des interstices. Source de l’enquête : Annaelle Piva, Lucas Tellier et Cécile Mattoug (2015-2020).

    Figure n°7 : Polices urbanistiques des habitats des espaces en friche et des interstices. Source de l’enquête : Annaelle Piva, Lucas Tellier et Cécile Mattoug (2015-2020).

    Carte sur fond libre. Réalisation : Cécile Mattoug, 2020.

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Cécile Mattoug, « La friche urbaine, terre d’exploration du désordre et de l’informel ? Contribution d’une approche ethno-géographique des friches urbaines à une poétique de l’urbanisme », Textes et contextes [En ligne], 16-2 | 2021, publié le 10 décembre 2021 et consulté le 22 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=3296

Auteur

Cécile Mattoug

Architecte diplômée d'Etat, docteure en géographie. Associée LAVUE et LAREP, Université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis, Institut d'Etudes Européennes, 2 place de la Liberté, 93200 Saint-Denis

Droits d'auteur

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